Revues étrangères - Une Biographie italienne de Carpaccio

Revues étrangères - Une Biographie italienne de Carpaccio
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE BIOGRAPHIE ITALIENNE DE CARPACCIO


Vittore Carpaccio : la vita e le opere, par G. Ludwig et P. Molmenti, 1 vol. in-4o, illustré. Milan, librairie Ulrico Hœpli, 1906.


Il y a de très belles peintures de Carpaccio dans plusieurs musées d’Europe, en dehors de Venise : il y en a à Milan et à Bergame, à Berlin et à Vienne, à Francfort, à Stuttgart ; il y a, en France, la Sainte Famille de Caen et le Saint Sébastien du Louvre, qui, avec l’extrême diversité de leur inspiration, auraient de quoi nous révéler, à eux seuls, presque toutes les qualités artistiques du vieux maître vénitien. Et c’est chose certaine, d’autre part, que les églises et musées de Venise abondent en très belles peintures de maîtres contemporains de Carpaccio, dont quelques-uns lui sont au moins égaux pour la science du métier et l’adresse manuelle, — Gentil Bellin, par exemple, ou Cima de Conegliano, — tandis que l’un d’eux, Jean Bellin, offre toujours à nos yeux une pureté de lignes, une douceur de modelé, comme aussi un recueillement religieux et une profonde émotion poétique, que l’on chercherait vainement dans toute l’œuvre de l’aimable illustrateur de l’Histoire de sainte Ursule. Mais, avec tout cela, le fait est qu’en dehors de Venise, Carpaccio passe à peu près inaperçu, et que peu s’en faut que, à Venise, parmi tous les peintres de son temps nous ne voyions que lui. Au Louvre même, où pourtant les œuvres des prédécesseurs vénitiens de Giorgione sont bien rares, à peine nous remarquons en passant, — et peut-être, avec plus de surprise que de vrai plaisir, — la singulière apparence orientale de la Prédication de saint Étienne. Et je ne dis point que, pendant notre séjour à Venise, nous restions sourds à la noble, subtile, et rêveuse musique qui s’exhale des grands yeux voilés des Vierges de Jean Bellin ; mais, quand ensuite, dans le train qui nous ramène de Mestre à Padoue, nous essayons de nous rappeler les impressions d’art qui se sont le mieux associées, en nous, au charme inoubliable de l’eau et des pierres de Venise, ce ne sont pas les Vierges de Jean Bellin qui se présentent à notre souvenir, ni les Saintes Conversations de Cima ou de Basaiti, ni les retables solennels des Vivarini : de tous les tableaux de l’ancienne Venise, les seuls que nous revoyions sont ceux de Carpaccio, les histoires de Sainte Ursule, de Saint Georges et de Saint Jérôme, les Deux Courtisanes du musée Correr, et ce vieux saint barbu de l’église Saint-Vital qui, dans l’encadrement d’une arche romaine, du haut d’un énorme cheval blanc, terrible et serein comme lui, profile sa prestance héroïque sur un délicieux horizon de collines boisées.

Phénomène qui, d’ailleurs, n’a rien d’inexplicable. Car, sans posséder, à coup sûr, les éminentes vertus classiques de l’art de Jean Bellin, l’art de Carpaccio est si absolument, si intensément « vénitien, » qu’il ne saurait être tout à fait compris loin des calli e canali de sa ville natale. Transportés du Grand Canal sur la Seine ou la Sprée, la gondole la plus pittoresque, le plus somptueux palazzo, risqueraient de ne nous plaire que médiocrement ; et, de même, la peinture de Carpaccio ne s’accommode pas d’être « déracinée. » Elle est, pour ainsi dire, le miroir de la Venise d’il y a quatre siècles ; et l’image qu’elle en reflète n’a pour nous tout son prix qu’au contact de ce qui survit encore de l’original. Jamais, je crois, aucune peinture n’a reçu l’empreinte de son « milieu » autant que celle-là. Composition et sentiment, formes et couleurs, tout y découle directement de l’âme même de Venise ; et MM. Molmenti et Ludwig, les nouveaux biographes de Carpaccio, ont bien raison de nous recommander, en celui-ci, « l’interprète le plus efficace à la fois de la nature et de la vie vénitiennes. »


