Revues étrangères - Un roman de guerre anglais

Revues étrangères - Un roman de guerre anglais
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN DE GUERRE ANGLAIS


Love in War Time, a tale of the South Seas, par Ambrose Pratt.un vol. in-18, Londres, librairie Werner Laurie, 1915.


Un soir de la première semaine du mois d’août 1914, neuf habitans anglais de la petite île d’Upolu, dans l’archipel de Samoa, se trouvaient rassemblés chez le plus âgé d’entre eux, et le seul aussi qui possédât pour les recevoir une apparence de maison, au lieu des misérables chambres garnies qui servaient de logement aux autres membres du groupe. Il y avait là, dans le modeste cottage du vieux Billy Thomas, des hommes d’une origine sociale et d’une éducation infiniment diverses, depuis un ex-diplomate dégradé par l’ivrognerie jusqu’à un tondeur de moutons illettré « qui était venu à Samoa d’Australie, six ans auparavant, afin d’y passer quelques jours de vacances : » mais une longue habitude de détresse plus ou moins méritée leur avait fait oublier désormais ces anciennes différences, et voici maintenant que la brusque appréhension d’un danger commun achevait de les lier étroitement l’un à l’autre ! Ils venaient en effet d’apprendre que, leur patrie s’étant décidément alliée à la France et à la Russie contre l’Allemagne, les autorités allemandes de l’Ile avaient résolu de s’emparer d’eux au plus vite pour les transporter, comme prisonniers de guerre, dans une de leurs « bases navales » du Pacifique, — par crainte d’une prochaine apparition de la flotte australienne en vue de Samoa. Aussi leur joie fut-elle grande lorsque celui d’eux tous que d’ailleurs ils estimaient le plus à la fois pour son intelligence et son caractère, un jeune médecin que sa passion pour l’opium avait naguère contraint à se démettre d’un emploi régulier dans la marine royale, leur offrit de les emmener avec soi, le lendemain matin, sur un petit bateau de commerce appartenant à un cousin de sa femme : car le fait est que le docteur Harrington s’était secrètement marié, durant l’après-midi de ce même jour, avec la fille d’un riche banquier (ou usurier) allemand d’Upolu, et la jeune femme l’avait supplié de la dérober au ressentiment de son terrible père en s’enfuyant avec elle dès l’aube suivante.

Le lendemain vers six heures, Harrington et sa femme, en arrivant au petit port d’Apia, virent les autres fugitifs anglais déjà installés dans la chaloupe qui devait les conduire jusqu’à la goélette du cousin de Lida. Le cousin en personne était venu à terre pour les accueillir : et Harrington ne laissa pas d’éprouver une surprise quelque peu désagréable en découvrant que ce proche parent de sa femme n’était pas, comme sa Lida elle-même et comme la mère de celle-ci, un indigène au teint élégamment olivâtre, mais bien un nègre du noir le plus pur, et, avec cela, presque tout à fait nu. Du moins le pauvre cousin Lupeta tâchait-il de son mieux à racheter cet excès de couleur en déployant les manières d’un parfait gentleman. S’étant avancé vers le médecin, il lui tendit la main et lui dit, dans un anglais absolument impeccable : « Ravi de vous voir, mon cher docteur ! Ma jolie petite cousine m’a tout raconté, et je suis trop heureux de pouvoir mettre ma goélette à votre service, ainsi qu’à celui de vos compatriotes. Lida est en vérité la plus excellente fille que je connaisse au monde, et je ne saurais assez vous féliciter de votre bonne chance de l’avoir pour femme ! »

