Revues étrangères - Un Voyageur écossais au XVIIe siècle

Revues étrangères - Un Voyageur écossais au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 923-932).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN VOYAGEUR ÉCOSSAIS AU XVIIe SIÈCLE


The totall Discourse of ihe Rare Adventures and Painefull Peregrinations of long Nineteene Yeares Travayles from Scotland to the most famous Kingdomes in Europe, Asia, and Affrica, par William Lithgow. Nouvelle édition, 1 vol. in-18, illustré, Glasgow, librairie Mac Lehose, 1906.


Peut-être n’a-t-on pas tout à fait oublié l’aimable figure du poète anglais Thomas Coryat, qui, en l’année 1608, ayant été frappé d’une description de Venise dans un livre du cardinal Contarini, avait traversé l’Europe, sur de solides souliers plats à double semelle, pour aller se remplir les yeux et le cœur de la beauté de cette très glorieuse, incomparable, et vierge cité ? » Pour moi, du moins, qui ai eu le bonheur de lire dans leur prose originale, avant d’essayer de les résumer ici[1], les deux gros volumes de ses Crudités, je dois dire qu’il y a peu de figures qui me restent plus vivantes, mais surtout plus chères, que celle de ce grand enfant, naïf et spirituel, toujours prêt à s’émerveiller de tout comme à s’en amuser, et, d’après la juste définition de son ami, le poète parisien Jean Loiseau,


… si doux et si plein d’innocence
Que son plus haut savoir luy est comme ignorance.


Sage, joyeux, et charmant Coryat, modèle parfait des guides et des compagnons de voyage, combien tu m’as manqué, ces jours derniers, pendant que je suivais dans ses « péoibles pérégrinations, » plus « pédestrissimes » encore que les tiennes, un autre vagabond de ton île, l’Écossais William Lithgow, ton contemporain, et que sans doute il te sera arrivé de rencontrer, soit à Paris en 1608, ou bien, plus tard, à Londres, dans l’une de ces tavernes où tu rimais, dissertais, et t’enivrais chaque soir, en société des meilleurs poètes et beaux esprits de ton temps ! Auquel cas je suis sûr que tu auras été rempli de respectueuse considération pour ce petit homme, infatigable à se glorifier de la « rareté » de ses souffrances et de son génie : sauf à t’étonner, discrètement, de la façon dont il semblait vouloir cacher ses oreilles sous les touffes épaisses de ses cheveux roux. Mais lui, à supposer qu’il t’ait trouvé digne de son attention, quel souvenir méprisant il aura emporté de l’élégance un peu apprêtée de tes manières, et de la tiédeur de ton « anti-papisme, » et de ta prétention à te croire un « voyageur, » pour t’être indolemment promené de Londres à Venise !


J’ajoute que, sur ce dernier point, son mépris aura eu de quoi se justifier : car le fait est que l’excursion de Coryat, si riche qu’elle ait été en divertissement pour lui-même et pour nous, risque de nous paraître assez misérable auprès des « dix-sept années » que Lithgow nous affirme qu’il a passées à parcourir le monde, « en trois voyages, chèrement payés, à travers toute sorte de royaumes, îles et continens, sur |un espace total de plus de trente-six milliers de milles, ce qui est tout proche d’équivaloir au double de la circonférence de la terre entière. » Parti, le 7 mars 1609, de Paris, où il venait de faire un séjour de neuf mois, après plusieurs autres voyages dont il ne juge pas à propos de nous entretenir (et que je soupçonne, au reste, de n’avoir eu lieu que dans son imagination), Lithgow a visité tour à tour l’Italie, l’Istrie et la Dalmatie, la Grèce, la Crète, la Macédoine, la Turquie, l’Asie Mineure, la Syrie, la Palestine, l’Egypte, Malte, et la Sicile. Puis revenu à Londres en 1612, il en est reparti l’année suivante pour explorer les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Italie, Tunis, Alger, le Maroc, le désert de Libye ; et puis encore, de retour en Europe, l’Autriche, la Hongrie, la Pologne et le Danemark. Enfin, durant l’automne de 1619, après trois années de repos, il s’est remis en route, avec l’intention d’aller voir le fameux « Prêtre Jean » dans son Abyssinie : mais force lui a été, cette fois, de s’arrêter en Espagne, où la police de Malaga, l’ayant soupçonné d’être un espion anglais, l’a gardé prisonnier pendant plusieurs mois, et lui a fait subir certaines épreuves qui, lorsque ensuite il a obtenu d’être relâché, lui ont ôté à la fois le goût et les moyens de tenter, désormais, d’autres aventures.