L’attrait particulier qu’a pour nous, aujourd’hui, l’œuvre de Carpaccio, — nous disent-ils, — n’est pas dû seulement à sa pureté et à sa noblesse artistiques, mais aussi à ce l’ait, que nous y trouvons une très sincère et très vivante représentation de Venise, telle qu’elle était en son plus beau temps. On peut l’affirmer sans crainte d’exagération : nulle autre part l’antique cité des îles ne se manifeste à nous aussi complètement, si ce n’est, peut-être, dans le Journal de Marin Sanuto. Dans les tableaux du peintre, comme dans les pages de l’écrivain, les détails les plus intimes et les plus curieux abondent à tel point, que nous avons l’illusion de revivre nous-mêmes dans l’heureuse époque qui revit devant nous. Et combien heureuse, en effet, cette époque de Carpaccio ! Aucune autre ville ne pouvait être comparée à Venise pour la sagesse des lois, la puissance des armes, la richesse du commerce, la splendeur des palais, le luxe et l’élégance de la vie civile. De majestueux édifices surgissaient du Grand Canal ; sur la lagune couraient des barques légères ; par les rues et les places se promenaient, en foule, les nobles dames, vêtues des robes les plus magnifiques, les graves patriciens en toge, les Orientaux en costumes bizarres : tout cela constituant un mélange singulier, mais toujours harmonieux, de couleurs et de lignes... De sorte que Carpaccio n’a eu qu’à reproduire fidèlement ce qu’il avait sous les yeux pour recréer, dans ses tableaux, tout l’aspect et tout le coloris de cette vie, illuminée de la douce lumière sereine du ciel vénitien. Il a été vraiment, avec son pinceau, le chroniqueur le plus exact d’un peuple parvenu au plus haut degré de sa gloire ; et il y a maintes des merveilleuses cérémonies de son temps dont ses peintures nous gardent un souvenir infiniment plus précis, dans son éloquence, que celui qui se dégage, pour nous, des documens les plus explicites des archives vénitiennes.


Aussi MM. Ludwig et Molmenti ont-ils eu soin, toujours, de demander à l’œuvre de Carpaccio ces précieux renseignemens dont elle est remplie. En même temps qu’ils étudiaient la valeur artistique des tableaux du peintre vénitien, toujours ils se sont efforcés de savoir au juste quels sujets il y a traités. Ils ont considéré ces tableaux, tout ensemble, comme des œuvres d’art, et comme des images : excellente méthode qu’avaient déjà très heureusement pratiquée les critiques d’autrefois, mais qui semble bien, aujourd’hui, avoir été presque entièrement abandonnée par leurs successeurs. Car il n’arrive plus guère, désormais, que les critiques attachent aucune importance ni aux détails de la figuration d’un tableau religieux, ni même au sujet principal qui y est figuré. Ils s’inquiètent de l’origine du tableau et de sa date probable, des dimensions relatives de la tête et du corps, de la manière dont sont dessinés les doigts et les oreilles : mais quant à reconnaître si ce tableau représente une naissance ou une mort, un miracle ou un martyre, c’est là une tâche qu’ils dédaignent, d’ordinaire, la laissant aux « guides » des hôtels ou aux sacristains. Ils se comportent, devant l’œuvre des vieux maîtres, comme si ceux-ci n’avaient eu d’autre objet, en la peignant, que de les fournir de matière pour leurs savantes et stériles disputes. Il y a, par exemple, au Vatican, deux fragmens de prédelle de Fra Angelico dont l’un nous montre un enfant, la tête ceinte d’une grosse auréole, écoutant le sermon d’un prédicateur, tandis que l’autre nous fait voir le même saint, mais déjà plus âgé, qui, la nuit, dépose un sac d’argent dans la maison d’un pauvre homme ; et l’auteur d’un remarquable ouvrage anglais sur Fra Angelico, tout en appréciant le plus intelligemment du monde le mérite artistique de cette prédelle, n’éprouve aucun embarras à l’intituler : Prédication et Vision de saint Nicolas ! Du moins s’agit-il effectivement, ici, de saint Nicolas, dont Fra Angelico, suivant l’usage universel de ses contemporains, a reproduit l’histoire, ligne pour ligne, telle qu’elle était racontée dans la Légende dorée ; mais l’ouvrage de MM. Ludwiget Molmenti suffit à nous prouver, par maints exemples que nous y trouvons signalés, avec quelle aisance les critiques allemands et anglais se trompent, couramment, sur les noms, et jusque sur le sexe, des saints. Erreur insignifiante ! dira-t-on. Elle le serait, peut-être, si vraiment les peintres anciens avaient travaillé pour les critiques d’art de l’avenir, et non pas pour les âmes chrétiennes de leur temps ; elle le serait si, faute de connaître les sujets qu’ils ont peints, nous n’étions pas empêchés de comprendre l’émotion qu’ils ont voulu traduire, et qui, certes, pour eux, importait plus encore que l’écartement des oreilles ou la longueur des doigts.

