Revues étrangères - Un livre posthume de Swinburne sur Dickens

Revues étrangères - Un livre posthume de Swinburne sur Dickens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN LIVRE POSTHUME DE SWINBURNE SUR DICKENS


Charles Dickens, par Algernon Charles Swinburne, 1 vol. in-18, Londres, 1913.


O toi, le premier parmi ta génération de ces hommes — que la louange anglaise s’est plu à acclamer comme nés du sang anglais, — ô toi dont les yeux rivalisaient avec le regard universel du matin — à la fois pour les rayons des larmes et du rire, s’attendrissant surtout

lorsque des pensées d’enfans échauffaient leur lumière, ou bien lorsque — le respect d’une vieillesse usée par l’amour et la peine, — ou bien encore une divine pitié lancée en compagnie d’un divin mépris — projetaient à travers eux une flamme qui donnait des ailes à ta rapide et vivante plume ;

là où brûlent des étoiles et des soleils que nous ne voyons pas, — plus haut même qu’en ce monde, bien qu’en ce monde ta place ait été la plus haute, — notre amour voit ton esprit parler et se divertir et étinceler

avec Shakspeare et la douce âme brillante de Sterne, — et la puissante bonté de Fielding et la grâce de Goldsmith, — tous maîtres dont un seul à peine est plus aimé que toi, ou plus digne d’amour !


Ce beau sonnet en l’honneur de Dickens, — fatalement condamné, d’ailleurs, à perdre la plus grosse partie de sa beauté dans une traduction, — a été publié en 1882 par A. C. Swinburne ; et je me souviens encore de la surprise avec laquelle l’ont accueilli, en ce temps-là, les plus fervens admirateurs du célèbre poète lyrique anglais. C’était un temps où la renommée de Dickens traversait, dans son pays, une crise assez semblable à celle que subissait alors chez nous la gloire de Mozart. Fatigués peut-être de l’unanimité des éloges qui, durant les années précédentes, avaient exalté au-dessus de tous les romanciers l’auteur de David Copperfield, comme aussi l’auteur de Don Juan au-dessus du reste des musiciens, une foule de « délicats » s’étaient mis à mépriser l’un et l’autre de ces deux grands hommes, — sauf, pour un certain nombre d’entre eux, à se garantir efficacement contre la dangereuse séduction que risquerait d’exercer sur eux l’œuvre de Mozart, ou celle de Dickens, en prenant d’avance le parti de ne les point connaître. Il m’est arrivé ainsi de rencontrer, il y a un quart de siècle, de jeunes lettrés anglais qui affirmaient n’avoir jamais lu un roman, de Dickens : ce qui ne les empêchait pas de s’ingénier ensuite à me démontrer l’extrême indigence littéraire de ces romans, et combien leur était supérieur, en toute façon, le moindre récit d’un Thackeray ou d’un Meredith. Ceux-là seuls, les Thackeray et les Meredith, avaient le droit de figurer, dans l’estime de leurs compatriotes, à côté de ces admirables poètes anglais de l’ « ère victorienne, » dont le plus original et le plus parfait était précisément Algernon Charles Swinburne, l’auteur des Poèmes et Ballades et de Chastelard. Et voilà que le même Swinburne, dans un recueil où se déployait à nouveau son génie d’audacieux créateur d’images et de rythmes, voilà que, non content de proclamer Dickens le « premier des grands Anglais de sa génération, » il n’hésitait pas à le ranger en compagnie de ce Shakspeare que l’on s’accordait communément à tenir pour une sorte de personnage surnaturel, ne souffrant pas qu’aucun autre nom d’écrivain se trouvât jamais accouplé au sien !

