Revues étrangères - Un conteur anglais - Joseph Conrad

Revues étrangères - Un conteur anglais - Joseph Conrad
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN CONTEUR ANGLAIS : M. JOSEPH CONRAD


Chance ; A Set of Six ; Under Western Eyes, etc., par J. Conrad ; 1911-1914.


Trois hommes, deux Européens et un nègre, se trouvaient chargés de l’administration du comptoir. Kayerts, le chef, était court et gras ; Carlier, l’assistant, était de forte taille, avec une grosse tête et un large tronc perché sur une longue paire de jambes maigres. Enfin le troisième fonctionnaire du comptoir était un nègre de la Sierra-Leone, qui affirmait résolument s’appeler Henry Price. Toutefois, pour un motif inconnu, les indigènes du haut du fleuve lui avaient naguère donné le nom de Makola, et ce nom lui était resté attaché, depuis lors, dans tous les postes successifs qu’il avait occupés. Il parlait le français et l’anglais avec un pépiement comique, écrivait d’une main superbe, s’entendait à la tenue des livres, et nourrissait au profond de son cœur le culte passionné des mauvais esprits. Sa femme était une négresse de Loanda, énorme et bruyante. Trois enfans se roulaient au soleil devant la porte de sa demeure, qui était toute basse, pareille à un hangar. Makola, taciturne et impénétrable, méprisait les deux blancs. Ayant sous sa garde le petit magasin, sommairement fait de torchis avec un toit d’herbes sèches, il prétendait tenir un compte exact des perles de verre, des ballots d’étoffes à bas prix, des fichus rouges, des fils de laiton, et des autres marchandises qu’il y conservait.

En plus de ce magasin et de la case de Makola, le terrain déboisé pour former le comptoir ne contenait qu’un seul autre bâtiment, celui-là de dimensions plus vastes, construit en bambous, avec une large véranda sur chacun de ses quatre côtés. Des trois pièces qui en constituaient l’intérieur, l’une, au milieu, servait à la fois de chambre d’habitation et de bureau : on y voyait deux tables de bois blanc et une demi-douzaine de sièges. Les deux autres pièces étaient les chambres à coucher des deux Européens : l’une et l’autre n’ayant, pour tout mobilier, qu’un lit et une moustiquaire. Sur le plancher traînaient les objets appartenant aux deux hommes : des malles à moitié vides, des vêtemens usés, de vieux souliers, et puis toutes ces choses sales et endommagées qui s’accumulent mystérieusement autour de personnes indifférentes à la propreté. Et puis, il y avait encore, à quelque distance de ce groupe de constructions, un dernier endroit habité. Là, sous une haute croix fortement penchée, dormait à présent l’homme qui avait assisté aux commencemens de tout cela, l’homme qui avait préparé et dirigé l’installation de ce poste avancé du progrès. Après avoir été jadis, dans son pays d’Europe, un peintre incapable de vendre ses tableaux, il s’était fatigué de poursuivre la renommée avec un estomac vide, avait dû à de hautes protections de se faire envoyer à l’autre bout du monde, et avait été le premier chef du comptoir.

