Revues étrangères - Une Femme de lettres anglaise du XVIIIe siècle - Fanny Burney

Revues étrangères - Une Femme de lettres anglaise du XVIIIe siècle - Fanny Burney
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 460-469).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE FEMME DE LETTRES ANGLAISE DU XVIIIe SIÈCLE


Fanny Burney, par Austin Dobson, 1 vol. Londres, 1904.


Le grand événement littéraire de l’année 1778, à Londres, fut l’apparition, chez un libraire de Fleet Street, d’un roman sous forme de lettres, en trois volumes, intitulé Evelina ou les Débuts d’une jeune femme dans le monde. Les trois volumes avaient été publiés sans nom d’auteur ; et, aux curieux qui, chaque jour, entraient dans sa boutique pour le questionner, le libraire, — un personnage tout gonflé du sentiment de sa soudaine importance, — répondait que l’auteur anonyme d’Evelina était un gentilhomme, habitant les aristocratiques quartiers du West-End, et mieux au courant que personne des plus intimes secrets de la société, mais, avec cela, si résolu à rester caché que jamais, suivant toute apparence, le mystère de son nom ne serait dévoilé. Force était donc de s’en tenir, là-dessus, à des conjectures. Les uns attribuaient l’œuvre nouvelle à Horace Walpole, qui n’avait plus écrit de romans depuis son fameux Château d’Otrante, de 1764 ; d’autres croyaient y découvrir plutôt la main de Christophe Anstey, auteur d’un Guide de Bath dont l’héroïne d’Evelina parlait avec éloge. Sur le mérite du roman, en tout cas, l’opinion du public entier était unanime : on s’accordait à reconnaître qu’il y avait, d’un bout à l’autre des trois volumes, des scènes tour à tour très touchantes ou très amusantes, des caractères d’une observation admirable, et que, depuis de longues années, aucun roman ne s’était produit qui montrât un pareil ensemble de belles et précieuses qualités littéraires.

Le fait est que le roman anglais se trouvait alors dans une situation assez misérable, après un demi-siècle d’une richesse et d’un éclat merveilleux. Tous les maîtres de la génération précédente étaient morts : Richardson, Fielding, Smollett, Sterne, Goldsmith ; et l’on en était réduit à devoir se contenter de pauvres machines larmoyantes et prétentieuses comme la Julin de Roubigné d’Henri Mackenzie, le Champion de la Vertu de miss Clara Reeve, ou les traductions des romans français de Mme Riccoboni. De telle sorte qu’on ne pouvait manquer d’accueillir avec un extrême plaisir un auteur nouveau qui, tout en s’inspirant évidemment à la fois de Fielding et de Richardson, apportait à son art une originalité incontestable, et semblait vouloir raviver un genre dont déjà des esprits chagrins annonçaient la mort. Le plus sévère des juges lui-même, le vieux Samuel Johnson, avait été conquis. « En vérité, avait-il dit, Richardson aurait redouté l’auteur d’Evelina ; il y a dans ce livre un mérite qui l’aurait effrayé. Et Harry Fielding, aussi, aurait eu peur : car toute son œuvre n’a rien de plus délicatement fini que certains passages de cette Evelina. »