Quant aux motifs qui l’ont décidé à entreprendre ces voyages, Lithgow ne consent à nous renseigner que pour le dernier de ceux-ci, dont l’objet était, comme je l’ai dit, une visite au mystérieux « Prêtre Jean. » De l’objet de son second voyage, voici, simplement, ce qu’il écrit : « Si c’est le mécontentement ou la curiosité qui m’a poussé à cette seconde perambulation, c’est ce qu’il vaut mieux que je réserve pour ma connaissance propre ; et, pour ce qui est de l’opinion des autres, je ne me soucie ni de leur faveur ni de leur plus aigre censure. » Il s’étend plus longuement, en vérité, sur les motifs du premier voyage : mais l’explication qu’il nous en donne n’est guère plus explicite. Après avoir « sincèrement protesté qu’il n’a été conduit à son entreprise ni par l’ambition, ni par la curiosité, ni par la recherche de cette renommée qui sort de la bouche d’une race misérable, » il déclare qu’il « se refuse à pénétrer dans le détail de l’injure imméritée qui lui a été infligée. » Suivent, en vers et en prose, d’abondantes déclamations sur cette « injure désastreuse : » mais si vagues et si obscures que nous comprenons seulement qu’il y est question d’une « Dalila, » et de la façon dont « les mains scélérates de quatre loups sanguinaires ont dévoré, et réduit en pièces, un pauvre agneau innocent. »

Heureusement les traditions locales de la ville de Lanark, en Écosse, patrie de William Lithgow, éclairent pour nous un coin de ce mystère, et nous renseignent en même temps sur l’origine et la première profession du voyageur, — autre point sur lequel celui-ci se montre toujours singulièrement discret, — et puis, aussi, nous permettent de comprendre pourquoi, dans les nombreux portraits de lui-même dont il s’est complu à illustrer son livre, presque toujours les tempes sont soigneusement cachées, sous des bonnets orientaux de formes fantaisistes, ou simplement sous des boucles de cheveux. Né à Lanark vers 1582, William Lithgow, après un séjour de quelques années dans la petite école de l’endroit, était entré en apprentissage chez un tailleur ; et déjà il était sur le point d’ouvrir boutique à son tour lorsque, certain soir, les quatre frères d’une jeune miss Lockhart, l’ayant surpris en tête à tête avec leur sœur, se sont jetés sur lui et lui ont coupé les deux oreilles[2]. « William Sans Oreilles, » c’est sous ce surnom que l’auteur des Rares Aventures est resté longtemps populaire dans sa ville natale : ce qui non seulement nous explique son désir de s’expatrier, mais nous rend moins étrange, et plus excusable, l’insistance avec laquelle, à tout propos, l’ex-tailleur rappelle et commente le célèbre paradoxe de Sénèque : « Là où nous sommes bien, c’est là qu’est notre patrie. »

