Revues étrangères - Une Amie du Grand Frédéric - Barberina Campanini

Revues étrangères - Une Amie du Grand Frédéric - Barberina Campanini
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE AMIE DU GRAND FRÉDÉRIC : BARBERINA CAMPANINI


Barberina Campanini, eine Geliebte Friedrichs des Grossen, par Jean-Jacques Olivier et Willy Norbert, 1 vol. in-8, illustré, Berlin, 1910.


Les visiteurs de la célèbre Exposition d’art français inaugurée, l’autre semaine, à Berlin ont dû voir là, j’imagine, quelques-uns des nombreux portraits de la Barberina exécutés jadis, pour le Grand Frédéric, par Antoine Pesne. Mais, avec son désir de flatter la passion de son maître royal pour la ballerine, l’honnête artisan rouennais s’est toujours cru tenu de représenter celle-ci suivant le goût « poétique » de Watteau, ou tout au moins de Lancret, au lieu d’appliquer à ce brillant modèle sa propre manière habituelle de traiter le portrait, qui était une manière un peu lourde et bourgeoise, à coup sûr, mais encore tout imprégnée des solides traditions françaises du siècle précédent : de telle sorte que ni son Concert et sa Danse en plein air, ni sa Galatée, ni même ses deux portraits de Barberina avec un tambourin ne nous permettent de saisir les traits et l’expression authentiques de la jeune femme, sous l’effort trop évident de l’auteur à rappeler les Fêtes galantes de l’inimitable peintre-poète de Valenciennes, comme aussi la piquante Camargo du plus adroit de ses successeurs. Heureusement, nous possédons de la Barberina, parmi la foule des portraits peints ou gravés aux divers momens de sa longue carrière, deux autres images caractéristiques, aussi différentes que possible par leur mérite d’art et par l’intérêt pittoresque de leurs sujets, mais qui, si l’on essayait de les juxtaposer, suffiraient presque à nous dévoiler toute la vie intérieure de l’une des plus illustres « beautés » du XVIIIe siècle.

La première de ces images est un pastel du musée de Dresde, peint par Rosalba Carriera aux environs de 1743. Nous y voyons Barberina telle qu’elle était à vingt ans, toute rayonnante de grâce, d’élégance, et de verve spirituelle, avec deux grands yeux noirs d’un éclat merveilleux, et, sur d’exquises lèvres rouges délicatement entrecloses, un étrange sourire mêlé de, volupté sensuelle et de douceur ingénue qui, aujourd’hui encore, auraient de quoi nous ensorceler comme ils ont fait de plusieurs générations de jeunes cavaliers et de vieux traitans, à Paris, à Londres, à Venise, à Berlin, dans tous les lieux de l’Europe où il a plu à la ballerine de transporter l’attrait tout-puissant de sa fraîche, légère, et subtile beauté. Peut-être n’y a-t-il pas, dans tout ce magnifique musée, un second portrait de femme aussi séduisant ; et certes, si le talent de la Rosalba a été rarement mieux inspiré que le jour où elle a exécuté cette image vivante, l’immortel pouvoir de séduction que conserve celle-ci, à travers les siècles, doit cependant tenir surtout à la personne du modèle. Irrésistiblement, nous découvrons ici une réunion sans pareille de toutes les qualités de corps et d’esprit qui nous rendent désirable la faveur d’une belle jeune femme n’ayant d’autre objet que de solliciter notre amour. Le regard, à lui seul, a pour nous le charme d’une caresse : un regard très profond, avec une pointe de malice discrète, et qui semble aussitôt nous envelopper de sa chaude lumière, tandis que l’harmonieuse inclinaison de la tête, l’abandon naturel et savant de la pose nous laissant entrevoir les contours savoureux de la gorge, en un mot tout l’ensemble de la figure atteste une maîtrise exceptionnelle dans l’art de captiver et de retenir notre faible cœur. Nous devinons que cette créature délicieuse ne cesse pas de jouer un rôle, aussi bien en tâchant à nous conquérir qu’en incarnant les personnages des ballets qu’on écrit pour elle ; son regard ne nous donne rien, en échange de ce qu’il prend de nous-mêmes ; et il ne faudrait à son sourire que l’addition d’une nuance à peine perceptible pour transformer sa tendre douceur en un mépris sans ombre de pitié : mais nous sommes ainsi faits que nous nous forçons à ignorer tout cela, — à moins pourtant que, ne l’ignorant pas, nous n’en soyons que plus vivement tentés de réussir à briser les portes de ce jeune cœur, l’un des plus fermés qu’il y ait eu jamais !