L’héroïne du roman, Evelina Anville, est une jeune fille de dix-sept ans dont la mère a été séduite, puis abandonnée, — après un mariage dont les preuves ont malheureusement disparu, — par un gentilliomme riche, sir John Belmont. La pauvre femme est morte en donnant le jour à sa fille ; et celle-ci, jusqu’à dix-sept ans, a été élevée par un excellent vieux tuteur, dans la retraite paisible d’un presbytère du comté de Dorset. Mais un jour Evelina, s’étant rendue à Londres avec une amie, Mme Mirvan, femme d’un capitaine de la marine royale, rencontre, par hasard, une vieille femme extrêmement commune et ridicule, Mme Duval, Anglaise d’origine, mais qui a passé la plus grande partie de sa vie en France, et en a rapporté toute sorte d’habitudes, de sentimens, et d’expressions, dont elle fait l’emploi le plus extravagant. Cette vieille femme se trouve être la grand’mère d’Evelina ; et, bien que jusqu’alors son existence aventureuse ne lui ait pas laissé le loisir de s’occuper jamais de sa petite-fille, la voilà qui veut, à présent, contraindre celle-ci à vivre avec elle. Elle la met en rapport avec des cousins chez qui elle demeure, les Branghton, gens grossiers et cupides, qui rêvent de marier la jeune fille avec un de leurs fils, de façon à pouvoir ensuite réclamer l’héritage de sir John Belmont. Alors une longue lutte s’engage entre Mme Duval, assistée de ses Branghton, et le capitaine Mirvan, qui s’efforce généreusement d’arracher Evelina à un milieu dégradant pour elle. Et, si Mme Duval se montre constamment la fâcheuse et grotesque vieille folle qu’elle est, le capitaine Mirvan, de son côté, ne se fait point faute de recourir contre elle à mille artifices d’une stratégie que ne tempère aucun scrupule de charité ni de galanterie : cartons les moyens sont bons à ce loup de mer en disponibilité pour vexer et humilier une femme qu’il déteste d’autant plus que, bien qu’elle soit en réalité sa compatriote, il s’obstine à la considérer comme une Française. Ainsi se poursuit, à travers une variété infinie d’épisodes, l’histoire des « débuts dans le monde » de l’infortunée Evelina. Sans cesse, à défaut du jeune Branghton, Mme Duval lui présente d’autres prétendans à sa main ; et les Mirvan, d’autre part, ne sont pas moins empressés à lui proposer des partis. On s’efforce aussi, des deux côtés, à la faire reconnaître par le père qui, autrefois, l’a lâchement délaissée : et celui-ci, que l’âge a ramené à de meilleurs sentimens, serait désormais tout à fait disposé à lui accorder sa faveur si, par suite de circonstances très habilement imaginées, il n’en était pas venu à supposer qu’Evelina n’est point sa véritable fille. Enfin, pendant un séjour que font tous les personnages du roman aux célèbres eaux de Bath, Belmont, en apercevant Evelina, reconnaît sans erreur possible qu’elle est bien sa fille ; Mme Duval et les Branghton sont décidément vaincus ; les prétendans proposés par les deux partis adverses se trouvent congédiés dos à dos ; et Evelina épouse un vertueux gentilhomme, lord Orville, qui de tout temps a été l’unique élu de son cœur.

Telle est, très brièvement résumée, l’intrigue d’Evelina. Elle ressemble, comme on peut voir, aux sujets ordinaires des romans de Richardson et de ses imitateurs, anglais ou français ; mais, sans être sensiblement plus vraisemblable, ni moins ennuyeuse pour notre goût d’à présent, on doit reconnaître qu’elle est présentée déjà avec plus d’adresse, développée avec plus de suite, et, en quelque sorte, prise plus au sérieux par l’auteur lui-même. Avec tous ses défauts, elle marque un progrès incontestable au point de vue de la simplification et de la concentration de l’intrigue romanesque. Les péripéties commencent déjà à y valoir par leur intérêt propre, au lieu de n’être que des prétextes à des analyses de sentimens, à des peintures de mœurs ou de caractères, ou encore à des digressions morales comme celles où se plaisaient Richardson et Rousseau. De ces digressions, Evelina n’offre plus aucune trace ; et il faut bien reconnaître que l’analyse des sentimens n’y tient, non plus, qu’une très faible part : Evelina et son lord Orville, les deux héros de l’histoire, s’élèvent rarement au-dessus d’une aimable banalité. Mais, en revanche, la peinture des mœurs et des caractères tient, dans le roman nouveau, une place considérable ; et, si l’affabulation du sujet relève directement de l’auteur de Clarisse Harlowe, c’est au contraire l’influence de Fielding, de Smollett, et de Goldsmith, qui se retrouve dans la mise en œuvre des innombrables épisodes de la lutte entre le parti de Mme Duval et celui du capitaine Mirvan. Cette lutte tragi-comique fournit à l’auteur l’occasion de nous promener tour à tour dans les milieux les plus différens, à tous les degrés de la bourgeoisie anglaise ; et sans cesse Evelina rencontre sur sa route des figures nouvelles, qui paraissent l’intéresser davantage que la sienne propre, à en juger par le soin et le talent qu’elle met à nous les décrire. Bals publics et particuliers, soirées à l’Opéra et au fameux Vauxhall, promenades dans les jardins élégans de Marylebone et de Kensington, conversations familières dans l’arrière-boutique des Branghton et dans les salons de la ville d’eaux à la mode : c’est un tableau complet de la vie anglaise de 1778 qui se déroule devant le lecteur des trois volumes d’Evelina ; et plus vivans et plus pittoresques encore sont les types divers qui s’y montrent sans arrêt, depuis le capitaine Mirvan, avec ses jurons, ses farces de mauvais goût, sa haine bruyante des « petits-maîtres » et des Français, jusqu’à un extraordinaire gandin pour loge de concierge, M. Smith, « le beau de Holborn, » qui s’habille à la dernière mode, ne se montre jamais que suivi d’un groom, et, avec son mélange d’ignorance et de présomption, s’attire à tout instant les mésaventures les plus amusantes.

