Revues étrangères - Une Biographie anglaise de Jeanne d’Arc

Revues étrangères - Une Biographie anglaise de Jeanne d’Arc
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 911-934).
UNE BIOGRAPHIE ANGLAISE
DE
JEANNE D’ARC


The Maid of France, par Andrew Lang, 1 vol. in-8, illustré ; Londres, librairie Longmans, 1909.


I

M. Anatole France nous dit, dans la préface de sa Vie de Jeanne d’Arc, que les pages « rapides et colorées » de Michelet, au tome cinquième de l’Histoire de France, « resteront, sans doute, comme la plus belle expression de l’art romantique appliqué à la Pucelle. » Et il est bien vrai que toutes les périodes ont leur manière propre d’écrire l’histoire, de même qu’elles ont leur littérature et leur art, et probablement aussi leur philosophie et leur médecine. Avec son goût passionné d’antithèse et de grossissement, le romantisme ne pouvait manquer de prendre un plaisir tout spécial à l’aventure merveilleuse de Jeanne d’Arc, ni de vouloir découvrir, dans cette fille du peuple « romantiquement » promue aux plus hautes destinées, une victime de toute sorte de princes, grands seigneurs, et prélats, qu’elle écrasait de la supériorité de son naïf génie. Puis un autre temps est venu, et à la période romantique a succédé ce qu’on pourrait appeler la période « scientifique, » ou encore « réaliste. » Celle-là s’est donné pour principe, dans sa conception de l’histoire comme dans tout l’ensemble de sa doctrine littéraire, la proposition fameuse empruntée par Renan au P. Malebranche, et suivant laquelle Dieu, — ou plutôt la nature, — « n’agit jamais par des volontés particulières. » Éliminer à tout prix, de la surface du monde, tout élément miraculeux ou exceptionnel, tel a été, pendant cette période, l’objet des historiens aussi bien que des savans et des romanciers ; et peut-être n’y a-t-il pas une seule des grandes figures de l’histoire, religieuse ou profane, à qui l’on n’ait tenté d’ « appliquer » l’art issu de cet esprit nouveau. Mais les révolutions intellectuelles, et les périodes qui les suivent, sont toujours fatalement condamnées à n’avoir qu’une durée passagère. De même qu’elle avait remplacé la conception « romantique, » il était inévitable que la conception « réaliste » finît, à son tour, par s’user et par disparaître. Une de ses dernières manifestations, en matière d’histoire, a été la Vie de saint François d’Assise de M. Paul Sabatier, parue aux environs de 1890 ; et encore M. Sabatier semble-t-il avoir bien compris la difficulté qu’il y aurait pour lui, dès cette date, à « humaniser » trop ouvertement la figure enchantée du Poverello. Bien loin de la réduire aux proportions ordinaires de notre nature, — ainsi que l’avaient fait auparavant les Karl Hase et les Edmond Scherer, — il faut voir avec quel soin il s’est attaché à l’élever et à la grandir, ne cessant point de la mettre en opposition avec son entourage, ni de substituer, aux petits miracles accidentels de ses biographies de jadis, le prodige constant de sa beauté morale et de son action historique. Depuis lors, du reste, la déchéance de l’esprit « réaliste » s’est encore sensiblement accentuée. De plus en plus, savans et artistes se sont aperçus qu’il y avait, dans les lois naturelles, une part de « contingence » qui avait échappé à l’observation de leurs devanciers : tandis que, par ailleurs, ils se trouvaient amenés à constater, de plus en plus clairement, que leur connaissance présente de ces lois était trop fragile et trop incomplète pour pouvoir être invoquée, comme un argument a priori, contre la possibilité des manifestations même les plus inexplicables. Des forces imprévues se sont révélées, à la fois dans l’ordre des sciences physiques et dans celui des sciences de la vie, qui nous ont contraints à garder une attitude plus réservée que celle de nos pères, en face de phénomènes dépassant la portée habituelle de notre expérience. Et peu s’en faut que, dès maintenant, les « applications » les plus parfaites de cet art « scientifique » de la génération précédente nous semblent aussi irrémédiablement surannées que celles de l’art « romantique » de Michelet ou d’Henri Martin.

Voilà de quoi, peut-être, M. Anatole France a négligé de se rendre compte ; et de là vient que sa Vie de Jeanne d’Arc, malgré ses éminentes qualités d’érudition et d’art, n’a point réussi à nous satisfaire aussi pleinement que nous l’aurions souhaité. Publié il y a vingt ou trente ans, un tel livre aurait peut-être choqué davantage nos sentimens intimes, par sa tendance à diminuer l’une des plus glorieuses héroïnes de notre histoire nationale ; mais son inspiration philosophique aurait été beaucoup mieux comprise, tandis qu’elle nous apparaît forcément, aujourd’hui, un peu démodée, et que nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver plus ou moins, devant elle, la même gêne instinctive que devaient ressentir les contemporains de Michelet et de Lamartine à la lecture d’une histoire conçue d’après les anciennes méthodes « classiques » d’un Rollin ou d’un Mabillon.


« On me reprochera mon audace, — nous dit encore M. France, — jusqu’à ce qu’on me reproche ma timidité. » En fait, l’« audace » de son livre a été, depuis longtemps, dépassée, ainsi qu’il est naturel pour un ouvrage qui arrive après son heure. Sans parler des jugemens portés naguère sur Jeanne d’Arc par une certaine école d’historiens universitaires, on se rappelle, — ou peut-être même a-t-on déjà oublié ! — qu’un écrivain français des plus graves a déploré la collaboration de la Pucelle au grand mouvement populaire qui a délivré notre pays de la domination anglaise, en affirmant que, soumise à cette domination et devenue une colonie anglaise à travers les siècles, la France aurait été plus tranquille, plus heureuse, surtout plus « civilisée » en toute façon. Combien les conclusions de M. France ont de quoi sembler « timides » au regard de celle-là et de maintes autres, dont l’écho se retrouve, depuis plus de dix ans, jusque dans des manuels d’enseignement primaire ! Car M. France, lui, ne se risque pas à regretter que Jeanne d’Arc ait chassé les Anglais : il ne refuse pas même d’admettre, au moins par instans, qu’elle ait véritablement entendu des « voix, » — sauf à supposer qu’elle aura pris pour des voix célestes celles des prêtres et des moines qui « l’endoctrinaient. » Son objet est simplement celui que j’ai défini tout à l’heure : éliminer de l’histoire toute trace d’une « volonté particulière, » tout élément de miracle ou d’anomalie. Lorsque les documens contemporains lui présentent des manifestations qui ne s’accordent pas avec les dogmes scientifiques d’il y a quarante ans, — visions d’événemens lointains ou prémonitions d’événemens futurs, — il les supprime sans discussion, comme autant de fables inventées après coup. Et lorsque, par-dessus ces miracles épisodiques, la voix unanime des historiens précédens lui atteste le grand miracle de la délivrance, et du relèvement d’un peuple sous l’action d’une jeune paysanne ignorante et dévote, c’est absolument de la même manière que, a priori, il estime impossible, un phénomène dont la réalité serait contraire aux lois scientifiques de l’enchaînement invariable des effets et des causes. Pas une fois il ne s’attache sérieusement à démontrer, à établir sur des preuves solides et formelles l’insignifiance du rôle militaire qu’il attribue à son héroïne, non plus qu’il ne prend la peine de réfuter les témoignages concernant les prédictions de Jeanne, ou le « secret » qu’elle prétend avoir révélé au roi Charles VII : tout cela constitue, à ses yeux, autant d’impossibilités historiques qui ne méritent pas d’être considérées. Et ainsi, il nous raconte la vie « humanisée » de la Pucelle, avec un charme exquis dans l’évocation poétique des paysages, des mœurs, et des caractères, mais en effaçant toujours, au fur et à mesure de son récit, tout ce qui prêterait à la personne ou aux actes de la jeune fille une apparence exceptionnelle, — attendu que, suivant lui, l’ordre régulier de la nature ne supporte point d’exceptions[1].

