Revues étrangères - William Cowper d’après ses lettres intimes

REVUES ÉTRANGÈRES

WILLIAM COWPER
D’APRÈS SES LETTRES INTIMES[1]

Les lettres du poète anglais William Cowper sont incontestablement, comme je le disais l’autre jour, les plus belles à la fois et les plus célèbres qu’ait à nous offrir toute la littérature classique de leur pays. Pénétrées d’une exquise lumière de printemps, doucement souriantes et spirituelles dans leur naïf abandon, elles ne nous révèlent, en vérité, que l’un des deux aspects opposés de ce qu’on serait tenté d’appeler la « double existence » du poète fou, — trop heureux de pouvoir échapper momentanément, pendant qu’il écrit, à la terrible hantise de ses « diables noirs : » mais nous n’en avons pas moins l’impression d’y voir s’ouvrir librement à nous son âme tout entière, telle que toujours elle s’est conservée par-dessous l’espèce de « possesion » qu’elle a eu à subir. Une âme d’enfant, mais aussi une âme de poète et de peintre, infatigable à imprégner de tendres et délicates émotions « lyriques » le spectacle familier d’une réalité dont elle percevait jusqu’aux moindres nuances avec une précision, une clarté, un relief merveilleux. Ainsi de page en page elle revit sous nos yeux, dans la longue série de lettres intimes dont un choix nouveau vient d’être publié par M. Frazer ; et c’est elle que je vais essayer d’en dégager aujourd’hui, après avoir dû me borner, le mois passé, à rappeler brièvement l’étrange et douloureuse carrière du poète de la Tâche et de John Gilpin.


Le 17 juin 1765, William Cowper est sorti de l’asile d’aliénés de Saint-Albans, où son délire l’avait fait enfermer deux ans auparavant. Sans le tenir encore pour complètement guéri, — et même avec la crainte secrète de l’impossibilité pour lui d’une telle guérison, — les médecins l’autorisaient à vivre désormais en liberté dans la calme solitude de quelque coin de province. Et comme l’unique frère du malade demeurait alors à Cambridge, c’est dans un endroit voisin de cette ville, à Huntingdon, que Cowper est venu s’installer, en compagnie de l’un de ses anciens gardiens de la maison de santé, « vrai miroir de fidélité et d’attachement. » Quelques jours après son arrivée, le 1’r juillet, il écrit de Huntingdon à sa cousine lady Hesketb :


Depuis la visite que vous avez eu la bonté de me faire, il y a deux ans, dans mon logement du Temple. — la seule fois de toute ma vie où je n’aie pas goûte de plaisir à vous voir. — que n’ai-je pas souffert ? Et depuis qu’il a plu à Dieu de me rendre l’usage de ma raison, quelles joies n’ai-je pas éprouvées ? Vous savez par expérience combien c’est chose agréable, de sentir les premières approches de la santé après une fièvre : mais oh ! quand il s’agit d’une fièvre du cerveau ! Avoir conscience du relâchement de ce feu-là, c’est en vérité une faveur que personne, je crois bien, ne saurait recevoir sans une gratitude profonde. Quant à moi, pour terrible que soit une telle forme du châtiment, je suis prêt à y découvrir la main d’une justice infinie ; et je n’ai pas de peine, non plus, à y reconnaître la main d’une bonté infinie, lorsque je considère l’effet qu’a eu sur moi cette lourde épreuve. Je demande seulement au ciel qu’il me soit toujours permis de me rappeler la signification secrète de celle-ci : moyennant quoi, je suis sûr de continuer toujours à être, comme je le suis à présent, parfaitement heureux.