Avec son apathie habituelle et son air de : « Je l’avais bien dit ! » Makola avait vu l’énergique artiste dépérir de fièvre dans la grande maison tout juste achevée. Puis, pendant quelque temps, il était resté seul avec sa famille, ses livres de comptes, et le Mauvais Esprit qui règne sur les pays au-dessous de l’Equateur. Il s’était fort bien arrangé avec son dieu, — se l’étant peut-être rendu favorable par une promesse d’autres hommes blancs à dévorer, tour à tour, dans la suite. En tout cas, le directeur de la grande Compagnie Commerciale, lorsqu’il était revenu sur un bateau à vapeur ressemblant à une énorme boite de sardines, avait trouvé le comptoir en excellent ordre, et Makola tranquillement zélé à son ordinaire. C’était alors que le directeur avait fait installer la croix sur le tombeau du premier agent, et avait placé Kayerts à la tête du comptoir, en lui donnant Carlier pour assistant. Ce directeur était un homme actif et dur, qui parfois, mais très imperceptiblement, se plaisait à des saillies d’un humour macabre. Il avait adressé à Kayerts et à Carlier un long discours, où il leur avait exposé tous les agrémens de leurs nouvelles fonctions. Le comptoir le plus proche se trouvait à environ trois cents milles plus bas : occasion exceptionnelle, pour eux, de se distinguer et d’acquérir de fructueuses commissions sur les marchés qu’ils parviendraient à faire ! Une telle nomination constituait, pour des fonctionnaires débutans de la Compagnie, une véritable faveur. Kayerts s’était senti ému jusqu’aux larmes par cette bonté de son directeur. Il ne manquerait pas, — avait-il dit, — de tâcher de son mieux à justifier une confiance aussi flatteuse. Kayerts avait été naguère dans l’administration des Télégraphes, et savait s’exprimer correctement. Carlier, ex-officier de cavalerie dans une armée que plusieurs grandes puissances européennes s’accordaient à mettre hors d’état de nuire, ne s’était pas laissé émouvoir au même degré. S’il y avait réellement des commissions à toucher, tant mieux pour tout le monde ! Et puis, en promenant un regard maussade sur le fleuve, les forêts, la brousse impénétrable qui semblait retrancher le comptoir du reste de l’univers, il avait murmuré entre ses dents : « Nous aurons bientôt fait de voir ce qui en est ! »

Le lendemain, après avoir jeté sur le quai quelques ballots de cotonnade et un petit nombre de caisses de provisions, la boite à sardines était repartie, pour ne plus revenir avant un bon semestre. Sur le pont, le directeur avait touché aimablement sa casquette en signe d’adieu à ses deux agens, qui se tenaient debout sur le quai, agitant leurs chapeaux ; et puis, avant de descendre dans sa cabine, il avait dit à un vieux serviteur de la Compagnie :

— Regarde-moi un peu ces deux imbéciles ! Il faut que l’on soit devenu fou, dans nos bureaux, pour m’envoyer ici de tels échantillons ! J’ai commandé à ces gaillards de faire planter un potager, de bâtir de nouveaux magasins entourés de barrières, et d’aménager le quai de débarquement. Mais je parie que rien de tout cela ne sera fait. Ils ne sauront point par où commencer. Aussi bien ai-je toujours considéré ce comptoir comme absolument inutile, et mes deux individus sont dignes de leur poste !

— Ils se formeront sur place ! dit le vieux marin, avec un calme sourire.

— En tout cas, me voici débarrassé d’eux pour six mois ! répondit le directeur.


Restés seuls en compagnie de Makola et du petit groupe d’ouvriers indigènes qui complète le personnel du comptoir, Kayerts et Carlier s’accommodent d’abord assez bien de leur existence nouvelle. Ils ont même, les premiers jours, de louables velléités de travail, « enfonçant des clous, posant des rideaux, tâchant à rendre leur demeure habitable. » Parfois aussi ils ont le divertissement de voir arriver un groupe d’indigènes, apportant des défenses d’éléphant que Makola échange contre des produits européens. Mais bientôt l’ennui les prend, un ennui qui va désormais grandir de semaine en semaine, mêlé d’une vague nostalgie, et aggravé encore sous l’influence fatale de la fièvre. « Du matin au soir, les deux pionniers du progrès contemplaient la cour baignée de soleil. Au delà, sous la haute berge, le fleuve silencieux coulait, d’un mouvement régulier. Sur les bancs de sable, au milieu du courant, des hippopotames et des alligators dormaient côte à côte. Et puis, s’étendant à l’infini de tous côtés, autour du petit endroit déboisé qu’occupait le comptoir, d’immenses forêts muettes, où devait se cacher une vie fantastique. Les deux hommes ne comprenaient rien, ne s’intéressaient à rien, se bornant à compter les jours qui les séparaient du retour du bateau. »