C’est là un sentiment que ne suggérera, sans doute, à nul spectateur l’autre portrait de la Barberina : mais il est certain que cette seconde image complète, ou rectifie, à souhait la signification de la première, en même temps qu’elle achève de nous renseigner sur l’aboutissement des tendances, de toute sorte, intellectuelles et morales que nous a révélées le chef-d’œuvre de la Rosalba. Le portrait en question se trouve suspendu, désormais, au mur d’un coquet petit « boudoir, » dans ce château silésien de Barchau dont la Barberina a fait, en 1789, une manière de couvent de chanoinesses nobles, à la condition d’en rester la révérende mère abbesse aussi longtemps qu’elle vivrait. Le peintre, un consciencieux Allemand nommé Antoine Bauswein, était fort éloigné de posséder la science, ni l’agrément poétique, de la Rosalba : mais, ici encore, le modèle n’a rien négligé pour permettre à l’artiste de nous le montrer sous son aspect le plus favorable. Hélas ! ni la sobre distinction de la robe blanche et du voile imposant de l’abbesse, ni la dignité, éminemment aristocratique, de son maintien n’empêchent cette fidèle image de produire sur nous un véritable effet d’épouvante, résultant tout entier du spectacle de ce que sont devenues, au bout de quarante ans, les qualités qui nous avaient ravis dans le pastel de Dresde.

Le visage, en somme, est demeuré le même, avec les mêmes grands yeux illuminant un ovale arrondi, sous une masse de cheveux que la vieillesse, dirait-on, n’a fait que rendre plus noirs et plus abondans. Il est vrai que le sourire, lui, a décidément disparu ; et probablement l’ex-Barberina, qui s’appelle à présent la comtesse Campanini, — avec un singulier blason où figurent des clochettes, des couronnes de laurier, un cheval, et trois grues tenant un ruban dans leur patte levée, — se flatte d’avoir sacrifié à sa dignité nouvelle ce charmant emblème de sa profession d’autrefois : mais, en réalité, nous sentons que des traits comme ceux-là ne pourraient plus, dorénavant, s’animer d’un sourire, tant leur expression nous semble fixée dans une rigidité acariâtre et méchante. Impossible de concevoir une mère d’actrice ou une marchande à la toilette dont la physionomie trahisse un mélange plus affreux d’égoïsme, de rapacité au gain, de dureté implacable, et de mauvaise humeur. Il n’y a pas jusqu’à l’unique vertu que reconnaissent à Barberina ses récens biographes, à savoir « sa crainte et sa haine des prêtres, » qui ne se Use aussi sur cette face d’ancienne fille galante, déguisée en comtesse ; et je ne puis me défendre de songer que, peut-être, un peu de sympathique confiance pour les « prêtres » serait seule parvenue à adoucir, d’un léger reflet d’expansion féminine, ce regard immobile et terrible de la Barberina après fortune faite.

Oui, vraiment, il nous suffirait de ces deux images, placées l’une à côté de l’autre, pour nous raconter l’existence tout entière de la fameuse « étoile » des Opéras de Paris et de Berlin : l’une nous disant tout ensemble sa grâce, son esprit, son incomparable génie de fascination, pendant que l’autre nous découvrirait l’emploi qu’elle a pu et dû faire de ces dons naturels. Et pourtant les précieux documens biographiques recueillis, à son sujet, par MM. J.-J. Olivier et Willy Norbert tendraient à nous suggérer que cette enchanteresse au cœur glacé aurait été sur le point d’avoir, dans sa vie, un petit roman amoureux, si une hypothèse aussi incroyable ne nous était pas formellement contredite, à la fois, par le témoignage des deux portraits qu’on a vus et par la conclusion documentaire de l’aventure elle-même. Voici d’ailleurs, en quelques mots, de quoi il s’agit.

