Revues étrangères - Un nouveau recueil de lettres de Richard Wagner

Revues étrangères - Un nouveau recueil de lettres de Richard Wagner
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 456-467).



REVUES ÉTRANGÈRES




UN NOUVEAU RECUEIL DE LETTRES
DE RICHARD WAGNER




Familienbriefe von Richard Wagner, 1832-1848, 1 vol. in-8o ; Berlin, 1906.


On n’a pas oublié quel événement considérable a été, il y a deux ou trois ans, la publication des lettres d’amour de Richard Wagner à Mme Wesendonck, et comment elle a fourni à M. Édouard Schuré l’occasion de nous raconter éloquemment, ici même, la « genèse » de l’un des plus personnels et des plus « vécus » des drames wagnériens[1]. Avouerai-je, cependant, que les aventures du genre de celle que nous dévoilent ces lettres ont toujours, pour moi, quelque chose d’un peu choquant, qui m’empêche d’en goûter à loisir l’intérêt romanesque, — je veux dire celles où, derrière les figures des deux amans, s’aperçoivent, ou se devinent, les figures de la femme de l’un d’eux et du mari de l’autre ? Qu’en 1858, dans les derniers temps de son séjour à Zurich, Richard Wagner, qui était marié, ait aimé une dame qui l’était aussi, c’est ce que ses biographes, désormais, seront tenus de savoir ; mais que cette dame, ensuite, non contente de garder les lettres amoureuses de son glorieux ami, ait encore exigé leur publication, c’est de quoi il me semble qu’elle aurait pu se dispenser, sauf pour nous à ignorer quelques-unes des circonstances d’où est sorti le drame de Tristan et Isolde. Le vieux roi Marke, en particulier, tel qu’il m’apparaissait à la fin du second acte de ce drame, me suffisait le mieux du monde, sans que j’eusse besoin de le confronter avec l’honnête négociant zurichois qui lui a servi de modèle. Et quant à la femme de Richard Wagner, je suis prêt à admettre qu’elle aurait été plus sage de modérer l’expression de sa jalousie : mais l’excès même de cette jalousie prouve assez combien elle aimait son mari, et que, parmi les quatre personnages du triste roman de Zurich, aucun n’a souffert plus qu’elle, ni n’aurait plus de droits à notre compassion.

Aussi bien son mari, jusque dans les momens les plus aigus de sa mauvaise humeur contre elle, avait-il l’âme trop haute pour ne pas se sentir obligé de la plaindre. De Genève, le 20 août 1858, quelques semaines après l’avoir quittée, il écrivait d’elle à l’une de ses sœurs : « Les nombreuses épreuves qu’elle a traversées avec moi, et que mon génie intérieur m’a permis, à moi, de franchir assez légèrement, m’inclinent à avoir des égards pour elle ; je voudrais éviter le plus possible de lui causer de la peine, car, en fin de compte, je continue à la plaindre de tout mon cœur. » Un peu plus tard, le 28 janvier 1859, à une autre de ses sœurs il écrivait, de Venise ; « La véritable et unique source des soucis sans nom et des ébranlemens qui se sont produits pour moi, l’année passée, a consisté dans le misérable état de santé de ma femme. Si passionnée et irréfléchie qu’ait été sa conduite dans les circonstances les plus délicates, je ne puis vraiment pas lui en avoir le moindre ressentiment. Chacun souffre à sa manière ; et elle souffre… à la sienne ; mais elle souffre, et a souffert, plus que je ne saurais dire. Imagine-toi que son cœur bat, continuellement, avec autant de violence que le cœur d’une personne ordinaire pendant les quelques secondes d’une angoisse mortelle ; et ajoute à cela un an d’insomnie à peu près complète ! Mais maintenant que j’ai regagné un peu de repos et d’équilibre moral, je suis bien résolu à la traiter toujours avec la douceur et la sollicitude qui lui sont indispensables. Sa vie est si entièrement placée entre mes mains que, alors qu’un geste de moi suffirait pour la tuer, je puis encore étendre ces mains pour la secourir. » Des passages semblables se retrouvent dans toutes les lettres écrites par Wagner à ses plus intimes confidens, après l’aventure de 1858, nous montrant chez lui, sous une pitié évidemment bien sincère, je ne dirai pas, précisément, du remords, mais un profond regret de la fatalité qui le condamne à torturer un pauvre cœur tout rempli de lui.