En tout cas, c’est une erreur que les nouveaux biographes de Carpaccio ont scrupuleusement évitée. Avec une conscience et une pénétration admirables, non seulement ils ont reconstitué les sujets de tous les tableaux qu’ils avaient l’occasion d’étudier ; ils se sont aussi, ingéniés à définir la signification exacte des moindres gestes des personnages, héros ou comparses, des moindres élémens de leur costume, des moindres particularités du décor qui les environne. Nous devinons qu’ils se sont proposé, autant que possible, de nous faire assister à tout le travail du maître, depuis le choix de son sujet et la détermination de son plan jusqu’aux dernières touches de la mise au point : infatigables à confronter, avec les tableaux, tous les documens de même date qu’ils pouvaient découvrir, dessins et gravures, livres, papiers d’archives. Et ainsi ils sont parvenus à nous offrir une biographie artistique d’un genre tout nouveau ; et si complète, si fidèle, si profondément intéressante aussi bien pour l’étude de la vie vénitienne que pour celle de la vie et du génie de Carpaccio, que je ne crois pas, en vérité, que jamais l’œuvre d’un grand peintre ait été interrogée avec plus de fruit.


Mais avant d’essayer, à mon tour, un rapide croquis de la figure de Carpaccio, telle qu’elle ressort des pages de ce livre, il faut que je dise quelques mots des auteurs du livre, ou plutôt de l’un d’eux : car l’autre, le sénateur Pompeo Molmenti, n’a plus besoin d’être présenté au public français[1]. Il est assurément, aujourd’hui, l’héritier le plus authentique du passé de Venise ; personne ne connaît mieux que lui ce glorieux passé, jusque dans ses nuances les plus fugitives, personne ne sait mieux nous le faire revivre, avec un beau mélange, tout vénitien aussi, de précision pittoresque et d’ardente passion. Quant à son collaborateur, Gustave Ludwig, — qui est mort à Venise il y a tout juste un an, le 16 janvier 1905, à cinquante-trois ans, après de longues années d’un véritable martyre saintement subi, — celui-là restera toujours, pour moi, l’incarnation la plus parfaite du « critique d’art. » Je n’ai pas eu le bonheur d’explorer avec lui les musées de Venise, ni de le voir dans cette petite chambre du Cappello Nero où il avait recueilli, classé, et comparé tout ce que contiennent, en fait de documens divers relatifs aux anciennes écoles de peinture de Venise, toutes les archives publiques ou privées de l’Europe. Mais il m’a été donné de l’avoir pour compagnon, un jour, dans la galerie italienne du Louvre, et jamais je n’oublierai la très vive impression de surprise et de ravissement que j’ai rapportée de cette promenade. Pour la première fois, j’avais rencontré un homme qui, véritablement, « regardait » les tableaux. Dans des œuvres dont je m’imaginais que tous les recoins m’étaient familiers, il me signalait une foule de traits caractéristiques qui, jusqu’alors, m’avaient échappé : la forme singulière d’un arbre, l’expression d’un visage à demi caché, l’ordonnance d’une coiffure, l’emplacement d’un meuble ; et de tout cela il m’expliquait aussitôt la signification, m’indiquant d’autres œuvres qui présentaient des traits analogues, ou bien évoquant devant moi, à l’aide de ces traits, le tempérament, l’éducation, l’humeur des vieux peintres, ou bien encore me décrivant les mœurs, les monumens, et les sites, dont ils s’étaient inspirés. Chaque tableau avait, pour lui, une voix et une âme ; et, sous les charmantes visions de jadis qu’il ressuscitait à mes yeux, toujours je sentais son âme, à lui, frémissante de plaisir et d’admiration, ingénument heureuse de pouvoir s’enfuir, par la porte enchantée que lui ouvrait la peinture d’un Giorgione ou d’un Véronèse, loin des laideurs et de la cruauté de la vie réelle.