La Barberina était à Paris, au mois de septembre de l’année 1743, lorsqu’elle reçut, presque simultanément, deux visites qui allaient exercer une influence décisive sur sa destinée. La première était celle de l’ambassadeur à Paris de Frédéric le Grand, M. de Chambrier, qui venait engager la ballerine, pour le prochain carnaval, « au service » de Sa Majesté prussienne. Et à peine la jeune femme avait-elle signé cet engagement, qu’un beau jeune homme écossais, lord Stuart de Mackenzie, vint lui déclarer qu’il l’aimait, qu’il était très riche, et qu’il désirait l’épouser. Barberina, comme son histoire l’a suffisamment prouvé par la suite, avait toujours rêvé de devenir grande dame ; mais, en outre, il ne serait pas tout à fait impossible que la charmante figure du lord, l’élan naïf et passionné de son adoration, eussent touché une corde secrète dans cette âme que personne, avant ni après, ne devait plus émouvoir. Toujours est-il que, pour échapper à la perspective, désormais odieuse, du séjour à Berlin, Barberina s’enfuit avec son ami dans sa ville natale, à Venise, d’où elle déclara que son engagement avec le roi de Prusse était de nulle valeur, n’étant signé que d’elle seule, tandis qu’elle affirmait effrontément avoir été épousée par lord Stuart dès avant cette date. Mais Frédéric n’était pas homme à se laisser traiter de cette façon. Il avait entendu célébrer le charme et l’intelligence de la jeune ballerine, et je ne doute pas que, tout de suite, il ait résolu d’en profiter pour son propre plaisir, en même temps qu’il offrirait à ses sujets le spectacle charmant d’un art qui avait émerveillé déjà les plus fins connaisseurs de Paris et de Londres. Aussi exigea-t-il, du Sénat de Venise, livraison immédiate de la Barberina : un véritable conflit diplomatique prit naissance, au sujet de cette danseuse, et peu s’en fallut même qu’il ne finît par amener les complications les plus imprévues. Devant la résistance du Sénat de Venise, qui hésitait à autoriser, sur son territoire, l’enlèvement d’une de ses sujettes, Frédéric fit arrêter l’ambassadeur vénitien à Londres, pendant que celui-ci traversait l’Allemagne, au cours d’un voyage. Il alla plus loin encore : et ce ne fut qu’en présence de menaces formelles que le Sénat, effrayé, se résigna enfin à lui livrer sa proie. « J’ordonne, écrivait le roi de Prusse à son ambassadeur, que le Sénat de Venise fasse conduire cette fille jusqu’à Vienne, sous la garde d’une compagnie pleinement responsable, afin qu’on puisse, de là, me l’expédier à Berlin par la Silésie, en prenant les précautions les plus extrêmes pour s’assurer de sa possession. »

Le récit de cette « expédition » de la jeune femme nous est raconté tout au long par des documens officiels, dont quelques-uns achèvent de nous montrer avec quelle rigueur brutale, et dénuée de tout vain scrupule de galanterie, le roi de Prusse procédait à la satisfaction de son caprice amoureux, tandis que d’autres nous laissent deviner des épisodes romanesques qui évoquent le cher souvenir des aventures de Manon Lescaut. C’est ainsi que, malgré tout l’appareil de « précautions » exigées par Frédéric, et spécifiées encore par lui en sept articles d’un programme qu’il adressait à son représentant, celui-ci, parvenu avec sa précieuse charge à l’étape de Goritz, eut la triste surprise de découvrir que lord Stuart, déguisé et caché sous un faux nom, faisait partie de la suite du convoi ! Plus tard, le même agent s’aperçut que le lord, contraint par force à s’éloigner de sa bien-aimée, avait installé auprès d’elle son valet de chambre ! « Ma danseuse a été malade, plusieurs jours, d’amour et de chagrin, » écrivait à Frédéric le zélé gardien de la prisonnière.