En quoi le nouveau cousin d’Harrington ne se trompait point, car il y a longtemps que je n’ai pas rencontré, pour ma part, dans la littérature anglaise une figure féminine plus charmante, — je veux dire : avec un charme plus réel et vivant, — que cette humble héroïne du beau roman « colonial » de M. Ambrose Pratt, — si rayonnante de lumière et si parfumée de naïve tendresse que je ne puis m’empêcher de déplorer, seulement, qu’il ait plu à l’auteur de nous représenter cette fleur des « îles » comme ayant dans ses veines des gouttes de sang « boche. » Mais autant il nous en coûte de devoir reconnaître en elle une fille de l’ignoble personnage que nous apparaît l’usurier Jacob Helf, autant nous avons de satisfaction à discerner comme un reflet de son exquise beauté intérieure dans les bons gros yeux du nègre Lupeta. Sans arrêt, durant toute cette journée de fuite hâtive de la goélette vers l’une quelconque des colonies anglaises les plus voisines, sans arrêt le propriétaire et capitaine de l’Indui se prodigue en attentions délicates aussi bien à l’égard du jeune couple qu’à celui du reste de ses hôtes anglais. Et c’est lui encore qui, le matin suivant, s’en vient, avec une sollicitude discrètement paternelle, rassurer dans leur cabine ses jeunes cousins, qu’a brusquement réveillés un fort coup de canon. Quoi qu’il puisse arriver, leur dit-il, personne des passagers de l’Indui n’aura rien à craindre : ne sont-ils pas à bord d’un bateau américain, et lui-même, le capitaine Lupeta, ne possède-t-il pas des papiers bien en règle qui l’attestent citoyen des États-Unis ?

Sur le pont de la goélette, où Harrington et sa femme se sont empressés de remonter, les autres passagers considèrent avec stupeur l’approche d’un grand paquebot dont l’aspect ni les allures n’ont rien de militaire, et qui, pourtant, doit sûrement avoir envoyé à l’Indui le coup de canon de tout à l’heure, car nulle autre ombre de bateau ne se laisse apercevoir à l’horizon. Mais l’ex-diplomate Maurice Blake a vite fait de deviner la clef du mystère. « Cette machine-là, docteur, — dit-il à Harrington, — c’est un bateau marchand capable de se transformer, à l’occasion, en un navire de combat ! Ses canons sont cachés à l’arrière. Vous allez voir : elle va, de nouveau, se retourner à notre intention ! Une machine allemande, naturellement : jamais nos paquebots, à nous, ne portent de canons. » Et bientôt, en effet, la « machine » se retourne, découvrant une paire de solides canons dressés à sa poupe, et fait signe à l’Indui d’avoir à s’arrêter. Puis une chaloupe se détache du navire, — dont on a récemment effacé le nom, — et les passagers de l’Indui voient venir à eux un groupe de dix étranges matelots avec un fusil en main et un sabre à la ceinture, sous les ordres d’un chef dont la tête massive semble bien, elle aussi, toute gênée d’avoir dû échanger son casque à pointe habituel contre la casquette blanche d’un officier de bateau marchand. N’importe : l’excellent Lupeta garde toute sa confiance dans l’immunité que lui vaudront ses papiers de citoyen des États-Unis. Les neuf Anglais, moins optimistes, s’efforcent, de leur côté, à se donner l’attitude « détachée » de libres voyageurs américains qui, se rendant de Pago Pago à Honolulu, ne soupçonneraient même pas l’existence d’une guerre.


Sur un mot de Lupeta, deux matelots indigènes préparèrent une passerelle pour les hommes de la chaloupe ; après quoi nous attendîmes, le cœur tremblant, dans un silence de mort. L’officier aborda le premier sur notre goélette, d’un pas rapide et pesant. C’était un petit homme trapu, avec une barbe blonde et un gras visage hargneux au nez épaté. Lupeta s’avança poliment vers lui ; et, au même instant, les six marins qui venaient d’aborder avec leur chef se campèrent derrière celui-ci, le fusil levé.

— Je désire voir le capitaine de ce vaisseau l dit l’officier, en excellent anglais.

— C’est moi qui suis à la fois le capitaine et le maître de la goélette ! déclara emphatiquement Lupeta. Et je demande, tout d’abord, à savoir de quel droit vous vous permettez d’arrêter en pleine mer un vaisseau américain ?