C’est qu’il avait beaucoup aimé sa « Minna, » avant de se fatiguer d’elle, et pendant de très longues années, et d’un jeune et ardent amour où il s’était donné tout entier. Il l’avait épousée à Magdebourg, en 1836 ; à Riga, à Paris, à Dresde, il l’avait eue pour compagne et pour consolatrice dans ces dures « épreuves » dont il parlait à sa sœur, et dont il lui avait naguère parlé, à elle-même, dans une lettre que je ne puis me défendre de citer, — une lettre qui m’émeut plus profondément, je dois le reconnaître, que toute sa correspondance philosophico-amoureuse avec Mme Wesendonck. Le 28 juillet 1842, le jeune musicien, qui était venu à Dresde avec l’espoir d’y faire jouer son Rienzi, recevait une lettre de sa femme lui disant que, si son séjour et ses démarches devaient lui coûter trop d’argent, elle était prête, pour lui épargner une dépense supplémentaire, à attendre quelque temps avant de venir le rejoindre. Et c’est à cette offre que Wagner répondait ainsi :


Ma bien chère femme,


Je m’occupais, hier, de mon installation, lorsque, dans mon nouveau logement, j’ai reçu ta lettre. Je ne puis te dire combien j’ai été navré de voir que tu proposais de me laisser seul quelque temps encore ! Ma Minna aimée, il n’est plus possible que nous restions jamais séparés l’un de l’autre : je le sens de nouveau, à présent, du plus profond de mon cœur. Ce que tu es pour moi, rien au monde ne pourrait m’en tenir lieu. Quand je n’ai pas d’occupations, je me désole d’autant plus d’être sans toi ; et quand je me suis fatigué toute la journée, et que vient le soir, et que je ne te trouve pas à m’attendre chez moi, mon chez-moi, qui d’ordinaire m’est si bienfaisant, me devient insupportable. Et puis, il y a un endroit de ta lettre que je n’arrive pas à comprendre : tu me parles d’une « nécessité » qui, peut-être, nous forcerait à rester séparés quelque temps encore ! Où donc est cette nécessité ? Lorsque jadis, pour essayer d’exécuter mes plans et mes espoirs présomptueux, que d’ailleurs tu ne partageais point, j’ai entrepris le voyage de Russie, dans des conditions qui auraient découragé l’homme même le plus intrépide ; lorsque, parmi des dangers de toute sorte, je me suis embarqué à Pillau, pour une expédition terriblement incertaine, qui devait me conduire à un but plus incertain encore : est-ce que, dans ces momens-là, tu m’as parlé d’une « nécessité » de te séparer de moi ? Alors, par Dieu, si tu l’avais fait j’aurais dû te donner raison : mais l’idée ne t’en est pas venue ! Lorsque la tempête et le péril étaient au comble, lorsque, pour récompense des peines que tu avais subies avec moi, tu voyais devant toi une mort effroyable[2], tu m’as simplement prié de te tenir bien embrassée, afin que, jusque dans la mort, nous ne fussions pas séparés. Lorsque, à Paris, nous nous trouvions immédiatement sur le point de mourir de faim, plus d’une occasion s’est offerte à toi de te sauver en me laissant à mon sort ; un seul mot de toi, et Mme de Zech t’aurait emmenée avec elle à Gotha, ou bien encore Mme Leplay t’aurait prise pour compagne de voyage : pourquoi donc, alors, n’as-tu jamais parlé d’une « nécessité » de nous séparer ? Alors, vois-tu, je n’aurais rien eu à te répondre ! Mais maintenant, où je sens que je tiens de plus en plus mon avenir dans mes mains ; maintenant, je te le demande, pourquoi me parles-tu de cette nécessité ? Dis-moi donc ce qui, tout d’un coup, t’a rendue si peureuse ?…

Viens, viens, viens ! Et tout de suite ! Lundi, lundi ! Ah ! si nous pouvions être déjà à lundi !


Mon cher vent du Sud, souffle encore plus fort[3] !
Tout mon cœur désire et appelle ma Minna !


Adieu, ma chérie, ton

Richard.