Or, il se trouve que nous sommes aujourd’hui de plus en plus enclins à reconnaître, dans tous les domaines de la nature, la possibilité de ces « exceptions » que M. France rejette d’emblée, — avec un dogmatisme qui ne laisserait point de nous surprendre chez le poète désabusé de l’Étui de Nacre, si nous ne nous rappelions que son délicieux sourire a toujours caché un fond très solide de croyance aux doctrines littéraires et morales de sa génération. Aussi bien nous a-t-il montré, dans un de ses contes, le vieux procurateur Ponce-Pilate ayant oublié jusqu’à l’existence du prétendu Roi des Juifs qu’il avait, naguère, condamné à mourir sur la croix : et pareillement il imaginerait volontiers Charles VII, Dunois, et le duc d’Alençon, vingt-cinq ans après la levée du siège d’Orléans, ne parvenant plus à distinguer, dans leurs souvenirs, Jeanne la Lorraine de Catherine de la Rochelle, de la Pierronne, et d’une demi-douzaine d’autres « béguines » errantes dont ils avaient eu à écouter les divagations. Mais cet état d’esprit n’est plus celui de notre temps. L’importance du rôle historique de Jeanne d’Arc ne nous est pas plus gênante à admettre, désormais, que celle du rôle de saint François d’Assise ou de Napoléon, pourvu seulement qu’elles nous soient démontrées par des preuves, certaines ; et peut-être n’y a-t-il pas d’habitude intellectuelle dont nous soyons, Dieu merci, plus entièrement revenus que celle qui pendant un quart de siècle a conduit les biographes, et leurs lecteurs avec eux, à vouloir obstinément rapetisser les grands hommes, sous prétexte de les rendre plus conformes aux lois moyennes de l’humanité.

C’est ce qu’a bien senti M. Andrew Lang, l’éminent érudit et philosophe anglais, qui vient de nous offrir, à son tour, une Vie de la Pucelle, patiemment méditée et préparée depuis plus de vingt ans ; et aussi ne puis-je assez dire combien le contraste est complet et profond, entre l’image nouvelle de Jeanne telle qu’il la conçoit et nous la représente, et cette image « réaliste » que tout l’art merveilleux de M. Anatole France n’a point réussi à nous rendre vivante, — faute pour nous de pouvoir, dorénavant, partager le point de vue historique d’où il l’a conçue.


II

J’ai eu souvent déjà l’occasion de louer ici les travaux et le talent de M. Andrew Lang, dont on peut bien affirmer, sans crainte d’erreur, qu’il est aujourd’hui tout à fait au premier rang des hommes de lettres de son pays[2]. Ses livres sur l’histoire de l’Ecosse, en particulier, lui ont valu une autorité incomparable ; et leur légitime succès ne leur est pas venu seulement de l’abondance et de la sûreté de leur documentation, ni de l’agrément littéraire de leur mise en œuvre, mais aussi du sang-froid exemplaire avec lequel l’auteur y a toujours réussi à se garder de toute exagération comme de tout « emballement, » assidu à démêler le désir de « mystification » qui se cachait trop souvent sous les plus fameux « mystères de l’histoire, » et ne permettant point, par exemple, à sa profonde pitié pour l’infortune de Marie Stuart de l’aveugler sur sa participation au meurtre de Darnley. Impossible, à coup sûr, de rencontrer un historien plus éloigné du naïf enthousiasme « romantique » que M. France reproche à Michelet et aux autres « hagiographes » anciens de Jeanne d’Arc. Et certes ce n’est pas, non plus, le « préjugé confessionnel » qui peut avoir amené M. Lang à juger favorablement le caractère ou les actions de son héroïne : car on sait avec quelle parfaite impartialité « évolutionniste » le nouveau biographe anglais de la Pucelle, avant de se consacrer définitivement à l’étude de l’histoire, a recherché, dans les croyances et les coutumes rudimentaires des peuplades sauvages, des indices de la formation primitive du sentiment religieux. Mais s’il n’apporte aucun parti pris « confessionnel » à ses travaux d’historien, M. Andrew Lang s’efforce, également, à n’y pas apporter d’autre partis pris d’aucune sorte. Lorsque des documens nombreux et concordans lui attestent la réalité d’un fait, il ne se refuse pas, d’avance, à le tenir pour vrai uniquement parce qu’il en ignore l’explication scientifique. Sans être le moins du monde convaincu de l’existence du « miracle, » il est disposé à admettre, dans certains cas spéciaux, l’existence de manifestations « anormales, » ou plutôt régies par des lois qui échappent à notre science actuelle ; et, sur ce point encore, nous sommes tous, maintenant, beaucoup plus prêts à nous entendre avec lui que l’étaient les représentans de cette conception « réaliste, » dont les principes continuent à se refléter jusque dans la Jeanne d’Arc de M. France.

C’est dans ces conditions que M. Lang a entrepris d’écrire la Vie de la Pucelle ; et comme il y a plus de vingt ans qu’il a publié, dans des revues ou des recueils d’essais, les premiers résultats de ses investigations, je n’ai pas besoin d’ajouter que son livre n’a nullement pour objet de contredire l’ouvrage du plus récent biographe français de Jeanne d’Arc. Mais il n’a pu s’empêcher, d’autre part, ayant achevé son enquête historique, de vouloir la comparer avec celle que venait de terminer son illustre confrère. En fait, les nombreux appendices de son livre, et toute la série des notes qui occupent les dernières cinquante pages du volume, sont presque entièrement consacrés à l’examen minutieux du travail de M. France ; et cette analyse aboutit à des conclusions trop considérables, — du moins dans la pensée de l’auteur anglais, — pour que je puisse me dispenser de les signaler.

La conclusion principale de la critique de M. Lang, celle qui, au total, domine et embrasse toutes les autres, est celle-ci : M. France, emporté par son imagination de poète, et peut-être aussi égaré par les certitudes « naturalistes » que j’ai exposées plus haut, a souvent interprété arbitrairement la masse énorme des textes originaux qu’il a consultés. Plus d’une fois, lorsqu’il nous cite les sources contemporaines où il a puisé, la vérité est que ces sources, — à en croire M. Lang, — ou bien ne mentionnent nullement le sujet en question, ou bien le présentent sous un autre aspect que celui sous lequel M. France veut nous le présenter en s’autorisant d’elles. C’est là, naturellement, entre les deux biographes de la Pucelle, un débat où je ne saurais intervenir en aucune façon : je vais me borner, par manière d’exemple, à relever quelques-unes des observations publiées par M. Lang dans les notes des deux premiers chapitres de sa Pucelle d’Orléans.


Commençons par la naissance de Jeanne d’Arc. M. France nous dit, que, « dès la première heure, on voulut que les merveilles qui avaient signalé la nativité de Jésus se fussent renouvelées lors de la venue de Jeanne au monde. » Et il ajoute : « On imagina qu’elle était née dans la nuit de Noël. Les bergers du village, émus d’une joie indicible dont ils ignoraient la cause, couraient dans l’ombre pour découvrir la merveille inconnue… Ainsi l’enfant eut, dans sa crèche, son adoration des bergers. » La source citée, ici, est une lettre écrite, après la délivrance d’Orléans, par Perceval de Boulainvilliers, qui avait dû connaître les résultats de la première enquête ouverte à Domremy, sur l’ordre de la Cour, au sujet des origines de la Pucelle[3]. Or, on lit dans cette lettre que Jeanne est née « la nuit de l’Epiphanie, » et que les « paysans du village, » cette nuit-là, ont ressenti une joie extrême, « sans rien savoir de la naissance qui, au même instant, se produisait parmi eux. » Cette « joie extrême » est, évidemment, une fable ; mais M. Lang suppose que les paysans de Domremy, comme ceux d’Angleterre et d’Écosse, avaient coutume, tous les ans, de fêter joyeusement la « douzième nuit ; » et, en tout cas, il ne s’agit point de « Noël, » ni de rien qui ressemble à une « adoration des bergers. »