Un matin, la morne quiétude de leur existence est troublée par un incident imprévu. Sous leurs yeux, mais sans qu’ils sachent de quoi il s’agit, Makola vend à un marchand d’esclaves les dix ouvriers du comptoir, — puisque, dit-il ensuite, leur présence ne servait de rien, tandis que leur vente a valu à la Compagnie un précieux surcroît de dents d’éléphant. Cette aventure, dont les deux « pionniers » se sentent confusément responsables, ajoute encore à leur ennui, en même temps qu’elle leur fait mieux apparaître leur solitude. Ils cessent peu à peu de lire, de se promener, voire de causer ; et il n’y a pas jusqu’à leur ancienne amitié qui ne finisse par se changer en une malveillance hargneuse. Pour comble de misère, le bateau qu’ils attendaient avec une impatience morbide n’est point venu à la date fixée, — ayant été retenu par suite d’un accident de machine. Les provisions menacent de s’épuiser, et voici que, notamment, les deux hommes n’ont plus qu’une douzaine de morceaux de sucre !

Un matin, au déjeuner, Carlier demande à Kayerts de lui donner un de ces morceaux pour sa tasse de café. Kayerts s’y refuse : car il a été convenu que le sucre aurait à être réservé pour les cas de maladie. Là-dessus, soudain, une haine féroce s’empare des deux compagnons ; ils se jettent l’un sur l’autre, se poursuivent de chambre en chambre, puis au dehors sous la véranda, et Kayerts finit par abattre Carlier d’un coup de revolver.


Après un moment de méditation, Makola dit doucement, en montrant du doigt l’homme mort, qui gisait sur le sol avec un trou profond dans la cavité de l’œil droit :

— Il est mort de fièvre !

Kayerts releva sur lui un regard vitreux.

— Oui, répéta Makola en posant un pied sur le cadavre, j’ai l’idée qu’il est mort de fièvre ! Il faudra l’enterrer demain matin.

Et puis il s’en alla lentement vers sa femme, laissant les deux hommes blancs seuls dans la maison.

La nuit vint, et toujours Kayerts restait assis dans son fauteuil d’osier. Il se tenait immobile comme s’il avait pris une dose d’opium. La violence des émotions qu’il venait de traverser avait produit en lui un sentiment de lassitude sereine. Du moins ne cessait-il pas de penser, et lui-même s’étonnait de la nouveauté de ses réflexions. Ses pensées, croyances, goûts et antipathies de naguère, les choses qu’il avait respectées et les choses qu’il avait détestées, tout cela maintenant lui apparaissait profondément misérable. Il exultait dans la possession de sa sagesse nouvelle, assis auprès de l’homme qu’il avait tué. Par instans il songeait que cet homme avait été, sûrement, une bête nuisible ; que des hommes mouraient tous les jours par milliers, — peut-être même par centaines de milliers, — et que, dans le nombre, cette mort-là n’avait aucune importance, aux yeux d’une créature pensante. Et lui, Kayerts, il était une créature pensante. Toute sa vie, jusque-là, il avait cru à une foule de sottises, comme le reste des hommes ; mais maintenant il pensait, il savait, il se trouvait en paix. Puis il essaya d’imaginer que c’était lui-même qui était mort, et que Carlier, assis à sa place, contemplait son cadavre ; et cette tentative lui réussit à tel point qu’il eut besoin d’un violent effort sur soi-même pour s’empêcher de devenir Carlier. Afin de calmer ses nerfs troublés, il se mit à siffloter un moment. Puis, tout d’un coup, il s’endormit, ou bien il crut qu’il avait dormi : mais, en tout cas, il y avait du brouillard, et quelqu’un d’autre que lui avait sifflé dans ce brouillard. Il se releva. Le jour était venu, et une lourde brume était descendue sur le pays, la brume matinale des tropiques, pénétrante, enveloppante, et silencieuse, la brume qui imprègne et qui tue. Kayerts se releva, vit le corps, et projeta ses bras au-dessus de sa tête avec un cri pareil à celui d’un homme qui, s’éveillant d’un évanouissement, se trouve emmuré à jamais dans un tombeau.