Mais encore tout cela ne nous apprend-il point pourquoi Lithgow a employé « dix-neuf années de sa vie en pénibles pérégrinations à travers les plus fameux royaumes d’Europe, d’Asie, et d’Afrique. » Car le pauvre garçon ne pouvait guère espérer, si loin qu’il allât, de rentrer en possession des oreilles dont « quatre loups sanguinaires » l’avaient dépouillé ; et, d’autre part, jamais voyageur n’a plus expressément détesté les voyages, ni montré moins de goût pour tout ce que ceux-ci avaient à lui offrir. Jamais voyageur n’a été plus foncièrement et absolument incapable de prendre plaisir à rien, ni de rien admirer. Hommes et choses, au cours de ses « pénibles pérégrinations, » lui inspirent une dose égale d’aversion et de mépris : à cela près que, chaque fois, ces sentimens invariables résultent pour lui de motifs différens. Paris, d’où il commence son premier voyage, ne lui apparaît que comme « un nid de coquins, un endroit tumultueux, un repaire nocturne de voleurs. » Dans nos villes de province, il affirme que le séjour des auberges lui a été intolérable, « à cause des clameurs exaspérantes des sambots, ou souliers de bois des paysans, dont le bruit, tel qu’une équivoque, ressemble au fracas du cheval introduit par Ulysse dans la fatale Troie. » Rome, où il va ensuite, est « honteusement privée de navigation et de trafic, et serait la ville la plus misérable d’Italie sans la triple vermine du clergé, des juifs et des courtisanes, qui forment l’ensemble de sa population. » Il résume son jugement sur l’Italie de la façon que voici :


A Padoue, j’ai séjourné trois mois, pour apprendre la langue italienne. Padoue est la ville la plus mélancolique de l’Europe, et cela à cause de l’étroitesse des rues, et des longues galeries et des sombres rangées de piliers que l’on y voit, à droite et à gauche, dans toutes les rues. Les étudians, la nuit, commettent nombre d’assassinats contre leurs adversaires privés, ou bien encore, trop souvent, contre l’étranger et l’innocent, soit avec le fusil ou avec le stylet. Quant à la bestiale sodomie, elle est aussi courante ici qu’à Rome, Naples, Florence, Bologne, Venise, Ferrare, Gênes, Parme, sans excepter le plus petit village d’Italie. Joignez à cela une saleté monstrueuse : et cependant, pour ces Italiens, toute la vie n’est qu’un agréable passe-temps, qu’ils occupent à faire des chansons et à chanter des sonnets.


De l’Arcadie, il « se rappelle seulement que son ventre y a été égratigné parmi les rochers, et son corps fourbu, et que la nécessité de gravir de fatigantes montagnes n’a pas causé un faible dommage à sa poitrine. » Constantinople lui produit l’effet d’une « prostituée peinte, le masque du péché mortel, avec des rues étroites et les constructions les plus difformes et les plus puantes du monde. » Plus tard, sur le chemin de Jérusalem, il constate que « les Arabes sont pour la plupart, brigands et voleurs, les Maures cruels et grossiers et que les Turcs, les moins mauvais des trois, ne valent guère mieux. « A Jérusalem, devant les lieux sacrés qu’on lui montre, il déclare que ce qu’on lui en dit est « tantôt ridicule, tantôt douteux, et tantôt d’une fausseté manifeste. » La célèbre Vienne, quand il la voit, l’écœure par « sa petitesse et sa pauvreté. » Visitant l’Irlande, il affirme que « les Arabes indomptés ou inapprivoisés, les Turcomans idolâtres du diable, les Caramines adorateurs de la lune vivent d’une vie moins bestiale que les Irlandais. » Mais il y a mieux que tout cela : l’ancien tailleur de Lanark va jusqu’à s’indigner de la manière dont les Turcs ont coutume de s’asseoir, estimant qu’ils « contrefont ainsi, très impudemment, la louable habitude des tailleurs industrieux ! » Dans cette manière de s’asseoir il voit un affront personnel, un outrage à la profession qu’il exerçait lorsqu’il avait encore ses oreilles !