La « signification secrète » de la « lourde épreuve » qu’il a traversée, le pauvre Cowper croit l’avoir trouvée dans ce qu’il appellera dorénavant sa « conversion. » Il s’imagine que la « bonté infinie » de Dieu ne l’a frappé, comme elle l’a fait, qu’afin de le tirer de son ancienne tiédeur religieuse, — ne soupçonnant pas la nouvelle « épreuve » que va devenir pour lui, jusqu’à son dernier jour, cette même ferveur de sa piété, qui ne cessera plus de lui montrer l’image effrayante d’un enfer tout prêt à l’engloutir. Mais peut-être, au fond, le malheureux poète ne se trompe-t-il pas autant que nous serions tentés de le supposer ? Car le fait est que cette « conversion, » qui va le torturer dorénavant sous la forme de mille visions ou angoisses morbides, c’est elle aussi, d’autre part, qui lui donnera l’admirable résignation de ses heures de lucidité, sa confiance ingénue et son doux sourire, et sa certitude inébranlable d’être toujours « parfaitement heureux. » L’un des élémens principaux du charme poétique de ses lettres leur viendra précisément de la délicieuse atmosphère de piété enfantine dont on les sentira comme parfumées : et qui sait si ce résultat de la « conversion » de Cowper ne vaudra pas, vraiment, l’immense et tragique prix qu’il lui aura coûté ?

Ses lettres suivantes de Huntingdon nous le font voir s’abandonnant de plus en plus à l’attrait de sa nouvelle existence, où déjà ses qualités personnelles et son infortune lui ont procuré de précieuses amitiés. Le 14 septembre 1765, il écrit à lady Hesketh :


Plus je vis ici, plus j’aime cet endroit, ainsi que les gens qui l’habitent. Me voici désormais en excellens termes avec au moins cinq familles, sans compter deux ou trois flâneurs de ma sorte ! La dernière connaissance que j’aie faite est celle de la famille des Unwin, consistant en un père et une mère, un fils et une fille, toutes personnes merveilleusement agréables et commodes à fréquenter. Le fils, âgé d’environ vingt et un ans, est bien le jeune garçon le plus naturel qu’il m’ait été donné de rencontrer jamais. Il n’est pas encore arrivé à ce moment de la vie où le soupçon se recommande à nous sous la forme de la sagesse, et rejette à une distance incommensurable de notre estime et de notre confiance tout ce qui n’est pas notre cher « moi. » De telle façon que ce jeune Unwin se trouve connu presque aussitôt que vu : n’ayant rien dans son cœur qui rende nécessaire pour lui de tenir ce cœur barré et verrouillé, il l’ouvre tout grand à la disposition du premier venu. Le père est un pasteur, et pareillement le fils se destine à la vie religieuse ; mais cette destination ne lui vient que de son plein gré, résultant simplement de ce que toujours il a été et demeure sincère dans sa foi et sa tendresse envers l’Évangile.


Un mois après, le 18 octobre, Cowper écrit qu’il a rencontré Mme Unwin dans la rue, qu’il l’a ramenée chez elle, et que là, dans le jardin, il s’est promené avec elle pendant près de deux heures. « Cette conversation m’a fait plus de bien que m’en eût fait une audience du premier prince de l’Europe. Le fait est que Mme Unwin est pour moi une vraie bénédiction : je ne puis la voir sans que sa société me profite infiniment. Je suis d’ailleurs traité, dans toute la famille, comme si j’étais un proche parent. Vous savez quel être timide et sauvage je suis par nature ; mais la prière la plus fervente que j’adressais au ciel, avant de quitter Saint-Albans, consistait précisément à demander que, en quelque bleu qu’il plût à la Providence de m’envoyer, je pusse y rencontrer une amitié comme celle que j’ai trouvée chez Mme Unwin. » Enfin, dès le 4 novembre, nous apprenons que Cowper s’est fixé à demeure chez ses amis les Unwin ; et toutes ses lettres, depuis lors, ne s’emploient qu’à nous décrire le calme et profond bonheur que ne cesse pas de lui apporter la société de ces braves gens.