Voici maintenant les « voix. » Et d’abord, M. France nous apprend que la première qu’ait entendue Jeanne est celle de saint Michel, en ajoutant que l’enfant a reconnu ce saint « à ses armes, à sa courtoisie, et aux belles maximes qui sortaient de sa bouche. » Source citée : le Procès de Rouen, tome I, pp. 72-73. Or il n’est nullement question, dans ces pages, des « armes » de saint Michel ; et, au contraire, un peu plus loin, Jeanne déclare qu’elle « ne sait pas si ses saints avaient des armes. » Ou bien, M. France écrit : « La mère du petit Nicolas, filleul de Jeanne, blasonnait rustiquement une fille si peu dansante… Jeanne passait pour un peu folle. Poursuivie de railleries, elle en souffrait. » Tout cela appuyé sur les pages 426 et 432 du tome II du Procès. Mais ni l’une ni l’autre de ces deux pages ne contiennent rien qui se rapporte aux choses qu’on vient de lire. L’unique passage utilisable qu’ait pu découvrir M. Lang est une phrase de la page 433 où l’un des paysans, Colin, déclare que lui-même et d’autres se moquaient parfois de l’excessive piété de leur petite compagne, — sans que nous sachions le moins du monde à quel point celle-ci « en souffrait, » ni si elle passait, en effet, « pour un peu folle. »

L’objection suivante est beaucoup plus grave. A propos des « voix » de Jeanne, le biographe anglais s’étonne vivement que son confrère français ait pu dire de la jeune fille : « Ses hallucinations perpétuelles la mettaient, le plus souvent, hors d’état de distinguer le vrai du faux. » Sa réponse à cette assertion de M. France mérite d’être citée tout entière :


Voilà, s’écrie-t-il, une accusation que M. France ne saurait appuyer sur aucun témoignage ! Toujours, au contraire, nous trouvons Jeanne infiniment alerte à se rendre compte de ce qui l’entoure, pleine de vigilance et d’observation. En bataille, elle épiait le moindre signe de défaillance morale, chez l’ennemi, tout en ne perdant jamais de vue les mouvemens de celui-ci et la position de ses canons. « Cette pièce va vous tuer, si vous restez à l’endroit où vous êtes ! » disait-elle opportunément à d’Alençon, pendant le siège de Jargeau. Sur quoi le duc d’Alençon se retirait de l’endroit, et le canon venait tuer le soldat qui l’y remplaçait. Jamais, tout au long de sa vie, nous n’entendons dire qu’on ait vu la Pucelle immobile et absorbée en extase, comme autrefois Socrate au siège de Potidée. La particularité caractéristique de ses visions est précisément que jamais, — autant du moins que nous pouvons le savoir par les témoignages qui subsistent, — jamais ces visions ne l’ont entravée le moins du monde dans sa perception nette et sûre des faits extérieurs. Sur l’échafaud, à Rouen, lorsqu’on la prêchait, et que la charrette l’attendait pour la conduire au bûcher, elle entendait « ses voix ; » elle les entendait aussi distinctement qu’elle entendait le prédicateur dont nous savons qu’elle a interrompu la lâche insolence.


De la même façon, M. Lang ne s’explique pas l’insistance du biographe français à soutenir que, dès le début, toutes les paroles de Jeanne lui ont été « soufflées » par des prêtres. « On nous dit qu’elle était en relations spirituelles avec plusieurs prêtres, et l’on nous donne les noms de deux d’entre eux. De ces deux prêtres, l’un avait huit ans lorsqu’elle a quitté Domremy, ce qui n’empêche pas M. France d’assurer qu’il l’a entendue en confession. De l’autre, nous lisons seulement qu’elle s’est confessée à lui, durant un carême. » Mais surtout, M. France découvre un argument péremptoire, en faveur de sa conjecture, dans le discours tenu par Jeanne à Vaucouleurs, quand la jeune fille affirme que le royaume appartient à Dieu seul, et que Charles VII ne pourra l’avoir qu’« en commande. » A quoi M. Lang répond qu’une telle idée était alors trop courante pour que Jeanne ait eu besoin de se la faire expressément « souffler » par le prêtre mystérieux qu’a inventé M. France. En Ecosse, l’attribution des royaumes « en commande » était l’un des thèmes les plus familiers aux prédicateurs. Et l’on peut voir reproduites, dans l’ouvrage de Wallon, des monnaies du temps où sont gravés les mots : Christus regnat, Christus imperat.

Je ne puis, malheureusement, entrer dans le détail de la réfutation de M. Lang, sur cet important sujet de l’inspiration « cléricale » de la Pucelle. Avec une patience et un soin infinis, il s’est attaché à examiner tous les renseignemens que nous offraient les textes anciens sur les rapports de la Pucelle avec les prêtres et les moines de son entourage. Nous sommes désormais, grâce à lui, en état de l’affirmer : si profondément pieuse que fût la jeune fille, jamais elle n’a rien livré de soi-même à personne d’entre eux. Mais, au reste, ne savons-nous pas que son refus, dès l’enfance, de confesser à aucun prêtre l’existence et les ordres de ses « voix » a été l’un des plus forts griefs retenus contre elle ?

A Vaucouleurs, la première fois, Robert de Baudricourt a très mal accueilli l’enfant visionnaire. Mais « le mépris du capitaine et les outrages de la garnison ne l’ont ni humiliée ni découragée : elle les tenait au contraire comme des preuves de la vérité de sa mission, s’imaginant que ses Voix les lui avaient annoncées. » En témoignage de quoi M. France cite le Procès, tome II, p. 53. La source véritable se trouve p. 53 du tome I, où nous lisons ceci : « Le sire Robert l’a repoussée à deux reprises, mais, la troisième fois, il l’a reçue et lui a donné des hommes (pour l’escorter) ; el c’est ce que sa Voix lui avait prédit. » Nulle trace, ici ni ailleurs, des « outrages de la garnison ; » et rien ne prouve, non plus, que Jeanne ait « tenu le mépris du capitaine comme une preuve de la vérité de sa mission. » Ses « voix » lui ont seulement annoncé que Baudricourt lui « donnerait des hommes » pour l’accompagner auprès du Dauphin.

Voici, maintenant, une observation qui ne laisse pas d’avoir une certaine portée historique ! Racontant le départ de Jeanne pour Toul, où elle avait à se justifier d’un prétendu manquement à une promesse de mariage, M. France nous dit que, plus tard, au procès, la Pucelle s’est repentie d’avoir désobéi à ses parens dans cette occasion. Sur ce point, les sources citées sont une page 476 du tome II du Procès, page qui n’existe pas dans ce tome, et une page 128 du tome I, « où aucune mention n’est faite de cette histoire. » Dans la page suivante, Jeanne déclare que « jamais elle n’a désobéi à ses parens qu’une seule fois, à savoir, en quittant Domremy pour se rendre auprès du Dauphin. » Mais l’erreur reprochée à M. France a été commise, bien avant lui, par l’un des rapporteurs du procès de Rouen, qui, brouillant deux réponses de l’accusée, note qu’elle a reconnu « n’avoir désobéi à ses parens qu’une seule fois » et ajoute que c’est en allant à Toul pour l’affaire du mariage. Erreur que démontre clairement le contexte du Procès. Et lorsque M. France nous représente la jeune fille « se rendant à l’official de Toul non pas une fois, mais deux ou trois fois, et cheminant, jour et nuit, sur la même route que suivait en même temps son faux fiancé, » M. Lang lui objecte que, à ce compte, durant la quinzaine de jours qu’elle est restée à Neufchâteau, Jeanne aurait fait à pied plus de deux cents kilomètres ! Il rappelle, d’ailleurs, que le père de la jeune fille possédait des chevaux, et qu’elle avait toujours un frère pour l’accompagner.