Descendant d’une célèbre famille allemande de médecins et de naturalistes, il avait lui-même, vers 1895, définitivement renoncé à sa profession de médecin pour se consacrer tout entier à l’étude de l’art ancien de Venise ; et je n’en finirais pas à vouloir énumérer les services qu’il a rendus à l’histoire de cet art. Qu’il se soit agi de retrouver, dans des poèmes ou des romans du quattrocento, les vrais sujets des étranges allégories de Jean Bellin et de Giorgione, ou de reconstituer la filiation exacte des grandes dynasties de peintres de l’école vénitienne, les Vivarini, les Bonifazio, ou d’élucider tout ce qui subsistait de points obscurs dans la biographie de Titien, on peut affirmer qu’il a résolu victorieusement tous les problèmes historiques dont il s’est occupé. Personne, depuis Morelli, n’a autant contribué à renouveler notre connaissance de la peinture italienne. Et j’ajouterai que son rôle ne s’est point borné là. Ses travaux ne valent pas seulement par leur intérêt propre, par l’importance décisive des découvertes qu’il y a consignées : ils ont, en outre, le mérite de ramener la critique d’art dans la voie droite et large qu’elle avait constamment suivie, dès la Renaissance, jusqu’au jour où, sous prétexte de lui donner un caractère plus « scientifique, » on l’avait condamnée à n’être plus qu’un mélange de vaines discussions esthétiques et d’attributions fantaisistes. L’exemple de ce modeste et admirable chercheur vient nous rappeler, le plus opportunément du monde, qu’un tableau peut avoir pour nous d’autres objets, et plus intéressans, que de nous exciter à deviner le nom de l’homme qui l’a peint. Et si même l’Histoire de sainte Ursule de l’Académie de Venise, par exemple, était l’œuvre d’un peintre anonyme, l’ouvrage posthume de Ludwig nous montre qu’elle n’en aurait pas moins de quoi nous rester, encore, une source infinie de jouissances et d’enseignement.


Jamais, du reste, le savant qu’était Ludwig ne s’est fait faute de demander, aux méthodes « scientifiques, » toutes les ressources qu’elles pouvaient lui offrir. Jamais il n’a manqué de tenir un compte rigoureux, en particulier, de l’ordre des dates, dans ses recherches sur la vie ou sur l’œuvre des peintres ; et c’est précisément ce souci constant de la chronologie qui lui a permis, tout d’abord, de rectifier l’erreur commune de ses prédécesseurs au sujet de l’éducation artistique de Carpaccio. Suivant Vasari, — qui, dans son superbe dédain pour les peintres de Venise, s’inquiétait fort peu de la justesse des renseignemens qu’il nous transmettait sur eux, — Carpaccio aurait eu pour élèves « ses deux frères, Lazzaro et Bastian. » Ces « frères » du maître étaient, sans aucun doute, le résultat d’une confusion : car on connaissait effectivement, parmi les contemporains de Carpaccio, un peintre nommé Lazzaro Bastiani, auteur, à l’Académie de Venise, d’un très curieux tableau où l’on voit saint Antoine de Padoue assis dans un grand arbre, avec deux autres saints assis à ses pieds. Lazzaro Bastiani n’était, d’ailleurs, ni le frère ni le parent de son compatriote Carpaccio : mais, sur la foi de Vasari, tous les historiens se sont accordés à le tenir pour un de ses élèves. Or il a suffi à Ludwig d’interroger les archives vénitiennes pour découvrir que Bastiani avait, déjà, un atelier à la date du 5 avril 1449, c’est-à-dire quand Carpaccio n’était pas encore né. Et une étude plus attentive de l’œuvre des deux peintres lui a révélé, en outre, de la façon la plus manifeste, que c’est, au contraire, Carpaccio, plus jeune de vingt ans, qui a été l’élève de Lazzaro Bastiani. Le jeune peintre a même commencé par imiter absolument le style de son maître ; et lorsque, plus tard, il s’est créé le style personnel que nous connaissons, maintes particularités de facture s’y sont conservées, qui venaient encore du vieux Bastiani.