Sans cesse sa mauvaise humeur native, jointe à une richesse monstrueuse d’imagination, lui fournit des occasions nouvelles de haïr et d’injurier toutes les races du globe, tous les climats, et toutes les religions, — la sienne exceptée, dont il parait bien se considérer comme le seul dépositaire vraiment orthodoxe : — encore qu’il y ait une de ces religions, le « papisme, » qu’il accable d’une détestation toute particulière, au point de s’interrompre vingt fois, dans le récit de ses aventures en Turquie ou en Mauritanie, pour déplorer que tous les souverains du monde ne se décident pas à torturer et à anéantir jusqu’au dernier représentant de cette « secte infernale et sodomique. »

Ce n’est pas lui que nous surprendrons jamais à s’émerveiller, comme le bon Coryat, des chefs-d’œuvre de l’art, en aucun pays : plutôt que de s’abaissera admirer un tableau ou une statue, il appellerait le feu du ciel sur ces maudites « idoles » païennes ou papistes. Il n’est pas sensible non plus à la variété des paysages, ni au charme des mœurs exotiques, ni même, si nous l’en croyons, à la grâce et à la beauté de la femme. De celle-ci il nous parle toujours avec une malveillance qu’il tâche à nous faire prendre pour l’expression d’une pudeur vertueuse : ce qui ne l’empêche pas de rechercher, évidemment, les anecdotes malpropres, sous prétexte de les signaler à notre indignation ; et il avoue même, quelque part, qu’il a rapporté de Libye « un secret amusant au sujet des femmes, » et qu’il l’a « souvent récité au roi Jacques, d’heureuse mémoire. » Mais il néglige de le « réciter » à ses lecteurs, qui se demandent si vraiment il y a eu jamais quoi que ce soit qui l’ait « amusé, » dans ces voyages qu’il ne leur représente que comme une série continue de mésaventures, de fatigues, et d’ennuis. « Ah ! — s’écrie-t-il en sortant du tombeau du Christ, à Jérusalem, — que soit damnée l’aveugle stupidité de ceux qui s’imaginent que les voyageurs n’ont pas de dépenses, et vont où ils veulent, et sont librement entretenus partout : cela est aussi faux qu’une erreur hérétique. » Lui-même, tel qu’il se révèle à nous, il est tout pareil à ces habitans d’une petite île grecque dont il nous dit que, « dans leur conduite, ces misérables sots faisaient voir la nécessité qu’ils avaient de vivre plutôt qu’aucun plaisir qu’ils trouvaient à leur vie. » Et tout son livre pourrait porter en épigraphe ces mots, qui précèdent le récit de son voyage en Crète : « Je vais, aussi brièvement que je le pourrai, raconter un petit nombre des misères endurées par moi dans ce pays. »

Je ne sache pas que, dans aucun système de phrénologie ou d’anthropologie, les oreilles soient considérées comme le siège de la bienveillance, ni de l’aptitude à goûter le plaisir : mais certainement l’absence de ces organes doit avoir contribué à l’incroyable intensité d’aigreur que nous manifeste le caractère de notre touriste écossais. Le malheureux ne se méfie pas seulement des étrangers : son hargneux pessimisme n’épargne pas même ses amis et ses bienfaiteurs, — sauf lorsqu’il s’agit de gens en place, depuis les deux rois Jacques et Charles jusqu’au moindre laird écossais, qu’il étouffe sous la masse pesante de ses flatteries. Mais lorsque, par exemple, un excellent évêque rétois l’accueille dans sa maison, et s’empresse à lui offrir toute sorte de précieux cadeaux rustiques, Lithgow, pour tout remerciement, note que c’est l’usage, chez les Grecs des classes supérieures, « de ne jamais laisser partir un étranger sans lui donner des présens et un convoi. » En Syrie, la caravane dont il fait partie est dirigée par un capitaine arménien si intelligent, si actif, et si dévoué que le voyageur, d’abord, est tenté de se départir, à son endroit, de son mépris habituel pour l’espèce humaine : mais aussitôt il se ravise, et déclare que ce capitaine, ayant reçu de lui la somme convenue, ne s’est occupé de le protéger que par « rapacité. » Il n’y a pas jusqu’à nous, ses lecteurs, qu’il ne se croie tenu d’injurier, dès sa préface, pour nous témoigner sa méfiance de notre jugement sur lui. « Si d’aventure, dit-il au lecteur, tu te trouves être un vilain, un ruffian, un Momus, un valet, un critique, un bouffon, un âne stupide, ou un ver rampant avec des lèvres envieuses, j’invoque pour toi une récompense de bourreau, où une corde de chanvre mettra fin bientôt à ta ricanante médisance, et délivrera mes pénibles voyages, comme aussi le travail douloureux de mon présent livre, du venin mortel de ta calomnie. Sur quoi, va te pendre : car je suis bien résolu à n’avoir ni égard pour ton amour ni attention pour ta malice ! »