Il se pourrait même, à en juger par le ton de ces lettres, que le séjour du poète dans l’accueillante maison des Unwin l’eût entièrement délivré de toute trace de ses idées noires : ne le voyons-nous pas discutant avec ses amis l’idée de sa prochaine entrée dans les ordres, — ce qui n’aurait guère été possible si l’ancien pensionnaire de la maison de santé avait continué à montrer des signes trop manifestes de déséquilibre mental ? Hélas ! bientôt une nouvelle catastrophe allait s’abattre sur lui, et détruire à jamais l’heureux effet de cette douce vie d’« enfant gâté » qu’il avait trouvée au presbytère de Huntingdon. Dans les premiers jours de juillet de l’année 1767, le pasteur Unwin mourait subitement, d’une chute de cheval ; et sa veuve avait beau garder auprès de soi le pauvre Cowper, l’emmener avec soi dans une petite ville du voisinage, à Olney, où l’avait attirée le renom du célèbre pasteur John Newton : de jour en jour, sous l’influence du nouveau « choc » qu’avait été pour lui la mort de son hôte et ami, les troubles de naguère reparaissaient dans le fragile cerveau du poète, pour aboutir enfin à une crise à peine moins violente que celle qui, dix ans auparavant, avait motivé son internement à Saint-Albans. Entre les années 1769 et 1776, le recueil de M. Frazer ne nous offre pas une seule lettre de William Cowper. Il y a là, une fois de plus, une de ces lacunes que nous rencontrons de temps à autre dans la correspondance de l’auteur de la Tâche, et qui n’en sont pas l’un des traits les moins singuliers : des arrêts tantôt brusques, tantôt précédés d’une période où les lettres s’espacent, deviennent sensiblement plus courtes, plus banales, parfois presque maussades ; et puis c’est le silence complet pendant des mois, ou parfois des années, et nous devinons que, de nouveau, le malheureux se trouve exclu du monde des vivans !

Mais lorsque ensuite nous le voyons, une fois de plus, renaître à la vie, aussitôt le visage du poète ressuscité recommence à s’illuminer d’un délicieux sourire enfantin ; aussitôt ses lettres nous le montrent revenu à l’état qu’il décrivait lui-même, en 1765, à sa cousine lady Hesketh : convaincu de la « signification » providentielle de l’ « épreuve » qu’il a traversée, et, au demeurant, « parfaitement heureux. » C’est ainsi qu’au sortir de sa crise de 1773 l’obligation où il est de s’occuper de travaux manuels, — pour lâcher à se délivrer d’idées noires qui jamais plus, cependant, ne consentiront à lui laisser de repos, — nous vaut une série de lettres infiniment amusantes, toutes remplies de détails familiers d’une grâce exquise, avec de petits « tableaux de genre » qui font songer aux chefs-d’œuvre d’un Metsu ou d’un Pieter de Hooghe. Ou bien il nous raconte les aventures de ses bêtes, de ses chats et de ses pigeons, de deux lièvres qu’on lui a donnés, et dont l’apprivoisement est désormais l’un de ses grands soucis. Qu’on lise, par exemple, ce passage d’une lettre du 21 août 1780 :