On n’a pu retrouver encore, malheureusement, qu’un très petit nombre des lettres écrites par Wagner à sa « Minna ; » mais toutes nous font entendre le même ton de simple, familière, et cordiale tendresse, soit que le mari rappelle à sa femme les souffrances supportées en commun, ou qu’il se plaise à évoquer les joies qui s’y sont mêlées. Le 15 mars 1844, il lui écrit de Berlin, où il est venu pour quelques jours : « Les courts instans de mon passage à Magdebourg m’ont fait une impression extraordinaire. Le train longe la partie du rempart où, si souvent, nous avons fait maintes promenades désespérées, lorsque le vent d’hiver consentait à s’interrompre. Dieu ! quand je pense à ces momens ! Et il y a maintenant dix ans que nous nous sommes réunis, là-bas, pour la première fois : quels vieux amoureux nous voilà devenus ! Continue de m’aimer, et porte-toi bien, ma chère vieille femme-de-mon-cœur ! Aie bon courage, et dis-toi que tout n’est pas aussi mauvais, dans le monde, que cette misérable plume que m’a donnée le garçon de l’auberge ! Adieu, Mienel ! Bien, bien des baisers de ton Richard ! » Lorsqu’il s’enfuit de Dresde, après sa malheureuse aventure politique de 1849, sans argent, sans espérances, contraint à se cacher sous un faux nom, son unique souci est de trouver le moyen de faire venir sa femme près de lui. « Le martyre que j’éprouve est affreux, — écrit-il à son beau-frère Avenarius, de la Ferté-sous-Jouarre, le 18 juin 1849 ; — je maudis chaque jour qui passe sans m’apporter des nouvelles de Minna. » Et l’on comprend que, même après la rupture et la séparation, le lien qui avait attaché ces deux cœurs l’un à l’autre pendant plus de vingt ans, n’ait jamais pu se rompre tout à fait. Éloigné de sa femme, Wagner n’a pas cessé un instant de se préoccuper d’elle, de la recommander à ses sœurs, de veiller, sur elle affectueusement. « Les nouvelles que tu me donnes de la santé de Minna, — lisons-nous dans une lettre à son beau-frère Wolfram, du 16 février 1864, — m’ont saisi, tout à coup, d’une façon terrible. Je ne parviens pas à me reprendre, et je pleure sans arrêt. Combien je plains cette malheureuse femme, je ne puis pas vous le dire ! Si du moins ma bonne Claire pouvait aller la voir ! si elle voulait me faire ce sacrifice !… Une catastrophe arrivant à Minna serait pour moi un désastre dont je ne me remettrais jamais ! Mon Dieu, puisse-t-elle être heureuse et tranquille, et puissé-je désormais porter, moi seul, tout le souci de la vie ! » La « catastrophe » qu’il redoutait était, d’ailleurs, imminente : elle paraît l’avoir cruellement touché, à en juger par tous les endroits de ses lettres qui y font allusion. « Il y a dans la destinée de cette pauvre femme quelque chose de sinistre et d’inconsolable, qui depuis longtemps, et pour toujours, à mes yeux, projette une ombre sur toute existence ! »


Il est vrai que Minna n’aura pas eu l’honneur d’avoir inspiré à Wagner aucun de ses drames : mais je ne suis pas bien sûr qu’il y ait jamais eu personne pour lui inspirer quoi que ce soit, dans les œuvres d’art qu’il a créées, et que celles-ci ne soient pas toujours sorties, fatalement, de la seule poussée de son « génie intérieur. » C’est surtout à ce point de vue, pour la connaissance de la véritable nature de Richard Wagner, que nous sont instructives les lettres que vient de recueillir et de publier son biographe, M. Glasenapp, et qui, forment, en effet, un appendice précieux, indispensable, à toute histoire de sa vie et de sa pensée. Ces lettres ont été écrites par lui, tout au long de sa carrière, depuis 1832 jusqu’en 1874, à divers membres de sa famille, et notamment à sa mère, à ses sœurs, à quelques-unes de ses innombrables nièces. Elles nous font pénétrer dans son intimité bien plus que toutes les autres lettres que nous ayons de lui, précisément à cause de leur manque absolu de contrainte, et parce que nous sentons que l’homme qui les écrit ne s’y inquiète que d’épancher le fond de son cœur. Et certes, parmi les conclusions biographiques qui ressortent de la longue série de ces lettres, la plus claire et la plus constante est que l’auteur de Tristan, à un plus haut degré encore que la plupart de ses grands devanciers, a constamment vécu pour son « art, » enfermé dans cette unique passion comme dans une tour au-dessus du reste des choses, et possédé d’un « génie » qui, d’année en année, avec un caractère de fatalité mystérieuse et irrésistible, lui dictait les poèmes ou la musique qu’il nous a laissés.

