Revues étrangères - Un Touriste italien en France sous François Ier

Revues étrangères - Un Touriste italien en France sous François Ier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN TOURISTE ITALIEN EN FRANCE
SOUS FRANÇOIS Ier


Die Reise des Kardinals Luigi d’Aragona (1517-1518). Texte italien d’Antonio de Beatis, publié, avec une introduction et des notes, par M. Louis Pastor ; un vol. in-8 ; Fribourg-en-Brisgau, librairie Herder.


« Don Antonio de Beatis, chanoine d’Amalfi, à ses bons amis et seigneurs, salut et perpétuelle félicité ! »


Vous n’êtes pas sans savoir que, naguère, mon révérendissime et illustrissime maître, le cardinal d’Aragon, non satisfait d’avoir plusieurs fois visité la plus grande partie de l’Italie, presque toute la Bétique, et l’extrême Hespérie, a entrepris encore, — sous couleur d’aller présenter ses devoirs au Roi Catholique, nouvellement élu roi des Romains par un effet de la grâce divine, — d’explorer la Germanie, la Gaule, et toutes les autres régions riveraines de l’Océan occidental et septentrional, comme aussi de se faire connaître dans ces diverses régions ; et il a paru bon à son illustrissime Seigneurie, — non certes par avarice (car si jamais il y eut un seigneur magnanime et libéral, ce fut bien celui-là, et le fait est que, dans ce voyage, autant pour le manger et le boire que pour les cadeaux très nombreux, et pour l’achat de maintes choses destinées à son contentement et plaisir, ses dépenses ont été d’environ quinze mille ducats), mais seulement pour la commodité du service et la rapidité de la route, — de n’emmener avec soi qu’un groupe de dix gentilshommes, ainsi qu’un certain nombre de domestiques que vous pourrez voir dénombrés à la fin de mon présent livre. Et comme, parmi ces derniers, il a plu au sort que je fusse compris, malgré mon infinie petitesse, j’ai résolu, sur le conseil de mon bon maître, et tout à la fois pour la gloire de celui-ci et pour l’instruction et le plaisir de mes amis, de noter exactement, depuis le moment où nous sommes partis de Ferrare vers l’Allemagne, jour par jour, lieu par lieu, et mille par mille, tout le détail des cités, bourgades, et villages que nous traversions, avec désignation particulière de toutes les choses curieuses que nous pourrions y rencontrer ; et c’est ce que j’ai continué de faire jusqu’au bout du voyage, avec l’aide de Dieu. Or j’estime à présent qu’il est de mon devoir de vous envoyer une copie, faite de ma main, dudit itinéraire, en vous priant et suppliant de vouloir bien la recevoir, lire, et relire avec un front serein et limpide, mais surtout de m’excuser si, pour le style ni pour l’ordonnance, vous n’y trouvez une composition digne de vos doctes et délicates oreilles. Car je n’ai point osé prendre sur moi d’écrire en langue latine, non seulement par crainte de n’être pas compris de tout le monde, mais aussi par conscience de mon incapacité à m’exprimer dans cette langue de façon à mériter vos louanges ; et comme je n’ai jamais fait profession du dialecte toscan, étant né dans la Pouille, il m’a donc été nécessaire de me servir simplement de mon idiome et parler propres, quelque pauvres qu’ils soient. Mais du moins je puis vous assurer que, parmi ce grand nombre de feuilles que j’ai remplies, vous ne découvrirez rien autre que la simple vérité, sur des faits dont j’ai été le témoin oculaire, ou bien qui m’ont été rapportés par des personnes d’autorité grande, et absolument dignes de crédit et de foi. Et que si, après cela, vous y voyez signalées des choses qui vous sembleront quasi prodigieuses, comme le fait est qu’il y en a un bon nombre, vous voudrez ne pas les imputer à l’auteur qui écrit, mais bien à la divine variété de la nature. A quoi j’ajouterai que, si j’ai eu quelque mérite à rédiger le présent itinéraire, occupé comme je l’étais non seulement à réciter l’office divin avec mon illustrissime maître, à lui servir la messe chaque matin, et souvent à la célébrer moi-même, mais encore à écrire en son nom une foule de lettres aussi bien la nuit que le jour, je ne vous demande point d’autre prix et récompense, pour tant de veilles et de fatigues, ainsi que pour le plaisir, l’instruction, et la sagesse que vous pourrez acquérir en parcourant mon livre, que de daigner faire mémoire et célébration de la personne bienheureuse et du divin esprit de mon bon, juste, pieux, saint, libéral, et très gracieux défunt maître. Adieu. — Écrit dans la ville d’Amalfi, ce 20 juillet 1624.