L’officier se borna à marmotter : « Oh ! oh ! un nègre ! » puis se mit à rire grossièrement. Sans accorder dorénavant la moindre attention à Lupeta, il nous regarda tous à la ronde, comptant à mi-voix en allemand, ein, zwei, drei, et ainsi de suite. Enfin il dit tout haut, en anglais :

— Neuf hommes blancs, sept indigènes, une femme blanche, et un nègre !

— Vous aurez à répondre de votre insolence, monsieur, s’écria Lupeta. Je suis Américain, et je vous ferai savoir…

L’Allemand fit un pas en arrière et grommela un ordre qui eut pour conséquence de faire abaisser sur nous les canons des six fusils des prétendus marins.

— Je n’ai pas de temps à perdre en bavardages inutiles ! reprit l’officier allemand, d’une voix ricanante. Allons, que tout le monde descende dans ma chaloupe ! Allons, un peu plus vite,… et toi d’abord, le vieux nègre ! Quoi ! qu’est-ce que c’est ?…

Un revolver claqua, et nous vîmes le pauvre Lupeta s’abattre sur le pont, la tête traversée d’une balle. L’effrayante soudaineté de la tragédie acheva de nous ôter tout reste de courage. Lupeta avait simplement levé le bras pour désigner son pavillon américain, par manière de protestation ; et voilà que déjà son cadavre gisait à nos pieds !

Il y eut un instant de profond silence, après lequel l’Allemand reprit, s’adressant à nous :

— Vous voyez, mes gaillards, que je ne plaisante pas ! Allons, espèce de racaille, vite dans la chaloupe, si vous tenez à votre peau !

… Notre voyage jusqu’au navire allemand ne doit pas avoir duré plus de quelques minutes. Une échelle nous servit à monter sur le pont de notre future prison, où nous eûmes ensuite à passer entre une double rangée de baïonnettes pour arriver jusqu’à une petite barrière, tout à l’avant, contre laquelle nous reçûmes l’ordre de nous ranger. Le capitaine était là qui se promenait de long en large, flanqué de deux jeunes officiers dont l’élégant uniforme nous faisait voir une coupe toute différente de celle de la longue redingote, usée et graisseuse, de leur chef. « Ces deux jeunes gaillards sont probablement des officiers de la marine de guerre — me murmura dans l’oreille Maurice Blake, debout près de moi. — De même aussi l’animal qui nous a faits prisonniers et qui a tué Lupeta n’a rien de commun avec l’équipage ordinaire du paquebot : mais celui-là appartient à une autre classe, et doit être, si je ne me trompe, un capitaine d’artillerie. Évidemment le paquebot vient d’être affecté depuis peu à une destination militaire. Son ancien équipage continue toujours encore à le diriger : mais le commandement est passé en de nouvelles mains. Il n’y a pas jusqu’à l’ancien nom du bateau que l’on n’ait résolu d’effacer : mais tenez, lisez-le là-bas, sur cette bouée de sauvetage ! c’est le Gronau ! »

Soudain, pendant que nous attendions d’être interrogés, l’un des jeunes officiers agita une sonnette ; et dès l’instant suivant notre bateau se remit en marche. Mais voilà que presque en même temps, le terrible fracas d’une explosion, bientôt suivie d’une seconde, faillit nous faire tomber à la renverse.

— Au nom du ciel, qu’est-ce qu’ils font-encore ? balbutia Lida, qui n’avait pas cessé de se serrer tendrement contre mon épaule.

— Ce sont ces Allemands qui font feu sur l’Indui ! répondis-je à mi-voix. Les scélérats veulent le faire couler, pour cacher leur crime. Allons, ma petite chérie, ne perds point courage ! Je serais trop désolé si ces brutes d’Allemands avaient le plaisir de voir pleurer une femme anglaise !

Cependant nos vainqueurs avaient encore tiré six autres coups de canon, après quoi ils remplirent l’air de leurs cris de triomphe. Ils avaient réussi à couler la petite goélette de bois au prix de huit obus de gros calibre ! Les indigènes capturés avec nous continuaient à gémir pitoyablement : mais tous mes compagnons et moi-même échangions des regards résignés, en haussant les épaules. Déjà notre première frayeur s’était passée, et déjà, surtout, nous commencions à nous sentir le cœur plein d’un profond mépris pour les Allemands.