L’événement que voici ne saurait être passé sous silence, dans un endroit où les événemens considérables sont toujours si rares ! Mercredi soir dernier, entre huit et neuf heures, tandis que nous étions en train de souper, j’ai entendu un bruit inaccoutumé dans la chambre du fond, comme si l’un de mes lièvres s’était embarrassé quelque part et s’efforçait de se dégager. Je m’apprêtais à me lever de table pour aller voir ce qui en était, lorsque le bruit a cessé. Environ cinq minutes plus tard, une voix de la rue, a demandé si l’un de mes lièvres ne s’était pas échappé. Je me suis aussitôt précipité dans la chambre du fond ; et j’ai constaté que ma pauvre favorite Puss, en effet, s’était enfuie. Elle avait rongé secrètement les mailles d’un filet au moyen duquel je me figurais avoir suffisamment garanti l’accès de la niche, et qui m’avait paru préférable à toute autre espèce de fermeture, en raison du libre passage qu’elle offrait à l’air du dehors. De là, j’ai couru à la cuisine, où j’ai trouvé notre voisin Thomas Freeman : il m’a dit que, ayant vu le lièvre juste au moment où il s’élançait dans la rue, il avait essayé de le recouvrir de son chapeau, mais que la petite créature avait poussé un cri, et puis avait sauté par-dessus sa tête. J’ai alors prié Thomas de la poursuivre aussi vite que possible, et je lui ai adjoint, pour cette chasse, Richard Coleman, comme étant plus agile, et portant moins de poids. Non pas que j’eusse l’espoir de retrouver ma chère Puss, mais je désirais apprendre, tout au moins, ce qui était arrivé d’elle. Au bout d’une petite heure, nous voyons reparaître Richard, tout essoufflé, avec la relation suivante : que, s’étant mis à courir, et n’ayant point tardé à laisser Tom en arrière, il avait aperçu une troupe d’hommes, de femmes, et de chiens, tous occupés à la même chasse ; qu’il avait fait de son mieux pour retenir les chiens, et avait même réussi à distancer tout le monde, de telle façon que la course n’avait plus enfin été disputée que par le lièvre et lui ; que Puss avait couru droit par toute la ville, et puis avait descendu le sentier qui conduit à Dropshort ; que là, un peu avant qu’elle approchât d’une maison, il l’avait dépassée, et l’avait obligée à s’en retourner vers la ville : et que, sitôt rentrée dans la grande rue, elle avait cherché abri dans la tannerie de M. Wagstaff. Les moissonneurs de Sturges étaient à leur souper, et ont vu la bête, de l’autre côté de la rue. Dans la tannerie, il y a une foule de trous remplis d’eau ; la pauvre Puss se débattait là, ne sortant de l’un des trous que pour plonger dans un autre, et déjà à demi noyée, lorsqu’un des hommes l’a tirée de l’eau par les oreilles, et a pu ainsi la reconquérir. On l’a alors proprement lavée, et on me l’a rapportée dans un sac, vers les dix heures. Cette escapade nous a coûté quatre shillings : mais vous pouvez bien croire que nous n’en avons pas regretté un liard. La pauvre Puss n’a eu qu’un peu de mal à l’une de ses pattes et à l’une de ses oreilles : dès maintenant, la voici presque dans son état ordinaire !

Ou bien encore ceci, dans une lettre du 4 août 1783 :


J’ai en ce moment deux chardonnerets, qui, pendant l’été, habitent la serre. Il y a quelques jours, m’occupant à nettoyer leurs cages, j’avais mis sur la table celle que j’étais en train de nettoyer, tandis que l’autre pendait au mur ; les fenêtres et les portes étaient grandes ouvertes. A mon retour de la pompe, où j’étais allé remplir la baignoire de l’oiseau, j’eus l’extrême surprise de voir un chardonneret assis sur le toit de la cage dont je m’occupais, et chantant à l’oiseau de la cage, et le caressant. Je me suis approché, et le chardonneret étranger n’a laissé voir aucune frayeur ; encore plus près, et toujours aucun signe d’effroi. J’ai étendu ma main vers lui sans qu’il essayât de résister, je l’ai pris, et j’ai été certain d’avoir attrapé là un nouvel oiseau : mais en levant les yeux sur l’autre cage, j’ai reconnu mon erreur. L’habitant de cette cage, pendant mon absence, avait réussi à s’enfuir, par l’ouverture que lui offrait l’un des barreaux, qui s’était un peu tordu ; après quoi l’oiseau n’avait profité de sa délivrance que pour venir saluer son ami, et s’entretenir avec lui d’une façon plus intime qu’auparavant. Je l’ai ramené dans sa demeure propre : mais en vain. Moins d’une minute après, de nouveau il avait glissé sa petite personne par la même ouverture, et de nouveau il s’était perché sur la cage de son voisin, le caressant, et chantant à pleine gorge, comme si l’heureuse aventure l’avait transporté de plaisir. Je ne pouvais que respecter une amitié aussi touchante : si bien que, consentant a l’union de mes deux pensionnaires, j’ai décidé qu’à l’avenir une seule cage les contiendrait tous les deux. De tels incidens sont pour moi une vraie bonne fortune : car non seulement ils me ravissent par soi-même, mais, en outre, lorsque ensuite j’ai par trop besoin d’un divertissement, je m’ingénie à les mettre en vers, et cela me procure quelques heures de repos.