C’est ainsi que commence un manuscrit en dialecte napolitain, récemment découvert à Naples par le très érudit historien allemand M. Louis Pastor, et dont je ne saurais assez louer, tout ensemble, le vif agrément littéraire et l’éminente, l’incomparable portée histo- rique. Non pas, il est vrai, que, au point de vue littéraire, le récit de voyages d’Antonio de Beatis nous offre, en aucune façon, l’équivalent de la verve exubérante que j’ai eu l’occasion de signaler, par exemple, dans les écrits de deux voyageurs du siècle suivant, le « pédestrissime » Thomas Coryat et le tailleur écossais William Lithgow[1]. Autant ces deux personnages sont attentifs à se mettre eux-mêmes au premier plan de leurs relations, prenant prétexte de leurs aventures pour renouveler et compléter sans cesse l’image qu’ils nous présentent de leur propre figure corporelle et morale, autant le modeste « petit » chanoine italien semble tâcher toujours à se dissimuler derrière l’imposante et auguste personne de son maître, le cardinal d’Aragon : ou plutôt même il n’y a pas jusqu’aux actes et aux sentimens de ce prélat qui ne s’effacent, pour nous, dans le récit de Beatis, sous cette « divine variété de la nature » que le bon prêtre a entrepris de décrire et de glorifier. Le spectacle des pays nouveaux qu’il visite le remplit, à chaque pas, d’un tel mélange de surprise et de ravissement que c’est comme s’il en oubliait son existence et celle de son maître, dans son zèle à ne rien perdre des choses qu’il découvre. Mais aussi, de combien de sujets divers il se montre curieux ! Les mœurs et les coutumes, le langage, la nourriture et la boisson, l’apparence extérieure des hommes et leur caractère, la beauté des femmes et leur condition sociale, l’organisation politique et militaire, le développement des arts et des lettres, la diversité des sites naturels et des monumens de l’architecture, les découvertes scientifiques, les procédés de culture et de jardinage, tout cela, et maints autres aspects encore de la vie des trois grandes nations allemande, flamande, et française, on peut bien affirmer que notre « touriste » les a notés « « jour par jour, lieu par lieu, et mille par mille, » avec un souci scrupuleux d’exactitude, un relief pittoresque, et une fine et délicate pénétration que l’on aurait peine à trouver réunis à un pareil degré chez aucun autre voyageur ou géographe de ce temps, — pour ne point dire : d’aucun temps.

Parmi les contemporains et les successeurs immédiats de Beatis, en tout cas, ni Machiavel, ni Guichardin, ni Montaigne ne nous font voir une curiosité aussi vraiment universelle : ce qui tient évidemment à ce que chacun d’eux, ayant l’âme bien plus originale et plus haute que le petit chanoine, n’attache d’importance qu’aux objets qui peuvent répondre à ses propres préoccupations ordinaires ; mais il n’en reste pas moins qu’une foule de choses leur échappent qui, tout de suite, attirent et retiennent le regard éveillé de l’obscur secrétaire du cardinal d’Aragon. De telle sorte que cet « itinéraire, » avec la pauvreté de son style, et son allure un peu traînante de registre tenu au jour la journée, est tout rempli pour nous de renseignemens inappréciables sur l’état politique, social, et artistique du centre et du nord de l’Europe à l’une des époques les plus importantes de toute notre histoire moderne, la veille même du grand mouvement révolutionnaire de la Réforme, et dans la pleine floraison de la Renaissance. C’est un de ces documens qui, dès qu’ils surgissent de terre, nous deviennent aussitôt familiers comme des révélations depuis longtemps attendues, — enrichissant à la fois et modifiant en partie notre connaissance de la période historique où ils se rattachent ; et personne désormais, ne pourra traiter de la civilisation ni des arts de la Renaissance en deçà des Alpes sans être forcé de consulter l’humble journal de route rédigé par Antonio de Beatis, entre le 9 mai 1517 et le 26 janvier de l’année suivante, durant les minutes de loisir que voulaient bien lui laisser ces nombreuses et diverses obligations professionnelles dont il vient de nous énumérer le détail, avec sa touchante simplicité coutumière, à la fin de la dédicace de son manuscrit.