Il était né avec la certitude d’avoir une « mission » à remplir ; et, pour sensible qu’il fût à la souffrance, cette certitude lui a permis de supporter « légèrement, » ou tout au moins sans y succomber, les fatigues, les privations, les incroyables monceaux d’injures et de railleries dont on l’a accablé jusqu’au dernier jour ; et jamais il ne lui a été possible de s’intéresser réellement à rien d’autre qu’au travail qui devait le conduire jusqu’au but rêvé. Dès sa jeunesse, il ne parle à sa mère et à ses sœurs que de ses projets : avec une naïveté charmante, il ne trouve pas de meilleur moyen de leur témoigner la très vive affection qu’il éprouve pour elles. « Mon Dieu, — écrit-il en 1832 à sa sœur Ottilie, après avoir déjà rempli quatre pages de ses confidences sur les œuvres qu’il a en train, — voici que je recommence à t’entretenir de ma musique ; pour interrompre la vieille chanson, il va falloir que je termine ma lettre ! » De Wurzbourg, l’année suivante, il envoie à sa chère sœur Rosalie une analyse enthousiaste de l’opéra qu’il s’est mis à écrire ; et puis, se ravisant tout à coup : « J’aurais encore tant d’autres choses à te dire ! Mais je suis toujours dans un tel étal d’excitation ! Cette nuit, de nouveau, je n’ai pas dormi ; hélas ! il y a longtemps que j’ai dû renoncer au repos des nuits : du soir au matin, dans mon lit, je pense à vous, et aussi, dans un mélange indissoluble, à mon opéra ! » De Meudon, en 1841, pour la fête de sa mère, il écrit à celle-ci une admirable lettre, où il lui promet de devenir un grand homme, et de révéler au monde une beauté nouvelle. Déjà le théâtre de Dresde lui fait espérer la représentation de son Rienzi : « Et cet espoir, à lui seul, ma chère et bonne maman, est pour moi un bonheur immense, extraordinaire. On comprendra ce que j’entends par là, si l’on songe, d’une part, que, comme compositeur, je suis encore sans aucune renommée, et si, d’autre part, on songe de quel genre nouveau est mon opéra. Et Winkler m’a assuré que l’on emploierait à cet opéra tout le luxe possible ! Pour peu que l’on réponde à mes exigences, on aura à faire des dépenses énormes… En un mot, que Dieu me protège dans cette affaire, et sûrement elle sera le tournant heureux de ma vie… Et je vous reverrai tous : il n’y a que la bonne Rosalie que je ne retrouverai plus ! Ah ! toujours cela avait été, pour moi, une si belle pensée, de l’avoir pour témoin de l’heureuse issue de mes efforts passionnés, elle qui avait connu de si près les crises douloureuses de ma- formation ! Mon Dieu, garde du moins en bonne santé ma petite mère, et laisse-lui la force de jouir de la récolte de ses enfans ! » Il n’y a pas jusqu’à son frère Albert, médiocre chanteur de province, — lorsque, par hasard, il a l’occasion de lui écrire, — qu’il ne prenne pour confident du besoin fiévreux de création dont il est dévoré. Qu’on lise, par exemple, ce passage d’une lettre qu’il lui adresse de Marienbad, le 4 août 1845 :