D’autres fois, Cowper nous raconte les événemens mémorables d’Olney. Le 17 novembre 1783, toute la petite ville est venue assister au châtiment d’un jeune drôle, qui avait volé certains « ustensiles de fer » à M. Griggs, le boucher. « Dûment convaincu, il a été condamné à subir le fouet. On l’a attaché derrière une charrette, et il a eu à marcher ainsi, d’un bout à l’autre de la place, pendant que le bedeau procédait à l’exécution. Le gaillard semblait montrer un courage merveilleux : mais tout cela n’était que tromperie. Le bedeau avait rempli sa main gauche d’une solution de couleur rouge, où, après chacun de ses coups, il trempait son fouet : de telle sorte qu’il laissait sur la peau du condamné l’apparence d’une entaille rouge, alors qu’en réalité il ne lui faisait aucun mal. Cependant le constable, qui suivait le bedeau, a fini par s’apercevoir delà comédie : sur quoi ce fonctionnaire a frappé de sa canne les épaules du trop compatissant exécuteur, et, cette fois, sans l’ombre d’un ménagement ni d’une précaution du même genre. Aussitôt la scène est devenue beaucoup plus intéressante. Le bedeau, qui sans doute s’était engagé à ne point frapper fort, continuait à user d’une extrême douceur, ce qui provoquait le constable, lui, à user de plus de rigueur dans les coups qu’il donnait au bedeau ; et ainsi cette double exécution se poursuivait, jusqu’au moment où une demoiselle du bas de la ville, prise de pitié pour le compatissant bedeau qu’elle voyait souffrir sous les mains de l’impitoyable policier, est venue se joindre, elle aussi, à la procession, et, se plaçant derrière le constable, l’a saisi par les cheveux, et l’a souffleté avec l’ardeur d’une véritable amazone. Cet enchaînement de faits m’a pris plus de papier que j’avais eu d’abord l’intention de lui en accorder : mais comment aurais-je résisté au désir de vous informer de la manière dont le bedeau a battu le voleur, le constable battu le bedeau, la dame battu le constable, et de quelle manière le voleur a été la seule de ces diverses personnes qui n’eût ressenti aucun mal ? »