Mais d’abord, avant de citer quelques-uns des passages les plus remarquables d’un livre qui, d’ailleurs, ne peut manquer de nous être bientôt traduit tout entier, il faut que je résume en deux mots ce que nous apprend l’excellente introduction de M. Louis Pastor sur les motifs véritables du voyage du cardinal d’Aragon. Ce prélat, petit-fils du roi de Naples Ferrante Ier, était alors âgé d’environ quarante ans. Créé cardinal par Alexandre VI, il avait été chargé, en 1499, d’accompagner en Espagne sa parente, la reine Jeanne de Naples ; et c’est à cette occasion que, déjà travaillé d’une fièvre de curiosité, il avait, suivant l’expression de Beatis, « visité presque toute la Bétique et l’extrême Hespérie. » Il était ensuite venu en France, mais sans qu’aucune trace se soit conservée des événemens de ce premier séjour. Sous les pontificats de Pie III et de Jules II, il avait demeuré à Rome, fort estimé de ces deux papes : et son crédit à la cour romaine s’était bien accru encore après l’élection de Léon X, à laquelle il avait pris une part très active. Tout à coup, cependant, et précisément aux alentours de l’année 1517, le bruit avait couru d’un refroidissement dans ses relations amicales avec son maître ; et M. Pastor a de bonnes raisons pour le soupçonner d’avoir, en effet, plus ou moins directement, trempé dans le complot formé alors contre Léon X par son collègue le cardinal Petrucci. À ce compte, son grand voyage en compagnie d’Antonio de Beatis aurait été, proprement, une sorte d’exil, « sous couleur d’aller présenter ses respects à Sa Majesté Catholique. » Mais comme nous le retrouvons, dès son retour, et jusqu’à sa mort en janvier 1519, plus en faveur que jamais auprès de Léon X, tout porte à croire que la nécessité même de cet exil momentané n’a été pour lui, au fond, qu’un prétexte, tandis que la cause principale de son voyage aura bien été, comme le dit son secrétaire, son désir d’» explorer » des régions de l’Europe qui lui étaient encore inconnues. Par là seulement s’expliquent aussi bien l’ensemble que maints détails de son expédition, telle que nous l’a décrite son fidèle secrétaire : avec ces tours et détours que nous lui voyons faire en quête de personnages intéressans ou d’objets curieux ; et son insistance à se rendre compte de tout ce que les pays qu’il traverse ont à lui offrir d’un peu remarquable ; et l’habitude qu’il a d’acheter, pour son palais de Rome, toute espèce de produits de l’art ou de l’industrie de chacune des régions où le conduisent les hasards de sa route. Si l’on a pu dire de Pétrarque qu’il avait été « le premier des modernes à entreprendre des voyages pour le seul plaisir de voyager, « le cardinal d’Aragon nous apparaît comme le digne héritier de ce goût, tout « humaniste, » du poète toscan. Les plus grands princes ont pour lui moins d’attrait qu’un beau paysage, une église fameuse, ou le progrès commercial d’une riche cité ; et le même homme qui, en Allemagne, refuse de sacrifier cinq ou six journées pour aller « présenter ses devoirs » à l’empereur Maximilien, n’hésite pas à prolonger son voyage de plusieurs semaines pour se mettre au courant, par exemple, des mœurs de la Hollande, ou des particularités physiques du flux et du reflux sur les côtes de la Normandie et de la Bretagne.


Je ne puis songer, malheureusement, à le suivre ici dans tout le détail de son « tour » d’Europe. Tout au plus vais-je essayer de résumer très rapidement la partie de la relation de Beatis qui nous touche du plus près, c’est-à-dire celle qui nous décrit l’état de la France dans la seconde moitié de l’année 1517. Et pourtant je ne résiste pas à la tentation de citer au moins quelques lignes des jugemens portés, par le chanoine napolitain, sur les conditions générales de la vie dans les deux grandes régions qu’il a étudiées avant de pénétrer en France, — l’Allemagne et les Pays-Bas : car, bien que notre voyageur enregistre toujours avec soin, au cours de son journal, toutes les réflexions que lui suggère la vue des villes et villages qu’il vient de visiter, il se croit tenu encore, au sortir de chacun de ces deux pays, — comme aussi, plus tard, au sortir de France, — de revoir d’ensemble tout ce qui l’a frappé le plus vivement, nous donnant ainsi, à trois reprises, quelque chose comme d’amples et très précieux « panoramas » ethnographiques, où achèvent de se révéler à nous ses dons singuliers d’observateur et de moraliste.