Tel est l’homme dont une grande librairie écossaise, — celle-là même qui avait réédité, l’an passé, les charmantes Crudités de Coryat, — vient de nous restituer les Rares Aventures et Pénibles Pérégrinations, imprimées d’abord à Londres, en 1635, par Nicolas Okes, maintes fois réimprimées au cours du XVIIe siècle, et tombées ensuite dans l’oubli pendant deux cents ans. Le livre du tailleur de Lanark nous est rendu sous sa forme originale, avec sa division en dix chapitres dont chacun est précédé d’un préambule en vers, avec la petite série des « poèmes panégyriques » que Lithgow, à l’exemple de Coryat, s’est fait écrire par des beaux-esprits de Londres et d’Edimbourg, pour recommander au public le récit de ses voyages, et avec ces nombreux portraits dont j’ai parlé déjà, nous représentant l’auteur debout sur les ruines de Troie, ou bien se promenant orgueilleusement « dans son costume turc, » un grand sabre à la main et suivi d’un esclave, ou bien encore campé dans une attitude de conquérant, parmi des vipères et des chacals, au cœur inaccessible du désert de Libye. Un autre portrait nous le fait voir à Fez. en compagnie d’un personnage à vaste perruque qui doit figurer le Sultan de l’endroit ; un autre nous le montre attaché à un arbre, en Moldavie, avec six petits « assassins » occupés à décharger sur lui d’énormes mousquets : et c’est dans ce portrait-là qu’il a le plus grand air, majestueux et serein, comme s’il prévoyait déjà l’arrivée du « baron moldavien » qui va venir le délivrer, l’accueillir dans son château, et « le compenser amplement de ce qu’il a perdu. » Mais ni ces images, ni le texte du livre ne nous renseignent, en fin de compte, sur ce que Lithgow est allé chercher dans les diverses régions qu’il a visitées. Des deux hypothèses entre lesquelles, tout à l’heure, il nous offrait le choix, quant aux motifs de l’un de ses voyages, l’hypothèse du « mécontentement » et celle de la « curiosité, » nous devinons bien que cette dernière est la moins probable, notre homme ayant une trop haute opinion de soi-même pour être « curieux » de quoi que ce soit d’autre : mais si, certes, le « mécontentement » est poussé chez lui à un degré merveilleux, nous ne comprenons pas que ce sentiment ait pu lui suffire pour aller s’exposer à toutes les souffrances et à tous les dangers qui, à l’en croire, auraient été l’unique résultat de ses expéditions.