Quant au jeune lord Stuart, il se trouvait plongé dans un désespoir si touchant que l’ambassadeur du roi de Prusse à Vienne n’avait pu s’empêcher de le prendre en pitié. Ce diplomate avait écrit à son maître une humble et généreuse supplique, où il faisait appel à sa « miséricorde, » et le conjurait d’autoriser le gentilhomme écossais à payer lui-même tous les frais de l’engagement d’une autre « étoile, » en remplacement de sa chère fiancée. De son côté, lord Stuart envoyait à Frédéric une longue lettre d’une éloquence pathétique, se jetant aux genoux du Roi pour l’implorer de consentir seulement à ce qu’il pût revoir l’amie et fiancée sans laquelle la vie lui était impossible. Pour toute réponse, Frédéric lui intima l’ordre d’avoir à quitter aussitôt Berlin, où le malheureux était accouru, et, sous peine de prison, de s’embarquer sur le premier navire qui pourrait le ramener en Angleterre. « Le malheureux, » c’est lord Stuart Mackenzie lui-même qui signait ainsi les deux lettres écrites par lui à Barberina de Hambourg, où il attendait son départ ; et l’une de ces deux lettres, la seconde, est en vérité si curieuse que je ne puis renoncer au plaisir de la transcrire ici tout entière, — telle que les nouveaux biographes de la Barberina l’ont retrouvée, soigneusement classée avec une nombreuse-série d’autres lettres ultérieures du « malheureux » des Grieux écossais, parmi les papiers de la révérende abbesse de Barchau :


Ma femme éternellement adorée, ma chère, douce Molly, en quels termes pourrais-je te dépeindre ma douleur, lorsqu’il m’a fallu me séparer de toi d’une façon si affreuse ! Je sais bien que toi aussi, mon âme, tu auras beaucoup souffert, en revenant du théâtre et en apprenant que j’étais parti : mais toi, du moins, tu n’étais pas seule comme moi, qui n’ai personne qui puisse me consoler !

Je t’ai écrit une petite lettre où je te faisais part de la réponse de Sa Majesté ; mais je n’ai pas osé tout te dire, n’étant point sûr que la lettre le parvienne. Cette fois, je puis te parler librement ; car mon domestique, qui retourne à Berlin, te remettra ce papier en personne.

Faudra-t-il donc, désormais, que je sois séparé pour toujours de ce que j’ai de plus cher en ce monde ? Ou bien n’est-ce là qu’un rêve ? Hélas ! ce n’est que trop vrai ! Combien de souffrance accable ton malheureux mari ! Mon cœur se brise, je ne puis plus continuer : que ne donnerais-je pas pour être en état de te revoir, ne fût-ce qu’un petit quart d’heure. Oh ! Babby, j’ai peur que nous soyons séparés à jamais ! Toute ma consolation est ta chère image, que je ne cesse point de baiser, et puis ton souvenir, qui est plus pour moi que mon propre bonheur.

Lorsque je suis sorti, après le dîner, nous n’avons point pensé que nous ne devions plus nous revoir. O Dieu, où suis-je ? Fallait-il que la destinée nous apportât encore ce nouveau coup, après tout ce que nous avions déjà eu à souffrir ? O my dear babby, pense à tout ce que je t’ai dit, et aux conseils que je t’ai donnés !

Ici, à Hambourg, j’attends le bateau qui va m’emmener en Angleterre. Une longue traversée, plus de cinq cent milles anglaises, et Dieu sait quand nous arriverons, car il se trouve précisément que le vent est contraire. J’aurai à prendre une barque pour rejoindre le vaisseau, qui est amarré très loin d’ici. Pense à moi, lorsque tu entendras mugir le vent : peut-être t’apportera-t-il mes derniers saluts ! Pour moi, ma chère idole, la mort ne serait d’ailleurs que trop bienvenue !…

Je t’ai promis, mon amour, de t’envoyer, avant mon départ, une lettre avec des conseils. Mais je suis si malade, à force de chagrin, que cette lettre ne me viendra pas comme j’aurais voulu. Aussi bien n’ai-je pas besoin de te dire que tu dois te garder soigneusement de toutes les flatteries et promesses que l’on ne manquera pas de te faire ! Ces gens-là ont déjà montré toute leur fausseté, lorsqu’ils m’ont chassé d’auprès de toi. A présent, ils vont essayer de te retenir pour toujours : donc, fais en sorte de ne pas céder ! Et aie soin de vivre de telle manière que l’on ne puisse rien rapporter de mauvais contre toi ! Ne prends jamais tes repas en dehors de la maison, et ne reste jamais seule avec un homme, même pour un instant ! Ne reçois pas trop souvent le même homme ; sans quoi l’on dira qu’il est ton amant ! Et si tu t’aperçois que tu trouves du plaisir dans la compagnie de qui que ce soit, arrange-toi pour ne jamais le revoir ! Car si tu faisais autrement, tu serais ingrate à l’égard de celui qui t’a assez prouvé son amour infini.