Je m’empresse d’ajouter qu’aujourd’hui, au lendemain du centenaire de la naissance de Dickens, l’opinion exprimée sur celui-ci par Charles Swinburne, dans son sonnet de 1882, n’aurait plus de quoi indigner, ni étonner personne. Le plus populaire des romanciers anglais est décidément sorti vainqueur de l’âpre bataille que lui ont livrée la plupart des lettrés de la fin du XIXe siècle, et tout porte à penser que sans cesse maintenant les historiens de la littérature de son pays continueront à le ranger non seulement au-dessus des autres grands conteurs de l’ « ère victorienne, » mais au-dessus même de ces Fielding, et Goldsmith, et Sterne dont il est bien vrai que les génies divers se sont comme rassemblés et fondus dans le sien. J’ai eu du reste l’occasion de signaler ici, tour à tour, les deux phases les plus mémorables de ce qu’on pourrait appeler la résurrection de la gloire de Dickens[1]. Lorsque, aux environs de 1900, l’ingénieux romancier George Gissing a fait paraître une édition abrégée et remise au point de la Vie de Dickens par John Forster, c’est encore bien timidement qu’il a rappelé à ses lecteurs les mérites artistiques d’une œuvre où l’émotion sincère ne manquait pas moins, à l’en croire, que le « style, » mais qui rachetait cette double lacune par la merveilleuse qualité, — et éminemment « littéraire, » — de sa plaisanterie. Je m’étais même permis, à ce propos, de protester contre la sévérité excessive avec laquelle le zélé défenseur du génie de Dickens me paraissait condamner cette partie poétique et sentimentale de l’art de son maître qui, bien loin par delà les limites de l’Angleterre, avait exercé une influence énorme sur des écrivains tels qu’un Dostoïewsky. ou un Tolstoï, un Alphonse Daudet ou un Théodore Fontane ; et je me souviens d’avoir reçu en réponse, de George Gissing, fort peu de temps avant sa mort, une longue lettre contenant notamment l’aveu des difficultés que rencontrait encore à ce moment, en Angleterre, toute tentative pour faire admettre dans la véritable « littérature » des chefs-d’œuvre comme Martin Chuzzlewit ou Barnabé Rudge. Mais ces difficultés allaient commencer bientôt à devenir moins insurmontables, et le fait est que le généreux effort de Gissing n’a point tardé à être suivi d’une série de livres, de brochures, et d’articles, pareillement destinés à rassurer ou à encourager le public anglais, en lui attestant l’excellent aloi « littéraire » de récits dont il persistait, quasi involontairement, à se nourrir d’année en année. Si bien que, dès le début de notre siècle, M. Gilbert K. Chesterton a pu recueillir à la fois les remerciemens enthousiastes de ce public et l’approbation à peu près unanime de ses confrères les plus « raffinés, » lorsque, dans une étude délicieusement spirituelle et sage, il a célébré sans aucune réserve l’immortelle beauté et l’action bienfaisante du génie de ce Dickens qu’il n’hésitait pas à déclarer, lui aussi, le « premier des grands Anglais de sa génération[2]. »


Tout de même que chez nous la gloire de Mozart, celle de Dickens semble dorénavant n’avoir plus rien à craindre, dans son pays, de l’épreuve du temps. L’empressement avec lequel les compatriotes du romancier anglais se délectent à la lecture de ses livres ne suffirait-il pas à nous prouver déjà que l’auteur de David Copperfield appartient à la famille, infiniment restreinte, de ces créateurs privilégiés dont l’œuvre possède la merveilleuse faculté de ne point vieillir ? Que l’on songe à la fortune présente des romans les plus fameux d’un Fielding ou d’un Walter Scott, en regard des innombrables éditions de Dickens, se succédant sans arrêt depuis plus d’un demi-siècle ! Et quel autre écrivain pourrait-on citer qui eût laissé derrière soi non pas seulement des types généraux et un peu abstraits, comme ceux qui survivent parmi nous à Molière, à Balzac, ou à Flaubert, mais bien des individus de chair et d’os : une abondante galerie de personnages d’un relief si poussé que tout Anglais d’aujourd’hui a coutume d’apprécier et de définir d’après eux les personnages qui l’entourent dans la réalité, — moins réelle, — de son existence quotidienne ? Le vieux cocher Weller et son fils Samuel, M. Micawber avec ses espoirs toujours renaissans, la sage-femme Sarah Gamp accompagnée de sa fabuleuse amie Mme Harris : ce n’est qu’une petite partie de ce groupe de figures caractéristiques, introduites à jamais par Dickens dans la familiarité des hommes de sa race. Resterait bien à savoir, il est vrai, d’où lui sont venues à lui-même ces vivantes figures, et quels ont été au juste les rôles respectifs de son observation et de sa fantaisie dans ce qu’on est convenu d’appeler son humour : mais il n’en reste pas moins évident qu’un tel humour, s’épanchant sous une forme aussi concrète, et capable de produire des résultats aussi positifs, dépasse amplement en qualité aussi bien qu’en degré celui du plus subtil et spirituel caricaturiste des travers d’une époque.