Cependant le bateau de la Compagnie vient enfin d’arriver. Étonné de n’apercevoir sur le quai aucun des deux fonctionnaires, le directeur s’avance vers la maison. En passant près du tombeau du premier agent, il aperçoit Kayerts pendu à la croix, par une ceinture de cuir. « Ses pieds n’étaient qu’à quelques pouces du sol ; ses bras tombaient le long de son corps ; il avait l’air de se tenir tout raide, en fonctionnaire zélé, mais avec l’une de ses joues rouges comiquement appuyée contre son épaule. Et, sans l’ombre de révérence, il tendait à son directeur une langue gonflée. »


J’ai choisi un peu au hasard l’un des contes exotiques qui ont naguère, — il y a une quinzaine d’années, — inauguré en Angleterre la réputation de M. Joseph Conrad ; mais, hélas ! sans que mon résumé trop rapide eût chance de faire sentir au lecteur français l’attrait singulier d’un récit dont l’objet principal est bien moins de nous raconter la lugubre fin des deux « pionniers du progrès » que de nous amener insensiblement à la comprendre et à la prévoir, en reconstituant sous nos yeux, par degrés, l’atmosphère fatale de solitude, d’ennui, et de haine où se trouvent enveloppés les deux compagnons. C’est avant tout par la vérité vivante, la justesse pittoresque du « détail, » que vaut l’art ingénieux et subtil de M. Conrad. Ni M. Rudyard Kipling, ni Stevenson lui-même ne réussissent aussi parfaitement à nous donner l’impression « immédiate » de ces pays tropicaux où de larges fleuves glissent sans bruit entre d’immenses forêts ténébreuses et muettes. Et le plus curieux est que, à la différence des deux autres écrivains que je citais tout à l’heure, M. Conrad ne nous donne pas cette impression, pour ainsi dire, en « peintre, » mais bien plutôt en « poète, » avec un étrange talent d’évocation quasi « musicale, » qui lui permet de substituer aux longues et complètes peintures habituelles de ses confrères l’emploi, savamment gradué, d’un petit nombre de traits « suggestifs. » Quelques touches lui suffisent pour nous procurer l’illusion de contempler réellement les décors brûlés de soleil où vivent ses pitoyables ou tragiques héros. Et pareillement les figures de ceux-ci ne nous sont jamais présentées de face, avec le plein relief des conteurs « réalistes ; » toujours M. Conrad nous force plus ou moins à les deviner, dans l’inquiétante pénombre où il les maintient. Mais d’autant plus ces étranges figures nous émeuvent et s’imposent irrésistiblement à notre curiosité, avec la séduction qu’exercent sur nous les hommes et les choses qui nous semblent porter en soi une part de mystère.

Il n’y a pas jusqu’au style anglais de M. Conrad qui ne diffère profondément de celui de tous ses confrères par une certaine allure moins précise, plus pauvre d’images nettes et vigoureuses, mais aussi plus chantante ou, en tout cas, plus « musicale. » Sa phrase tantôt se déploie amplement, parmi toute sorte d’incidentes ou de parenthèses, et tantôt se ramasse en un raccourci saisissant. Avec cela, toujours une correction et une élégance parfaites, attestant la familiarité des plus grands maîtres de la langue nationale : si bien que, dès le premier jour, l’auteur des Contes d’Inquiétude et du Nègre du Narcissus a pris place, lui-même, au premier rang de la littérature anglaise contemporaine. Il est vraiment, parmi les écrivains d’aujourd’hui, l’un des types les plus remarquables de l’ « artiste, » du lettré qui sait revêtir son langage d’une couleur, d’un rythme, d’un parfum originaux, et qui du reste n’y arrive qu’au prix d’un patient effort créateur, sans jamais s’abandonner au libre caprice de l’improvisation.