Ainsi la réfutation se poursuit, de page en page ; et sans cesse le biographe anglais, après avoir examiné les sources invoquées par M. France, assure qu’il les a trouvées muettes sur les faits allégués, ou bien présentant ces faits sous un aspect différent. J’ai cité quelques-unes des objections relatives au début de l’histoire de la Pucelle : je pourrais continuer de la même manière jusqu’à la fin du dernier chapitre, où M. France raconte que Jeanne, avant de mourir, « demanda pardon au roi Henri et aux princes anglais du royaume, » en appuyant son récit sur une page du Procès qui ne fait pas la moindre mention du pardon demandé au « roi Henri, » ni aux « princes anglais du royaume. » Si bien que c’est le plus ingénument du monde que M. Lang, accoutumé à une précision rigoureuse dans la pratique des textes documentaires, nous exprime, quelque part, sa surprise « devant les procédés d’un historien qui, se livrant aux affirmations les plus étranges, les fonde sur des références à des livres et des pages où il n’est question de rien de ce qu’il dit. » Mais, avec tout cela, nous avons l’impression que les erreurs signalées dans l’ouvrage français ne se rapportent pas, indistinctement, à tout l’ensemble de la vie de Jeanne d’Arc : presque toutes se produisent dans des passages où M. France s’occupe soit du rôle politique de son héroïne ou de cette inspiration « cléricale » dont j’ai parlé tout à l’heure. Et c’est pourquoi je n’ai pas cru pouvoir passer sous silence cette partie « critique » de la nouvelle biographie anglaise de la Pucelle : car il s’agit ici beaucoup moins du livre et de la personne de M. France, — qui, même si les reproches qu’on lui adresse étaient mérités, n’en resterait pas moins un admirable écrivain, — que d’un grand problème historique à jamais actuel et passionnant pour nous. De l’effort tenté par M. France pour dénier à Jeanne d’Arc toute action effective dans l’affranchissement de notre pays, comme pour nous représenter la Pucelle sous les traits d’une « béguine hallucinée, » inconsciemment soumise à la direction de ses confesseurs, M. Andrew Lang nous affirme, pièces en main, que l’histoire n’a pas à tenir compte. Quelle que soit, d’autre part, la signification réelle du caractère et du rôle de Jeanne, tout ce que nous en dit M. France n’est qu’hypothèse plus ou moins vraisemblable, libre conjecture de conteur ou de psychologue. Personne, peut-être, n’a plus exactement décrit les circonstances extérieures parmi lesquelles s’est déroulée l’aventure de la Pucelle ; mais, à notre connaissance, de cette aventure elle-même l’auteur de l’Orme du Mail n’ajoute ni n’enlève absolument rien, non plus que, dans sa Thaïs ou dans ses adorables nouvelles italiennes, il n’a rien changé à notre connaissance historique de la vie des Pères du Désert, du peintre florentin Buffalmacco, ni de frère Léon ou de frère Genièvre.


III

L’ouvrage de M. Lang, au contraire, avec la richesse et la nouveauté de son information, ne peut manquer d’avoir pour nous un intérêt historique tout particulier. Non seulement, en effet, nous sommes curieux d’apprendre l’opinion que s’est formée, sur la victime de Bedford, un compatriote de ce dernier, — encore que M. Andrew Lang soit, proprement, d’origine écossaise, et n’ait donc aucun ressentiment patriotique contre l’héroïne victorieuse d’Orléans et de Patay : — mais j’ai dit déjà qu’il y a plus de vingt ans que l’auteur du Mystère de Marie Stuart s’est mis à réunir et à confronter tous les documens, anciens et modernes, qui concernaient Jeanne d’Arc ; et comme les archives d’Angleterre et d’Ecosse renfermaient, elles aussi, nombre de ces documens, ignorés ou trop peu connus des historiens français, leur étude a permis à M. Lang de compléter ou de modifier, sur plus d’un point, les assertions émises naguère par les Quicherat et les Siméon Luce. Jamais encore, sans doute, aucun biographe de Jeanne ne s’est trouvé muni d’un appareil de témoignages aussi abondant, ni aussi varié. En attendant les découvertes possibles de l’érudition de demain, cette biographie anglaise de la Pucelle nous apporte le dernier mot de l’érudition d’aujourd’hui ; et si les jugemens qui en ressortent ne peuvent, certes, point prétendre à une valeur définitive, du moins ont-ils chance d’être les plus parfaitement appropriés à l’état présent de la science historique, au sujet de l’une des périodes les plus mémorables de toute l’histoire de notre nation.


Sur le rôle de Jeanne d’Arc, en général, le jugement de M. Lang est formel : l’auteur anglais tient ce rôle pour « miraculeux, » à la fois par l’importance politique qu’il a eue et par les conditions où il s’est produit. Voici, d’ailleurs, en quels termes M. Andrew Lang, dès le début de son livre, définit le caractère et l’action de son héroïne :

Le nom et la gloire de la Pucelle d’Orléans sont, comme on l’a dit de l’arc-en-ciel, « dans le catalogue des choses communes : » nous avons été, de tout temps, si accoutumés à eux que nous avons besoin d’un effort d’imagination pour pouvoir apprécier la position unique et sans pareille occupée par l’aventure de Jeanne dans l’histoire tout entière. Mais il n’en reste pas moins que cette aventure, ainsi que l’a écrit M. Siméon Luce, constitue « l’épisode le plus merveilleux » de la vie historique française. Elle a été la réalisation idéale, et cependant absolument réelle, de deux nobles efforts humains vers la perfection.

Car, d’abord, la paysanne lorraine nous apparaît comme la fleur de la Chevalerie : vaillante et douce, pleine de courtoisie, d’ardeur guerrière, et de loyauté. Après elle, poètes et auteurs de romans se sont plu à dessiner la figure de la « Dame Chevalière ; » mais jamais Spenser, Arioste, ni Shakspeare n’ont pu en créer un type aussi pur que celui-là, ni aussi complet. En second lieu, Jeanne a été la fille la plus parfaite de son Église. Les sacremens de celle-ci lui étaient vraiment le Pain de la Vie ; sa conscience, grâce à un usage fréquent de la confession, demeurait candide et parfumée comme les lys du paradis. Et le destin tragique a voulu que cette Fleur de Chevalerie mourût au service de la chevalerie française, qui l’avait abandonnée ; qu’elle mourût par la chevalerie anglaise, qui honteusement s’est emparée d’elle pour la détruire ; et enfin que l’instrument de cette mort de la plus fidèle des chrétiennes fût la « science céleste » de prêtres haineux, qui s’intitulaient impudemment « l’Église. »

La chevalerie expirante, la « science céleste » ont vu venir à elles un idéal vivant de chevalerie et de foi : et elles l’ont anéanti… Elle venait avec un génie et une grâce qui seront l’étonnement du monde à travers les siècles. Elle a délivré une nation ; elle a accompli des œuvres que tout son temps a estimées miraculeuses, et qui continuent à nous sembler telles : et pourtant, même dans son pays, même à présent, sa gloire trouve des historiens pour la contester !

Essayons de nous figurer la nature de la tâche que Jeanne s’est proposée lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant ignorante, et la portée de la victoire qu’elle a inaugurée, n’étant encore qu’une jeune paysanne de dix-sept ans. Elle avait à guérir « la grande pitié qui était au royaume de France, » — pitié qui était causée, extérieurement, par l’oppression d’un maître étranger dans la capitale et d’un pouvoir étranger dans toute la partie du royaume au nord de la Loire ; intérieurement, par la rivalité sanglante entre le duc de Bourgogne et le dauphin déshérité, Charles VII, par une génération de trahisons et de boucheries, par des guerres qui n’étaient que des spéculations commerciales organisées, ayant pour objet le pillage et la rançon… Suivant l’opinion de la plupart des observateurs contemporains, français et étrangers, à la date de 1428, le roi légitime était fatalement condamné à s’exiler ou à mendier son pain, et la France à se voir effacée de la liste des nations… Réunir la France, l’affranchir et la restaurer, en cela consistait la tâche de Jeanne.