Il n’y a pas jusqu’à la langue des romans de Dickens qui, désormais, ne se soit imposée à l’admiration des connaisseurs, avec son mélange harmonieux de souplesse et de limpidité. La rigueur des jugemens portés sur elle autrefois n’était due qu’à une conception erronée de l’esthétique littéraire d’alors, suivant laquelle tout « style » était tenu d’être un mode d’expression ayant sa valeur et son charme propres, indépendamment des choses exprimées. Erreur que nous avons connue, nous aussi, à peu près vers le même temps ; et peut-être n’a-t-on pas oublié avec quelle sévérité nos théoriciens de « l’art pour l’art » excluaient de la « littérature » des œuvres comme celle d’un Renan ou presque d’un Lamartine, parce que ces maîtres de notre langue se bornaient à faire de leurs phrases un fidèle reflet de leur pensée. De la même façon les lettrés anglais exigeaient d’un auteur, pour ainsi dire, qu’il prît soin de cultiver séparément sa pensée et son style ; ou du moins entendaient-ils que ce dernier, par lui seul, fût à même de leur procurer une jouissance absolument distincte de celle qui naissait pour eux de l’ensemble de l’œuvre. Mais aujourd’hui, cette doctrine du « style pour le style » a, fort heureusement, beaucoup perdu de son autorité ; et personne ne songe plus dorénavant à regretter, dans les récits de Dickens, l’absence de je ne sais quel attrait purement verbal, dont la recherche aurait sans doute empêché le grand romancier de nous livrer sa vision poétique toute fraîche et vivante, — traduite en des phrases d’une adaptation si parfaite qu’il nous semble y percevoir l’écho des plus légers battemens de son cœur.

Ce cœur frémissant de Dickens, l’un des plus ardemment imprégnés de pitié et d’amour qu’il y ait eu jamais, ne pouvait manquer, lui non plus, de finir par transmettre sa flamme aux cœurs, longtemps rebelles, des compatriotes de l’auteur du Magasin d’Antiquités. Le fait est que nombre de savans ouvrages publiés récemment sur la « religion, » la « morale, » voire le « socialisme » de Dickens marquent une louable tendance du public anglais à réagir contre son habitude ancienne de ne goûter que le seul humour, dans l’œuvre de son conteur préféré. Mais avec cela je serais tenté de croire que, décidément, l’émotion du romancier anglais renferme en soi quelque chose qui la condamnera toujours à ne produire son plein effet qu’au delà des frontières de son pays. Aussi bien n’en est-on plus à vouloir considérer un Dickens, tout de même qu’un Shakspeare, comme l’incarnation complète de l’esprit et du caractère de leur race. Une étude plus intime de ces êtres d’exception que sont, incontestablement, les hommes de génie a permis de reconnaître à quel point l’essence secrète de leur nature se trouvait affranchie des conditions ordinaires de temps et de lieu : de telle sorte que l’on ne s’étonne plus de rencontrer, par exemple, dans l’art de Rembrandt, dans celui de Mozart ou de Beethoven, des élémens plus ou moins étrangers à l’atmosphère intellectuelle et morale des régions où ont vécu ces grands « initiés. » Pourquoi ne pas admettre, pareillement, la présence, chez Dickens, d’une espèce de poésie ou de musique sentimentale ayant des allures trop passionnées pour convenir de tous points aux goûts, plus « réservés, » du lecteur anglais, tandis qu’elle répondrait beaucoup mieux à l’idéal artistique de ces âmes slaves qui, depuis plus d’un demi-siècle, ne se lassent pas d’adorer les touchantes figures anglaises de la petite Nell et du petit Dombey ?


