Revues étrangères - Un nouveau Livre anglais sur Charles Dickens

Revues étrangères - Un nouveau Livre anglais sur Charles Dickens
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 937-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN NOUVEAU LIVRE ANGLAIS

SUR CHARLES DICKENS



Charles Dickens, par G. K. Chesterton, 1 vol. in-8o ; Londres, 1906.


Je me souviens qu’un jour, — il y aura bientôt une trentaine d’années, — ayant eu l’occasion de rencontrer un critique anglais des plus considérables, je commis l’imprudence de lui avouer ma tendresse passionnée pour les romans et les contes de Dickens ; et jamais je n’oublierai avec quel mélange d’étonnement et de compassion mon éminent interlocuteur accueillit cet aveu. « Dickens ! s’écria-t-il, vous en êtes encore à parler sérieusement de ce misérable bouffon ! Sachez donc que c’est un écrivain sans idées et sans style, un fabricant grossier de romans d’aventures, et qui n’a pas même la facile variété d’invention d’un Alexandre Dumas ou d’un Eugène Sue ! C’est un homme chez qui tout est faux, l’émotion et la raillerie, la tragédie de la petite Nell et la comédie de M. Pickwick. Il n’y a pas un de ses livres qui mérite d’être lu ; et, aussi bien, le moment approche où, en Angleterre du moins, ses livres ne trouveront plus personne pour les lire. Méprisés par les lettrés dès le premier jour, tout porte à croire que, de plus en plus, ils vont cesser d’amuser le gros public, qui commence déjà à reconnaître le mauvais goût, l’exagération affectée, l’extrême pauvreté littéraire de ces caricatures. Thackeray, George Eliot, voilà nos grands romanciers, ceux que le monde entier admirera dans vingt ans, lorsque rien ne survivra plus de l’œuvre de Dickens ni de sa renommée ! »

Je dois ajouter que, à peu près vers le même temps, d’autres juges non moins considérables me prédisaient, à peu près dans les mêmes termes, le prochain écroulement définitif de l’œuvre et de la renommée de Mozart. Mais les jugemens humains, pour autorisés qu’ils soient, restent sujets à l’erreur : et le fait est que la gloire de Dickens, tout comme celle de Mozart, a merveilleusement évité le discrédit dont elle avait semblé menacée aux environs de l’année 1880. Loin de se détacher des romans de Dickens, le public anglais s’est attaché à eux si profondément que pas une année, on peut le dire, ne se passe plus désormais, sans que l’on voie se produire deux ou trois éditions nouvelles de ces romans, et toutes reçues avec une faveur extraordinaire. C’est Dickens qui fait journellement la fortune des collections populaires à six pence, des petites collections de poche sur papier indien, des livraisons illustrées et des tirages de luxe pour les bibliophiles. En ce moment même, une librairie anglaise vient d’entreprendre, avec un énorme succès, quelque chose comme une édition savante de l’œuvre du « misérable bouffon, » une édition annotée, précédée d’importantes préfaces biographiques et critiques, accompagnée de variantes, de fragmens de brouillons, de passages supprimés sur les épreuves, etc. Au théâtre, pareillement, les adaptations des récits de Dickens se multiplient ; et les plus médiocres trouvent un auditoire disposé d’avance à les applaudir. Mais surtout Dickens, d’année en année, s’impose plus irrésistiblement à l’admiration de ces lettrés qui, naguère, s’accordaient presque sans exception à le mépriser. Tout récemment encore, une dizaine d’ouvrages ont paru, qui étaient consacrés à la question de savoir quelle conclusion Dickens aurait donnée à l’un de ses romans, le Mystère d’Edwin Drood, si la mort ne l’avait pas empêché de le terminer. Une revue mensuelle, The Dickensian, uniquement remplie de travaux sur la vie et l’œuvre du romancier, ne cesse de se développer le plus heureusement du monde, à la fois par le nombre de ses abonnés et par la qualité de ses rédacteurs. Le plus fameux des poètes anglais d’à présent, M. Swinburne, après avoir célébré tour à tour les drames de Shakspeare, a employé une seconde série d’articles à célébrer, de la même manière, les romans de Dickens. Le chef de la nouvelle école des romanciers réalistes, M. Georges Gissing, a dévoué les dernières années de sa courte vie à écrire un livre sur l’œuvre de Dickens et a rééditer sa biographie[1]. Et voici enfin que le principal événement littéraire de ces mois passés a été la publication, par un des « lettrés » anglais les plus subtils et les plus raffinés, M. Chesterton, d’un gros livre qui n’est ni une biographie, ni une étude historique ou critique, mais bien, proprement, ce qu’on pourrait appeler un Eloge de Dickens !