Et ce mystère se complique pour nous d’un autre, non moins inquiétant. A chaque page du récit de Lithgow nous apprenons que, dans telle ou telle circonstance, il a été battu, — le pauvre homme semble vraiment avoir été prédestiné à la « bastonnade, » — et détroussé de tout son avoir : après quoi nous le voyons poursuivant sa route aussi fièrement que par le passé, distribuant des « sequins d’or » avec la munificence d’un riche gentilhomme, et se plaignant des tributs excessifs que réclament de lui guides et hôteliers, qui ; au spectacle de ses grandes manières, le prennent ingénument pour un prince en incognito. Tous ces sequins, dont il nous énumère invariablement la dépense, d’où les a-t-il, et comment parvient-il à en conserver la source, à travers tant de spoliations complètes ou partielles ? Une fois, à propos de son aventure de Malaga, il nous avoue qu’il a l’habitude de cacher de l’argent dans son linge, « cousu entre deux toiles ; » mais, le plus souvent, il néglige de s’expliquer sur l’origine de ses revenus, ou bien s’amuse à nous mystifier par des phrases comme celle-ci : « J’ai payé là un tribut plus convenable pour un prince que pour un pèlerin ; et le plus étonnant de toute cette histoire est, pour moi, de savoir comment j’ai pu être fourni de toutes ces grandes sommes que j’ai déboursées chaque jour. » Dans un autre passage, bien caractéristique aussi, il raconte qu’un certain gouverneur, pour le récompenser de lui avoir dénoncé une bande de pirates, lui a offert de l’argent, lors de son départ ; et il ajoute : « Lequel argent, si je l’ai pris ou non, je vous laisse le soin d’en juger à votre discrétion. » Il a pris cet argent ; et nous savons de même qu’il a recueilli l’héritage de plusieurs de ses compagnons qui sont morts en route, et que, lorsqu’il l’a pu, il s’est fait rembourser, par des magistrats ou des gentilshommes charitables, les sommes que des voleurs lui avaient dérobées. Un jour, en Sicile, il a rencontré les cadavres de deux jeunes seigneurs qui venaient de se battre en duel, et s’étaient tués dès le premier coup. « Sur quoi, pour dire la vérité, je me suis empressé de fouiller leurs poches, et j’y ai trouvé leurs deux bourses de soie gonflées de pistoles d’Espagne : ce dont mon cœur a sauté de joie ; et puis, après avoir retiré cinq bagues de leurs quatre mains, j’ai enterré tout cela à cent pas de l’endroit où je l’ai repris quelques heures après. Et quant à savoir si ce que j’ai fait était légitime ou non, je ne m’arrêterai pas à y réfléchir. » Ce terrible moraliste ne paraît pas avoir été très scrupuleux sur les moyens de se procurer les sequins et les pistoles qui lui ont permis de « payer des tributs plus convenables pour un prince que pour un pèlerin. » Mais avec tout cela, nous ne pouvons nous empêcher de soupçonner qu’il y a quelque chose qu’il nous dissimule, sous ses hâbleries, comme il dissimule son manque d’oreilles sous ses turbans pointus ; et je ne serais pas du tout surpris, pour ma part, d’apprendre qu’au lieu de voyager en prince, ainsi qu’il le prétend, il a simplement voyagé en pèlerin, ou plutôt en tailleur ambulant, trop heureux de pouvoir être admis à ravauder les chausses de tous ces barons, lords, amiraux et pachas, qu’il voudrait nous représenter comme ses camarades.

En tout cas, le véritable objet de ses voyages doit avoir été de recueillir toute espèce de reliques, pour les revendre ensuite au roi Jacques et à ses courtisans. Les reliques des « papistes, » aussitôt qu’il a l’occasion d’y penser, le remplissent de mépris et d’indignation : mais lui, dans le « coffino » d’osier qu’il « garde toujours dans ses bras, » il emporte des débris de pierres du labyrinthe de Thésée, du palais de Priam, des colonnes du temple abattu par Sam son, et des flacons d’eau du Jourdain, et des baguettes de térébinthe de la plaine de Jéricho ; une copieuse provision de souvenirs dont nous le voyons prêt à faire commerce avant même d’avoir remis les pieds en Europe. Et à ce commerce de reliques il joint une industrie également lucrative, qui consiste à se faire délivrer, dans chaque pays qu’il traverse, une foule de certificats officiels et privés, qu’il compte bien exhiber dès qu’il sera de retour en Angleterre, pour s’acquérir ainsi la protection de la Cour, avec tous les avantages qui y sont attachés. De là, sans doute, son insistance à répéter qu’il n’y a jamais eu un voyageur qui soit allé aussi loin, qui ait vu autant de choses, ni qui ait eu à subir autant de « misères ; » et de là ce désir forcené de nous apitoyer qui le conduit, par exemple, lorsqu’une mésaventure lui est arrivée une fois, à nous la raconter trois ou quatre fois, comme s’étant produite dans des pays différens, mais avec des circonstances si exactement pareilles que nous devinons tout de suite que c’est une même histoire qu’il s’amuse à multiplier, pour mieux nous attendrir.