Mais toujours est-il que, exception faite peut-être de ce qui concerne cette partie pathétique de son art, Dickens est redevenu, aux yeux de ses compatriotes, le « premier des grands Anglais de sa génération. » L’hommage que lui offrait Charles Swinburne dans son sonnet de 1882, maints jeunes poètes l’ont repris à leur compte, sans que personne les accusât désormais de « superstition » surannée ou de paradoxe ; et c’est avec une curiosité toute sympathique et respectueuse que, ces semaines passées, les admirateurs de Swinburne se sont unis à ceux de Dickens pour accueillir la publication d’une étude posthume du poète, toute consacrée, elle aussi, à la louange enthousiaste du romancier. L’un des plus hautains « stylistes » de naguère analysant et glorifiant le génie d’un écrivain à qui ses contemporains reprochaient dédaigneusement son manque de « style : » il y avait là, pour le lecteur anglais, un spectacle tout particulièrement imprévu et piquant, malgré ce que le sonnet susdit avait déjà fait entrevoir des sentimens de Swinburne à l’égard de Dickens. Si bien que le petit volume nouveau, pieusement édité par le fidèle ami et compagnon d’armes du poète, M. Watts-Dunton, a obtenu sur-le-champ un succès pour le moins pareil à celui d’un autre petit volume analogue où, voilà plus de trente ans, Swinburne avait révélé à l’Angleterre la personne et l’œuvre de la farouche, mystérieuse, et inoubliable Emily Brontë.

Malheureusement, le poète de Tristram of Lyonesse, au contraire de ce que je disais tout à l’heure de Dickens, paraît bien avoir concentré dans son talent toutes les qualités et tous les défauts « représentatifs » de sa nation ; et peu d’hommes, notamment, nous montrent à un aussi haut degré l’ignorance ou le dédain trop ordinaires des écrivains anglais pour tout ce qui ressemble à des « idées générales. » C’est ainsi que l’on chercherait vainement, d’un bout à l’autre de sa très intéressante étude sur Charles Dickens, le moindre essai d’une définition totale du génie du romancier, ou même la moindre trace d’un jugement d’ensemble sur son œuvre. Après nous avoir répété, par manière de préambule, que Dickens sera toujours proclamé « le premier Anglais de sa génération, » — à quoi il ajoute maintenant son regret de ne pouvoir découvrir, dans cette génération, aucun génie de la trempe de Shakspeare ni de Victor Hugo, — le critique improvisé se met aussitôt à examiner tour à tour, suivant l’ordre de leurs dates, les principaux récits de l’illustre conteur. Encore les stations qu’il fait successivement devant chacun de ces récits ne sont-elles jamais pour les considérer d’un point de vue « objectif, » ou, si l’on veut, « critique : » Swinburne se contente de nous dire quels sont, dans telle ou telle œuvre, les personnages qu’il préfère, et puis de nous esquisser à sa façon les figures de ces personnages, avec une justesse de trait, une force de modelé, et, par-dessous tout cela, une chaleur continue de tendresse ou de haine, qui suffisent à racheter, — sinon peut-être à nous faire oublier, — les Limites trop étroites de son horizon. Écoutons-le, par exemple, nous rendre compte de ses impressions devant Barnabé Rudge, l’un des deux romans « historiques » de Dickens :


En dehors de la très petite catégorie qui ne comprend que les plus hauts chefs-d’œuvre de la poésie, il est difficile de trouver ou d’imaginer un ouvrage de création qui soit sans défaut : mais on aurait peine à soutenir, en bonne justice, que l’histoire de Barnabé Rudge ne mérite pas cet éloge suprême. Sans compter, que, dans ce livre, — à supposer même que cela ne puisse être dit d’aucun des précédens, — un lecteur pénétrant doit reconnaître une qualité d’humour qui lui rappellera Shakspeare, et peut-être aussi Aristophane. L’impétueuse et irrépressible volubilité de miss Miggs, dès le moment où son éloquence éclate et se répand comme un torrent furieux, a sur nous assez de puissance pour étouffer momentanément toutes les objections que pourrait suggérer une morale sévère touchant la rectitude et la convenance de la conduite de cette personne. D’avoir réussi à nous rendre, pour un instant, la méchanceté aussi délicieuse que la simple drôlerie, à nous faire paraître miss Miggs aussi amusante que la Mme Quickly de Shakspeare ou que Mme Gamp, c’est là un triomphe insurpassable de l’humour dramatique.