Romancier, essayiste, critique dramatique, M. Chesterton est certainement aujourd’hui l’un des plus originaux parmi les jeunes écrivains anglais. Peut-être même aurait-il une tendance à exagérer sa crainte, d’ailleurs très légitime, de la banalité : et il n’y a pas jusqu’à son livre sur Dickens qui, tout excellent qu’il soit, ne nous laisse l’impression d’un ouvrage incomplet, faute pour l’auteur d’avoir pu se résigner à traiter telles parties de son sujet où d’autres avaient déjà touché avant lui. Mais son livre n’en est pas moins, et à beaucoup près, le meilleur qu’on ait écrit depuis longtemps sur ce sujet ; et nulle part encore M. Chesterton n’a tiré un aussi heureux parti de ses qualités natives, dont la plus précieuse est, si je ne me trompe, un humour à la fois très simple et très délicat, s’appuyant sur la plus droite et solide raison pour aboutir aux déductions les plus imprévues. Sous une forme volontiers paradoxale, le Dickens de M. Chesterton ne nous apporte rien qui ne soit profondément médité et pesé, ni dont on ne soit forcé de reconnaître la parfaite justesse, quand on a fini de s’étonner de l’agréable fantaisie de son expression. C’est un livre que je ne saurais mieux comparer, pour la manière dont il tranche toutes les questions qu’il aborde, qu’à l’admirable Balzac de M. Brunetière[2] : comme lui, il achève de mettre au point toute sorte de faits d’histoire littéraire que personne, jusqu’ici, n’avait encore nettement exposés ; comme lui, il consacre définitivement la gloire du grand romancier dont il indique le vrai rôle et les vrais mérites. L’écrivain anglais nous dit, quelque part, « qu’il suppose bien qu’aucun malin (prig) ne survit plus qui ose encore nier la très haute place occupée par Dickens dans la littérature de tous les temps : » mais, en tout cas, nous pouvons être certains qu’aucun « malin » de ce genre, s’il en reste encore, ne survivra à la publication de son livre sur Dickens, tout de même que nous pouvons être certains, après le Balzac de M. Brunetière, que jamais plus quelqu’un ne se trouvera pour nier sérieusement la « très haute place » occupée, dans le roman français, par l’auteur du Curé de Tours et du Cousin Pons. Balzac et Dickens, l’heure de la justice est décidément venue pour ces deux grands hommes, dont chacun est peut-être la plus vivante incarnation de ce que contiennent de plus essentiel l’esprit et le cœur de sa race.

Avec sa pénétration et son ingéniosité ordinaires, M. Chesterton nous explique quelques-uns des motifs de la défaveur témoignée longtemps à Dickens par un très grand nombre de lettrés anglais. C’est que, d’abord, la génération « réaliste » d’il y a vingt ans a été choquée du caractère excessif, et absolument irréel, — ou plutôt « anti-naturaliste, » — des peintures d’un écrivain qui, avant tout et par-dessus tout, avait toujours été un poète ; et lorsque ensuite le goût est revenu aux poètes, la nouvelle génération « symboliste » et « décadente » s’est choquée de ce que la poésie de Dickens avait de puissant, de joyeux, de foncièrement naturel et sain, tandis qu’elle ne prenait plaisir qu’à une poésie toute maladive, tout artificielle, et toute désolée. Mais aujourd’hui la beauté de l’art de Dickens a triomphé des diverses préventions élevées contre elle, comme il arrive, à Londres même, par les après-midi d’été, que le soleil traverse victorieusement la masse des brouillards. Et nul obstacle ne l’empêchera plus de briller, de charmer les yeux, et d’échauffer les âmes.