Toutes qualités qui s’expliquent en partie pour nous, me semble-t-il, lorsque nous découvrons les origines du talent de M. Conrad : mais combien celles-ci, à leur tour, ont de quoi nous surprendre ! Car le fait est que ce conteur justement admiré et aimé du public anglais, cet adroit styliste nourri de Shakspeare et de Carlyle, n’a commencé à manier la langue anglaise que vers l’âge de trente ans. Il s’appelle, de son vrai nom, Joseph-Conrad Korzeniowski. Né et élevé dans les provinces russes de la Pologne, il n’a quitté son pays que pour aller courir le monde à bord de bateaux marchands belges ou français, où il remplissait, je crois, les modestes fonctions de mécanicien. C’est ainsi qu’il a connu de très près les paysages tropicaux qui devaient servir de cadre à ses premiers récits ; mais le plus incroyable est qu’il se soit, en même temps, suffisamment imprégné de langue et de littérature anglaises pour devenir ensuite, presque d’emblée, le rival des Kipling et des Stevenson. Il y a eu là, en vérité, un « phénomène » tout à fait unique de « naturalisation » littéraire, — se produisant dans les conditions que j’ai dites, et à un âge où, d’ordinaire, chacun de nous se trouve décidément hors d’état de penser ni d’écrire dans une langue nouvelle. On comprend aisément qu’un jeune garçon, transplanté de très bonne heure dans un pays étranger, se dépouille plus ou moins de ses premières habitudes d’esprit pour s’assimiler désormais celles du milieu où il va devoir vivre ; mais je ne vois pas, dans toute l’histoire, d’aventure équivalente à celle de ce mécanicien polonais se changeant pour toujours, à plus de trente ans, en romancier anglais, et s’élevant aussitôt à la pleine maîtrise dans une littérature dont jamais sans doute, jusqu’alors, il n’a pu pénétrer l’intimité secrète !

Du moins l’étonnante « naturalisation » anglaise de M. Conrad ne l’a-t-elle pas empêché de conserver, au fond de soi, maintes traces de sa naissance et de son éducation polonaises. Bien plus encore que son compatriote le dramaturge viennois Thadée Rittner, — dont j’ai eu autrefois l’occasion de parler ici [1], — l’auteur du Nègre du Narcissus se distingue par là des écrivains dont il est devenu le confrère. Avec toute sa connaissance approfondie de la pensée et des lettres anglaises, l’inspiration et jusqu’à la forme de son œuvre nous rappellent, à chaque pas, sa provenance étrangère. C’est chez lui, tout d’abord, une mobilité, une variété d’intérêts et de goûts qui ne lui permet pas de se fixer dans un seul genre littéraire, — sauf parfois pour ses « solides » lecteurs anglais à refuser de le suivre, lorsqu’il passe trop vite d’un genre à un autre. Sans renoncer tout à fait à ces curieux et touchans récits d’aventures exotiques qui l’ont rendu célèbre voici douze ou quinze ans, M. Conrad y a entremêlé déjà des romans d’aventures policières, — où d’ailleurs son art délicat de lettré paraît s’être senti quelque peu mal à l’aise, — des peintures de la vie bourgeoise ou populaire, de fines études psychologiques, des contes d’une fantaisie toute « polonaise, » ainsi qu’un grand tableau des caractères et des mœurs du monde révolutionnaire russe, intitulé : Sous des yeux d’Occidentaux, et qui pourrait bien être son chef-d’œuvre. Toujours l’humeur changeante du Slave contraint le maître-styliste anglais à promener sur des terrains nouveaux sa curiosité d’observateur et ses rêves de poète ; et toujours, avec cela, l’observateur se plaît à procéder par d’habiles « suggestions, » laissant dans l’ombre à dessein une partie des décors ou des âmes qu’il évoque « sous nos yeux d’Occidentaux ; » et toujours son évocation aussi bien que son style relèvent proprement de l’ordre « poétique, » avec une originalité d’émotion et d’accent beaucoup moins proche de celle d’un Dickens ou d’un Stevenson que de celle d’un Mickiewicz ou d’un Tourguenef.


Cette essence irrémédiablement slave du remarquable talent littéraire de M. Joseph Conrad s’est manifestée à nous avec un relief tout particulier, l’année passée, dans un recueil de contes appelé : Une série de Six. Impossible d’imaginer des récits plus divers, et dont chacun, pourtant, nous révèle à un plus haut degré le même mélange singulier de discret « humour » anglais et de profonde sensibilité polonaise. Sans compter qu’il y a tels de ces courts récits, — l’histoire d’un bateau que l’on dirait animé d’un mystérieux pouvoir meurtrier, ou celle d’un jeune ouvrier parisien dont une suite de mauvais hasards a fait, peu à peu, le plus cruel des bandits anarchistes, — tels de ces récits qui, par l’élégante simplicité de leurs contours et l’aisance familière de leur mise en œuvre, méritent vraiment d’être comparés aux nouvelles les plus parfaites de ce Tourguenef que je soupçonne d’avoir été, dès le début, le modèle favori de M. Conrad. Et bien que le dernier roman de celui-ci, La Chance, accuse un effort beaucoup plus marqué à se renfermer dans les limites traditionnelles du roman anglais, ici encore qualités et défauts se ressentent étroitement de l’origine étrangère de l’éminent auteur.