Le tableau de l’Allemagne débute par une peinture de la configuration du sol, depuis les régions montagneuses du Sud jusqu’aux plaines du centre, et aux pentes boisées des deux rives du Rhin. Puis vient une longue énumération des alimens et boissons, avec quelques mots sur leurs divers prix. Après quoi l’auteur aborde enfin l’étude des mœurs et habitudes allemandes.


Ces gens n’ont de cheminées que dans leurs cuisines, et partout ailleurs des poêles, dont chacun est pourvu d’une niche où se trouve placée une fontaine d’étain. Les habitans prennent un grand plaisir à garder, dans leurs chambres, toute sorte d’oiseaux, la plupart enfermés dans des cages d’un joli travail : mais quelques-uns aussi, plus apprivoisés, volent en liberté dans les chambres et au dehors… Une habitude incommode et fâcheuse de ce pays est de mettre, dans une chambre, autant de lits que l’on peut y en faire tenir : sans compter que leurs chambres à coucher n’ont ni poêles, ni cheminées, ce qui rend très désagréable le passage des pièces très chaudes dans d’autres toutes froides, du moins pendant le temps qu’il faut pour se déshabiller : mais il est vrai que la chaleur des épais lits de plume fait vite oublier cet inconvénient…

Les femmes s’attachent à avoir toujours leur vaisselle et tous leurs ustensiles de ménage extrêmement propres, tandis qu’elles-mêmes sont, à l’ordinaire, très sales, et toutes vêtues, à peu près pareillement, d’étoffes à très bas prix : mais elles sont belles et fort agréables, et, quoique froides par nature, — au rapport de certains cavaliers de notre compagnie, — elles ne détestent point les plaisirs galans. Les jeunes filles aiment à se montrer la tête ornée de couronnes de fleurs, surtout aux jours de fête ; et de même font aussi les enfans qui servent dans les églises, et les écoliers. Lesdites dames vont, en majeure partie, nu-pieds, et leurs jupes, courtes et serrées. leur laissent les jambes découvertes… Elles ont coutume, toutes les fois qu’elles voient passer des étrangers ou des hommes de condition, de se lever de leur siège et de faire une révérence. Dans toutes les auberges, l’on peut être assuré de trouver trois ou quatre chambrières jeunes et jolies ; et bien que l’hôtesse, et lesdites chambrières ne se laissent pas embrasser, comme les servantes françaises, la courtoisie veut qu’on leur touche la main, et qu’ensuite on leur serre la taille, en signe d’amitié. Très volontiers elles s’invitent elles-mêmes à manger et à boire avec les hôtes ; et ceux qui savent leur langue peuvent leur parler tout à fait librement.

Hommes et femmes sont très assidus à fréquenter les églises, où chaque famille possède un banc qui lui est réservé : de manière que toutes les églises, à l’exception du chœur, sont remplies de bancs sur les deux côtés, avec un passage vide au milieu, comme chez nous les écoles publiques. Mais le plus remarquable est que, dans ces églises allemandes, au contraire de chez nous, personne ne parle de ses affaires ni ne s’amuse en aucune façon.


Cette piété du peuple allemand, à la veille de la Réforme, nous est confirmée par plusieurs autres témoignages de voyageurs contemporains : mais il convient d’ajouter que, sauf pour Nuremberg et une partie de la Souabe, Beatis n’a visité que des régions allemandes qui allaient précisément échapper aux atteintes du protestantisme, le Tyrol, la Bavière, et les bords du Rhin. Poursuivant sa description, le secrétaire du cardinal d’Aragon nous entretient des forêts, des champs cultivés, des pâturages, des nombreuses espèces d’animaux domestiques. Il nous peint l’aspect extérieur des rues, dans les villes et villages, avec une foule de maisons en bois, « mais très belles et charmantes au dehors, et parfaitement commodes au dedans. » Il est ravi surtout de la variété pittoresque des pignons, ainsi que de ces logettes triangulaires ou carrées, « souvent toutes peintes, avec des armoiries et d’exquises figures de saints, et d’où les habitans peuvent s’amuser à observer la rue. » L’architecture des églises allemandes, également, lui plaît fort. « Il n’y a pas si petit village qui ne possède au moins une belle église, avec un haut clocher pointu, des cloches d’un son très doux, et des verrières si grandes et d’un art si parfait que l’on ne saurait imaginer rien de plus magnifique... » Ainsi l’image se déroule, nous renseignant peu à peu sur toutes les particularités de la vie allemande. Impossible de tout citer, même en abrégé ; mais voici encore quelques lignes des dernières pages :