Malgré l’incertitude fatale de toute prédiction, je n’hésite pas à affirmer que la place de Dickens, dans la littérature anglaise du XIXe siècle, n’apparaîtra pas seulement très haute, mais absolument la plus haute. A une période donnée de la réputation de Dickens, pendant qu’il vivait encore, un Anglais de l’espèce moyenne aurait dit que l’Angleterre possédait, à ce moment, cinq ou six romanciers de valeur à peu près égale. Il aurait mis sur cette liste Dickens, Bulwer Lytton, Thackeray, Charlotte Brontë, George Eliot, et peut-être y aurait-il ajouté encore d’autres noms. Un demi-siècle a passé depuis lors ; et plusieurs de ces romanciers sont descendus à un rang beaucoup plus bas. Aujourd’hui, des lettrés se rencontrent pour dire que, sur la plate-forme la plus haute, il ne reste plus que Thackeray et Dickens ; et quelques-uns joignent à ces deux noms celui de Charlotte Brontë. Je prends sur moi de prédire que, lorsque plus d’années auront passé, et que plus de triage aura été effectué, Dickens dominera toute la littérature anglaise du XIXe siècle : c’est lui qui restera, seul, sur le plate-forme.


Il restera seul précisément parce que son œuvre, n’étant point empruntée à la vie de son temps, comme celle des plus célèbres de ses contemporains, échappera à la prise du temps. « Les auteurs qui sont condamnés à souffrir du temps sont ceux qui ont soigneusement observe et décrit tous les détails de la mode qui les entourait. Il n’y a rien au monde d’aussi fragile qu’un fait : mais une imagination, pourvu seulement qu’elle soit vivante et belle, pourra fort bien durer à travers deux mille ans. Par exemple, nous avons tous le moyen et le désir d’imaginer un homme entièrement sans peur, un héros ; et ainsi l’Achille d’Homère vit toujours pour nous. Mais de la réalité d’Achille, du plus ou moins de possibilité historique de son existence, nous ne savons rien : de telle sorte que nous ne pourrions pas dire si Homère a exagéré légèrement, ou énormément, ou s’il n’a pas exagéré du tout l’activité personnelle d’un capitaine mycénien : l’invention du poète a survécu aux faits. Pareillement, l’invention du personnage de Podsnap pourra fort bien survivre aux faits du commerce anglais : et peut-être personne ne saura-t-il plus si Podsnap, dans son temps, a été possible ; mais on saura seulement qu’il est vivant et beau, et qu’on désire l’imaginer, tout de même qu’Achille. »

Sur la « plate-forme du roman anglais du XIXe siècle, » Dickens restera seul parce que lui seul, parmi les romanciers de son siècle, a été un « créateur. » Lui seul a fait des « choses que personne autre n’aurait jamais pu faire ; » et son œuvre, suivant M. Chesterton, joint encore au mérite de son originalité créatrice le double mérite d’être universelle et proprement anglaise. Il y a entre Dickens et Thackeray une différence analogue à celle que le sentiment national anglais a reconnue, depuis un siècle, entre le génie de Wellington et celui de Nelson, qui tous deux ont également contribué à la victoire de leur patrie, mais dont l’un, cependant, le général, n’a été qu’un excellent chef d’armée pareil à d’autres généraux, allemands ou français, tandis que l’autre, l’amiral, « est le symbole d’un mode particulier d’attaque, l’attaque navale, qui est à la fois universelle et pourtant spécialement anglaise. » Une observation minutieuse et fine de la réalité contemporaine, comme celle qui se manifeste dans l’œuvre de Thackeray, tel romancier français ou italien a pu ou pourrait l’entreprendre avec un succès équivalent : mais Dickens, tout en produisant une œuvre d’une portée et d’un intérêt plus « humains » que ses grands rivaux, a produit une œuvre que personne autre qu’un Anglais ne pouvait produire. « Personne autre qu’un Anglais ne pouvait remplir ses livres, tout ensemble, d’une caricature frénétique et d’une véritable frénésie de bonté. Le signe le plus décisif de la grandeur, chez un grand homme, est qu’il soit capable de faire pour le monde entier ce que le monde est hors d’état de faire pour soi-même : et c’est, exactement, ce qu’a fait Dickens. »