Ne touche personne, et ne te laisse toucher par personne : tu sais ce que je t’ai déjà dit là-dessus ! Profite de toutes les occasions pour témoigner combien de peine ils t’ont fait en m’arrachant de tes bras chéris ! Ne te fie à personne, en dehors de mon ami, que tu apprendras sans doute à connaître ! Si tu es malade, ne permets à personne d’approcher de ton lit ! Tu as fait cela auparavant : mais, au nom de notre amour, ne le fais plus…

Mais, en vérité, je ne crains nullement que nous puissions nous oublier l’un l’autre ! Trop de liens intimes nous unissent, que ni l’éloignement ni le malheur ne sauraient déchirer. Ces liens sont plus forts qu’un mariage authentique : car ils sont lissés d’amour, d’amitié, et d’honneur. Nous sommes allés trop loin pour pouvoir jamais être entièrement séparés… Lorsque ces gens m’ont éloigné de toi, ils ont cru que bientôt nous ne penserions plus l’un à l’autre ; mais nous allons persister fermement dans notre amour ! C’est l’unique moyen de vaincre toutes les difficultés qui s’opposent à notre bonheur.

J’oubliais de te dire encore que les lettres d’amour qu’on t’écrira, il faudra qu’aussitôt tu les refermes, et les renvoies sans réponse. Crois-moi, si tu avais toujours agi ainsi, personne n’aurait pu trouver à redire sur ton compte, comme tu sais qu’on l’a fait, — bien injustement, il est vrai !

Tu vas trouver tout cela un peu confus, ce que je te dis : mais songe à la situation où je suis ! Je crois que tu es bien convaincue de ma fidélité envers toi : il faut que tu le sois, ma bien-aimée, et puis que tu comptes fortement sur ma constance. Que si j’y manquais, alors tu devrais me haïr ; ce serait la plus grande malédiction qui pourrait m’arriver !…

O, my lovely woman, ne m’oublie jamais, car tu n’appartiens qu’à moi seul ! Et, chaque jour, depuis onze heures jusqu’à midi, pense à moi très fort : ainsi nos âmes se rencontreront, car je ne pense qu’à toi, ne vois que toi sur la terre ! Oh ! suis mon conseil, et, chaque soir, demande-toi si tu as commis quelque faute ! et ne te laisse pas voir aussi souvent avec des hommes, car, en ce cas, on dira que tu ne songes plus à moi !…

Ah ! quelle pensée, quelle perspective, d’être si loin de ma femme chérie ! Bientôt la vaste mer s’étendra entre nous. O Dieu ! faut-il donc que je souffre à ce point ? Oui, il le faut, pour que je n’abandonne pas ce qu’il y a pour moi de plus cher ! Je supporterai tout ce qui pourra arriver : mais toi, de ton côté, sois aussi ferme et constante que moi ! O mon âme, pense à moi et à tout ce que je t’ai dit ! Brûle cette lettre, ne permets pas que personne la voie : mais, auparavant, note par écrit tous les conseils que je t’ai donnés ! Et maintenant adieu, my dearest, dearest wife ! Je suis à toi, sois à moi pour toujours ! Adieu, âme de mon âme, vie de ma vie, my dearest babby, farewell !

LE MALHEUREUX.

Je connais peu de lettres d’amour plus touchantes que celle-là, dans sa naïveté. Quelle âme délicieuse s’y traduit à nous, avec sa confiance d’enfant, et cette douceur jusque dans le reproche, et ce dernier avis, après tous les autres, de « noter par écrit » des conseils tels que celui de « ne plus revoir quiconque t’aura causé un peu de plaisir ! » Mais le plus navrant est de songer que, au moment même où Barberina a reçu cette lettre, la bien-aimée « Babby, » sans doute, était déjà devenue la maîtresse du vieux roi qui l’avait séparée de son fiancé !