Le docteur Johnson disait que l’auteur d’Evelina était, par-dessus tout, « un fabricant de caractères. » Et, en effet les trois volumes du roman sont tout remplis de types si variés, et si naturels, et d’une observation si charmante dans sa simplicité, que cela seul suffirait à justifier l’accueil enthousiaste fait au livre nouveau à la fois par la critique et par le public du temps. Tout au plus sentons-nous que cette « fabrication de caractères » a quelque chose d’artificiel et de trop voulu, comme si l’auteur, se sachant particulièrement habile à ce genre de travail, avait multiplié à l’excès les occasions de s’y employer. Et, d’ailleurs, si agréables que soient les types d’Evelina, la façon de les présenter n’a rien d’original : il n’y a pas un de ces types qui, — de même que l’agencement de l’intrigue dérive en droite ligne des romans de Richardson, — n’apparaisse évidemment une adaptation des procédés descriptifs ordinaires de Fielding et de Smollett. Incontestablement Evelina, quand on l’analyse d’un peu près, se réduit à une très habile imitation de l’œuvre des grands romanciers qui l’ont précédée. Mais, au point de vue du développement historique du genre, cette imitation n’en a pas moins toute la valeur d’une innovation. Dans le cadre des histoires sentimentales de Richardson, l’auteur d’Evelina introduit, pour la première fois, une peinture réaliste qui, jusqu’alors, ne s’était exercée que dans le cadre plus lâche du roman picaresque de l’école de Fielding, ou dans l’ovale délicat d’une comédie familière, avec l’admirable Vicaire de Wakefield. Et l’innovation ne laisse pas d’être assez importante, aussi bien en elle-même que dans ses conséquences. On peut dire que c’est à Evelina que le roman anglais doit d’être devenu le genre spécial qu’il a été au XIXe siècle, le grand genre illustré par les Dickens et les Thackeray. Cette histoire sans originalité propre est, avec cela, la première où les fortes méthodes d’observation de Fielding se trouvent appliquées non plus à l’étude d’un monde exceptionnel d’aventuriers et de filles galantes, mais simplement à l’étude des mœurs quotidiennes de la bourgeoisie anglaise. Les personnages, certes, n’y ont pas l’allure magnifique de Tom Jones ou d’Humphrey Clinker ; mais ce sont des personnages d’une réalité plus familière, plus accessible à la masse du public, et qui ne va pas manquer d’offrir dorénavant aux romanciers un champ d’observation à la fois plus large, plus facile, et plus riche. Al. Smith et Mme Duval, les Branghton et le capitaine Mirvan, ce sont déjà comme de sommaires ébauches des figures inoubliables que va bientôt, faire surgir devant nous le génie de Dickens.

Tous ces mérites, d’ailleurs, n’ont pas empêché Evelina de tomber vite dans un oubli dont, trois quarts de siècles plus tard, le généreux effort de Macaulay a lui-même échoué à la faire sortir. Mais sur les contemporains, comme je l’ai dit, l’effet du roman fut considérable. Les acheteurs affluaient dans la boutique de Fleet Street ; les exemplaires des cabinets de lecture circulaient de main en main ; et déjà plusieurs des noms des personnages, le « beau de Holborn, » Polly Branghton, le lovelace Lovel, commençaient à pénétrer dans l’usage courant de la conversation : seul, le nom de l’auteur du roman continuait à être ignoré. Ce n’est que cinq ou six mois après la publication des trois volumes que le mystère de l’auteur d’Evelina se trouva enfin éclairci, du moins, pour le petit groupe de connaisseurs qui, sous la conduite du docteur Johnson, se piquaient de présider aux destinées de la république des lettres. Et l’on doit ajouter que, pour nombre de ces connaisseurs, la révélation s’accompagna d’une nouvelle surprise. « Je connais quelqu’un, — disait la spirituelle Mme Cholmondeley, — qui a parié que l’auteur d’Evelina était un homme : moi, j’étais prête à parier que c’était une femme. Mais nous aurions tous deux perdu notre pari, car l’auteur d’Evelina est une petite fille ! »