La vérité est que, dans la peinture vénitienne de la seconde moitié du XVe siècle, entre les deux écoles pour ainsi dire « officielles » des Vivarini et des Bellini, existait une troisième école, plus humble, plus obscure, de peintres que l’on n’employait pas à la décoration des grandes églises ni du palais des Doges, mais dont la clientèle principale était formée de ces pieuses confréries qui, sous le nom de scuole, surgissaient alors de tous les coins de la ville. Ces scuole vénitiennes, dont l’histoire et la physionomie sont excellemment reconstituées dans l’ouvrage de MM. Ludwig et Molmenti, étaient, en réalité, des sortes de « cercles, » réunissant tous les membres d’un même métier, ou encore tous les étrangers venus, à Venise, d’un même pays. Elles étaient fermées au public, et, pour la plupart, ont continué de l’être jusqu’au grand bouleversement de la Révolution française. Et ainsi, pendant trois siècles, les guides consacrés à la description de Venise ont ignoré l’œuvre, et souvent jusqu’aux noms, des vieux peintres qui, comme Lazzaro Bastiani, comme Giovanni Mansueti, comme Benedetto Diana, avaient dépensé leur talent à orner de belles histoires de saints les murs des salles où se rassemblaient les confréries des diverses scuole. Carpaccio lui-même, pendant la majeure partie de sa carrière, a été l’un de ces peintres, et par là s’explique le long oubli qui a pesé sur son nom, comme aussi la rareté des documens qui nous parlent de lui.

Rareté si extrême que nous ne connaissons au juste ni la date de sa naissance, ni celle de sa mort. Nous pouvons seulement conjecturer qu’il a dû naître aux environs de l’année 1455, car nous voyons qu’en 1472, il se trouvait déjà en âge d’hériter de l’un de ses oncles ; et, de même, nous savons qu’il a dû mourir entre la fin de 1523, où il recevait encore le paiement d’une Nativité, et le milieu de 1526, où le peintre Pietro Carpaccio se disait « fils du défunt Vettore. » D’autre part, les recherches de Ludwig ont définitivement tranché le débat, déjà très ancien, et assez compliqué, qui s’était élevé sur la question du lieu de naissance de Carpaccio et de ses origines. Le nom de « Carpathus, » dont le vieux maître a presque toujours signé ses tableaux, et peut-être aussi ce caractère exotique, manifestement oriental, qui nous frappe dans quelques-unes de ses compositions, tout cela avait depuis longtemps suggéré l’idée que Carpaccio, comme maints de ses confrères de l’école vénitienne, pouvait bien avoir été d’origine étrangère. Et l’hypothèse avait failli se changer en certitude, lorsqu’un savant chanoine de Capo d’Istria avait établi que, pendant plusieurs siècles, une famille de « Carpaccio » avait habité cette ville. Aussi bien se trouvait-il que les églises de Capo d’Istria contenaient plusieurs œuvres, dûment signées, du maître vénitien, en même temps que la série à peu près complète de l’œuvre, d’ailleurs fort médiocre, de l’un de ses fils. Mais les documens mis au jour par Ludwig ne laissent rien subsister de cette hypothèse, qui, je l’avoue, n’avait pas manqué jusque-là de me séduire tout particulièrement. Il ne nous est plus possible, désormais, de considérer le peintre de l’Histoire de sainte Ursule comme ayant aucun rapport avec ces lointaines Carpathes que nous évoque son nom. Carpathus est, simplement, une adaptation latine du nom, très vénitien, de Scarpazza, que portaient, à Venise les obscurs ancêtres du grand peintre. Et rien ne prouve même que celui-ci soit jamais allé à Capo d’Istria : c’est son fils, Benedetto, qui y est allé, et qui sans doute s’y sera marié, y aura fondé la famille en question.