Sur les relations de Frédéric avec la danseuse, les deux biographes de celle-ci n’ont, malheureusement, que très peu de choses à nous révéler. Le 14 mai 1744, les Nouvelles de Berlin nous apprennent que, la veille, Sa Majesté est venue tout exprès de Potsdam « pour se rendre à la Comédie-Française, où la célèbre ballerine récemment arrivée d’Italie, Mlle Barbarini, a fait voir son habileté dans la danse. » Et nous possédons, en outre, deux billets autographes du Roi, dont l’un, tout d’affaires, se termine par les mots : « Adieu, charmante Barberina, jusqu’au prochain souper ! » tandis que l’autre, plus court, du 8 juillet 1744, est d’allures plus intimes : « J’ai reçu la lettre que vous m’avez écrite ; et, comme je désirerais moi-même causer avec vous, vous pourrez venir demain à Charlottenbourg, où j’aurai infiniment de plaisir à vous voir. »

Mais tout porte à supposer que, du moins pendant quelques mois, Frédéric s’est épris, pour sa belle et spirituelle maîtresse, de l’unique passion un peu vive qu’il ait éprouvée durant tout son règne, Voltaire, qui nous parle de cette passion, prétend que « le Roi n’a aimé la ballerine que parce qu’elle avait les jambes d’un homme. » En tout cas, il a dû l’aimer bien profondément, à en juger par l’incroyable façon dont il s’est départi, à son égard, de sa parcimonie habituelle envers toutes les personnes chargées de le divertir. Non seulement il lui écrivait, dans sa lettre où il l’appelait sa « charmante Barberine, » qu’il avait donné l’ordre à son intendant « de ne l’importuner en aucune manière, » quant à ses obligations professionnelles, et la laissait libre de « danser ou non, » lorsque les comédies ne comportaient point de ballet : dans un élan prodigieux de générosité, quelques jours après l’avoir connue, il lui envoyait à signer un engagement de trois années, en l’invitant à y inscrire, elle-même, le montant de la pension annuelle qu’elle aurait à toucher ! Et puis il y a aussi tous ces portraits qu’il commandait à son peintre Antoine Pesne, des portraits de toutes les dimensions et de tous les genres, plus nombreux, peut-être, que ceux que son royal frère Louis XV allait faire exécuter de ses deux célèbres maîtresses. Évidemment, l’exquise Vénitienne avait réussi à rallumer dans son cœur des sentimens que l’on y pouvait croire à jamais éteints ; et quand Voltaire nous affirme qu’il n’aimait sa « charmante Barbarina » qu’à cause de ses jambes, nous avons, pour le démentir, le témoignage du portrait de Dresde, proclamant que tout l’art chorégraphique de la jeune femme n’était rien en comparaison de son doux sourire, de l’étrange volupté amoureuse qui s’exhalait d’elle, et de tout ce qu’elle y mêlait d’intelligence éveillée et sagace. Sans cesse on la voyait partir de son hôtel somptueux de la Behrenstrasse pour aller s’installer à l’Aigle-Rouge de Potsdam, tout proche le château, en attendant l’heure du souper royal. Et si, peut-être, la première flamme de l’amour de Frédéric n’a point tardé à se tempérer, cet amour lui-même a duré si longtemps que, trois ans après l’installation de la jeune femme à Berlin, son glorieux amant daignait encore augmenter la pension, déjà relativement énorme, qu’elle-même, naguère, s’était allouée.