Je me repose ici avec Minna, et cette détente semble nous réussir parfaitement. Mais ma tête ne consent toujours pas à perdre son activité continue ; et c’est ainsi qu’hier j’ai terminé la rédaction du plan, très détaillé et très complet, d’un Lohengrin qui me fait une joie extrême, et, je te l’avouerai, me remplit de fierté. Tu sais sans doute combien je me désolais de ne pouvoir pas trouver, après Tannhäuser, un autre sujet qui l’égalât en chaleur et en originalité ; mais maintenant, à mesure que je me familiarisais avec mon nouveau sujet, à mesure que j’en pénétrais mieux l’idée, de plus en plus riche et belle, celle-ci s’évoquait devant moi, pour se changer enfin en une fleur si éclatante et si parfumée que je me sens véritablement heureux de la posséder. Sans compter que, dans cette mise au point, mon invention a, de beaucoup, la plus grosse part : car le vieux poème allemand qui nous a conservé cette légende merveilleusement poétique est bien la chose la plus plate et la plus misérable que nous ayons en ce genre ; et je me sens d’autant plus heureux de pouvoir affranchir, du déguisement de cette adaptation prosaïque, une légende qui y est devenue à peu près méconnaissable, et de la ramener à elle-même, à sa riche valeur de poésie, par mes propres invention et reconstitution. Mais, indépendamment même de ce point de vue, quel heureux livret d’opéra ! Plein d’effet, attirant, imposant, et touchant dans toutes ses parties… Fasse Dieu seulement que je ne sois pas ressaisi, dès cet hiver, de mon désir, ou, bien plutôt, de mon irrésistible besoin de commencer un nouvel opéra, et que cela ne m’empêche point de me consacrer au service de ma charge !


Encore Wagner a-t-il eu le bonheur, jusqu’à l’achèvement de son Lohengrin, d’être soutenu et encouragé par la sympathie des siens, et de trouver autour de lui un petit public capable de goûter les œuvres que lui dictait ainsi son « génie intérieur. » Mais bientôt allait se produire, dans sa vie, une catastrophe infiniment plus grave que tous les faits historiques qu’ont à nous raconter ses biographes, y compris sa condamnation à mort, par contumace, en qualité de révolutionnaire, et sa rupture avec sa femme, et son roman amoureux avec Mme Wesendonck. Tout juste au moment où il était dans la situation matérielle la plus pitoyable, son « génie intérieur » lui a dicté des œuvres si vastes, si hardies, et d’un genre si nouveau, qu’il a dû se rendre compte qu’aucun théâtre ne consentirait à les jouer, ni aucun public à les écouter, jusqu’au jour où il serait parvenu, par ses seuls efforts, à renouveler entièrement les habitudes des théâtres et l’esprit du public. Brusquement, aux environs de 1849, il s’est aperçu que l’accomplissement de sa « mission » était impossible, si d’abord, parmi l’indifférence ou l’hostilité universelles, il n’entreprenait et ne réalisait une autre « mission, » qui consistait, littéralement, à transformer le monde, pour le mettre en état d’admirer son art. Aussi, depuis lors, toute son âme fut-elle envahie et absorbée par l’unique hantise de la tâche surhumaine qu’il avait à remplir. Il y a, dans le précieux recueil que vient de publier M. Glasenapp, une lettre écrite par lui à sa sœur Claire Wolfram, le 1er décembre 1849, de Zurich, qui nous présente en un relief saisissant cette catastrophe de sa vie d’artiste, et nous fait voir comment sa « mission » l’a définitivement élevé au-dessus des curiosités et des passions humaines. Je ne puis, malheureusement, en citer que quelques passages :


Vous paraissez, les uns et les autres, regretter que nous ayons résolu de nous fixer à Zurich : et pourtant je suis assuré que je ne connais pas, dans toute l’Europe, un seul endroit dont le séjour m’aurait mieux convenu. D’ailleurs, je n’avais le choix qu’entre la Suisse et Paris. Or, sans perdre de vue la possibilité, pour moi, de produire un opéra à Paris, je suis assez au courant des conditions présentes de la vie musicale parisienne pour savoir que j’aurais à attendre au moins deux ans, avant d’arriver à y faire représenter un opéra. Et encore ne suis-je nullement certain qu’il me serait possible d’y arriver. Car entre l’acceptation, à Paris, ou même la commande, d’un opéra, — chose que je pourrais obtenir sans trop de peine, — et son exécution, il y a un abîme large comme le ciel, et qui ne peut être comblé qu’avec de l’argent, et franchi qu’avec le secours de l’intrigue. Et moi, hélas ! je n’ai pas d’argent, et guère, non plus, d’adresse pour l’intrigue : bien à l’opposé de l’excellent Meyerbeer, devant lequel il n’y a plus, à Paris, un seul artiste honorable qui n’ait déposé les armes. J’en connais plusieurs, et des mieux doués, qui m’ont déclaré que, en présence de la souveraineté actuelle du riche et intrigant Meyerbeer, ils n’avaient même plus la moindre espérance de pouvoir aborder la scène du Grand Opéra.