Une « petite fille » qui, en 1788, avait ses vingt-six ans bien comptés ; mais vraiment si petite, si mince, si légère, et en même temps si timide et si douce, avec une telle apparence d’ingénuité enfantine dans le sourire limpide de ses grands yeux gris, que nous comprenons sans peine l’étonnement unanime de ceux qui avaient à reconnaître en elle le créateur du capitaine Mirvan et de Mme Duval. On s’émerveillait qu’une jeune fille aussi modeste, et que l’on voyait rougir et trembler d’émotion au moindre compliment, une jeune fille qui n’était pour ainsi dire jamais sortie de la maison paternelle, pût avoir observé les figures de toute espèce dont le livre était plein ; et davantage encore que, n’ayant guère eu l’occasion de recevoir une éducation littéraire, elle fût cependant parvenue à produire une œuvre dont les critiques les plus sévères s’accordaient à louer les qualités de style. La chose avait beau être vraie : on refusait d’y croire. Et comme l’auteur d’Evelina, dans sa préface, célébrait à deux reprises le talent de Johnson, et que celui-ci, de son côté, allait répétant partout les louanges du livre, le bruit ne tarda pas à se répandre que le fameux docteur avait, tout au moins, aidé de ses conseils l’auteur d’Evelina.

Nous savons cependant aujourd’hui, de façon certaine, que le docteur Johnson n’a pas pris la plus petite part à la rédaction du roman, et n’en a connu l’auteur qu’avec tout le monde. Mais ce qui étonnait les contemporains d’Evelina nous est désormais devenu explicable. Deux fois au cours du XIXe siècle, en 1842 et 1889, des documens ont été publiés qui nous ont introduits dans l’intimité la plus familière de la jeune « fabricante de caractères » de 1778 ; nous apprenant, du même coup, et comment elle a eu l’occasion d’observer tous les types qu’elle nous a décrits, et pourquoi elle s’est tout de suite trouvée si adroite à nous les décrire :


Elle s’appelait Françoise (ou Fanny) Burney. Ellie était la fille de l’un des hommes les plus remarquables de l’Angleterre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et qui lui-même mériterait d’être tiré de l’oubli où il est tombé : le compositeur, professeur de musique, et musicographe Charles Burney, auteur de la pantomime la Reine Mab, de nombre de sonates pour le clavecin à deux et à quatre mains, d’une grande Histoire de la Musique, qui compte parmi les meilleures qu’on ait écrites, mais surtout de deux récits de voyages en France, en Italie, en Allemagne, et dans les Pays-Bas, trésor incomparable de renseignemens à la fois sur les mœurs et sur la musique du temps. Musicien de profession, Burney était en outre un lettré, avec le goût et le génie de la conversation. Arrivé à Londres en 1760, il n’avait point tardé à s’y lier avec un groupe nombreux d’écrivains, d’artistes, et de beaux esprits ; et lorsque, en 1774, il s’était installé dans une maison de Leicester Square où avait autrefois vécu sir Isaac Newton, son salon était devenu une des curiosités de la ville, comme aussi le lieu de rencontre habituel de tous les personnages notables qui visitaient Londres. Ainsi la petite Fanny, cachée dans un coin du salon des Burney, voyait tour à tour défiler devant elle une variété merveilleuse de figures, anglaises et étrangères, l’acteur Garrick et le peintre Reynolds, le docteur Johnson accompagné de sa fidèle élève et protectrice Mme Thrale, le prince Orloff, qui avait eu la gloire de collaborer à l’assassinat d’un tsar, et l’élégant Omiah, indigène tahitien, qui se flattait à juste titre d’être plus correctement vêtu, de saluer avec plus de grâce, et de mieux danser, que s’il avait été le fils et le disciple de lord Chesterfield. Personne, en vérité, ne la connaissait, la frêle et craintive enfant qui n’avait pas même, comme ses deux sœurs, l’avantage de savoir jouer à quatre mains un duo de Müthel : mais elle, de son coin, elle voyait, elle entendait, elle observait et elle notait tout.