Bientôt les prisonniers anglais voient apparaître sur le pont et s’avancer vers eux, en compagnie d’un groupe de jeunes officiers, le véritable chef du paquebot « militarisé. » Le commandant von Oppel est un homme d’environ cinquante-cinq ans, haut et maigre, avec des yeux d’un bleu pâle, un nez d’oiseau de proie, un menton nettement découpé, et une longue moustache vernie aux pointes hardiment relevées. « Flanqué de ses satellites, il marcha jusqu’au rebord du pont d’un pas vif et régulier, comme un automate mû par un ressort, puis tourna comme sur un pivot, et promena sur nous son regard de métal. » En vain les infortunés fugitifs de Samoa se risquent timidement à alléguer, eux aussi, leur prétendue nationalité américaine : le commandant von Oppel les menace simplement de leur appliquer l’article du code militaire prussien qui punit de mort ce genre de mensonges.

— Sachez, leur dit-il, que nous n’ignorons rien de ce qui vous concerne ! Les moindres détails de votre existence à Samoa et de votre fuite d’hier me sont connus. Je pourrais vous faire tous fusiller, si cela me plaisait ; et croyez bien que, si je vous épargne la vie pour l’instant, c’est uniquement parce que vous êtes des gaillards solides, et que l’Allemagne a de l’ouvrage en réserve pour des hommes de votre sorte !

Les prisonniers sont enfermés dans un étroit espace de l’entrepont, où le manque d’air, la nourriture infecte, et la crainte perpétuelle des coups de fouet ou de botte de leurs geôliers ne tardent pas à les rendre malades. Malades ou non, d’ailleurs, force leur est de s’employer chaque jour, pendant de longues heures, à balayer le pont et les corridors du bateau. « Que si l’un de nous s’arrêtait un moment, fût-ce même sous l’influence irrésistible du mal de mer, une corde à nœuds s’abattait aussitôt sur ses épaules. Notre souffrance était, pour nos gardiens, une source merveilleuse de divertissement. Ils ne se fatiguaient pas de se complimenter l’un l’autre de la vigueur des coups qu’ils nous administraient ; et je garderai toujours dans l’oreille le bruit de leurs rires épanouis chaque fois que l’un de nous, vaincu par la douleur ou la crainte, s’humiliait devant eux. »

Un jour, enfin, la patience du docteur Harrington s’épuise. Indigné du traitement scandaleux que lui-même et ses compagnons se trouvent contraints de subir, avec cela furieux d’avoir été séparé de sa Lida, qu’il ne lui a plus été donné de revoir depuis leur arrivée à bord du bateau, il ne résiste pas au désir d’exprimer nettement à ses geôliers le mélange de mépris et de haine amassé dans son cœur. Sa « rébellion » lui vaut, naturellement, la perspective d’avoir à comparaître devant une « cour martiale ; » et déjà le pauvre garçon, dans la cellule où on l’a enfermé, se prépare bravement à affronter la mort, lorsqu’il est soudain distrait de ses méditations par le bruit d’une fusillade prolongée, avec une « Babel de cris où s’entremêlent des vociférations d’indigènes et toute sorte de jurons en langue allemande. » Puis le bateau, qui s’était brusquement arrêté, reprend sa marche, la rumeur s’apaise par degrés, et Harrington voit surgir, au seuil de sa cellule, l’un des jeunes officiers du bord, qui lui ordonne de monter sur le pont. Dans le grand salon de l’arrière, un autre des jeunes officiers qui escortaient d’ordinaire le commandant von Oppel est étendu sur une table, la poitrine à nu, et tout baigné de sang.

— Docteur Harrington, s’écrie le commandant, voici de l’ouvrage pour vous, et je vous serai reconnaissant de vous y mettre sans retard ! Mon neveu, que vous voyez là, vient d’être blessé. J’ai bien peur, ach ! mein Gott ! que sa vie nous échappe ! Franz, mon enfant, reviens à toi !