Mais le progrès de l’auteur en force tragique est encore plus saisissant et plus mémorable. L’émotion pathétique du roman est, il est vrai, trop cruelle : les tortures de la mère du jeune idiot sont si affreuses que l’intérêt et la sympathie du lecteur sont presque contre-balancés par un sentiment d’horreur plutôt que de pitié, malgré tout ce que nous offre de merveilleux le génie d’invention vivante qui anime chaque scène, à chacune des étapes du martyre de la pauvre femme. Le bourreau Dennis est le premier de ces parfaits et admirables scélérats, avec deux vilaines faces sous le même bonnet crasseux, dont le capitaine ou principal représentant est le Rogue Riderhood de l’Ami Commun : coquins infiniment plus terribles que cet Henriet Cousin de Notre-Dame de Paris qui pouvait à peine respirer pendant qu’il attachait la corde autour du cou d’Esmeralda, tant la chose l’apitoyait, — et combien une telle touche divine d’humanité survivante aurait été impossible à cet horrible Dennis dont la mortelle angoisse, devant la perspective immédiate de sa propre pendaison, nous demeure dans l’esprit avec une réalité aussi inoubliable que pas une autre scène évoquée jamais par la fiction la plus poétique ! Non moins admirable est la figure de l’autre oiseau de potence, tout au long de son orageuse et brûlante carrière, jusqu’au dernier moment… À deux reprises seulement, le plus grand des écrivains anglais de son temps s’est servi de l’histoire comme d’un décor pour sa création ; et l’usage qu’il en a fait dans Barnabé Rudge est encore plus prodigieux, avec son mélange de tragédie vivante et de terrible comédie, que celui qu’il devait en faire dans Paris et Londres en 1793.


Beaucoup plus sévère nous apparaît l’opinion de Swinburne sur ce Magasin d’Antiquités qui était primitivement destiné, comme l’on sait, à devenir le « pendant » de Barnabé Rudge. Le poète a eu beau célébrer autrefois, dans son sonnet, les « rayons de divine pitié « que « la pensée d’un enfant » faisait jaillir avec plus d’ardeur des yeux « attendris » de Dickens : son humeur positive d’Anglais ne lui permettait pas de prendre tout à fait au sérieux, dans la pratique, ces figures d’enfans, d’une pureté et douceur par trop idéale, dont l’exemplaire le plus parfait demeurera toujours, pour nous, la délicieuse petite-fille du vieux marchand d’antiquités. « Ce soi-disant enfant, — nous assure-t-il, — n’a jamais en soi le moindre trait d’enfance. Elle est un impeccable et immuable modèle de dévouement, sans la plus légère retombée dans la fragilité humaine. Dickens aurait pu tout de suite nous la montrer ornée d’une paire d’ailes. Un enfant que rien ne saurait jamais irriter, que rien ne saurait jamais décevoir, et que rien ne saurait jamais dégoûter, c’est là un monstre aussi inhumain que le serait un bébé avec deux têtes ! »