Car dès l’enfance elle avait éprouvé un irrésistible besoin de racheter sa timidité naturelle, — qui peut-être était due en partie à la petitesse de sa taille, ou à sa myopie, — en confiant, tous les soirs, au papier le détail de ses impressions et de ses pensées. Les premières lignes de son Journal qui nous sont parvenues datent de sa seizième année : mais, on suppose que bien avant, déjà, elle avait commencé à tenir un journal, ou du moins à écrire une relation des principaux faits de sa vie. Et ce n’est pas tout. Elle s’était liée encore, de très bonne heure, avec un excellent vieillard ami de ses parens, un certain Samuel Crisp, dramaturge manqué, mais homme d’infiniment de goût et de savoir. Ce brave homme, dépité de l’échec misérable d’une Virginie de sa composition, avait quitté Londres, et s’était retiré dans une belle vieille maison de campagne aux environs de Kingston : là, il n’avait point de plus chère distraction que de recevoir de longues lettres de sa petite Fanny. C’est lui qui, de tout temps, avait engagé l’enfant à cultiver ses dons d’observation et de style : infatigable à lui vanter, et en même temps à lui expliquer, l’art avec lequel les grands écrivains classiques parvenaient à résumer en quelques traits l’ensemble d’une figure ou d’un caractère. Chaque semaine, Fanny envoyait de Londres à « l’oncle Crisp « une véritable chronique, où elle s’efforçait de mettre le plus possible de grâce et de variété. Elle le faisait par attachement pour le vieillard, car elle avait un bon petit cœur plein de tendresse et de gratitude : mais en même temps cette correspondance, se poursuivant de pair avec son journal intime, constituait pour elle une incomparable école de littérature, dont son premier roman nous fait assez voir tout l’heureux effet. Voilà ce qu’avait été son éducation, tandis que son père, ses frères, et les amis de la maison, la tenaient pour une gentille petite demoiselle, tout à fait insignifiante et même un peu sotte. La comédie humaine qu’elle s’était efforcée d’évoquer dans Evelina, chaque jour elle l’avait vue se dérouler sous ses yeux, avec une diversité merveilleuse d’acteurs de tout âge et de toute condition ; et, d’autre part, les sages avis de « l’oncle Crisp » n’avaient point cessé de stimuler, d’exercer, et de développer, le penchant qu’elle s’était toujours senti pour l’expression écrite de tout ce qui la frappait, en elle ou autour d’elle.


Une des conséquences principales des succès d’Evelina fut pour elle, naturellement, de modifier cette vie obscure et charmante, qu’elle avait menée sans interruption jusqu’à vingt-six ans. Devenue désormais l’auteur à la mode, elle se vit forcée de sortir de son coin, pour prendre une part active à la comédie qu’elle s’était jusqu’alors bornée à écouter. Le champ de son observation s’élargit de proche en proche ; et le fait est que la partie de son Journal qui s’étend de 1778 à 1791, ainsi que ses lettres de cette période, abondent en récits, scènes et portraits, d’un incomparable intérêt historique et littéraire. Il n’y a pas un personnage de quelque importance, depuis le roi et la reine jusqu’aux acteurs de Drury Lane et aux gazetiers du Morning Herald, qu’elle n’ait fréquenté et connu de près. Mais surtout elle s’est trouvée en rapports incessans avec les premiers écrivains de son pays, qui tous paraissent avoir subi l’attrait de sa gentille petite âme d’enfant. A l’enseignement et aux conseils de « l’oncle Crisp » elle put joindre, désormais, ceux d’hommes autrement capables de l’aider à poursuivre avec profit la carrière des lettres : Johnson et Sheridan, Garrick et Burke, les survivans de l’ancienne génération et les jeunes hérauts des idées nouvelles. N’étaient-ce point là d’excellentes conditions pour lui permettre de produire des romans supérieurs encore à Evelina, d’une humanité plus profonde et d’un art plus parfait, les beaux romans. qu’attendaient d’elle tous ses amis, et que vingt libraires s’offraient à lui acheter ?