Mais un jour est venu, aux environs de 1748, où cette passion du Roi pour la ballerine s’est brusquement, changée en haine méprisante. Frédéric s’est aperçu soudain qu’il avait un rival, et non pas à coup sûr le pauvre lord écossais, — qui cependant, avec une fidélité merveilleuse, continuait à adorer sa « Babby, » et à l’attendre, du fond de son château, — mais un jeune gentilhomme prussien, le baron Charles-Louis de Coccei, fils du grand-chancelier du royaume de Prusse ! Ce jeune homme, qui depuis longtemps conjurait Barberina d’accepter sa main et son titre, ne s’était-il pas avisé, une nuit, de sauter par-dessus la rampe de l’Opéra de Berlin, et de s’agenouiller publiquement, sur la scène, aux pieds de la femme adorée ? Sans compter que Barberina elle-même, toujours hantée de son vieux rêve de devenir une grande dame, avait laissé entendre que le projet d’un mariage avec le baron Coccei ne lui déplairait point. Il faut voir de quel ton Frédéric, désormais, allait parler de son ancienne maîtresse ! Il l’avait, sur-le-champ, congédiée de son théâtre et chassée de Berlin ; mais « la perfide et venimeuse créature, » comme il l’appelait maintenant, s’était hâtée de retourner dans la capitale prussienne, pour y annoncer sa prochaine union avec Coccei. Sur quoi, Frédéric d’écrire à l’un de ses ministres : « Vous n’ignorez pas que, après que la trop fameuse Barbarina a eu l’effronterie de se montrer de nouveau à Berlin, le fils aîné du grand-chancelier de Coccei s’est, une fois de plus, oublié à ce point que non seulement il entretient les rapports les plus ouverts avec la susdite Barbarina, mais aurait encore l’intention de se marier avec elle. Or, j’entends signifier à ce jeune homme aussi bien qu’à la Barbarina que jamais je ne consentirai à l’accomplissement de ce mariage ; et j’ai fait insinuer, de plus, à la créature que, s’étant rendue tout à fait indigne de ma protection par sa conduite, elle ferait bien de quitter pour toujours Berlin et tout mon royaume. » Puis, devant la persistance de Coccei, ordre est donné de s’emparer de celui-ci, et de le mettre en prison, où il allait rester enfermé pendant près de deux ans.


Que se passa-t-il entre Frédéric et son infidèle maîtresse, pendant cette longue absence forcée du jeune Coccei ? Le Roi eut-il l’occasion de revoir Barberina, et de faire sa paix avec elle autour de la table d’un dernier souper ? Ou bien se rappela-t-il les quatre années de nouvelle jeunesse qu’elle lui avait procurées, ou peut-être encore, simplement, eut-il peur de la nuance de ridicule que pouvait jeter sur lui une manifestation trop prolongée de sa rancune d’amoureux délaissé ? Toujours est-il que sa conduite ultérieure, dans cette affaire, ne saurait s’expliquer sans l’hypothèse d’un étrange et complet revirement moral accompli chez ce prince qui, naguère, au moment où la ballerine refusait de venir à Berlin, avait assez montré l’invincible ténacité de ses résolutions. Car aussitôt que le jeune Coccei, enfin remis en liberté, reparut à Berlin en compagnie de Barberina et lit savoir publiquement qu’elle était désormais sa femme légitime, ce fut en vain que parens et amis du jeune homme s’ingénièrent à obtenir du Roi, non seulement la cassation du mariage, mais jusqu’au moindre signe de désapprobation. « Je suis d’avis, écrivait Frédéric, le 20 novembre 1751, que, pour ce qui concerne le mariage de la nommée Barberini avec le Coccei, il convient de laisser la chose au repos, maintenant qu’elle s’est produite et ne pourrait plus être redressée sans de nombreux inconvéniens. » — Le Roi disait : redressiret et inconvenientzen, avec sa singulière habitude de n’employer qu’un allemand où la moitié des mots étaient, ainsi, des termes français revêtus d’un léger accoutrement tudesque. — Il exigeait seulement qu’on essayât de découvrir, afin d’avoir là une occasion de sévir contre lui, le prêtre catholique qui avait célébré ce mariage secret. En réponse à un appel pathétique de son grand chancelier, qui lui citait un passage d’une de ses propres lettres qualifiant la Barberina de « personne sans aveu, » et se plaignait de l’ennui que lui causait à présent la vue d’un fils aussi déshonoré par son union avec cette « créature de boue, » il décidait spirituellement d’épargner au malheureux père le chagrin de cette vue en nommant le fils « vice-président » de la province silésienne de Glogau, c’est-à-dire en accordant au mari de la Barberina le plus bel avancement que le jeune fonctionnaire aurait pu espérer.

Il ne semble pas, toutefois, que cet avancement ait été au goût de la nouvelle baronne, qui avait bien compté pouvoir étaler son titre dans les salons de l’aristocratie berlinoise. Mais le plus triste est que le baron Coccei, à peine marié, découvrait que sa femme et lui étaient les moins faits du monde pour la vie commune : si bien que le ménage « vice-présidentiel » s’est trouvé, tout de suite, condamné à un sort des plus misérables. Bientôt même Barberina, avec l’humeur acariâtre que nous révèle trop éloquemment son portrait de Barchau, a dû faire payer très cher au pauvre baron la faute qu’il avait commise en s’unissant à elle : de là des scènes, probablement entremêlées de fréquens échanges de coups. Encore Coccei se consolait-il de ses déboires conjugaux dans la société d’une aimable jeune veuve, qui avait eu pitié de son infortune : mais sa femme, prématurément vieillie par les chagrins et l’exaspération, se minait dans un abandon de jour en jour plus pénible, et ne rêvait plus qu’aux moyens d’être délivrée de son baron, tout en continuant à rester baronne ; car il va sans dire que les plus cruelles épreuves lui miraient été préférables à la perte de l’unique objet qu’elle eût jamais convoité.