Ce passage de l’étude de Swinburne est le seul que M. Watts-Dunton n’ait pu s’empêcher de désapprouver ; et la modeste note de quelques lignes qu’il a intercalée à son propos me semble contenir, en vérité, la plus belle réponse non seulement à l’objection de son défunt ami, mais aussi à tout ce que les critiques anglais, dès le premier jour, ont tenté pour détourner notre affection de la petite Nell. « Avec tout mon attachement à la mémoire de Swinburne, — écrit-il, — me laissera-t-on observer qu’il aurait eu besoin d’une expérience de la vie bien autrement large que celle qu’il a eue, pour comprendre des enfans instruits par ces deux maîtresses d’école, incomparables pour mûrir et pour agrandir les âmes : la misère matérielle et la souffrance morale ? » Comme cela est sage, et de quelle lumière cette simple réflexion du vénérable poète survivant illumine pour nous l’exquise figure de l’héroïne favorite de Dickens ! Tout au plus M. Watts-Dunton aurait-il le droit d’ajouter que, si même l’éminente beauté poétique du personnage ne s’était pas trouvée doublée d’une vraisemblance plus que suffisante, tout lecteur serait encore tenu de l’aimer et de l’admirer, sans pouvoir exiger d’elle rien d’autre qu’elle seule. Car il n’y a personne de nous qui ne se trouve, par rapport à la « réalité » d’une création poétique, plus ou moins dans la situation où se trouvait Swinburne vis-à-vis de l’adorable petite « élève de la souffrance et de la misère. » Toute notre « expérience de la vie » ne vaut guère à nous renseigner efficacement sur la possibilité d’une figure évoquée devant nous ; et ce que nous croyons être la « réalité » de cette figure n’est, le plus souvent, qu’un écho du plaisir produit en nous par sa beauté. Que deviendrions-nous en présence d’un personnage comme Orphée ou Don Juan, comme Siegfried ou Parsifal, s’il nous fallait nous inspirer de notre «. expérience de la vie » pour nous émouvoir des douleurs ou des joies de ces héros divers ? Et l’épreuve d’un siècle bientôt n’a-t-elle pas autorisé la petite Nell à prendre sa place parmi ces membres immortels d’une humanité d’autant plus bienfaisante que nous la voyons plus dégagée de nos faiblesses et de nos laideurs d’ici-bas ?


Dédaigneux au point que j’ai dit de toute « idée générale, » Swinburne n’a pas même essayé de fixer solidement sa préférence sur l’un ou l’autre des romans de Dickens : car après nous avoir affirmé que les plus beaux de ces romans étaient David Copperfield et Martin Chuzzlewit, il nous déclare, quelques pages plus loin, que ce sont les Grandes Espérances qui disputent à David Copperfield l’honneur d’être le véritable chef-d’œuvre du romancier. Du moins constatons-nous que David Copperfield occupe, dans son estime, l’un des premiers rangs : en quoi l’opinion unanime du public anglais semble décidément d’accord avec la sienne. Avouerai-je qu’il m’a toujours été impossible de partager cette admiration des compatriotes de Dickens à l’égard de celui de tous ses récits où il a mis la plus forte part de ses propres souvenirs ? J’ai l’idée que, pour des natures comme celle d’un Dickens ou celle d’un Balzac, toujours portées à concevoir des existences imaginaires qui leur paraissent dépasser en réalité toutes les existences réelles, le souci du point de vue autobiographique risque communément d’être une gêne, bien plutôt qu’un profit. Il les condamne à toute sorte de scrupules, de réserves, de menus détours, qui jamais ne les arrêtent dans le libre déploiement de leurs autres visions ; et parfois aussi ce point de vue autobiographique les amène à transporter dans leurs œuvres des sentimens individuels qui n’y ont rien à faire. Tel est, précisément, le cas de Charles Dickens, dans l’espèce de « confession » qu’il a publiée sous le titre de David Copperfield.