Car il ne faut pas que nous nous laissions tromper par l’idée que, au XVe siècle, le patriotisme national n’existait pas encore, et que le mot de France n’avait pas encore le pouvoir de toucher les cœurs. Ce mot avait déjà un tel pouvoir enchanté dès le temps où les Paladins de Charlemagne, dans la Chanson de Roland, pleuraient au souvenir de la « douce France. » Sans cesse nous le rencontrons sur les lèvres et dans les lettres de la Pucelle, employé comme un charme pour effacer le surnom d’ « Armagnacs, » que les Anglais avaient donné au parti national. Il est vrai que le mot de « patrie » n’était pas encore entré dans l’usage commun, — bien que la traduction latine du procès de Rouen prête à l’accusée le terme de patria : mais son « doux pays de France » en signifiait tout autant.

C’est pour réaliser cette tâche que Jeanne a entrepris de faire lever aux Anglais le siège d’Orléans : mais avant même qu’Orléans fût assiégé, dès 1428, elle avait sa conception personnelle de la méthode à employer pour affranchir son pays. Dès le mois de mai de cette année, elle avait promis de conduire son « gentil Dauphin » à Reims, pour y être sacré, à travers le territoire hostile anglo-bourguignon. Car ce n’était pas elle seule, mais son temps tout entier qui gardait au roi Charles le titre de « Dauphin, » jusqu’au jour où ce prince serait oint de l’huile qu’un ange, jadis, avait apportée au saint patron du village de Jeanne, Domremy. Aujourd’hui, cette importance attachée à quelques gouttes d’huile ne peut évidemment que nous paraître absurde : mais en étudiant l’histoire, il convient que nous acceptions le passé tel qu’il était. L’importance politique du sucre de Reims était reconnue aussi pleinement par le pratique et positif Hedford, frère d’Henri V et gouverneur de France, que par la paysanne visionnaire de Domremy. Entre la fille de Jacquet d’Arc, dans son village lointain des bords de la Meuse, et le grand homme d’État et guerrier anglais à Paris, il s’agissait, en fait, d’une course vers Reims, vers le couronnement du Dauphin français Charles ou du petit roi anglais Henri VI.

Et les résultats politiques du succès de cette course ne formaient, eux-mêmes, qu’une partie du vaste plan conçu par la jeune paysanne. Son objet principal, dès le début, était de venir en aide aux pauvres et aux opprimés. Elle entendait couronner le Dauphin : mais, d’abord, elle exigeait qu’il lui promît de régner avec justice et pitié, sans aucun esprit de vengeance, en fidèle vassal du Christ. D’un bout à l’autre de la carrière de Jeanne, la véritable couronne, celle qui, seule, pourrait rendre à la France sa place parmi les nations, était, — comme elle l’a dit à ses juges, — cette couronne idéale « que nul orfèvre sur terre ne saurait façonner. »

Telles étaient les conceptions de cette humble fille qui, sans l’assistance de personne, avait résolu d’accomplir son rêve : et il faut ajouter qu’elle a entrepris sa mission non seulement avec la certitude la plus profonde de son impuissance personnelle, mais aussi, du commencement à la fin, avec l’assurance formelle qu’elle « ne durerait qu’un peu plus d’un an. » C’est en sachant tout cela qu’elle s’est mise à l’exécution de sa tâche. Durant les dix derniers mois des treize mois de sa carrière active, elle a été fort peu soutenue par le roi qu’elle avait couronné ; durant les six dernières semaines, ses inspirations ne lui ont plus rien prédit que sa prochaine capture. Mais il n’importe : elle a détourné le flux de la conquête anglaise ; dès ce moment, les vagues se sont retirées, et, dans le délai prédit par la Pucelle captive, l’Angleterre allait « perdre un gage plus cher encore qu’Orléans. »

Voilà ce que sont les merveilles, merveilleusement accomplies, de Jeanne d’Arc ! Une enfant a compris et appliqué, — du moins selon ce qu’affirment les juges autorisés de la stratégie et de la tactique, — les idées essentielles de l’art militaire : à savoir, de concentrer rapidement, de frapper vivement et aux points principaux, de dédaigner les vaines « escarmouches et vaillances, » de combattre avec une invincible ténacité de propos[4]. A quoi l’on peut répondre que la compréhension de ces secrets a été, pour Jeanne, affaire du cœur plutôt que de la tête, affaire de courage plutôt que de science. Il est possible : mais nous verrons, en tout cas, que Jeanne pouvait décliner une bataille aussi bien que l’offrir, et cela dans un moment de crise où les capitaines professionnels auraient probablement risqué de perdre les fruits de la victoire, en acceptant la provocation de l’ennemi. Et puis, si l’on admet que les succès de Jeanne ont été dus à son cœur plus qu’à sa tête, c’est précisément de cœur, de courage, de confiance, que la France avait besoin. Une série de victoires anglaises, aboutissant au pitoyable échec des Français dans leur effort du 12 février 1429 pour délivrer Orléans, avaient privé le royaume de ces attributs moraux que la Pucelle leur a redonnés.

Elle possédait ce qui nous apparaît unanimement comme l’intuition du génie chez un Napoléon ou un Marlborough. A la différence des généraux qui l’accompagnaient, elle devinait l’humeur de l’ennemi, prévoyait la conduite qu’il allait tenir. Elle savait que, à Orléans, les Anglais ne prendraient point l’offensive, estimant exactement leur « moral » de l’heure présente. Les chefs français auraient dû l’estimer aussi, au spectacle de la manière dont les Anglais leur permettaient d’entrer dans Orléans : mais le fait est que Dunois, selon son propre aveu, n’a pas su tirer la conclusion que la Pucelle a tirée, et a manqué de l’héroïque confiance qui était en elle.

Elle puisait cette confiance dans sa foi parfaite aux admonitions de ses « voix : » mais enfin, pour ce qui est de la conduite militaire, en stratégie et en tactique, ses adversaires eux-mêmes étaient contraints à reconnaître qu’elle avait raison. Ainsi il en allait d’elle en toutes choses. « Simple et ignorante » elle paraissait à beaucoup de ceux qui la connaissaient. Mais quel que fût le problème qui se posât devant elle, tout de suite elle le résolvait, tout de suite elle adoptait la manière d’agir qui convenait à la situation. Elle affrontait bravement les docteurs et les clercs ; elle animait les soldats comme plus tard Napoléon ; d’après l’exigence du moment, elle parlait et agissait en capitaine, en clerc, ou bien en « grande dame de par le monde. »

Ne pas admettre tout cela, à son sujet, c’est se refuser à reconnaître les faits incontestables de son histoire. Dans une crise des destinées nationales de la France, l’heure est venue, et l’héroïne. Pareillement, dans d’autres crises, sont venus les héros, Cromwell ou Napoléon, et personne ne conteste leur génie, non plus que l’opportunité de leur apparition. Mais, en présence de Jeanne d’Arc, petite fille ignorante de dix-sept ans, notre sa gesse humaine est tentée de vouloir mettre en doute l’heureuse alliance du génie avec l’opportunité, et de se mettre en quête d’explications pouvant atténuer l’incroyable prodige.

Ce « prodige » que des compatriotes de la Pucelle s’efforcent d’ « atténuer, » les contemporains ont été unanimes à le proclamer, sauf à y voir un prodige de sorcellerie, directement inspiré de Satan. Vers le milieu d’avril 1430, une lettre du duc de Bourgogne au Conseil anglais constate que la campagne de l’été précédent a complètement et définitivement changé la situation antérieure. Nombre de villes et de forteresses, naguère soumises aux Anglais, sont à jamais perdues pour eux ; et Paris même ne saurait larder à être reconquis par les troupes françaises. Mais un document bien plus significatif encore est une lettre de Bedford à Henri VI, dont Quicherat n’a connu que des fragmens, et n’a pu apprécier l’extrême importance. Cette lettre, que l’érudit français croyait datée de juillet 1429, a été écrite beaucoup plus tard, en décembre 1433. Le duc Bedford, qui dès 1430 avait insisté sur l’obligation, pour les Anglais, de s’emparer à tout prix de « Jehanne la Pucelle, personnage militaire, et chef principal des armées du Dauphin, » expose maintenant à son roi les résultats déplorables de l’intervention de ce « personnage militaire. » Il en voit l’unique source dans le « grand coup porté aux Anglais devant Orléans, et dû surtout à la panique causée par la Pucelle. » Jusqu’à ce « grand coup » d’Orléans, « toutes choses ont prospéré pour Henri VI. » La Brie, la Champagne, l’Auxerrois, le Nivernais, le Maçonnais, l’Anjou, le Maine, autant de provinces que l’on pouvait croire soumises pour toujours à la couronne anglaise. Mais après la « panique » d’Orléans, poursuit Bedford, « plusieurs de vos grandes cités et villes, telles que Reims, Troyes, Châlons, Laon, Sens, Provins, Senlis, Lagny, Creil, Beauvais, ainsi que la substance des régions de Champagne et de Beauce et une partie de la Picardie, ont cédé aux Français sans résister ni attendre secours. » Dans le royaume entier, les habitans soumis au pouvoir anglais sont « ruinés, » ne pouvant ni cultiver leurs terres et vignobles ni profiter de leurs marchandises. Si bien que Bedford a dû venir exprès en Angleterre, pour supplier son roi de tenter un dernier effort. Que si cet effort tarde à se produire, il faudra « désespérer » de conserver en France aucun sujet anglais ; ce royaume, naguère presque entièrement conquis, se trouve en « opprobre notoire » d’être perdu à jamais.