Mais vous, excellentes gens que vous êtes, vous négligez tout à fait de vous rendre compte de l’indignité de la situation publique présente de notre art ! Que moi, avec mon aspiration enthousiaste vers un art véritable, je me sois trouvé si seul que, nulle part, je n’aie réussi à vaincre, avec mes ouvrages, la domination pitoyable de la mode ; que même à Dresde, je n’aie jamais pu obtenir que des victoires momentanées, dont l’effet était perdu dès le lendemain ; que cependant j’aie persisté à lutter, à travers les défaites, et qu’ainsi j’aie sans cesse plus éloigné de moi les ouvriers et industriels égoïstes que sont les artistes d’à présent, et ne me sois attiré, en fin de compte, pour récompense de mon effort, que d’amers soucis : à tout cela vous ne songez point ; ou bien, si vous y songez, cela vous frappe si peu que vous ne comprenez pas pourquoi je ne continue pas indéfiniment à écrire des opéras, ce à quoi, d’après vous, je m’entends si bien ! L’idée ne vous vient pas de vous représenter ce que doit être mon état d’esprit, lorsque j’ai, depuis deux ans déjà, une œuvre achevée, mon Lohengrin, et que je ne parviens pas à la faire jouer, pas même à Dresde, où mes œuvres précédentes ont, cependant, fait honneur au Théâtre Royal !

Vous vous étonnez que je ne me remette pas à écrire des opéras, en laissant les choses aller leur train, autour de moi ! Mais, ce que ne veulent pas faire les autres artistes, je me sens tenu, moi, de le faire : c’est-à-dire de réfléchir à la cause et à l’enchaînement des circonstances qui, de nos jours, condamnent fatalement à l’insuccès toute tentative vraiment noble et inspirée, que ce soit dans le domaine de l’art ou dans tout autre domaine. Et réfléchir à cela signifie s’élever contre tout ce système actuel ; et plus forte est mon aspiration artistique, plus profond et irrésistible devient mon sentiment d’indignation contre tout ce qu’il y a de vil, de mesquin, d’éhonté, et de pitoyable dans l’ensemble de notre vie sociale d’aujourd’hui. Et j’estime qu’il m’importe désormais, beaucoup plus que d’écrire opéra sur opéra, de m’exprimer publiquement sur notre situation artistique. Aussi est-ce, là ce que je fais et continuerai de faire, en m’adressant à ceux des artistes qui daignent penser : car tout homme qui est artiste, et qui, en même temps, ne refuse pas de penser, tôt ou tard cet homme-là finira par me comprendre. Quant à nos industriels de la littérature, etc., non seulement il m’est indifférent qu’ils me combattent et me couvrent d’injures : cela est encore indispensable, car c’est surtout contre eux que j’ai dû me tourner !…

… Et maintenant, combien se trouvera-t-il d’entre vous, mes parens, pour m’approuver et être d’accord avec moi ? En vérité, je n’espère que bien peu votre appui. Mais il y a, au fond de mon être, une poussée si forte, — et si impossible à contenir comme à faire plier, — que je ne serais vraiment malheureux que le jour où des motifs extérieurs viendraient m’empêcher de lui donner libre cours ; et, au contraire, pourvu seulement que je puisse lui donner ce cours, je sens que je serai toujours heureux et gai, fût-ce au milieu des plus diverses privations et persécutions.