Qui ne se souvient d’avoir éprouvé une impression pénible, — mais heureusement toute passagère, — à la lecture des chapitres où David nous raconte ses brèves semaines de mariage avec la petite Dora ? Car c’est chose certaine que cette jeune femme, comme il nous l’a dépeinte, aurait de quoi nous ravir à l’égal des plus douces et charmantes figures de ses autres récits. Elle est naïve et tendre, pauvre de cervelle et riche de cœur, incomparablement élégante et gracieuse. Son ignorance des conditions matérielles de la vie de ménage force bien son mari à devoir la gronder, ou encore à se désoler des dépenses qu’elle lui cause : mais une telle ignorance n’a guère coutume de compter pour un crime dans la morale ordinaire d’un romancier dont on a pu dire qu’il s’est toujours borné à prendre comme fondement de sa conception du devoir les seuls principes évangéliques du Sermon sur la Montagne. Sans l’ombre d’un doute, Dickens se serait passionnément épris de la figure de cette charmante Dora, s’il l’avait rencontrée ailleurs que dans son roman autobiographique. Mais voici que, l’ayant rencontrée dans ce roman, il s’est mis tout d’un coup à la détester ! Sur ce point-là non plus, aucun doute n’est possible. En même temps qu’il nous décrit la gentillesse ingénue de Dora, nous sentons qu’il contient malaisément un mélange de rancune et de mépris à l’endroit de l’aimable petite créature. Lui qui, dans le reste de son œuvre, pardonnait généreusement, chrétiennement, les pires fautes à ses héroïnes, pourvu qu’elles eussent l’âme simple et vécussent par le cœur plus que par l’esprit, nous sentons qu’à la femme de David Copperfield il ne pardonne pas la perte d’une soucoupe, ni quelques shillings mal additionnés dans ses comptes du soir. Et pourquoi ? Parce que cette Dora, que son cœur de poète ne peut pas s’empêcher de nous montrer charmante, se trouve ressembler, d’autre part, à sa propre femme qu’il a désormais prise en haine, après l’avoir d’abord follement adorée. Sans cesse, au cours d’une même page, la Dora du rêve alterne avec celle de la réalité, — sauf même pour Dickens à nous déconcerter, par endroits, plus cruellement encore, en appliquant à l’exquise Dora de son rêve la malveillance qu’il éprouve à l’égard de celle de la réalité.

Je serais tenté d’aller plus loin, et de reconnaître dans le roman entier les fâcheuses conséquences d’une semblable intention autobiographique. Certes, la nature intime de Dickens n’avait rien de bas, ni qui fût indigne de nous être révélé. Mais son génie possédait l’enviable privilège d’imaginer des âmes d’un degré plus haut ; et de là vient que, par exemple, les figures qu’il nous a laissées d’un Nicolas Nickleby ou même d’un Martin Chuzzlewit rendent, pour ainsi dire, un son plus pur, comparées à celle de ce David Copperfield qui n’est rien qu’un portrait de l’auteur du roman. Jusque dans leurs faiblesses, ces personnages jaillis de l’invention poétique de Dickens nous apparaissent imprégnés d’une atmosphère intellectuelle et morale plus délicate : ce sont, essentiellement, des gentlemen, tandis que David Copperfield, à l’exemple de son modèle, garde toujours en soi quelque chose de l’ancien ouvrier et commis de boutique.

Le véritable chef-d’œuvre de Dickens, c’est assurément ce Martin Chuzzlewit, qui contient, à lui seul, un monde entier de vérité et de poésie, avec des scènes d’horreur tragique justement égalées par Swinburne aux plus sombres évocations d’un Shakspeare, et des scènes comiques si riches d’humanité vivante, par-dessous l’éclat sans pareil de leur verve joyeuse, que nulle autre part ne se révèle à nous aussi manifestement le lien de parenté unissant le conteur anglais à la grande famille de nos maîtres classiques français du XVIIe siècle. Mais bien que les Grandes Espérances ne puissent assurément pas être mises au niveau de cet unique et incomparable monument du génie de Dickens, la leçon qu’elles nous apprennent est peut-être plus curieuse encore, et plus émouvante. On sait de quelle façon, vers 1860, l’auteur de Martin Chuzzlewit, âgé maintenant de près de cinquante ans, a résolu d’écrire un récit à la fois beaucoup plus simple et plus « poussé » que les précédens, plus conforme à l’idéal artistique nouveau qui, en Angleterre comme chez nous, était alors en train de se substituer à l’ancienne exubérance et profusion romantique. Entreprise infiniment difficile, et dont on comprend qu’elle ait tout d’abord alarmé l’entourage du maître ; mais combien aussi l’on comprend que, parmi tous les romans de Dickens, aucun n’ait émerveillé autant que celui-là tout le groupe de ces lettrés que j’appellerais les « dickensiens malgré eux ! » Pour Swinburne, en particulier, les Grandes Espérances sont « la plus belle histoire de toute la fiction anglaise. » Infatigablement le poète multiplie les expressions enthousiastes à l’égard d’un récit où « la tragédie et la comédie, le réalisme de la vie et sa rêverie, se trouvent fondus avec une vigueur de main quasi shakspearienne ! » Chacune des figures du roman lui apparaît « telle qu’aurait pu la créer Shakspeare, si la destinée l’avait fait vivre dans notre temps. »