IV

Quant aux preuves particulières que nous fournit M. Lang, à l’appui de son jugement sur l’importance personnelle du rôle de Jeanne dans ce « merveilleux » résultat historique, il va sans dire que je ne puis songer à les citer ici. Du moins, les pages qu’on vient de lire suffisent à indiquer l’esprit qui anime la nouvelle biographie de la Pucelle. Ce qui constitue proprement le « miracle, » aux yeux de l’historien anglais, c’est l’ensemble de l’aventure de son héroïne, la manière dont elle est parvenue à réaliser l’œuvre nationale qu’elle avait conçue. De ce fait, Jeanne lui apparaît une créature exceptionnelle ; et, après cela, il ne s’inquiète plus de rechercher encore le « miracle » dans le détail de toutes ses actions, non plus qu’il ne consent à échanger sa mission d’historien contre celle d’un « hagiographe, » assidu à se représenter toutes choses sous la catégorie de la sainteté. Avec une modération et une bonne foi absolues, il nous expose, tout au long de son récit, les témoignages négatifs en regard des autres, et jamais ne prend parti, dans les questions controversées, qu’à la condition que l’évidence des faits l’y autorise pleinement.

Certes, la jeune fille dont il nous raconte la vie se montre à nous bien différente de la créature hallucinée, mêlée de sottise et d’hypocrisie, qui, dans l’ouvrage de M. France, « simule l’extase » en prétendant répéter à Charles VII les paroles de ses « voix, » ou bien, conduite à Poitiers tandis, qu’elle s’imagine d’abord qu’on la mène à Orléans, « rappelle l’ignorance et la foi de ces pauvres gens qui, à chaque ville qu’ils voyaient devant eux, pensaient que ce fût Jérusalem. » Mais l’admiration de M. Lang pour l’intelligence et les qualités morales de la paysanne de Domremy ne l’empêche pas de nous la présenter dans une réalité tout humaine, avec sa part naturelle d’ignorance et d’erreur. Parfois nous la voyons se tromper dans l’interprétation des avertissemens de ses « voix, » comme lorsqu’elle apprend qu’elle sera bientôt « délivrée de sa captivité ; » parfois la conscience de son triomphe se traduit en elle par d’amusans accès de vanité enfantine ; et parfois même, aussi, sa faiblesse de femme, en présence de trop cruelles perspectives de souffrance et de mort, la conduit à des reniemens qu’il est impossible à un historien d’effacer tout à fait du récit de sa vie.


Sur ces reniemens de la Pucelle, M. Lang analyse en grand détail tous les témoignages qui nous sont parvenus. Il établit de la façon la plus certaine que, le 24 mai, dans le cimetière Saint-Ouen, la première abjuration de Jeanne ne porta point sur le long « catalogue de crimes » reproduit dans le Procès, mais sur une sentence beaucoup plus courte, « à peine plus longue qu’un Pater noster. » Seul, le fait de l’abjuration est malheureusement incontestable : sa réalité et sa gravité nous sont affirmées par la pauvre fille elle-même, dans son aveu du 28 mai suivant. « Dieu m’a parlé, — reconnaît-elle, — par l’entremise de sainte Catherine et de sainte Marguerite, de la grande pitié de la trahison à laquelle j’ai consenti en faisant cette abjuration et révocation pour sauver ma vie… Mes voix m’ont assuré, depuis lors, que j’avais grandement péché à ce faire… Ce que j’ai dit, je l’ai dit par crainte du feu. »

Mais ensuite, à la veille de sa mort, la condamnée a-t-elle renouvelé, une seconde fois, l’abjuration que ses « voix » lui avaient reprochée ? Le document qui nous l’affirme est daté du 7 juin, huit jours après l’aveu qu’il prétend révéler ; et M. Lang, sans aller jusqu’à y voir une invention calomnieuse des bourreaux de la Pucelle, émet l’hypothèse que celle-ci, avec la finesse subtile dont une foule de ses réponses au procès nous apportent la preuve, aura inventé un moyen de paraître accorder satisfaction aux juges, tout en ne leur concédant rien sur les points essentiels. Son objet, désormais, n’était plus de sauver sa vie, se sachant perdue : elle voulait simplement qu’on lui permît de se confesser avant de mourir, afin de pouvoir aller tout droit à ce « Paradis » où ses Voix lui avaient déclaré qu’elle serait reçue. Imaginer, dans ces conditions, qu’elle ait vraiment consenti à abjurer de nouveau, c’est lui prêter une conduite d’une absurdité trop visible. Et quant au fait incontestable de sa confession, qui, suivant ses détracteurs, suffit à démontrer qu’elle a dû abjurer une fois de plus, est-ce que nous n’aurions pas le droit de penser, plutôt, que Pierre Cauchon et ses acolytes ont été ravis d’autoriser un acte dont eux-mêmes, après la mort de Jeanne, tireraient argument à l’appui du mensonge d’une abjuration ? « Quoi qu’il en soit de tout cela, — conclut l’historien anglais, — il est sûr que le document du 7 juin 1431 ne formera pas un obstacle à la canonisation de la Pucelle, si, par ailleurs, son Eglise la juge digne d’avoir son pur et glorieux nom inscrit sur la liste des saints. »

L’unique trait de son caractère qui, d’après M. Lang, distinguerait Jeanne de ces saints parmi lesquels l’Eglise va l’inscrire serait sa simple, franche, et charmante gaîté, le sourire lumineux que nous voyons flotter sur ses lèvres, depuis ses premiers entretiens avec Jean de Metz jusqu’à ce touchant dialogue avec le docteur Pierre Maurice, le matin de son exécution : « Maître Pierre, devinez où je serai ce soir ! — N’avez-vous pas bonne foi dans le Seigneur ? — Si fait, maître Pierre, et de par Sa Grâce je serai dans son Paradis ! » Mais, en vérité, le biographe anglais me paraît ici avoir étrangement oublié qu’une gaîté toute semblable s’exhale, pour nous, de chaque page de la Légende Dorée et des Fioretti. Le sourire des saints est, peut-être, l’un des attributs les plus communs à toute leur espèce ; et l’on est même frappé de découvrir à quel point la bonne humeur de Jeanne d’Arc est précisément celle que nous rencontrons, par exemple, chez un saint François d’Assise ou un saint Bernardin. Ces âmes profondément innocentes sont poussées par leur amour de Dieu à aimer d’une tendresse particulière la vie et le monde que Dieu a créés : sans compter que leur allégresse est encore une des formes de leur charité, un moyen qu’ils emploient, instinctivement, pour répandre autour d’eux la consolation. Combien les joyeuses chansons de la Pucelle et ses vives reparties, combien la lumière qu’elle dégageait ont dû contribuer à ranimer, dans les cœurs français, ce courage et cette confiance que des années de défaite y avaient amortis ! Par sa gaîté comme par sa compassion, l’humble paysanne lorraine a joué un rôle comparable seulement à celui de quelques êtres exceptionnels, que l’Eglise a promus au rang de ses saints : il est juste qu’à son tour elle les rejoigne, digne sœur des plus beaux et aimables d’entre eux.