Et cependant le roman qu’elle fit paraître en 1782, Cecilia, ou les Mémoires d’une héritière, malgré un succès de vente considérable, ne reçut point des lettrés, ni même du public, l’accueil enthousiaste qu’avait reçu Evelina quatre ans auparavant. Non qu’on n’y trouvât la trace manifeste des progrès accomplis par la jeune romancière dans la pratique de son métier : l’intrigue de Cecilia était, assurément, plus simple à la fois et plus vigoureuse que celle d’Evelina, les caractères plus variés tout en étant moins nombreux. C’était l’histoire d’une « héritière » qui ne pouvait garder son héritage qu’à la condition de garder en même temps le nom de sa famille : un jeune homme s’éprenait d’elle, voulait l’épouser, et se heurtait au refus catégorique de ses parens, qui, très fiers de leur nom, n’admettaient point que leur fils pût y renoncer, ni non plus qu’il se mariât avec une fille sans dot. Il y avait une scène, — déjà toute romantique, avec son mélange de passion et de brutalité, — où la mère du jeune homme se querellait avec son fils, le maudissait, et finissait par se rompre une veine dans l’excès de sa rage. Une autre scène, non moins audacieuse, représentait le suicide d’un joueur, au cours d’une grande fête dans les jardins du Vauxhall. Harmonieux équilibre de l’ensemble, finesse et précision des moindres détails, tout indiquait le grand effort qu’avait tenté miss Burney pour tirer le meilleur parti possible de son expérience personnelle et des leçons de ses maîtres. Mais, avec tout cela, l’œuvre sentait l’effort, traînait, manquait de vie. Le vieux Johnson, tout en l’admirant bruyamment, avouait qu’il n’avait pas réussi à la lire jusqu’au bout. Un autre des admirateurs d’Evelina, Horace Walpole, disait que Cecilia était « d’une longueur interminable ; » que « la plupart des personnages étaient outrés ; » que tous ces personnages « étaient trop des caractères pour traduire la complexité de la vraie vie humaine ; » enfin que l’œuvre entière avait le grave défaut d’être écrite « dans le tour de phrase affecté du docteur Johnson. » Et ce dernier reproche, — malheureusement très fondé, — de même que les précédens, contient peut-être l’explication de ce qui faisait surtout la faiblesse de Cecilia. La pauvre Fanny Burney s’était trop complètement livrée à l’influence du grand homme qui avait daigné devenir son ami. Malgré elle, sans doute, elle avait oublié ses modèles d’autrefois, et les sages avis de son « oncle Crisp, » pour se mettre à imiter un écrivain qui, avec sa haute valeur, était cependant un pédant, et l’homme le moins fait du monde pour servir d’exemple à la légère et innocente « petite fille » qu’elle était.

Encore l’imitation de Johnson, telle qu’elle apparaissait dans Cecilia, était-elle infiniment moins désastreuse pour le talent de Fanny Burney que les influences qu’elle allait subir ensuite, après la mort de l’auteur de Rasselas. Et si Cecilia avec tous ses mérites, risque aujourd’hui de nous ennuyer plus que le roman qui l’a précédée, ce sont les contemporains eux-mêmes qui se sont accordés à juger absolument illisibles les deux autres romans de miss Burney, Camilla ou la Peinture d’une Jeunesse (1796), et l’Errante, ou les Malheurs d’une Femme (1814). L’auteur d’Evelina était à présent devenue romantique : elle imitait Ossian, Mme Radcliffe, et aussi notre Ducray-Duminil ; car, dans l’intervalle, elle avait épousé un émigré, le vicomte d’Arblay, et était allée avec lui demeurer en France. Rien ne survivait plus de toutes les aimables qualités qui avaient fait le succès de son premier roman. Et, par une étrange ironie de la destinée, la piquante « petite fille » de 1778 s’était transformée en une façon de Mme Duval, mêlant, dans un style d’une affectation ridicule, le mauvais goût de son pays d’adoption à celui de sa patrie.


Si bien que, ayant à nous parler d’elle dans un volume de la collection des Écrivains anglais, M. Austin Dobson n’a guère pu s’arrêter que sur un seul de ses romans, le seul qui justifie sa présence dans cette collection. Mais d’autant plus le savant et ingénieux critique s’est trouvé à l’aise pour faire revivre devant nous, à l’aide du Journal et des lettres de Fanny Burney, quelques-unes des scènes historiques où elle a assisté, et les principales de ces figures de princesses et d’actrices, d’hommes d’État et de poètes, dont, concurremment avec son vieil admirateur et ami sir Josué Reynolds, elle nous a laissé les vivans portraits : figures dont pas une, d’ailleurs, n’a de quoi nous ravir et nous toucher davantage que celle de la « petite Burney » elle-même, silencieuse et timide, promenant autour d’elle, à travers près d’un siècle, le sourire ingénument malicieux de ses grands yeux gris.


T. DE WYZEWA.