Les lettres qui suivent, dans le recueil, semblent bien indiquer que Wagner ne s’était pas trompé, en pressentant que sa famille, d’abord, se refuserait à l’approuver dans cette nouvelle manifestation de son apostolat. Mais d’autant plus grande fut la joie du solitaire, lorsque, en juin 1850, une de ses jeunes nièces, Franciska Wagner, parmi le silence hostile de ses parens, de ses tantes, et de sa sœur aînée, s’enhardit à lui déclarer qu’elle l’admirait et l’aimait de toute son âme ! La lettre magnifique qu’il lui écrivit en réponse, magnifique de tendresse et d’enthousiasme brûlant, est encore de celles que j’aurais aimé pouvoir traduire en entier : il y en a ainsi une vingtaine, sur les cent vingt du volume, qui sont, à coup sûr, les plus précieux documens biographiques qu’il nous ait laissés. Pour remercier sa nièce de l’appui inespéré qu’elle lui apporte, Wagner, naturellement, lui parle de ses rêves et de ses travaux : ou quand, ensuite, il s’efforce d’offrir à la jeune fille quelques conseils dont elle puisse tirer profit, c’est encore dans son expérience propre qu’il ne manque pas de les prendre : « Indigne-toi le plus que tu pourras, — lui dit-il, — et ne cède jamais un seul pouce de tes convictions ; et lorsque tu sentiras que tu ne peux pas vaincre, continue à rire et à être gaie ! Je ne saurais te donner un meilleur conseil : car j’ai constaté, sur moi-même, que jamais je n’ai été vraiment malheureux que quand je n’ai pas pu être tout à fait moi, quand j’ai souhaité des choses impossibles, quand je me suis épuisé à vouloir unir l’eau et le feu, le bon et le mauvais. Tandis qu’à présent, pour vives que soient mes souffrances, je n’en souffre plus… Bien des choses se sont produites, en moi : il ne m’est pas possible de t’en parler maintenant. Toujours est-il que je poursuis ma route, et que longtemps, très longtemps, je vais être seul. Il m’est impossible, de faire que cela ne soit pas ! »

C’est alors qu’il écrit ses livres, « à la rédaction desquels il se sent poussé malgré lui. » Et les années passent, rapides, fructueuses, pleines de souffrances cruelles, — mais « dont il ne souffre pas. » Le 2 février 1851, il écrit à son beau-père Hermann Brockhaus « qu’il a trouvé un grand bonheur, le plus grand qu’il soit donné à un homme d’atteindre. » Ce « bonheur » est l’accomplissement de sa « mission : » et il ajoute que, désormais, « la vue même du monde, » et la conscience de « l’impossibilité où il est d’y réaliser son effort artistique, » ne l’émeuvent plus que « d’un déplaisir tout superficiel et tout passager. » Seule, la maladie l’importune et le désole, parce qu’elle l’empêche de se livrer entièrement à son art. Encore s’y livre-t-il en dépit de la maladie ; et bientôt aux écrits théoriques succède la création des poèmes et de la musique de son Anneau de Nibelung. « Depuis mon retour de Paris, je n’ai pas cessé de travailler, — écrit-il à sa nièce Claire Brockhaus, le 12 mars 1854. — L’Or du Rhin est presque fini ; je n’ai plus qu’à y revoir l’instrumentation. Cet été, je vais composer la Walkyrie ; le printemps prochain, ce sera le tour du Jeune Siegfried ; dételle sorte que je compte avoir terminé la Mort de Siegfried avant deux ans d’aujourd’hui. » Et toujours, dans les lettres qui suivent : « Je travaille comme un fou. » Ou bien encore : « De véritable repos, je n’en ai jamais : toute ma vie n’est qu’une alternative de grande excitation pendant le travail, et de grand anéantissement après l’excès du travail. »

L’aventure de Zurich, en 1858, paraît avoir eu pour effet de l’interrompre dans son labeur : mais à peine s’est-il rendu compte de ce mauvais effet, qu’aussitôt il a mis fin à l’aventure, en renvoyant sa femme et en s’enfuyant à Venise, où ses lettres nous montrent que, par le travail, il n’a point tardé à « se guérir » de sa double maladie, corporelle et morale. « Dès que je pourrai me remettre à mon Tristan, — écrit-il, de Genève, au lendemain de son départ de Zurich, — je me tiendrai pour sauvé. » Seul à Venise, encore souffrant, accablé de fatigue, il « s’est remis à son Tristan, » et est parfaitement heureux. « La solitude, dit-il, m’a fait un bien extraordinaire. Il est vrai que j’ai été souvent malade ; mais jamais cela n’a atteint ni altéré l’état foncier de mon âme. J’ai en moi le calme le plus beau, le plus profond. » Et la destinée de ses ouvrages précédens ne l’inquiète pas plus que les péripéties extérieures de sa vie : « Mes œuvres ne me plaisent, et ne vivent pour moi, que pendant que je travaille à les réaliser. Achevées, elles ne m’intéressent plus que parce qu’elles me procurent le moyen de me donner à de nouveaux ouvrages. »