V

Resteraient à examiner, au point de vue de l’histoire, les visions, pressentimens, et autres manifestations anormales que nous rapportent les biographes anciens de la Pucelle : M. Lang n’a pas cru pouvoir se dispenser de les signaler, et les pages qu’il y a consacrées abondent en réflexions d’un extrême intérêt. Mais, avant tout, l’écrivain anglais s’attache à nous faire entendre qu’il ne s’agit point là de « miracles, » pouvant servir de preuves à la sainteté de Jeanne, ni influer en aucune façon sur la conception générale de son œuvre ou de son caractère. Des phénomènes analogues à ceux que l’on attribue à la Pucelle ont été signalés dans la vie de maintes personnes, qui, d’ailleurs, lui ressemblaient aussi peu que possible : tandis que le prodige de la beauté de son âme, et celui de l’action politique et militaire qu’elle a exercée, n’ont nul besoin, pour nous émerveiller, de s’accompagner du don de « télépathie » ou de « prémonition. » Mais, cela posé, il est intéressant de savoir si vraiment la jeune fille a possédé ces « dons, » que la science moderne tendrait à regarder comme possibles, chez certaines natures anormales, et résultant de lois biologiques encore peu connues.

On sait que le libre penseur Quicherat, après avoir patiemment compulsé tous les textes relatifs à la vie de Jeanne d’Arc, s’est déclaré contraint à reconnaître, dans cette vie, plusieurs faits en apparence inexplicables, mais d’une authenticité à peu près certaine. Ces faits, suivant lui, « reposent sur des preuves documentaires si solides que nous ne saurions les rejeter sans rejeter le fondement même de l’histoire… Que la science puisse ou non y trouver son compte, les visions de la Pucelle doivent être admises, ainsi que les étranges perceptions spirituelles qui en ont été la conséquence. » Et de ces faits mystérieux Quicherat citait notamment trois exemples : la connaissance accordée à Jeanne du « secret du Roi, » son pressentiment d’une blessure, mais non mortelle, au siège d’Orléans, et sa découverte de l’épée cachée sous l’autel de Fierbois. A quoi il convient d’ajouter que ces deux derniers faits sont loin d’être les plus caractéristiques, parmi les « miracles » enregistrés par les chroniqueurs : on en trouvera maints autres signalés, au cours du récit de M. Lang, qui ne sont ni moins surprenans, ni attestés avec moins de force. A en croire les documens contemporains, Jeanne aurait deviné, pendant son séjour à Vaucouleurs, une nouvelle défaite infligée aux armées royales ; elle aurait prédit, dès le début de sa carrière, les circonstances prochaines de sa capture ; et, même après celle-ci, son pouvoir prophétique lui aurait fait annoncer les événemens qui allaient suivre sa mort. Tout cela, pour M. Lang, peut bien n’être que des légendes, ou plutôt des erreurs de témoins aveuglés par leur enthousiasme ; et il se peut aussi que tous ces faits, ou une partie d’entre eux, soient vrais, nous étant affirmés de telle sorte qu’on ne saurait les rejeter péremptoirement « sans rejeter les fondemens mêmes de l’histoire. » Mais le seul de ces « prodiges » qui ait une réelle importance historique est celui qu’on appelle « le secret du Roi. »

Le témoin principal, ici, est Jeanne elle-même. Sans cesse, durant toute la marche de son Procès, nous l’entendons répéter qu’elle a transmis au Dauphin une « communication secrète » qui lui venait de ses Voix ; et sans cesse, également, avec cette obstination et ce courage tranquilles qui lui sont propres, elle se refuse à rien dévoiler du mystère dont elle atteste, sous serment, la réalité. Pressée de questions, elle recourt à toute sorte d’allégories et de métaphores, s’amuse à jouer sur les paroles des interrogateurs, mais toujours finit par déclarer qu’elle a promis à ses Saintes de ne pas divulguer le « secret du Roi, » aussi longtemps que vivra celui-ci. Encore son témoignage, si digne de foi qu’il doive nous apparaître dans ces circonstances, est-il loin d’être le seul, ni le premier, à nous apprendre l’existence du célèbre « secret. » Voici ce que nous raconte, à ce sujet, le biographe anglais :


Dès le 22 avril 1429, le bruit courait que la Pucelle avait promis de lever le siège d’Orléans et de conduire le Roi à Reims pour y être sacré, en révélant d’autres choses encore « que le Roi gardait strictement secrètes. » Cette information nous est donnée, à la date susdite, par un officier employé au service de Charles de Bourbon ; et c’est là, pour nous, la première allusion contemporaine du « secret du Roi. » Suivant Jeanne, ce secret a été le motif qui a décidé Charles à la prendre au sérieux. Son confesseur Pasquerel rapporte qu’elle lui a avoué le sens général de la communication faite par elle au Roi : « Je vous déclare, de la part de Dieu, que vous êtes le véritable héritier de France et fils du défunt Roi ! » Discours qui, à lui seul et sous cette forme, n’aurait guère suffi à lui valoir la confiance du Dauphin : mais Jeanne a dit à ce dernier quelque chose de plus. Dans une lettre de la fin de juillet, attribuée au poète Alain Chartier, nous lisons : « Quant aux paroles qu’elle a dites au Roi, nul ne les connaît. Mais on a pu constater que le Roi, en les entendant, a été grandement réconforté et encouragé. » Aussi bien une lettre écrite de Bruges à Venise, le 9 juillet 1429, annonçait-elle que « la Pucelle avait révélé au Dauphin un secret, que personne ne pouvait connaître, sauf lui-même et Dieu. » Voilà, évidemment, pourquoi Charles a pris au sérieux cette paysanne travestie, qui lui arrivait de sou village lorrain sans qu’il sût rien d’elle !…

Et pour ce qui est de la nature du « signe » secret apporté au Roi par la Pucelle, je ne crois pas que l’on puisse hésiter à admettre l’opinion, sur ce point, du plus savant et autorisé de ses biographes, Jules Quicherat. Celui-ci accepte comme authentique l’affirmation suivante d’un prélat du temps, Thomas Bazin, évêque de Lisieux : « Le comte de Dunois, qui était très intime avec le Roi, m’a redit les faits d’après l’assurance expresse de son maître. La Pucelle a confirmé l’authenticité de sa mission en révélant à Charles des matières si secrètes et cachées que nul mortel autre que lui n’avait pu en être informé, si ce n’est par révélation divine. » Ce qu’étaient ces « matières, » Dunois ne l’a pas dit à Bazin, et probablement le Roi lui-même ne l’aura pas dit à Dunois : mais plus tard, après la mort de Charles, le secret a fini par venir au jour.

On voit que le mystère s’éclaircit peu à peu. D’abord, nous n’avons pas moins de dix témoignages contemporains affirmant que la Pucelle a communiqué au Dauphin certaines choses secrètes qui ont paru le remplir de confiance et de joie. En second lieu, deux chroniques, qui probablement n’ont reçu leur forme présente que vers 1468, nous révèlent que ce secret avait rapport à quelque chose que le Dauphin lui-même avait fait, « à un vœu qu’il avait prononcé, » à « quelque chose de très important qu’il avait accompli. » Jeanne aussi, dans son procès, est allée un jour jusqu’à avouer que le « signe » se rattachait à « une action » du Dauphin. Un peu plus tard, vers 1420, dans le Mystère du Siège d’Orléans, le roi Charles, avant l’arrivée de Jeanne, fait une prière secrète, et Jeanne, en arrivant, lui rappelle cette même prière. Il ne reste plus qu’à connaître les détails de la prière, qui, pour des motifs trop évidens, ne pouvait pas être rendue publique du vivant de Charles VII : ces détails nous sont donnés dans un livre de Pierre Sala, les Hardiesses des Grands Rois, paru en 1516.