Le défaut le plus frappant de cette Chance est, cependant, beaucoup plus le fait de l’ « artiste » que du « Polonais. » Se rappelle-t-on le curieux roman d’Hoffmann, — curieux, mais à peu près illisible, — où le récit autobiographique du musicien Kreisler nous est livré en une série de fragmens épars, tel qu’il serait sorti des griffes du chat Murr ? C’est quelque chose d’approchant que vient de nous offrir M. Conrad, par un nouveau caprice de sa fantaisie de virtuose littéraire. Au lieu de nous raconter tout d’un trait la touchante histoire qui forme le sujet de son roman, il en a, pour ainsi dire, mêlé dans un chapeau les différentes parties : si bien que nous voici forcés de reconstituer nous-mêmes, après coup, l’ordre naturel d’événemens qui nous sont présentés un peu au hasard. Ou plutôt, il va de soi que ce hasard n’est qu’apparent, et que l’auteur a cru servir l’intérêt de son intrigue en la rompant et dépeçant de la manière qu’il a fait : mais les lecteurs n’en éprouvent pas moins une certaine gêne, en face de l’effort imprévu de reconstruction qui leur est imposé. Ils ont beau deviner que l’auteur espère ainsi leur faire mieux connaître l’âme de ses personnages, ou bien les mieux préparer à jouir de telle scène pathétique, longtemps retardée : ils ne peuvent s’empêcher de regretter néanmoins que M. Conrad ait trop compté sur eux, trop oublié combien l’ordinaire des romanciers les a désormais accoutumés à recevoir, en quelque sorte, leur pâture spirituelle toute mâchée d’avance.


C’est là, comme je l’ai dit, le défaut qui se révèle à nous d’abord, et avec le plus de force, dans le nouveau roman de M. Conrad ; mais il y a dans ce roman un autre défaut plus grave encore, à mon sens, et qui risque de compromettre plus durablement le succès du livre auprès des lecteurs anglais de toute catégorie. Celui-là consiste en un désaccord profond entre le cadre général de l’intrigue et le caractère des personnages qui y prennent part.

La Chance est l’aventure d’une jeune femme dont le père n’est pas sans ressembler un peu au type, dorénavant historique, de M. Rochette. Le financier de Barral, — issu d’une humble famille de marins anglais, malgré ce nom d’apparence française, — a été naguère condamné aux travaux forcés, après avoir scandaleusement exploité des milliers de naïfs. Sa fille, qui l’aime tendrement sans avoir eu jamais l’occasion de le connaître, s’affole à la pensée des cruelles épreuves qui vont l’attendre bientôt, au lendemain de sa sortie du bagne : de telle sorte qu’elle s’empresse d’accorder sa main à un capitaine de bateau marchand, afin que l’ex-banquier puisse trouver un abri sur le bateau. En réalité, cependant, et peut-être à son insu, elle a donné tout son cœur à celui qui n’a pas dédaigné de la prendre pour femme : mais son mari a découvert une lettre où elle déclarait n’avoir en vue que le salut de son père ; et comme la présence à bord de ce dernier personnage, — furieux d’une « séquestration » qui l’entrave dans ses projets de revanche financière, — ne permet pas au jeune couple d’éclaircir le malentendu ainsi formé entre eux, de longs mois s’écoulent pendant lesquels ce malentendu ne fait que s’aggraver, ulcérant affreusement les deux cœurs qu’il sépare. Enfin les deux cœurs se rejoignent et s’unissent, devant la perspective d’une catastrophe. Le vieux de Barral, de plus en plus exaspéré, a voulu empoisonner l’homme qu’il accuse de le tenir prisonnier. Le capitaine, instruit de ce dessein, signifie à sa femme qu’il va lui rendre sa liberté ; mais Flora ne rêve pas d’autre liberté que celle de l’aimer, et la crainte d’avoir à le perdre lui donne le courage de se jeter dans ses bras.