Ce Franz se trouvait être l’unique médecin allemand du bord ; et la blessure qu’il a reçue va sauver, providentiellement, la vie de son jeune confrère anglais. Délivré de ses menottes, comblé de sourires et de remerciemens par le commandant, Harrington obtient, en outre, la précieuse faveur de revoir librement sa jeune femme ; et c’est de la bouche de Lida qu’il apprend le motif de la fusillade entendue, tout à l’heure, dans sa cellule. La vérité est que le paquebot, suivant une pratique familière aux navires allemands, s’est arrêté en vue de l’île de Lafaïti, avec l’intention de s’emparer d’une poignée d’indigènes pour les emmener dans une colonie où l’on avait besoin d’un renfort de travailleurs. Il avait donc annoncé, par des signaux, qu’il désirait acheter des provisions ; et aussitôt une cinquantaine d’habitans de l’île étaient venus dans quatre barques chargées de poisson, de bananes, et d’autres fruits. Mais les Allemands avaient voulu aller trop vite en besogne : au lieu d’attendre que la troupe entière de ces indigènes fussent montés à bord, ils avaient pris possession de tout le contenu, vivant ou inanimé, de la première barque, sur quoi les trois autres, devinant le piège, s’étaient mises en devoir de regagner le port. Ce que voyant, les Allemands, enragés de l’échec de leur entreprise, n’avaient pu s’empêcher de tirer du moins sur ces misérables qui leur filaient entre les mains ; et c’est en réponse à leurs coups de fusil que certain chef indigène avait lancé tour à tour, sur les assaillans, trois flèches dirigées avec un art si habile qu’elles avaient tué deux soldats prussiens et blessé grièvement le jeune Franz von Oppel.

Chaque jour, maintenant, le médecin anglais a de longs entretiens pleins de cordialité avec le vieux commandant et son jeune neveu. D’un ton d’assurance imperturbable, les deux Allemands lui confient leur certitude d’une victoire finale de leurs armes ; et il n’y a pas jusqu’à leur marine de guerre qui ne leur paraisse appelée à triompher, tôt ou tard, de la flotte ennemie. « Votre marine va s’agiter çà et là dans l’orageuse mer du Nord, nous bloquant et nous implorant de sortir pour nous faire tuer. Mais la marine allemande sourira et attendra, — je veux dire : les gros navires, car jour et nuit nos sous-marins, au contraire, se glisseront hors des ports pour poser des mines et pour torpiller vos vaisseaux, de telle sorte qu’à la fin votre flotte sera si affaiblie et si fatiguée, et si profondément démoralisée, qu’elle deviendra une proie facile pour nos forces toutes fraîches. »

C’est également aux confidences de ses deux nouveaux amis que Harrington doit de connaître le caractère et l’objet du voyage du Gronau. Le paquebot changé en navire de guerre a reçu pour mission de recueillir le plus nombre grand possible de « travailleurs, » volontaires ou surtout contraints, qu’il devra conduire dans un certain port mystérieux désigné discrètement du seul nom de X-Motu (ou Port-X), et appelé de plus en plus à servir de « base navale » à toute la marine militaire allemande du Pacifique. Et voici qu’en effet, après de longues journées de traversée pendant lesquelles le bateau ne s’arrête, de temps à autre, que pour recommencer plus heureusement sa tentative « civilisatrice » de l’île Lafaïti, Harrington a l’extrême surprise de le voir s’engager dans un étroit chenal ouvert au centre d’une île qui, du dehors, semble être absolument inculte et déserte ; après quoi se découvre à ses yeux émerveillés, abritée dans une baie profonde à l’intérieur de l’île, une « véritable Venise du Pacifique, » — une cité secrète et déjà florissante que l’Allemagne a soudain fait jaillir de terre, avec une respectable ceinture de forts et une ample rade où stationnent tout à l’aise, en compagnie d’un croiseur et d’une canonnière, une cinquantaine de bateaux de commerce allemands de toutes dimensions. C’est le X-Motu dont parlaient volontiers avec un mystère mélangé d’orgueil, les officiers du Gronau ; et à peine le paquebot y a-t-il jeté l’ancre qu’aussitôt le pauvre Harrington se trouve à même d’observer, bien contre son gré, un nouvel aspect de l’âme allemande.