Mais si les « misères » que nous raconte Lithgow sont sujettes à caution, la collection même de ses certificats nous atteste la réalité des voyages qu’il a faits. Peut-être n’a-t-il pas été aussi constamment battu qu’il se vante de l’avoir été : mais certainement il a exploré une grande partie du Vieux Monde ; et ce qu’il nous en dit est d’une importance considérable, au point de vue de l’histoire et de la géographie politique de son temps. Car, à défaut de curiosité, il y a en lui une fièvre incessante de méchanceté qui, dans chacune des régions qu’il visite, le stimule à mettre en défaut les affirmations de tous les autres écrivains, anciens ou modernes, sur cette région. De telle sorte que, pour avoir la joie de contredire ses devanciers, il s’enquiert minutieusement de la situation topographique des divers pays, de leur régime administratif, de l’état de leur agriculture et de leur commerce. Sur les populations de la Grèce, de la Syrie, et du Nord de l’Afrique, en particulier, son livre abonde en renseignemens très précieux, malgré leur ton continu de malveillance et de dénigrement : je doute fort qu’aucun voyageur de la première moitié du XVIIe siècle ait plus de choses à nous apprendre, par exemple, sur les mœurs des habitans des petites îles grecques ou de la Palestine, à la condition que nous séparions, dans la peinture qu’il nous en offre, les faits positifs qu’il nous signale des jugemens acrimonieux qu’il ne manque jamais à y entremêler.

Et je suis forcé de reconnaître que l’intérêt littéraire du livre de ce déplaisant personnage égale, ou surpasse encore, sa portée historique. Lithgow est, essentiellement, un « autodidacte : » le petit tailleur écossais s’est fait à lui-même sa grammaire, son érudition, et sa prosodie, — car les vers, dans son livre, tiennent presque autant de place que la prose : — mais, en vérité, son style grossier et désordonné, pour différent qu’il soit du savoureux « humanisme » de celui de Coryat, a toujours un mélange de richesse imagée et de virulente, passion dont il est impossible de méconnaître l’originalité. Dans son vocabulaire d’injures, notamment, de comparaisons diffamantes et d’épithètes haineuses, Lithgow déploie une variété d’invention digne de Rabelais ; et souvent sa prodigieuse satisfaction de soi-même, l’émotion exaltée qu’il apporte au souvenir de la moindre de ses aventures, donnent à son récit une verve, une ardeur, une vie singulières. Ce n’est pas sans raison qu’un critique anglais, l’autre jour, a rapproché ces Pénibles Pérégrinations de l’immortel roman de Robinson Crusoë : il y a vraiment quelque chose de tout pareil dans l’âme des deux aventuriers à qui nous devons ces deux livres ; et il faudra désormais que les historiens de la littérature anglaise, parmi la liste des ancêtres du glorieux créateur de leur roman national, mettent au premier rang le tailleur de Lanark, le méchant et pitoyable Guillaume Sans Oreilles.


T. DE WYZEWA.

  1. Dans la Revue du 15 octobre 1905.
  2. Je croirais volontiers que cette « Dalila » le Lanark s’appelait, de son vrai nom, Hélène : car le spectacle d’Argos suggère à notre voyageur un poème particulièrement furibond contre l’antique Hélène, coupable d’avoir légué son « prénom maudit » à des « serpens qui se repaissent de la souffrance de leurs amans, golfes de malice, de meurtre et de dédain. »