Encore ne suffit-il pas de dire que Dickens a toujours été profondément Anglais. Par ses origines, par les cruelles épreuves de son enfance et de sa jeunesse, par tout le fonds de ses sentimens et de ses idées, il était et n’a jamais cessé d’être un homme du peuple. Ni la fortune ni la gloire ne l’ont empêché de rester, jusqu’au bout, en communion intime avec l’espèce innombrable des petits et des pauvres, dont il était sorti. Et c’est l’âme entière du peuple anglais qui se traduit à nous dans son œuvre. C’est d’elle que vient cet amour passionné de la vie qui en est l’un des traits les plus saisissans. Car un tel amour, suivant la très ingénieuse réflexion de M. Chesterton, est l’attitude naturelle et distinctive de l’homme du peuple à l’égard de la vie. « Certes, l’on rencontre, parmi les gens du peuple, des êtres si misérables que l’on comprendrait sans peine qu’ils fussent pessimistes : mais, en fait, ils ne le sont pas. Les pessimistes sont des aristocrates, comme Byron. Le pauvre, l’homme du peuple, ne s’occupe ni de condamner la vie ni de la défendre : tout cela retarderait pour lui les rares instans où il est admis à en jouir. Il ne s’occupe pas même d’approuver l’univers : il se borne à en être éperdument amoureux. Et cet optimisme supérieur de l’homme du peuple est aussi celui qui anime l’œuvre de Dickens. »

Par là s’explique que cette œuvre ait des racines à la fois aussi larges et aussi profondes : c’est qu’elle exprime, à la fois, ce qu’il y a dans le génie anglais de plus universel et de plus permanent. Une des causes principales de sa puissance, d’après M. Chesterton, est « qu’elle proclame avec une énergie et un éclat tout à fait extraordinaires les choses les plus évidentes à l’esprit commun. » Mais on doit se garder de croire que « commun » soit synonyme d’inférieur ou de grossier. « La communité signifie la qualité qui se retrouve dans le saint et dans le pécheur, dans le philosophe et dans l’illettré ; et c’est cette qualité que Dickens a perçue et développée. Tout homme a en soi une certaine partie d’âme qui aime les enfans, qui craint la mort, qui prend plaisir à la lumière du soleil : c’est cette partie commune de l’âme qui constitue l’âme propre de Dickens, et. qui permet à chacun de comprendre son art. »

Et tandis que les classes supérieures de la société ne cessent point de changer, avec le cours des temps, le peuple, tout au long des siècles, conserve en lui un principe de vie à peu près invariable : ce principe permanent, Dickens l’a trouvé, avec le reste, dans l’héritage intellectuel qu’il a reçu de sa race. Son œuvre se rattache, plus directement que toute autre, au passé le plus lointain du génie anglais.


C’est sur Dickens qu’est descendue la véritable tradition de la « Joyeuse Angleterre, » et non point sur les pâles médiévalistes qui se sont imaginé qu’ils la ressuscitaient. Les préraphaélites, les gothicistes, les admirateurs du moyen âge, avec leur subtilité et leur mélancolie, avaient l’esprit de notre temps présent : Dickens, avec sa bouffonnerie et son assurance intrépide, avait l’esprit de notre moyen âge. Jusque dans ses attaques contre le moyen âge, il était beaucoup plus médiéval qu’ils ne l’étaient dans leurs apologies. Lui seul avait au cœur les vertus de Chaucer, l’amour des grosses farces, et des longues histoires, et de l’ale brune, et de toutes les routes blanches de l’Angleterre... Il l’a bien montré, par exemple, dans sa grande défense des fêtes de Noël. En combattant pour ces fêtes, il combattait pour l’ancien et vénérable mélange des trois plaisirs de manger, de boire, et de prier. Ce qui ne l’empêchait point d’avoir, lui-même, les idées les plus enfantines au sujet du passé. Il se figurait le moyen âge comme n’ayant consisté qu’en tournois et en chambres de torture ; et il se figurait être, pour son compte, un homme bien pratique du siècle des machines, presque un utilitaire. Mais, avec tout cela, il défendait la fête du moyen âge, qui était en train de disparaître, contre l’utilitarisme, qui était en train d’arriver. Il ne parvenait à voir, dans le moyen âge, que ce que celui-ci avait eu de mauvais ; mais il luttait pour tout ce que le moyen âge avait eu de bon. Et il était d’autant plus en sympathie avec la vigueur et la simplicité anciennes qu’il savait seulement que ces choses étaient bonnes, et ne savait pas qu’elles fussent anciennes. Il se souciait tout juste aussi peu du « médiévalisme » que s’en étaient souciés les gens du moyen âge ; mais il se souciait infiniment, tout à fait comme eux, de la franche jovialité et de la saine bonté, de tristes légendes sur de fidèles amans et d’amusantes histoires sur de gais compagnons. Il aurait été fort ennuyé par Ruskin et Walter Pater, si ces deux, savans hommes s’étaient mis à lui expliquer l’étrangeté des tons de soleil couchant dans l’œuvre de Lippi et de Botticelli. Il ne trouvait aucun plaisir à contempler le moyen âge mourant : mais, de toute son âme, il regardait le moyen âge vivant, ce qui avait pu rester debout des vieilles coutumes et des vieilles croyances ; et c’est tout cela qu’il saluait comme un culte nouveau.