Ce capitaine s’appelle Roderick Anthony, et appartient à la moyenne bourgeoisie anglaise. Sa femme et lui nous sont montrés, d’un bout à l’autre du récit, dans des décors foncièrement anglais, et sans que leur éducation ni les circonstances de leur vie laissent la moindre place possible à des influences exotiques. D’où vient donc l’atmosphère d’étrangeté qui enveloppe pour nous ces deux figures ? D’où vient que nous ayons peine à les prendre pour ce qu’elles sont, — pour la figure d’un honnête capitaine de commerce anglais et pour celle d’une jeune Anglaise élevée, il est vrai, dans des milieux assez disparates, mais qui n’en représentent pas moins les divers échelons de la classe bourgeoise de son pays ?

Notre réponse à cette question ne saurait être douteuse. Le mélange secret de surprise et d’embarras que nous causent ainsi, à la fois, les sentimens et les actes des deux héros du dernier roman de M. Conrad vient surtout de ce que ni ces sentimens, ni ces actes ne nous paraissent s’accorder avec la situation des deux personnages. Jamais notre connaissance plus ou moins directe des mœurs et du caractère anglais ne nous a permis d’entrevoir d’autres figures du genre de celles-là, cachant sous la réserve obstinée de leur attitude un tel amas de complications psychologiques. Vainement nous lâcherions à retrouver rien de pareil non seulement chez Dickens, mais jusque chez ces romanciers de l’école de Stevenson que l’on pourrait appeler des créateurs attitrés d’ « excentricité. » Mais aussi bien le capitaine Anthony et la fille du financier de Barrai ne nous font-ils nullement l’impression d’être des « excentriques. » Nous devinons que l’auteur a voulu nous représenter en eux deux âmes parfaitement « normales, » conformes à sa notion habituelle de la classe sociale qui les a produites ; et d’autant plus nous nous étonnons de ne pouvoir pas, à notre tour, les tenir pour des produits de cette classe sociale, ni non plus de leur race à aucun de ses degrés. La singularité qui, tout au long du livre, nous déconcerte chez eux résulte bien moins de leur propre nature que du contraste de celle-ci avec les conditions où ils se trouvent placés : et c’est le plus volontiers du monde que nous admettrions, par exemple, tous les détails du rôle que leur a prêté M. Conrad si, au lieu de les rencontrer dans un faubourg de Londres ou à bord d’un petit vaisseau marchand anglais, nous assistions à leur aventure dans le cadre de la pittoresque société de nobles, de bourgeois, et d’étudians russes qui nous était décrite dans l’un des précédens récits de M. Conrad.


Oui, j’ai l’idée que cet observateur ingénieux et pénétrant, ce romancier qui, par un véritable prodige, est parvenu à échanger sa pensée et sa langue natales contre la plus complète maîtrise littéraire de la pensée et de la langue anglaises, n’a point réussi jusqu’aujourd’hui, — et sans doute ne réussira jamais, — à connaître profondément l’âme de sa nouvelle patrie. Personne ne l’égale pour évoquer devant nous avec une vérité, — ou tout au moins avec une vraisemblance, — inoubliable de vivantes figures de. Malais ou de nègres, d’échantillons d’une humanité foncièrement différente de la nôtre : mais lorsque ensuite il veut créer des figures anglaises, fatalement il leur prête le tour d’esprit et les sentimens de la race dont lui-même, à jamais, il a gardé l’empreinte. Les deux héros de sa Chance, et les divers personnages anglais de ses recueils de contes, et le vieux professeur qui, dans l’admirable roman de mœurs russes dont je parlais tout à l’heure, est précisément chargé de nous transmettre l’image du caractère slave telle que l’ont contemplée ses « yeux d’Occidental, » ce sont toujours, en fait, des compatriotes de M. Conrad, déguisés sous des noms, des costumes, et des visages anglais.