Car le fait est qu’aussi longtemps que le commandant militaire du Gronau et ses subordonnés avaient eu besoin de l’assistance professionnelle du médecin anglais, il n’y avait pas d’attentions ni de faveurs qu’ils ne fussent prêts à lui accorder. Non contens de le traiter lui-même beaucoup plus en ami qu’en prisonnier, et non contens de réprimer stoïquement, devant lui, les désirs qu’éveillait en eux l’élégante et sensuelle beauté de sa jeune femme, ils avaient poussé leur complaisance envers lui jusqu’à se relâcher sensiblement de leur rigueur à l’endroit de ses compagnons de captivité, — ou du moins à l’endroit de ceux d’entre eux qui demeuraient vivans, car plusieurs avaient succombé aux terribles épreuves des premiers jours. Mais à présent, tout cela va s’évanouir d’un seul coup, « comme un trop beau rêve. » Les Allemands n’ont plus besoin de la science du médecin anglais, et, au contraire ils ont grand besoin des bras vigoureux de ses compatriotes, sans compter leur espérance de pouvoir se gagner, de gré ou de force, l’amitié de la belle Lida après qu’ils seront parvenus à la séparer définitivement de son mari. Si bien que, dès l’arrivée du paquebot dans la rade de X-Motu, le commandant von Oppel et son neveu se hâtent de disparaître, abandonnant leur médecin et ami de la veille aux rudes mains d’un de leurs collègues qu’ils affectaient à l’ordinaire de tenir pour indigne de leur société, — le terrible capitaine Greiben, celui-là même qui avait sommairement « expédié » l’infortuné Lupeta.

— Allons, qu’on remette les menottes à cette misérable canaille d’Anglais ! s’écrie le capitaine. Et toi, — s’adressant à Harrington, — tâche désormais à filer droit, car c’en est fini de tes jours de splendeur !

Au même instant, une rumeur triomphale se répand à travers tout le pont du Gronau : « Le Kronprinz a défait les Anglais et les Français dans une bataille de quatre jours, sur les bords de la Meuse ! Namur et Mons se sont rendues, l’ennemi est partout en pleine déroute. La France entière est à nous ! » Ivres d’orgueil et de joie, les soldats que le capitaine Greiben a chargés de garder le « misérable Anglais » se jettent férocement sur lui, et bientôt un groupe nombreux de leurs compatriotes leur viennent en aide pour assommer le prisonnier. Celui-ci subit enfin le châtiment, trop longtemps retardé, de sa « rébellion, » pendant que sa femme et ses six amis d’Upolu sont emmenés à terre. Et lorsque, trois jours après, Harrington retrouve assez de forces pour se lever du grabat où on l’a déposé, dans un recoin de l’entrepont du Gronau, déjà le paquebot s’est remis en marche, allégé de tout le personnel militaire qu’il a transporté à X.-Motu. Un « hasard » opportun, et sans doute prévu, a délivré le commandant von Oppel de l’obligation de continuer au médecin anglais les marques d’une reconnaissance dorénavant inutile.