Mais pourquoi M. Chesterton semble-t-il s’être fait une coquetterie de ne jamais nous dire expressément en quoi a surtout consisté la communion de Dickens avec le moyen âge, et avec l’âme populaire anglaise, et aussi avec l’âme populaire de tous les pays ? Il reconnaît, cependant, que ce « radical » a eu, en matière politique, des vues absolument différentes de celles de tous les autres « radicaux » de son temps ; que, « tout dogmatique qu’il fût, il a toujours refusé de se lier à aucune doctrine ni à aucun parti ; » que son « ardeur démocratique » ne l’a pas empêché de mépriser et de railler notre conception moderne de la démocratie ; et que, « si nous le comparons aux autres hommes qui ont demandé les mêmes choses que lui, nous sentons chez lui une absence extraordinaire de respect pour les idées admises, un sentiment merveilleux d’humanité, une pénétration merveilleuse de l’éternelle faiblesse. » Il reconnaît que, dans son conte des Cloches et dans toute son œuvre, Dickens est animé d’une haine furieuse contre les théories les plus essentielles de l’utilitarisme, tel que l’entendent les politiciens et les économistes ; qu’il apporte à la défense du pauvre un zèle enflammé, réclamant pour lui non seulement le droit de vivre, mais encore le droit de jouir de la vie ; et que, avec ses préventions ingénues contre le moyen âge, aucun écrivain n’a plus passionnément détesté « la plate et mesquine philosophie » qui tend de plus en plus à l’écrasement du pauvre par le riche, dans notre société bourgeoise d’à présent. Non pas que l’auteur des Temps difficiles ait été, non plus, un socialiste. « La réalité et la singularité de sa position pourraient être définies ainsi : au moment même où chacun estimait que le libéralisme signifiait l’individualisme, il a été, lui, résolument un libéral et non moins résolument un adversaire de l’individualisme. Il a vu qu’il y avait une chose secrète appelée l’humanité, et que cette chose-là était profondément indifférente aussi bien au socialisme qu’à l’individualisme. Seul parmi ses contemporains, il a compris que les systèmes économiques ne sont point des créations immuables, indépendantes de nous, comme les étoiles, mais des objets comme les réverbères, de simples manifestations de l’esprit humain, et ayant à être jugées par le cœur humain. » Aussi, pendant que son siècle, tout en affectant de réclamer « l’extinction du paupérisme, » dans le secret de son âme maudissait les pauvres, Dickens, tout le long de son œuvre, a-t-il poursuivi la même fin avec des sentimens tout contraires. « Sa conclusion pratique a toujours été qu’il fallait guérir le monde de la pauvreté ; mais ses peintures, en même temps, ont toujours affirmé cet autre principe : Bienheureux les pauvres ! » Et M. Chesterton nous rappelle qu’on retrouve cette double conclusion, avec son apparence contradictoire et ses incomparables vérité et efficacité morales, exprimée d’une façon toute pareille dans les paroles du « héros du Nouveau Testament. » Pourquoi donc semble-t-il éviter de pousser jusqu’au bout ce rapprochement, et d’appeler de son vrai nom la doctrine politique, économique, sociale de Dickens, la doctrine qui, tout de suite, a rendu son œuvre intelligible et chère à tous les cœurs chrétiens de sa race et du monde ?