Est-ce à dire que ce grand homme ait été un égoïste ? Aucun mot plus impropre ne pourrait être employé pour le définir. C’était, simplement, un homme de génie, contraint par son génie même à aimer son œuvre d’un amour passionné, et à lui sacrifier toutes les autres choses, ou du moins à ne les concevoir qu’« en raison » de cette œuvre. Mais, sous son impérieux génie de poète-apôtre, il y avait en lui un cœur infiniment tendre, délicat, généreux : et c’est ce que nous prouve encore le nouveau recueil de ses lettres. Non seulement, comme on l’a vu, la confidence de ses projets lui était un moyen de témoigner son affection à sa mère et à ses sœurs : il associait vraiment tous les siens, dans sa pensée, au succès et à la gloire qu’il rêvait de se conquérir. Avec une sincérité manifeste et touchante, il décrivait à chacun d’eux la part de bonheur qui lui reviendrait, lorsque l’opéra ou le drame qu’il était en train d’écrire aurait enfin assuré sa fortune. Et sans cesse à l’exposé de ses travaux il entremêlait de charmantes expressions de souvenir et de sollicitude.

Il adorait surtout sa mère et l’une de ses sœurs, Cécile, qu’il sentait lui être plus proche, en toute façon, que ses frères et ses autres sœurs. « Ma bonne petite maman, — écrivait-il à sa mère en septembre 1846, — s’il y a eu bien des choses entre nous, comme tout cela a vite fait de disparaître sans laisser de traces ! C’est pour moi comme quand, au sortir des angoisses et des soucis de la ville, je m’étends sur l’herbe, dans une belle vallée pleine d’ombre, contemplant le feuillage léger d’un arbre, écoutant la chanson d’un cher petit oiseau ; l’impression que j’éprouve est toute pareille lorsque, au sortir du tourbillon de ma misérable existence, j’élève ma main vers toi, en m’écriant : que Dieu te conserve, ma bonne vieille mère ; et que, le jour où il t’enlèvera à moi, il le fasse doucement et tranquillement ! Mais je compte bien que tu vivras longtemps encore, et que longtemps nous pourrons vivre pour toi, et d’une vie plus riche, moins pénible, que n’a été la tienne, ma pauvre maman ! » Quant à sa sœur Cécile, toutes les lettres qui lui sont adressées, dans le recueil, ont un accent particulier de tendresse et d’intimité ; peut-être n’y a-t-il jamais eu personne que ce cœur mobile de poète ait aimé d’une façon plus constante, ni dont la sympathie lui ait toujours été plus indispensable. Et voici, pour citer encore quelques lignes au hasard, comment Wagner accueillait, le 23 octobre 1851, la nouvelle que l’une de ses nièces, une petite fille, s’intéressait à lui et regrettait de ne pas le connaître. « Cette nouvelle, vois-tu, m’a mis tout en feu ! Je ne prétends à l’amour de personne, et laisse les gens penser de moi ce qu’ils veulent ; mais on se tromperait bien à conclure, de là, que je sois un être insensible et froid. Lorsque quelqu’un, n’importe où, m’a montré seulement un doigt d’affection véritable, tout de suite je saisis la main entière, j’attire a moi la personne entière, et, si je le puis, je lui donne un baiser aussi cordial que celui que j’aurais tant de plaisir à pouvoir te donner ! »


Il disait vrai : il était d’âme ardente, affectueuse, ouverte à toutes les belles émotions qu’il a fait chanter dans son œuvre. Mais il était esclave de son génie, qui, dès la jeunesse, l’avait soulevé et maintenu au-dessus du monde, dans une solitude effrayante et sacrée. Pour lui, comme pour tous les grands artistes créateurs dont j’ai eu l’occasion d’étudier la vie, les événemens extérieurs, et même ceux qui nous paraissent les plus décisifs, n’ont été que des épisodes sans importance réelle : ils peuvent avoir de quoi séduire notre curiosité, mais nous devons bien nous garder de croire qu’ils aient rien à nous apprendre sur l’histoire véritable de ces « illuminés. » Leur histoire véritable n’est que celle de leurs ouvrages, unique pensée de leur cerveau, unique passion de leur cœur.


T. de Wyzewa.
  1. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1904, la Genèse de Tristan, par Édouard Schuré.
  2. Pendant une très dangereuse traversée que Wagner et sa femme avaient faite, sur un bateau voilier, dans l’automne de 1839, pour se rendre de Russie en Angleterre.
  3. Allusion aux premiers vers d’une chanson du Hollandais Volant.