Je ne puis songer, malheureusement, à suivre le jeune héros de M. Ambrose Pratt dans toute la série ultérieure de ses aventures. La place me manque pour résumer avec un peu de détail, en particulier, le récit que nous fait l’auteur anglais de la fin tragique du Gronau, coulé par une mine allemande qu’un coup de vent a décrochée de l’endroit où elle aurait dû attendre le passage de l’escadre australienne. Mais surtout je regrette de ne pouvoir pas mettre encore sous les yeux du lecteur quelques-unes de ces vivantes et savoureuses figures d’Allemands qui surgissent quasiment à toutes les pages du livre, toujours dessinées avec un mélange singulier d’indulgence ironique et de pénétration. Voici, par exemple, le cuisinier d’un autre navire de guerre, le Brandenburg, à bord duquel Harrington se trouve accueilli de la manière la plus affectueuse, après le naufrage du Gronau, — ayant imaginé de se faire passer pour un jeune patriote allemand d’Amérique ! Ce cuisinier Blümer est un « massif et pâteux Hanovrien, aussi bon enfant qu’il était gras, » et sans autre défaut qu’un manque total de scrupules moraux. « Sa théorie de la guerre était des plus simples. Elle consistait à soutenir que l’Allemagne s’était vue forcée de faire la guerre parce qu’il lui fallait, à tout prix, s’enrichir tout de suite. Trop longtemps elle avait été pauvre, trop longtemps elle s’était résignée à regarder patiemment de quelle façon les Anglais se régalaient de tous les fruits de la terre. Ayant échoué dans son long effort pacifique pour arracher à l’Angleterre une part de son butin, il ne lui restait plus maintenant d’autre moyen que de recourir à la force brutale. Car, selon Blümer, une nation avait l’unique devoir de tâcher à s’enrichir par n’importe quels moyens. L’Angleterre possédait, actuellement, d’immenses richesses : mais était-elle en état de les garder ? Toute la question se résumait là ; car si l’Angleterre n’était pas en état de garder sa richesse, elle n’avait aucun droit d’empêcher l’Allemagne de la lui enlever ; et si l’Allemagne était en état de l’enlever, elle serait criminelle de manquer à le faire. — Mais aussi vous pouvez être bien sûr qu’elle n’y manquera pas ! — concluait invariablement l’excellent Blümer, en me frappant sur l’épaule. »

Ou bien voici un couple de planteurs saxons, les Libau ! Installés depuis dix ans dans une île du Pacifique, au milieu d’une population à peine déshabituée de longs siècles de cannibalisme, les Libau semblent vraiment partager toutes leurs pensées entre le développement de leur plantation et la ferveur, quelque peu ridicule, de leur propagande évangélique. Lorsque le naufrage du Gronau les contraint à quitter leur île pour se réfugier à X-Motu, ils rassemblent une dernière fois leurs ouvriers indigènes et leur prêchent éloquemment le respect des saintes doctrines qu’ils leur ont enseignées. Mais avec tout cela ces vertueux apôtres étaient surtout, eux aussi, des agens politiques. Leur tâche principale avait été d’organiser et d’entretenir, dans leur île, un de ces postes de télégraphie sans fil qui « rattachaient directement avec Berlin l’amiral chargé du commandement de nos forces navales et coloniales dans l’Océan Pacifique du Sud. » Et le planteur Libau explique fièrement à Harrington qu’il lui a été donné de mener à bien sa tâche patriotique. « Nous avions reçu l’ordre de ne pas abandonner la station avant le 12 septembre, et c’est à quoi nous avons réussi. Oui, en vérité, vous pouvez vous rassurer pour ce qui nous concerne ! La perte du Gronau est assurément regrettable : mais Dieu a permis que ce désastre ne risquât pas de nuire au succès du plan allemand ! » Et comme Harrington lui demande pourquoi l’Allemagne leur a fixé comme dernière limite la date du 12 septembre, l’ex-planteur et convertisseur lui révèle que, vers cette date, l’Allemagne a prévu une victoire décisive de ses armes aux portes de Paris, qui suffirait désormais à lui garantir la maîtrise des mers.