Les hommes, dans ce pays d’Allemagne, sont en général de grande taille, bien proportionnés, vigoureux, et d’un teint assez vif. Tous sont accoutumés, dès leur enfance, à porter les armes ; et le moindre village possède un champ de tir où l’on s’exerce, les jours de fête, non seulement à tirer de l’arc, mais à manier les piques, ainsi que toutes les autres espèces d’armes en usage dans ce pays. Je dois ajouter que, un peu partout, sur notre route, nous avons trouvé un nombre infini de roues et de potences, qui, en plus des ornemens artistiques dont elles étaient pourvues, s’ornaient aussi d’hommes pendus, et parfois de femmes condamnées en justice : d’où l’on peut voir que, dans ces régions, les lois sont appliquées avec grande rigueur ; et il faut bien reconnaître que les mœurs du pays rendent cette rigueur tout à fait nécessaire. Car comme tous les nobles habitent en dehors des villes, dans des châteaux très fortifiés, et où ont coutume de se retirer maints brigands, la vie des braves gens ne serait point possible si la justice se relâchait de sa sévérité...


Avec plus de développement encore, et une plus riche abondance de détails instructifs, Beatis procède ensuite à sa peinture de la vie et des mœurs des Pays-Bas. Ici, il n’y a plus rien qui ne plaise parfaitement à nos voyageurs, depuis l’aspect général des contrées jusqu’aux moindres nuances de la vie intime ; et la différence est si profonde et complète, avec l’Italie, que tout ce qu’ils découvrent se trouve être, pour eux, un objet d’étonnement et d’admiration. La probité des gens du peuple, en particulier, leur dévotion, leur propreté et le goût naturel d’ornementation artistique qu’ils laissent voir dans tout ce qui les entoure, tout cela nous est signalé et longuement « illustré, » avec une foule d’exemples caractéristiques. Mais il est temps que j’arrive au tableau de la France, et, sans pouvoir même m’arrêter un instant aux curieuses indications que nous fournit Beatis sur toute sorte d’œuvres d’art flamandes ou hollandaises, — comme le grand retable des Van Eyck, à Gand, qu’il proclame « la plus belle peinture qui soit au monde, » — non plus qu’aux remarquables portraits qu’il nous fait de maints personnages fameux, à commencer par le roi Charles-Quint. Voici donc de quelle façon le chanoine italien, avant de quitter Antibes pour rentrer dans ce qu’il appelle, avec un orgueil ingénu, en marge de son récit, Italia bella, nous résume les impressions qu’il rapporte de plusieurs mois de séjour dans notre pays :


Je débuterai, si l’on veut bien, par la manière de loger. Or il est sûr que, en général, dans lesdites provinces françaises, le logement est fort bon, surtout en comparaison de l’Allemagne : car chaque chambre ne contient que deux lits, dont un pour le maître et l’autre pour le valet, tous les deux de plumes, et dans des chambres bien chauffées. Nulle part, non plus, on ne fait mieux les soupes, les pâtés, et gâteaux de toute espèce. On y mange, à l’ordinaire, de bonne viande de bœuf et de veau ; mais meilleure encore y est la viande de mouton, à tel point que, pour une épaule de mouton rôtie avec de petits oignons, comme on la prépare dans toutes les régions de la France, vous renonceriez volontiers à la chère la plus délicate. Poules et chapons, lapins, faisans, perdrix, tout cela se trouve en abondance, à très bon marché, et très bien accommodé ; et nulle autre part je n’ai rencontré d’aussi gras et excellent gibier, la coutume étant, dans ce pays, de ne faire la chasse aux animaux sauvages que durant la saison qui convient pour chacun d’eux.