Déguisement qui, d’ailleurs, ne les empêche pas de nous offrir un précieux trésor de vérité « humaine ; » et nulle part même, peut-être, M. Conrad n’a encore aussi abondamment déployé son talent de psychologue que dans son analyse des deux âmes frémissantes de Roderick Anthony et de Flora de Barral. Combien il m’aurait plu de pouvoir citer ici, notamment, quelques pages des chapitres qui nous décrivent le conflit douloureux et tragique du jeune couple à bord du Ferndale, avec tout ce que l’ancien officier de marine a su y ajouter de couleur « professionnelle ! » Pas un recoin du bateau qui ne nous devienne familier et cher, de la même façon qu’il l’est devenu au jeune marin dans la bouche duquel M. Conrad a fort ingénieusement placé cette partie de sa narration ; et sans cesse de charmans petits tableaux de l’existence du bord, ou bien de ces rapides aperçus de ciel et de mer qui nous laissent au cœur une impression adorablement lumineuse et chantante.

Encore M. Conrad ne se borne-t-il pas à imprégner de couleur et de vie chacun des morceaux de son dernier livre : c’est comme s’il n’avait pu s’empêcher d’y mettre aussi, dorénavant, son propre cœur tout entier. Mon lecteur se souvient-il encore de la grande querelle littéraire qu’a jadis provoquée chez nous la publication des belles études de M. de Vogüé sur le Roman russe ? Pendant plusieurs années, tous nos écrivains se sont trouvés partagés en deux camps ennemis : les uns affirmant qu’à l’exemple de Tolstoï et de Dostoïevsky le romancier était tenu de s’émouvoir profondément lui-même en présence de ses personnages, tandis que le camp adverse continuait à soutenir (assez timidement, il est vrai la doctrine plus « réaliste » de l’ « objectivité. » La question n’avait que le seul tort d’être mal posée : car il est trop clair que jamais un véritable artiste n’a pu rester indifférent au contact de son œuvre, et l’unique opposition entre un Flaubert et un Dostoïevsky consistait en ce que l’auteur de Madame Bovary s’efforçait discrètement de nous cacher ses sentimens personnels à l’endroit de ses héros, alors que le romancier russe, lui, nous les laissait voir sans l’ombre de réserve. Mais assurément ce sont là deux attitudes contraires ; et bien que personne peut-être n’ait poussé plus loin que l’Anglais Dickens la seconde d’entre elles, — si ce n’est, cependant, son compatriote et rival Thackeray, — l’on ne saurait douter que, d’une manière générale, la réserve instinctive du caractère anglais se traduise jusque dans le domaine de la littérature. M. Conrad lui-même n’a pu manquer de s’en rendre compte, lorsque naguère il a résolu de devenir un écrivain anglais ; et le résumé que j’ai fait de l’un de ses premiers contes pourra suffire à montrer avec quelle souplesse ce compatriote improvisé de Stevenson et de M. Wells s’est assimilé, tout de suite un ton particulier d’ « impassibilité » quelque peu ironique, foncièrement étranger au génie de sa race.

Après quoi, les années ont coulé, M. Conrad s’est assuré l’un des premiers rangs parmi les conteurs de sa patrie d’adoption ; et voici que, maintenant, l’impulsion de sa race l’amène à dépouiller son masque ancien d’objectivité, pour épancher librement ses émotions de poète en présence des figures qu’il s’est plu à créer ! A chaque instant, les divers narrateurs entre lesquels il a partagé la tâche de nous exposer l’aventure de Flora de Barral et du capitaine Anthony s’interrompent, dans leur récit, pour commenter longuement tel ou tel épisode, pour exprimer leur pitié ou leur indignation. Et peut-être l’emploi d’un procédé aussi insolite a-t-il été, également, l’un des motifs de l’incontestable impression de désarroi produite sur le lecteur anglais par le dernier roman de M. Conrad : mais à coup sûr la valeur « absolue » du roman s’en trouve renforcée, et il n’y a pas un des admirateurs du talent de M. Conrad qui ne doive se réjouir de le voir, ainsi, se délivrer d’une contrainte d’ « impassibilité » que lui a trop longtemps imposée sa « naturalisation » de romancier anglais.


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1910.