Un petit bourgeois vénitien : tel nous apparaît Carpaccio, d’après les quelques pièces d’archives où figure son nom. Né à Venise, c’est à Venise qu’il a passé toute sa longue existence de soixante-dix ans. Dans ses dernières années, en vérité, sa renommée est un peu sortie du cercle étroit de ces scuole dont il avait été longtemps le peintre favori : car nous savons que, depuis 1501, il a travaillé au Palais des Doges, et que même, le 11 décembre 1508, on lui a fait l’honneur de le charger, avec son vieux maître Lazzaro Bastiani, d’expertiser les fresques que venait de peindre, sur la façade du Fondaco dei Tedesclii, le jeune « maistro Zorzi da Castel Francho. » Mais, jusqu’à la fin de sa vie, c’est dans le petit monde bourgeois de sa ville qu’il paraît avoir eu ses fréquentations : car tantôt nous le voyons figurer comme témoin en compagnie de modestes boutiquiers vénitiens, tantôt une dame Mariette Canali, de la paroisse Saint-Maurice, l’institue l’un des exécuteurs de son testament. Et à cela se réduirait tout ce que nous apprennent de lui les papiers contemporains, si nous ne possédions pas un document biographique d’une importance infiniment plus considérable, sous les espèces d’une lettre écrite, par Carpaccio lui-même, le 20 août 1511, à François de Gonzague, marquis de Mantoue. Voici cette lettre, l’unique renseignement écrit qui nous reste sur le tour de pensée et le caractère du grand peintre :


Mon ILLUSTRISSIME SEIGNEUR. Ces jours passés, un inconnu est venu chez moi, amené par quelques personnes, pour voir une Jérusalem que j’ai faite. Et à peine l’a-t-il vue, qu’avec une insistance extrême il m’a demandé si je voudrais la vendre, attendu qu’il reconnaissait que c’était une chose de grands contentement et satisfaction. Enfin le marché a été conclu, et la foi donnée : mais l’homme en question n’a plus reparu. Et moi, pour m’éclaircir là-dessus, j’ai interrogé ceux qui me l’avaient amené ; parmi lesquels était un prêtre barbu, vêtu d’un beretino gris et que j’ai vu plusieurs fois avec Votre Seigneurie dans la grande salle du Conseil. Et, ayant demandé le nom de l’homme susdit et sa condition, on m’a dit que c’était maître Laurent, peintre de Votre Seigneurie. Par quoi j’ai facilement compris où cet homme voulait en venir ; et, maintenant, je prends la liberté d’adresser la présente à Votre Sublimité, pour lui donner notice et de mon nom et de mon ouvrage. D’abord, mon Illustre Seigneur, je suis ce peintre que nos III. Seigneuries ont chargé de peindre dans la Grande Salle, où Votre Seigneurie a daigné monter sur l’échelle pour voir mon œuvre, qui représentait l’histoire d’Ancône. Et mon nom est Victor Carpachio. Quant à la Jérusalem, j’ose affirmer que, dans notre temps, il n’y en a point d’autre pareille, ni pour la bonté et l’entière perfection, ni, non plus, pour la grandeur. La longueur de l’ouvrage est de 25 pieds, sa largeur de 5 pieds et demi. Et je sais avec certitude que votre susdit peintre en a emporté une esquisse incomplète et de petite forme ; où on la voit comme elle est. Mais, je crois, ou plutôt je suis très sûr, que cette esquisse ne sera pas à la satisfaction de Votre Seigneurie, étant trop incomplète. Et que si Votre Seigneurie voulait d’abord faire voir mon œuvre par des hommes de jugement, l’œuvre serait à la disposition de Votre Seigneurie. Elle est peinte à l’aquarelle, sur toile, et pourrait se transporter sur panneau sans détriment aucun. Quant au prix, je n’en dirai rien, parce que je m’en remets à Votre Seigneurie, à laquelle je me recommande humblement. Le très humble serviteur de Votre Sublimité, Victor Carpathio, pictor.