La vérité est que Dickens a été un chrétien, le plus chrétien de tous les grands romanciers de son temps, et de tous les temps. On a dit souvent déjà que la philosophie, la morale, la politique de l’auteur de David Copperfield étaient contenues, tout entières, sans le Sermon sur la Montagne : mais le fait est si certain et significatif que M. Chesterton, malgré son horreur de la banalité, aura bien dû le signaler une fois de plus : sauf à ajouter que, peut-être, il en a été de l’évangélisme de Dickens comme de son « médiévalisme, » et que peut-être ce cœur de poète a toujours aimé l’idéal chrétien pour sa seule beauté, sans réfléchir beaucoup à la source surnaturelle d’où il lui venait. Encore se tromperait-on à croire que Dickens, à la manière de son disciple Tolstoï, ait éliminé de son christianisme tout élément dogmatique, pour ne s’en tenir qu’aux principes moraux. La suite de ses lettres, telle que nous la trouvons dans la grande édition originale de la biographie de Forster, nous révèle qu’il a été constamment préoccupé du problème religieux ; et je ne serais pas éloigné d’admettre qu’il y ait eu dans sa vie un moment, entre les années 1845 et 1847, où il a traversé une crise de conscience assez grave, qui a failli le troubler dans la tranquille assurance de son anglicanisme. De Gênes, en 1847, il écrivait à son ami Forster qu’il avait eu un rêve étrange, dont il s’était ému très profondément : il avait vu lui apparaître une jeune fille morte depuis longtemps, une sœur de sa femme, et cette ombre infiniment chère lui avait ordonné de se convertir à la religion catholique. Elle lui avait dit que « cette religion était celle qui lui convenait, parce que, plus que toute autre, elle entretenait l’âme en contact avec Dieu et la forçait à croire fermement en lui. » Ce n’était là qu’un rêve, et Dickens paraît avoir vite oublié la très vive impression qu’il en avait eue : mais si l’on songe au choix qu’il avait fait, peu de temps auparavant, de héros catholiques pour son Barnabé Rudge, si l’on se rappelle la sensation désagréable que lui avait produite la diversité des sectes protestantes, durant son voyage aux États-Unis, et si enfin l’on rapproche du passage que j’ai cité plusieurs autres passages caractéristiques de ses lettres de la même période, on reconnaîtra que ce rêve de Gênes a été le résultat d’une sorte d’évolution religieuse qui s’est alors opérée en lui, peut-être à son insu, ou tout au moins sans qu’il s’en rendît compte bien exactement.

En tout cas, ses romans et ses lettres s’accordent à nous montrer qu’il est toujours resté « en contact avec Dieu. » Comme il avait gardé, du moyen âge, « le goût des longues histoires et de l’ale brune, » il en gardait une foi chrétienne très naïve et profonde, directement puisée au cœur même du Christ ; et son œuvre est toute remplie de personnages d’une beauté morale si humble et si charmante, depuis le domestique Kit Nubbles du Magasin d’Antiquités jusqu’au forgeron Joseph Gargery des Grandes Espérances, que je ne leur connais d’équivalens que dans certaines figures de saints de la Légende Dorée. Aussi l’effet de cette œuvre a-t-il été immense, d’un bout à l’autre de la chrétienté. Ni le caractère foncièrement anglais de sa fantaisie, ni la déplorable insuffisance de ses traductions ne l’ont empêchée de se répandre, aussitôt, à travers l’Europe, et d’y fructifier. En Russie, où Dostoïewsky et Tolstoï n’ont jamais fait que la continuer, en Allemagne, — où, après les romans dickensiens de Reuter, de Freytag, et de Théodore Fontane, le seul roman qui ait eu un succès universel, ces années dernières, le Jœrn Uhl de M. Frenssen, n’était encore qu’une adaptation libre de David Copperfield, — en France même et en Italie, Dickens a joué un rôle important et durable dans l’histoire du roman au XIXe siècle. En Angleterre, le rôle qu’il a joué ne s’est point borné au domaine de la littérature. « C’est Dickens, — nous dit M. Chesterton, — qui a le plus contribué à détruire le régime de la prison pour dettes ; c’est lui qui a chassé les Squeers de leurs écoles du Yorkshire ; et il a laissé sa marque sur l’organisation des fabriques paroissiales, sur l’envoi des enfans en nourrice, sur les exécutions publiques, sur les workhouses, sur la Cour de la Chancellerie. Toutes ces choses, grâce à lui, ont été changées. » Une puissance d’action aussi étendue et aussi diverse ne saurait s’expliquer par le seul génie littéraire : elle n’a été possible qu’à un homme qui vivait « en contact avec Dieu, » à un homme qui s’était imprégné, jusqu’au fond de l’âme, de la parole et de l’exemple du « héros du Nouveau Testament. »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1902, A propos d’une nouvelle biographie de Dickens.
  2. Me permettra-t-on de noter, à ce propos, que l’édition anglaise du Balzac, — écrit expressément pour cette édition, — vient enfin de paraître, et que tous les critiques, en Angleterre comme aux États-Unis, s’accordent à en proclamer l’éminente valeur ?