De toutes lesdites provinces, cependant, la meilleure pour le logement, et la plus civile pour la conversation des gentilshommes, est la France propre... Les femmes françaises se livrent à toute sorte de travaux, et c’est elles, surtout, qui s’occupent de vendre, dans la plupart des boutiques. Elles sont, en général, assez belles, mais pas autant qu’en Flandre ; avec cela aimables, polies, et l’usage est de les baiser sur les joues, par honneur et courtoisie. Dans maintes provinces, les femmes apprennent à raser les barbes, ce qu’elles font le mieux du monde, avec une adresse et une légèreté remarquables. Elles aiment passionnément les banquets et les fêtes ; et toutes les dames et demoiselles nobles du pays dansent avec infiniment de grâce et d’esprit...

Les hommes sont, habituellement, de petite taille et de peu de prestance, à l’exception des gentilshommes, dont beaucoup ont très bonne figure. Ces derniers s’occupent, en grande partie, à porter les armes, tandis que d’autres, au lieu de servir dans l’armée, vivent auprès du roi, de qui ils reçoivent une pension moyennant le devoir de suivre la Cour pendant quatre mois de l’année ; et lorsque le gentilhomme a servi son quartier, il peut s’en aller, ensuite, où il lui plaît. Le plus souvent, les gentilshommes emploient ce loisir à se retirer dans leurs châteaux ou maisons, qui toujours sont entourés de bois pour la chasse, et où ils vivent à fort peu de frais. Lesdits gentilshommes sont affranchis de tout paiement et de tout impôt, tandis que les paysans, leurs sujets, sont exploités et pourchassés plus misérablement que des chiens ou de véritables esclaves achetés. J’ajouterai que gentilshommes et plébéiens, marchands et personnes de tout état et de toute condition, en un mot tous les Français, se montrent avides de s’amuser et de vivre gaiement, étant si adonnés au plaisir sous toutes les formes que l’on se demande comment il leur est possible de faire jamais rien de bon. Et pour en finir avec les gentilshommes français, je dirai que tous, avec le grand nombre de prérogatives, privilèges et grâces dont ils sont comblés, peuvent remercier Dieu plus que leurs pareils des autres pays : — car ils sont assurés, du moment que la nature les a fait naître gentilshommes, de ne jamais risquer de mourir de faim, ni d’avoir à remplir de vils métiers, ainsi que font la plupart des nobles de chez nous, dont bien peu vivent en vrais gentilshommes...

Les villes ou villages desdites provinces sont loin d’avoir la beauté de ceux d’Allemagne et de Flandre, aussi bien sous le rapport des places et rues que pour ce qui est des maisons et autres édifices publics ; mais on y voit généralement de très belles églises ; et il n’y a pas en France une église un peu grande où, toute l’année, l’on ne puisse entendre de belle musique figurée, et où ne se chante au moins une messe par jour. Chacune de ces églises possède un groupe de six ou de huit jeunes garçons, tous vêtus de rouge, comme nos chanoines italiens, et que l’on instruit à chanter et à servir au chœur...

Les morts, à l’exception des nobles et des riches, sont enterrés en dehors des églises ; mais ce qui est bien pis encore, c’est que les cimetières ne sont point clos de murs, de sorte que vous voyez, dans les villages, des tombeaux épars, comme si les morts qui y reposent étaient des juifs, et non des chrétiens... Partout la justice est pratiquée à grande rigueur ; et toutes les routes sont plantées d’un nombre infini de potences, toujours abondamment fournies... Telles sont quelques-unes des particularités de ce pays de France ; mais je ne dis rien ici de beaucoup d’autres, que j’ai été amené ù noter, déjà, au fur et à mesure de mon récit précédent.