En réalité, toutefois, le « plan allemand » aboutit à un échec complet, dans tout le Pacifique ; et à la fin du roman, M. Pratt nous montre même la destruction de la « base navale » de X-Motu, bombardée par une escadre japonaise qui ne tarde pas à « réduire la fière cité naissante en un monceau de ruines. » Harrington, à ce moment, a retrouvé sa chère Lida, et ses six compagnons de misère lui ont dû d’être remis en liberté. Il y a ainsi, dans tout le livre de M. Ambrose Pratt, un élément romanesque plein de vie et d’action, et j’ai dit déjà le charme inoubliable de la gracieuse figure de femme dont il a plu au romancier anglais de faire l’un des deux personnages dominans de son récit. Mais rien de tout cela n’a de quoi nous attirer aujourd’hui aussi vivement que la précieuse « actualité » politique, — ou plutôt historique, — du livre, la peinture éminemment colorée et mouvante qui nous y est offerte du rapide écroulement des efforts et des rêves « coloniaux » de l’Allemagne dans l’Océan Pacifique. Impossible de souhaiter un témoignage à la fois plus instructif et d’une véracité plus manifeste que celui de ce romancier, probablement Australien d’origine, mais auquel Stevenson lui-même, en tout cas, aurait envié sa connaissance familière du décor et des mœurs, de toute la vie et de toute l’âme indigène de Samoa. Et la conclusion qui ressort le plus nettement de ce témoignage est, en quelque sorte, l’inaptitude foncière de l’Allemagne à se créer jamais un empire colonial solide et durable, malgré son aplomb et sa fourberie, — ou plutôt précisément en raison de cette fourberie et de tout ce qui s’y joint d’irrémédiable sottise, sous la forme d’une incompréhension « congénitale » des hommes et des choses de l’étranger. Par où se découvre à nous, une fois de plus, ce défaut de la pensée allemande dont je parlais ici l’autre jour ; et M. Ambrose Pratt s’est chargé de nous prouver, une fois de plus, qu’une nation qui « expédie » de la façon qu’on a vue d’inoffensifs citoyens américains de l’espèce de Lupeta, une nation qui recrute des travailleurs pour ses « bases navales » par le procédé employé à l’égard des habitans de l’île de Lafaïti, une nation qui semble se complaire à entretenir partout, autour de soi, une terreur fondée sur la haine et toujours accompagnée d’une nuance de mépris, qu’une nation comme celle-là ne saurait mériter d’être tenue pour « l’une des grandes nations intellectuelles du monde. »


L’initiateur et principal collaborateur du livre anglais sur la Culture allemande dont je parlais ici le 15 juillet, M. le professeur Paterson, nous envoie d’Edimbourg une longue lettre où il s’efforce de prouver que le livre susdit n’est pas, comme je l’aurais affirmé, une « apologie passionnée » de la pensée et de l’art allemands, mais bien une étude impartiale, « calmement objective, » de la « contribution de l’Allemagne aux tâches supérieures du monde civilisé. » L’éminent professeur me parait s’être trompé, de son côté, sur le sens et la portée véritables du reproche que je me suis permis d’adresser au volume : en fait, j’ai surtout estimé que le moment était mal choisi, pour des écrivains anglais ou français, d’apporter aujourd’hui à une étude de ce genre une « impartialité calmement objective, » et que les auteurs du recueil auraient pu sans inconvénient attendre, tout au moins, la fin de la guerre pour nous rappeler que ces Allemands qui sont en train de se comporter à notre égard comme des bêtes sauvages se trouvent être, avec cela, « un des grands peuples de l’histoire, combinant en soi une partie des attributs intellectuels et esthétiques des anciens Grecs avec la sagesse pratique des anciens Romains. » Mais il sied que le lecteur puisse apprécier par soi-même la justesse de la protestation de M. Paterson, — sans compter que le texte de celle-ci renferme, parmi d’autres passages également significatifs, l’aveu très touchant d’une ombre de regret qu’éprouve, dorénavant, le professeur écossais au souvenir de son excès d’indulgence envers une race « qui paraît bien avoir conservé, dans son caractère, un énorme héritage de la brutalité des âges de barbarie. » Je serai seulement forcé d’ajourner au mois prochain la traduction et la publication de ce texte complet de la lettre, l’ayant reçue trop tard pour qu’il me fût possible de l’ajouter, par manière de post-scriptum, à ma présente chronique.


T. DE WYZEWA.