Aucune trace ne subsiste plus de cette Jérusalem dont Carpaccio parlait, dans sa lettre, avec un naïf accent d’orgueil où il nous plaît de deviner l’écho d’une âme généreuse. Mais la mention que fait le peintre du sujet de son tableau nous amène à signaler un autre des problèmes qui, jusqu’à présent, avaient fort embarrassé tous ses biographes. Avant de peindre des vues de Jérusalem, Carpaccio avait-il, lui-même, visité cette ville ? Avait-il visité, aussi, les diverses cités orientales dont des monumens se retrouvent, fidèlement reproduits, dans plusieurs de ses grandes compositions religieuses, Rhodes, Candie, Jaffa, et jusqu’à l’égyptienne Giseh ? La réponse affirmative, en vérité, semblait infiniment probable, surtout quand on se rappelait l’authentique voyage en Orient du rival de Carpaccio, Gentil Bellin. Ne lisait-on pas, au reste, dans les Habiti antichi e moderni de Cesare Vecellio, publiés à Venise en 1590, que « le Sultan avait mandé à sa Cour un certain Vittore Scarpe, lequel était un très laborieux peintre de son temps ? » Et volontiers on imaginait Carpaccio poussé, par sa curiosité d’artiste, à explorer les régions les plus fantastiques ; on le voyait mêlé à des caravanes, la tête coiffée d’un énorme turban ; ou bien on se le figurait installé, en grand éclat, à la cour magnifique de Constantinople. C’était là, sans doute, qu’il s’était rempli les yeux de ces costumes étranges, de ces vives couleurs vivement contrastées, et de cette lumière chaude, vibrante, presque desséchante, qui souvent nous ravissent et parfois nous déconcertent, dans les œuvres les plus personnelles de sa maturité ? Hélas ! voilà encore une séduisante hypothèse que, désormais, nous devrons nous résigner à abandonner !

Il y a dix ans environ qu’un très sagace critique anglais, M. Sidney Colvin, en étudiant un dessin de Carpaccio destiné au tableau du Départ de sainte Ursule, avait cru remarquer que deux tours figurées là étaient la copie exacte de deux illustrations d’un Pèlerinage en Terre sainte, écrit par le voyageur allemand Breydenbach, et imprimé à Mayence en 1486. Le livre de Breydenbach, avec un double texte latin et allemand, était illustré d’une foule de gravures sur bois, — d’après des dessins d’un certain Reuwich, — représentant toute sorte de sites, de vues de villes, de monumens, de types exotiques, tout cela d’une précision linéaire et d’une justesse admirables ; et Carpaccio, pour dessiner le port où allait s’embarquer sainte Ursule, avait emprunté à Reuwich deux monumens très caractéristiques, la Tour Française de Rhodes et une tour de Candie. Sur quoi l’on pense bien que MM. Ludwig et Molmenti se sont empressés d’examiner plus à fond la série complète des gravures de Reuwich : ils y ont retrouvé non seulement tous les paysages et tous les édifices orientaux que l’on voit dans toute l’œuvre de Carpaccio, depuis l’Histoire de sainte Ursule jusqu’au Saint Etienne du Louvre, mais un grand nombre de costumes, de coiffures, de menus ornemens, et jusqu’à des groupes entiers de personnages, que Carpaccio a transcrits, du livre allemand, tantôt sans y rien changer, tantôt avec des variations de sa fantaisie. Tous les détails des vues de Jérusalem, en particulier, ont passé des dessins de Reuwich dans les tableaux du maitre vénitien : et c’était, probablement, une adaptation du panorama de Jérusalem, de Reuwich, que Carpaccio offrait au prince de Mantoue. L’aventureux voyage en Orient où nous aimions à accompagner de nos rêves le jeune peintre, c’est un dessinateur allemand qui l’a fait pour lui. Dans un coin d’atelier, à Venise, un gros livre à images assidûment feuilleté : il n’en a pas fallu davantage pour nous valoir la vision la plus « orientale » de l’Orient, peut-être, que la main d’un peintre ait jamais traduite.


Mais l’air et la lumière, mais l’étrangeté de cette vision ? Évidemment Carpaccio les a pris dans son propre cœur, ou, si l’on veut, dans le cœur de Venise, incarné en lui. Ce goût du détail singulier, notamment, qui nous frappe dans ses peintures, c’est un des traits les plus « vénitiens » de son génie artistique. A toutes les périodes de l’art de Venise, depuis Pisanello jusqu’à Longhi, ce même goût nous apparaît, sous des formes diverses : chez Carpaccio, il domine tout le reste, et s’étend aussi bien à l’invention des sujets qu’à leur exécution. Rien de plus curieux, à ce point de vue, que la comparaison des nombreuses esquisses dont le vieux maître faisait toujours précéder son travail de peintre : vingt fois, il changeait de fond en comble l’arrangement des figures et du décor, avec la préoccupation bien visible de constituer un spectacle aussi nouveau que possible et aussi imprévu. Et lorsque, ensuite, il en venait à exécuter son tableau, on n’imagine point la quantité de menus épisodes qu’il s’ingéniait à y introduire, de façon à tenir en éveil notre curiosité. Dans la suite de l’Histoire de sainte Ursule, MM. Ludwig et Molmenti ont pu reconnaître tant de traits typiques de la vie vénitienne, que le chapitre qu’ils ont consacré à ces tableaux, indépendamment de sa valeur critique, nous présente, lui-même, tout l’attrait d’un tableau de mœurs le plus vivant du monde et le plus fourni.