De ces « particularités » signalées antérieurement, la plus fâcheuse à connaître pour nous est celle que le bon chanoine a eu l’occasion d’observer, à ses dépens, dans un certain village des environs de Gaillon, où il passait la nuit en compagnie de son maître. « Dans ce lieu, vers une heure de la nuit, nous dit-il, quelqu’un m’a volé, de l’arçon de ma selle, la bougette que j’y avais attachée, contenant, avec divers objets d’usage, des papiers, et une somme d’argent que je me rappelle fort bien avoir monté à une dizaine de ducats. et, de même que j’ai eu à louer les Allemands et les Flamands, les ayant trouvés tous d’une très grande loyauté et bonne foi, jusqu’aux plus pauvres et misérables d’entre eux, de même, pour ce qui est des Français, ayant eu à souffrir d’eux un tel vilain tour, je me trouve contraint de ne point dissimuler le vrai à leur sujet ; et, donc, il est certain que, dans toutes les provinces françaises, — omission faite des gentilshommes, qui nulle part ailleurs ne vivent d’une manière plus brillante et plus libérale, — les gens du peuple m’ont paru, à l’ordinaire, plus vicieux qu’on ne peut l’imaginer. » Évidemment le vol de cette « bougette, » avec sa « dizaine de ducats, » a été pour Beatis un « vilain tour » difficile à oublier ; et l’on ne peut s’empêcher de regretter qu’il ne lui soit pas arrivé, au moins une fois, pendant son voyage d’Allemagne, d’avoir à faire connaissance en personne avec ces « brigands » dont il s’est plu à nous rapporter maints exploits savoureux, racontés par des compagnons de table ou des aubergistes. Mais la sévérité de son jugement sur le caractère français est, à nos yeux, amplement compensée par l’enthousiasme que lui inspirent, tout au long de son « itinéraire, » la beauté pittoresque des plages, des rivières, des parcs et jardins, la magnificence des églises et châteaux, la splendeur élégante des fêtes, et surtout l’incomparable excellence de la cuisine française. Au fond, et malgré la rigueur singulière de ses conclusions, nous sentons que ni en Allemagne ni en Flandre, ni même dans sa « belle Italie, « la vie ne lui a été aussi agréable qu’en France, avec une variété délicieuse de plaisirs où les sens n’avaient pas moins de part que l’esprit ; et c’est à chaque pas que nous le surprenons en train d’envier, non sans une tentation de les imiter pour son propre compte, ces aimables hôtes dont il nous dit qu’ils n’ont point leurs pareils pour « aimer à s’amuser et à vivre gaiment. »


Chose curieuse, Paris est peut-être l’unique grande ville française dont il n’ait pas emporté une impression favorable. Au contraire de Lyon, dont l’apparence « italienne » l’a tout de suite ravi, et dont il nous fait une description vraiment poétique dans sa simplicité, la capitale du royaume, telle qu’il l’a vue d’abord du haut de Notre-Dame et qu’il a eu ensuite tout le loisir de l’examiner de plus près, lui a paru une énorme cité plus étrange que belle ; et il n’y a pas jusqu’à sa cathédrale qui ne lui ait déplu, tandis qu’il avait infiniment admiré les églises de Rouen, et que bientôt la cathédrale de Bourges, ainsi que la Sainte-Chapelle voisine, allaient lui faire épuiser tout son répertoire d’épithètes louangeuses. Mais son antipathie ne l’a pas empêché de remplir très honnêtement, cette fois comme toujours, son métier d’observateur des hommes et des choses : si bien que les longues pages qu’il consacre à nous décrire le Paris d’alors abondent en renseignemens des plus intéressans :


A l’intérieur de la ville, le fleuve se divise en plusieurs bras, tous navigables, et sur lesquels s’élèvent cinq ponts, dont trois de pierre, et deux de bois ; et sur ces ponts, d’un côté et de l’autre, sont bâties des maisons qui suivent la ligne de la rue à tel point que l’on a peine à savoir où les ponts commencent et finissent... Les droits d’entrée desdits ponts appartiennent au Roi, et forment un revenu considérable.. Quant aux maisons, la plupart sont de bois, mais grandes, commodes, et bien entendues. Les rues sont souvent trop étroites, sales et boueuses au possible, et, avec cela, toujours traversées de tant de voitures qu’il y a plus de péril à y chevaucher qu’à naviguer par les Syrtes de Barbarie. Lesdites rues et toutes les places sont pavées de grandes pierres noires... Et, sur toute l’étendue de la ville, les gens se livrent publiquement aux métiers les plus divers, hommes et femmes, de telle façon que je ne crois pas qu’il y ait au monde une ville qui possède même la moitié des métiers de celle-là ; sans compter qu’on y étudie également toutes les sciences, à l’exception de la nécromancie, qui est interdite... Parmi les hommes les plus remarquables de ladite ville, je nommerai seulement : Jacques Faber, doctissime en toutes facultés grecques et latines ; Guillaume Budé, conseiller royal, et qui, encore qu’il soit légiste, a également écrit sur d’autres sujets ; Cop, médecin du Roi, parfaitement versé dans l’une et l’autre langue ; et enfin le bibliopole Estienne, homme très savant et de bonne vie.