Ou plutôt il y avait un autre objet qu’elle avait également apprécié et recherché, depuis l’enfance, et qu’elle n’entendait point sacrifier maintenant, fût-ce pour prix de sa liberté. De tout temps, elle avait aimé l’argent, et soigneusement conservé la plus grosse partie des sommes que son art ou sa beauté lui avait values. Tout porte à croire qu’elle se serait séparée beaucoup plus vite de son mari, sans la perspective intolérable d’avoir à partager sa fortune avec lui : et, en effet, nous voyons que la séparation de ce couple mal assorti n’a pu enfin se produire que lorsque le baron eut solennellement consenti à s’abstenir de toute prétention sur l’argent de sa femme. C’est alors seulement que Barberina a bien voulu quitter le vaste et morne château de Glogau, laissant désormais Coccei se distraire à son aise avec sa jeune veuve, qu’il devait épouser dès le lendemain de son divorce, en 1789. Quant à la première baronne Coccei, celle-là s’est retirée sur-le-champ dans ce château de Barchau, voisin de Glogau, qu’elle avait acheté en 1759, et qu’elle allait habiter jusqu’à la fin de sa longue vie. Et quand enfin, après plus de vingt ans, à la requête du mari, la séparation des deux époux a été commuée en divorce, Barberina a dû subir encore l’angoisse suprême de songer qu’une autre femme serait, depuis lors, admise à porter son nom et son titre, en concurrence avec elle.

Aussi ne vécut-elle, dès ce jour, que du désir de se délivrer du nom sans renoncer au titre : déployant au service de cette ambition nouvelle l’admirable génie d’intelligence pratique et d’obstination qui, jadis, lui avait permis de devenir baronne sous les yeux et au nez de son royal amant. Une série de lettres, publiées par ses biographes, nous initient à toutes les phases de cet autre roman, bien différent de l’ancienne aventure amoureuse avec le lord écossais. En 1789, après diverses tentatives infructueuses, la châtelaine de Barchau s’avise d’offrir au roi de Prusse, — qui est à présent Frédéric-Guillaume, — la donation perpétuelle de son château et de tous ses biens, à la condition d’être nommée supérieure d’un « institut de demoiselles nobles, » qui sera créé à Barchau, et moyennant, pour elle, l’autorisation de troquer sa baronnie contre une couronne de comtesse. Et le Roi finit par consentir à la proposition ; et Barberina obtient de s’appeler, à l’avenir, la comtesse Campanini, avec l’étrange blason qu’on a vu ; et elle-même rédige la règle de l’institut qu’elle va gouverner de sa forte main, une règle infiniment austère, à la fois, et minutieuse, interdisant aux chanoinesses la moindre visite de personnes de l’autre sexe, et spécifiant la nature de tous les repas qui leur seront servis. Barberina aurait même souhaité, sans doute afin de donner plus d’éclat à sa fondation, que la supérieure acquît le droit de s’appeler « Excellence : » mais, là-dessus, Frédéric-Guillaume regimba énergiquement. Il fit répondre à la comtesse Campanini que l’ « Excellence » ne se pouvait accorder qu’aux dames mariées ; et il ajoutait, dans sa lettre au ministre négociateur de l’affaire, qu’ « il serait par trop ridicule de gratifier de ce prédicat une ancienne danseuse. »

Barberina vécut encore dix ans, jusqu’au 7 juin 1799, sans que nous ayons aucun renseignement sur la façon dont l’ « ancienne danseuse » s’acquitta de ses fonctions de grande dame et d’abbesse. Seul, le portrait de Barchau vient projeter un peu de sa terrible lumière sur cet épilogue imprévu de la comédie.


T. DE WYZEWA.