Sala avait été au service de Louis XI, fils de Charles VII, et de Charles VIII. Vers l’an 1480, il s’était lié très intimement avec de Boisy, qui avait été autrefois gentilhomme de la Chambre de Charles VII. À ce Boisy le Roi s’était ouvert de son secret. Au moment le plus critique de sa vie, en 1428, se trouvant seul dans son oratoire, il avait fait une prière mentale, sans « émettre une parole, mais implorant Dieu dans son cœur que, s’il était vraiment l’héritier du royaume, issu du sang de la noble maison de France, il plût à Dieu de le garder et défendre, ou du moins de lui accorder la grâce d’éviter mort ou captivité, et de gagner l’Espagne ou l’Ecosse, dont les rois avaient été, de tout temps, frères d’armes et alliés des rois de France. » Puis, lorsque la Pucelle était venue annoncer sa mission, « elle l’avait confirmée en répétant au Roi la susdite prière. »

Nous possédons plusieurs autres versions anciennes, ne différant de celle-là que sur des détails : mais le récit de Sala s’appuie sur un témoignage autorisé, et Quicherat estime que l’historien est en droit de tenir pour certaine l’authenticité de la révélation. Au reste, Jeanne n’a-t-elle pas dit à ses juges que, avant de quitter Vaucouleurs, ses Voix lui avaient promis un « signe » qui convaincrait le Roi ?

Vallet de Viriville a été forcé de reconnaître, à l’appui de ces faits, un concours de témoignages des plus imposans. Mais comme ces faits, admis pour vrais, impliqueraient chez la Pucelle l’existence de ce que nous appelons des « facultés supernormales, » Vallet de Viriville leur donne une explication « scientifique. » Il suppose que Jeanne peut avoir été guidée par le confesseur du Roi, le vieux Machet. Pour aboutir à cette conclusion, nous devons conjecturer que le Roi a parlé de sa prière à son confesseur, — ce que les témoignages nous disent qu’il n’a point fait, — que Machet a rompu le sceau de la confession, dans son enthousiasme pour une jeune fille inconnue déguisée en page, et que lui et Jeanne ont conspiré à « mystifier » le confiant Dauphin !

M. France, de son côté, observe que l’affirmation par Jeanne de la légitimité de Charles n’aurait pas eu de quoi émouvoir ce dernier. « Sa première idée aurait été que les prêtres avaient endoctriné la jeune fille. » Mais aussi Charles, suivant tous les témoignages, a-t-il été convaincu par la révélation de son secret, et non point par l’assertion de Jeanne. Sa confiance lui est venue à découvrir que la Pucelle se trouvait connaître « ce qui ne pouvait être connu que de lui-même et de Dieu. » Avec Quicherat et Vallet, je reconnais l’excellence des témoignages en faveur des faits : mais l’explication « scientifique » de ces faits ne nous a pas encore été présentée.


Ce qui n’empêche pas M. Lang, comme je l’ai dit, de n’attacher qu’une importance très secondaire à ces épisodes, plus ou moins inexplicables, de la vie de Jeanne d’Arc ; et là-dessus tous les admirateurs de l’héroïque jeune fille s’accorderont avec lui. Le vrai « miracle, » chez Jeanne, c’est son génie, l’intelligence avec laquelle cette enfant s’est rendu compte de sa tâche, et le sublime courage qui lui a permis de l’exécuter. « Cependant, — ajoute le biographe anglais en achevant son récit, — j’incline à penser que Jeanne, d’une façon et jusqu’à un degré difficiles à définir, a été véritablement inspirée. Son haut génie et son noble caractère ont trouvé, à leur service, des pouvoirs qui n’ont de valeur réelle qu’en proportion de l’objet où ils sont employés. Le don qu’elle a eu de voir certaines choses cachées, — à supposer qu’elle l’ait eu, — ce n’est pas lui qui l’aurait aidée dans la grande entreprise de la délivrance de son pays, sans le génie et le caractère qui étaient en elle. Une autre fille aurait pu entendre les mêmes voix, offrant les mêmes conseils : mais aucune autre n’aurait déployé l’énergie indomptable que celle-là nous a montrée, sa force d’encouragement, l’exquise douceur de son âme, ni sa merveilleuse et triomphante ténacité de vouloir. »


T. DE WYZEWA.


NOTE. — A propos de ma dernière chronique sur l’Immortelle Bien-Aimée de Beethoven, des descendans de la plus jeune sœur de Thérèse Brunsvick, la comtesse Teléky, ont affirmé n’avoir jamais entendu parler, dans leur famille, des fiançailles de leur arrière-grand’tante avec Beethoven. Il m’est naturellement impossible de leur répondre en mon propre nom, puisque je n’ai fait qu’analyser l’ouvrage allemand dont j’avais inscrit le titre en tête de ma chronique. Mais voici un passage de ce livre qui expliquera l’obligation où je me suis trouvé de considérer comme définitivement résolu le problème du nom de l’ « immortelle bien-aimée : »


Enfin, — écrit Mme La Mara, — après l’éclaircissement du mystère par l’article paru dans la livraison de janvier 1908 de la Neue Rundschau, les plus proches parentes de Thérèse Brunsvick se sont décidées, elles aussi, à ouvrir leurs lèvres, longtemps fermées. De l’arrière-petite-nièce de Thérèse, Mme la chanoinesse Isabelle comtesse Deym, et de sa sœur, femme du docteur Melichar, à Prague, j’ai reçu l’affirmation, d’une importance et d’un poids infinis, que c’était bien, en effet, la comtesse Thérèse Brunsvick qui avait été l’ « immortelle bien-aimée » de Beethoven.

En m’adressant d’abord à la comtesse Marie Brunsvick, j’avais frappé à la mauvaise porte. Le frère de Thérèse, François, qui naguère avait vécu avec sa sœur dans une familiarité très intime, s’était ensuite de plus en plus éloigné d’elle, depuis son mariage, ainsi que cela ressort des Mémoires qu’on va lire. Que pouvaient savoir ses enfans de la tragédie muette qui, autrefois, s’était déroulée dans la jeunesse de leur tante, puisque, aussi bien, les enfans de la plus jeune sœur de Thérèse, la comtesse Teleky, l’avaient eux-mêmes toujours ignorée ? Mais cette tragédie n’a pas pu rester cachée à la sœur préférée et fidèle confidente de Thérèse, la comtesse Joséphine Deym, avec qui, et avec les enfans de laquelle l’amie de Beethoven n’a point cessé d’être liée de l’affection la plus étroite ; et c’est par cette sœur chérie et par ses enfans que le secret s’est transmis jusqu’à nos jours.


J’ajouterai que la sonate Appassionnata, dont je parlais l’autre jour, n’est pas la seule œuvre pour piano dédiée par Beethoven au violoncelliste François Brunsvick, frère de Thérèse. C’est encore à lui qu’est dédiée la grande Fantaisie en sol mineur, op. 77, dont l’allure saccadée et la merveilleuse ardeur pathétique rappellent singulièrement le ton et le contenu de la lettre à l’immortelle bien-aimée. N’y a-t-il pas, en tout cas, quelque chose d’étrange dans cette habitude, que semble avoir eue Beethoven durant les années de son intimité avec Thérèse, d’inscrire le nom du frère de celle-ci, — bon violoncelliste, mais nullement pianiste, — sur les plus libres, passionnées et personnelles de ses compositions pour le piano, véritables confidences des sentimens les plus profonds de son cœur ?


T. W.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1908, la Jeanne d’Arc de M. Anatole France, par M. René Doumic.
  2. Voyez notamment la Revue des 15 décembre 1901, 15 novembre 1903, et 15 décembre 1904.
  3. Enquête pour laquelle, d’après M. France, on aurait « choisi des moines mendians. » Mais le texte ancien dit seulement qu’on a envoyé des « gens ; » et ce n’est que deux ans plus tard, en vue du procès de Rouen, qu’on a envoyé à Domremy des « frères mineurs, » afin de recueillir des témoignages contre la Pucelle ! (Procès, vol. II, p. 397.)
  4. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 1er mars 1898, l’intéressant article du général Dragomirof sur les Étapes de Jeanne d’Arc.