Notons enfin que Swinburne a eu la méritoire sagesse de ne pas vouloir résoudre, à son tour, l’insoluble problème posthume du Mystère d’Edwin Drood. Peut-être n’a-t-on pas oublié que Dickens a été surpris par la mort au moment où il venait de publier le vingtième chapitre d’un roman dont l’ensemble devait en comporter une quarantaine. Dans cette moitié écrite du roman, un certain personnage disparaît sans laisser aucune trace ; après quoi un autre personnage surgit, comme de terre, sans que l’on puisse connaître sa véritable identité. De telle sorte que l’on remplirait aisément une armoire de tout ce qui a paru de livres, de brochures, et d’articles pour proposer au public anglais une explication de ces deux « mystères, » — qui d’ailleurs, selon toute probabilité, demeureront toujours une source inépuisable d’hypothèses plus ou moins fantaisistes. Mais n’est-il pas étrange que Dickens lui-même, vivant au milieu de ses nombreux enfans, et entouré d’un cercle d’amis qu’il ne se faisait pas scrupule d’initier aux événemens les plus intimes de son existence privée, n’ait jamais laissé échapper un seul mot qui eût permis ensuite de deviner la conclusion qu’il entendait donner à son roman ? Ce silence à peine croyable, maintenu par lui durant des mois, et résistant à un flot continu d’interrogations qui lui arrivaient de tous côtés, m’est toujours apparu un touchant témoignage de l’importance attachée par lui à son œuvre d’artiste, comme aussi une preuve nouvelle de sa profonde foi dans la « réalité » de ses créations. Évidemment, celles-ci constituaient pour lui, comme pour notre Balzac, un univers particulier, possédant sa vie propre en dehors et au-dessus d’un monde « réel » qu’il ne pouvait s’empêcher de connaître et de se rappeler, — au lieu de l’ignorer, ainsi que faisait volontiers son grand rival français, — mais qu’il n’en estimait pas moins entièrement distinct de l’ample monde idéal de sa fantaisie. Nul moyen de comprendre autrement que, pas une seule fois, il n’ait éprouvé le besoin d’admettre ses enfans, ni personne de ses amis, à la confidence du plan général d’un roman dont on savait cependant qu’il en avait prévu et combiné d’avance jusqu’aux moindres détails.

Cette digression m’a un peu éloigné du livre de Swinburne ; et voici que la place me manque pour signaler encore les pages éloquentes où le poète défend son cher Dickens contre le reproche d’avoir manqué de sympathie à l’égard de la France. Reproche souverainement injuste, à coup sûr, ainsi que j’ai eu l’occasion de le montrer ici même à plus d’une reprise. « Il n’y a pas dans toute l’œuvre de Dickens, — écrit justement Swinburne, — de personnages que nous sentions peints avec autant de tendre et fervente affection que le bon Caporal et la petite Bébelle. Victor Hugo, dans sa toute-puissance, n’aurait pas pu nous offrir une plus parfaite image des deux figures d’un héros et d’un enfant ; mais combien il me plairait de penser que, les ayant conçues, il nous les eût données comme les figures d’un héros anglais et d’un enfant anglais ! »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue des 15 novembre 1902 et 15 février 1907.
  2. Une traduction française du Dickens de M. Chesterton a été publiée, depuis lors, à la librairie Delagrave ; et le succès qu’elle a obtenu paraît bien attester que, chez nous aussi, l’œuvre et le génie de Dickens comptent encore maints admirateurs.