Mais que l’on ne se représente pas les lettres de Cowper comme toutes remplies seulement de ces petits tableaux, qui cependant y surgissent devant nous à chaque instant avec une abondance et une variété surprenantes, entremêlés de nobles ou gracieux paysages, — les plus beaux, peut-être, qu’ait jamais produits la prose anglaise ! C’est avant tout le cœur et l’esprit du poète qu’il nous plait de voir s’épancher librement, dans l’immortelle série de ses lettres ; et je ne saurais assez dire à quel point l’un et l’autre nous y apparaissent à la fois vivans et profonds, différens de ce que l’on pourrait attendre d’une espèce de vieil enfant qu’une maladie mentale incurable a toujours gardé à l’écart du commerce des hommes. Littérature et théologie, actualités de la politique et problèmes éternels de la destinée, sur tout cela ces lettres de Cowper nous apportent une foule d’aperçus d’autant plus précieux qu’ils risquent moins d’avoir subi le poids d’une influence étrangère : car l’ermite d’Olney n’a pas même de livres, pour lui tenir compagnie dans sa solitude ! Tout au plus sa prodigieuse mémoire lui permet-elle de demeurer, jusqu’au bout, en contact familier avec l’œuvre des poètes anciens et modernes : de telle sorte que ses nombreux jugemens sur Shakspeare et Milton, plus tard sur Homère, — lorsque son besoin de « divertissement » l’aura poussé à entreprendre la traduction de l’Iliade et de l’Odyssée, — comptent aujourd’hui à bon droit parmi les pages les plus autorisées de la critique littéraire, dans son pays. Pareillement, toutes les questions scientifiques de son temps lui fournissent un sujet inépuisable de réflexions toujours ingénieuses, attestant l’ardeur passionnée de sa curiosité. L’invention des ballons, en particulier, est un thème sur lequel il ne se lasse pas d’insister. A vingt reprises, il se demande quels changemens résulteront, dans notre vie humaine, d’une conquête décisive de l’air qu’il prévoit imminente. « Le jour est proche, dit-il, où l’homme n’aura plus à regretter que la nature lui ait refusé des ailes ; et qui sait si, dès la génération prochaine, une envolée d’académiciens ou de belles dames ne constituera pas un spectacle banal ? » Mais en fin de compte, après de longues et touchantes hésitations, il en vient à admettre que cette conquête de l’air ne sera pas, pour l’humanité, un aussi grand bienfait qu’il l’a d’abord supposé. « Je prévois, parmi ses effets, une confusion de tout ordre et une destruction de toute autorité, avec des dangers à la fois pour la propriété et pour les personnes, sans compter l’impunité pour les malfaiteurs. » Si bien que le doux Cowper, pour peu que par miracle il eût le droit de légiférer, s’empresserait de décréter la peine de mort « contre tout homme convaincu de voler dans les airs. »

Ainsi le poète s’amuse à « philosopher : » mais surtout il prend plaisir à s’observer soi-même, et ses lettres nous offrent un répertoire incomparable de fines et charmantes analyses psychologiques. Écoutons-le, par exemple, nous parler de son attachement à sa maison d’Olney, qu’un savetier, après son départ, jugera trop misérable pour daigner s’y loger :


En réalité, je suis à la fois libre et prisonnier. Le monde s’ouvre au large devant moi ; il n’y a pas de fossés autour de mon château, ni de serrures à ma porte telles que je ne puisse pas les ouvrir : mais un pouvoir invisible et irrésistible, un penchant plus fort que celui même que j’éprouverais pour le lieu de ma naissance, c’est cela qui me tient lieu de murs et de prison, de limites visibles qu’il me serait interdit de franchir. Précédemment. mes souffrances avaient pour effet de me rendre odieuse la vue des lieux où je les avais subies, et de me fatiguer d’objets que trop longtemps j’avais considérés d’un œil d’abattement et de désespoir. Mais à présent il en va pour moi d’une autre façon. Les moindres pierres du mur de mon jardin me sont devenues d’intimes amis. Éloigné d’ici, j’en regretterais jusqu’à ce’ qui m’y est le plus incommode ; et que, s’il pouvait se faire que je quittasse mon misérable trou pendant quelques mois, je suis sûr que j’y retournerais avec ravissement, et ressentirais des transports de plaisir à la vue de choses même aussi déplaisantes que la toiture galeuse et les murs à demi effondrés des maisons voisines. Mais cela est ainsi, et mon misérable trou est dorénavant l’endroit que j’aime le mieux au monde : non pas en raison du bonheur qu’il me procure, mais parce que c’est ici qu’il m’est le plus supportable d’être malheureux.


Aussi bien n’y a-t-il pas jusqu’à de véritables romans que ne nous laissent deviner ces lettres du poète. Plus d’une fois, son pauvre cœur s’illumine d’un rayon d’amour ; et sur-le-champ le ton de ses lettres se réchauffe et s’élève, nous apporte l’écho des exquises chansons qui jaillissent en lui. C’est une belle jeune femme, la dame d’un château du voisinage, qui l’a complimenté de ses vers avec un tendre sourire ; ou bien c’est la chère cousine, lady Hesketh, avec qui il s’est brouillé quinze ans auparavant, dans une de ses crises de soupçon maladif, et qui lui annonce sa prochaine visite. Désormais Cowper ne, pense plus à rien d’autre, il frémit d’impatience et compte les heures, s’exalte en de naïfs espoirs d’un bonheur merveilleux. Et puis il s’aperçoit de l’impossibilité, pour lui, de goûter jamais ce bonheur qu’il vient d’entrevoir ; et de nouveau l’amoureux redevient l’humble ami de naguère, avec à peine une nuance de mélancolie transparaissant par-dessous son aimable sourire résigné.