A défaut de la grande invention poétique d’un Jean Bellin, Carpaccio avait hérité de sa race une richesse merveilleuse d’imagination pittoresque. Les émotions les plus fortes, chez lui, s’exprimaient eu images concrètes, en compositions où le paysage, les monumens, les accessoires de toute espèce, jouaient souvent plus de rôle que les mouvemens des figures. Et plus important encore, plus directement « expressif, » était le rôle qu’y jouaient la couleur et la lumière, toujours empruntées, certes, au milieu vénitien, mais transformées, renforcées, rendues plus joyeuses ou plus pathétiques, suivant la nature du sentiment qui les inspirait. Je n’essaierai pas de rapprocher la Sainte Ursule de Memling de celle de Carpaccio : il y a, dans la piété du maître allemand de Bruges, quelque chose de si pur, de si détaché de la terre, que nous risquerions de trouver bien frivoles, en comparaison, les ingénieuses fantaisies du peintre vénitien. Mais que l’on ne croie pas que celui-ci, tout en nous décrivant les mœurs et les costumes de la « jeunesse dorée » de Venise, ait ignoré ou négligé la signification religieuse du sujet qu’il traitait ! Depuis la solennelle et brillante arrivée des ambassadeurs jusqu’au tumulte tragique du martyre des saintes, sans cesse, dans ses tableaux, le ton du récit devient plus grave, l’atmosphère plus pesante et plus douloureuse.

Et quand, plus tard, sous l’influence de l’âge, ou des tristesses de la vie, cette piété naturelle de Carpaccio a pris plus de ferveur, c’est encore, surtout, dans le décor de ses compositions qu’il s’est efforcé de nous la traduire. Non seulement les œuvres de sa dernière période n’ont plus la verve juvénile des deux suites célèbres de Sainte Ursule et de Saint Georges ; les figures y sont, trop souvent, d’une couleur déplaisante, avec un usage excessif de tons jaunes et rouges ; et souvent aussi elles sont mal dessinées, comme si le vieux maître avait désormais perdu sa sûreté de main, en même temps que sa charmante gaîté de jadis : mais l’expression de ces figures est si éloquemment rehaussée par l’ordonnance et la lumière des édifices, des arbres, des rochers, des horizons montueux qui les entourent, qu’il nous semble que la nature entière participe à l’action dramatique où nous assistons, et nous invite à en ressentir la poignante ou sublime beauté. Ainsi les quatre tableaux de l’Histoire de saint Etienne, — malheureusement épars entre les musées de Berlin, Milan, Paris et Stuttgart, — constitueraient, si nous parvenions à les voir réunis, une sorte de grand oratorio chrétien, d’une unité, d’une noblesse et d’une profondeur admirables. Avec la Sainte Famille de Caen et l’extraordinaire Pietà de Berlin, ils nous découvrent, chez Carpaccio, une intensité d’âme que pas un de ses tableaux précédens ne nous laissait soupçonner. Ce ne sont toujours que des images, les inventions ingénues d’un artisan vénitien : mais une foi les anime que, seul, un cœur de poète a pu éprouver. Et nulle autre part, peut-être, nous n’apercevons mieux tout ce qui se cachait de rêverie pieuse, d’émotion recueillie, sous les dehors légers et fastueux du génie de Venise.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez, notamment, la Revue du 15 juillet 1898. — M. Molmenti a, d’ailleurs, publié lui-même, en français, une très remarquable étude sur Carpaccio, son œuvre et son temps (Venise, Ongania, 1893).