Et voici enfin, — pour citer au moins un échantillon des remarquables portraits qui, presque de page en page, s’entremêlent au récit du chanoine italien, — voici en quels termes Beatis nous dépeint le jeune roi François Ier et sa famille, rencontrés à Rouen, immédiatement après l’arrivée en France de nos voyageurs :


La reine Claude est toute jeune ; et bien qu’elle soit petite, laide, et très boiteuse des deux hanches, on la dit éminemment bonne, libérale, et pieuse. Le roi son mari, tout en étant très adonné à la luxure, et encore qu’il pénètre volontiers dans les jardins d’autrui, et ne se refuse pas de boire l’eau à diverses fontaines, n’en garde pas moins tant de respect et d’honneur pour la susdite reine, sa femme, que l’on m’a affirmé qu’il n’a jamais manqué une nuit à dormir auprès d’elle... Sa mère est une princesse de très haute taille, encore belle de teint, et pleine de vie. Toujours elle accompagne son fils, avec la jeune reine, et il est facile de voir qu’elle exerce sur eux un pouvoir absolu. Le roi lui-même est grand et fort, avec bon visage, et l’humeur la plus gaie et la plus aimable ; on s’accorde à le trouver fort bien fait, quoiqu’il ait le nez trop fort, comme aussi, au jugement de monseigneur le cardinal, des jambes un peu minces pour un corps aussi grand. Ce prince a une véritable passion pour la chasse, et se plaît surtout à forcer les cerfs. Le jour de l’Assomption, Sa Majesté s’est confessée et a communié, ainsi qu’elle a coutume de le faire aux diverses fêtes de l’année, afin d’obtenir ainsi le privilège de guérir les pauvres gens atteints de scrofule...


Mais combien plus intéressante encore est, pour nous, la relation de la visite que le cardinal et son compagnon sont allés faire, dans un faubourg d’Amboise. quelques mois plus tard, à l’un de leurs plus illustres compatriotes, qui s’était retiré là pour attendre paisiblement la mort, en bon chrétien, après une longue vie pleine d’efforts et de rêves !


Sa Seigneurie et nous avons été voir, dans sa maison, messire Léonard Vinci, Florentin, vieux de plus de soixante-dix ans, et l’un des plus excellons peintres de notre âge. Il a montré à Sa Seigneurie trois tableaux : le portrait d’une certaine dame de Florence, peint au naturel, jadis, sur l’ordre de feu le magnifique Julien de Médicis, une figure de Saint Jean-Baptiste tout jeune, et enfin une Vierge avec l’Enfant assise sur les genoux de Sainte Anne, — toutes trois œuvres infiniment parfaites. Il est vrai que, désormais, ledit maître Léonard ayant été atteint d’une paralysie du bras droit, on ne peut plus attendre de lui d’autres belles choses : mais il a fort bien instruit un élève, venu de Milan, qui travaille excellemment sous sa direction. Et quoique le susdit maître ne puisse plus colorier avec la douceur qui, autrefois, lui était habituelle, du moins il s’emploie à faire des dessins et à surveiller le travail des autres. Ce gentilhomme a composé un traité d’anatomie appliquée à l’usage de la peinture, où, d’une façon absolument nouvelle, il a étudié, sur le corps des hommes et des femmes, toutes les relations réciproques des membres, tels que muscles, nerfs, veines, jointures, intestins, et le reste. Il nous a montré ce traité, et nous a dit qu’il avait disséqué plus de trente corps d’hommes et de femmes de tout âge. Il a également écrit une foule de livres sur la nature des eaux, sur diverses machines, ainsi que sur d’autres sujets qu’il nous a cités ; et tous ces livres, écrits en italien, seront une source précieuse d’agrément et de profit lorsqu’ils viendront au jour.


« Une source précieuse d’agrément et de profit, » c’est aussi ce que va être pour nous, maintenant que le voilà « venu au jour » après quatre siècles, cet Itinéraire d’Antonio de Beatis, dont je regrette de n’avoir pu donner qu’une idée forcément bien incomplète ; et personne désormais ne pourra manquer d’y trouver en abondance ce mélange « de plaisir, d’instruction, et de sagesse, » que l’on a vu que le chanoine napolitain, avec un naïf orgueil le plus excusable du monde, promettait déjà aux lecteurs de son temps.


T. DE WVZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1905 et du 15 décembre 1906.