Combien je regrette de ne pouvoir pas raconter avec un peu de détail l’un au moins de ces petits romans de la vie du poète ! Celui-ci, un jour, a aperçu dans la rue, devant sa maison, une jeune dame dont la figure lui a semblé si charmante qu’il s’est enhardi jusqu’à l’aborder. C’est une certaine lady Austen, une veuve, fort éprise de poésie ; et bientôt Cowper, à force de lui témoigner son admiration, la décide à venir passer toutes ses vacances à Olney. Alors commence pour lui une période de ravissement ininterrompu ; ses lettres nous le montrent enivré d’une joie qui s’épanche délicieusement en une infinité d’inventions imprévues ou de gais souvenirs, prêtant à toute cette partie de sa correspondance un attrait exceptionnel d’effusion poétique. C’est sous l’inspiration de lady Austen qu’il se met à décrire en vers le sofa de son salon, inaugurant ainsi son grand poème de la Tâche ; c’est un récit de lady Austen qui, après l’avoir fait rire durant toute une nuit, nous vaut, le lendemain, son Histoire de John Gilpin. Une brouille, survenue au printemps suivant, ne sert qu’à lui rendre plus douce la réconciliation avec son amie ; et celle-ci revient demeurer à Olney, et de nouveau les lettres de Cowper chantent et rient, comme si une couvée d’oiseaux était revenue habiter le cœur ensoleillé du poète. Mais tout d’un coup les oiseaux s’envolent ; le soleil, qui tout à l’heure étincelait joyeusement dans les lettres de Cowper, reprend ses tièdes et pâles reflets d’autrefois ; et nous apprenons que la « santé » de lady Austen a forcé la jeune dame à partir pour Brighton. Et c’est seulement maintes années plus tard qu’une confidence de Cowper nous explique le secret de cette rupture. L’excellente Mme Unwin, tout en n’ayant pour son compagnon que des sentimens maternels, n’a pu souffrir qu’une autre femme se trouvât admise à partager avec elle son rôle de consolatrice et de garde-malade : si bien que le pauvre poète, lorsque déjà lady Austen avait expressément consenti à devenir sa femme, s’est vu forcé de sacrifier à sa reconnaissance le plus fervent et bienfaisant amour qu’il eût jamais éprouvé.


« N’est-il pas étonnant, — écrivait hier encore un critique anglais de l’Athenæum, — de voir quels mondes d’émotion, d’intuition, et d’observation se trouvent reflétés dans les lettres de Cowper, ou plutôt nous y apparaissent comme à l’intérieur d’une petite sphère de limpide cristal ? » Et vraiment, nous ne pouvons lire la série de ces lettres sans avoir l’impression d’être transportés dans une espèce d’univers en miniature, de vivant et délicieux microcosme qu’a su se créer l’active fantaisie d’un poète. Sentimens et idées, figures et paysages, tout est réuni là de ce qui, dans la vie du dehors, a le pouvoir de nous toucher ou de nous ravir : de telle façon que, pour nous aussi, « les moindres pierres » de l’ermitage d’Olney ne tardent pas à devenir « d’intimes amis. » De page en page, nous prenons l’habitude de borner notre horizon à ces murs de l’humble maison villageoise où s’écoulent les journées de l’auteur de la Tâche ; et il n’y a pas une des pensées de celui-ci, ni pas un de ses rêves, qui désormais ne pénètre d’emblée au plus secret de nos cœurs.

T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1912.