Revues étrangères - Un Roman polonais

Revues étrangères - Un Roman polonais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN POLONAIS


Dzicci, par Boleslas Prus, 1 vol. Varsovie, librairie Gebethner et Wolff, 1909.


Se souvient-on encore d’un roman polonais intitulé Quo vadis, et du succès extraordinaire qui, aux environs de l’année 1900, a accueilli chez nous sa traduction française ? Longtemps et très injustement délaissée du public français, la Pologne a pu croire un moment que toute sa littérature, à la faveur de ce triomphe, allait enfin nous devenir familière : et le fait est qu’il n’y a pas si pauvre nouvelle de M. Sienkiewicz, en particulier, qu’on ne nous ait offerte au moins deux ou trois fois, sous des noms différens. Mais tout cela a passé inaperçu, en attendant que Quo vadis lui-même, à son tour, disparût dans l’oubli. La merveilleuse aventure de ce livre n’a été décidément d’aucun effet pour la révélation, en France, de la grande littérature nationale d’où il était sorti ; ou plutôt, il se pourrait qu’elle l’eût desservie, et que nous fussions tentés, désormais, de faire porter à tous les confrères de M. Sienkiewicz la peine d’un excès d’enthousiasme assurément un peu ridicule, mais dont la faute entière, pourtant, ne revenait qu’à nous seuls.

Toujours est-il que, après comme avant cette aventure de Quo vadis, nous continuons à ne rien savoir de la Littérature polonaise. Dans notre ignorance générale, — et sans cesse plus complète, — de tout ce qui s’écrit au dehors de chez nous, du moins conservons-nous une vague mémoire de certains noms d’auteurs allemands ou italiens, russes ou anglais : de la littérature polonaise, nous ne connaissons et n’entendons connaître que cet infortuné Quo vadis. Et cependant, la littérature polonaise ne se borne pas à ce roman « néronien, » ni même à toute l’œuvre romanesque de M. Sienkiewicz ; et tandis que maintes autres écoles littéraires de l’Europe nous font voir des signes trop évidens de fatigue, sinon d’épuisement et d’usure finale, celle-là ne s’arrête pas de produire de beaux fruits, avec une force impétueuse de jeunesse et d’ardeur qui, depuis un siècle bientôt, lui permet de traverser impunément toutes les catastrophes de la vie politique la plus accidentée. D’âge en âge, depuis la glorieuse période des Mickiewicz et des Slowacki, des écrivains se succèdent qui s’emploient heureusement à revêtir de beauté les pensées, les émotions, et les rêves d’une grande nation plus affamée d’idéal que nulle autre au monde, créant une œuvre si purement et profondément nationale, en vérité, qu’il n’est guère permis aux étrangers d’en apprécier l’éminente valeur, mais qui d’autant plus parvient à toucher jusqu’aux plus intimes replis des âmes polonaises. D’elle seule aujourd’hui, — à moins que l’on y joigne en partie l’œuvre des écrivains russes, — on peut dire qu’elle sert effectivement à nourrir tout un peuple, au lieu de n’être pour lui qu’un passe-temps plus ou moins superflu : et peut-être l’étonnante vitalité de la littérature polonaise trouverait-elle surtout son explication dans l’importance exceptionnelle du rôle, intellectuel et moral, que cette littérature est admise à remplir.


Je ne m’attarderai pas, après cela, à énumérer les noms des romanciers et poètes qui sont en train de poursuivre, auprès du public polonais, la mission inaugurée jadis par les illustres « voyans » de l’époque romantique[1]. Il y a là des hommes de tout âge et de toute origine, unissant à la diversité de leurs tempéramens littéraires une variété plus extrême encore d’opinions religieuses, politiques, ou sociales. Mais deux traits essentiels leur sont communs à tous, par-dessous cette dissemblance extérieure : le culte passionné de leur pays, et la résolution de consacrer au service de la Pologne tous leurs talens et tous leurs efforts, soit en évoquant sous ses yeux l’image de sa grandeur et de ses souffrances passées, soit en lui faisant honte de ses fautes, de sa faiblesse, ou de son abaissement d’à présent. Sans compter que, jusque chez les plus « nietzschéens » et les plus « modernes » d’entre eux, pourvu seulement qu’ils soient issus de race polonaise, toujours un héritage séculaire de naïve et fidèle piété chrétienne aboutit à déterminer ce qu’on pourrait appeler une conception « évangélique » des hommes et des choses, une conception qui les porte à faire, relativement, peu de cas de notre vie terrestre, comme aussi à mettre au-dessus de toutes les jouissances égoïstes les joies plus difficiles de l’amour et du sacrifice. De telle façon que leurs œuvres, même en l’absence d’autre mérite esthétique, auraient encore pour nous l’attrait d’une atmosphère morale toute particulière, à la fois plus pure et plus chaude que celle que nous avons coutume de respirer dans nos littératures occidentales. Les âmes qui s’y trouvent traduites ne sont pas, à coup sûr, plus sages que les nôtres, ni sans doute meilleures : mais les plus banales nous frappent par une certaine outrance inconsciente dans le plaisir comme dans la douleur, une espèce de « romantisme » naturel et foncier, qui suffirait à leur valoir notre sympathie.

Et d’ailleurs il s’en faut de beaucoup que ces œuvres polonaises soient dépourvues de qualités littéraires. Peut-être auraient-elles, à nos yeux, le défaut d’être souvent assez « mal composées, » c’est-à-dire de ne point présenter cette ordonnance régulière sans laquelle les dons les plus précieux risquent de demeurer fermés à notre goût latin : mais, aussi bien, n’est-ce pas à notre intention qu’elles sont écrites, et je dois ajouter que bon nombre d’entre elles rachètent ce défaut par une sobriété, un relief, et une élégance d’allures que l’on chercherait vainement dans les autres écoles des pays du Nord. Tout ce qui nous émeut ou nous charme chez les écrivains russes, l’intensité de la vie intérieure et la haute signification philosophique, le mélange d’une franchise intrépide avec une sorte de lyrisme contenu et hautain, tout cela se rencontre, au même degré, dans l’œuvre des principaux représentans de la littérature polonaise, et relevé encore, chez eux, d’un souci plus constant de l’agrément du style. Jusque dans leurs récits les plus imparfaits, toujours nous percevons l’écho d’une race d’artistes, ou plutôt de subtils et délicats « dilettantes, » incomparables à sentir et à aimer la beauté sous toutes ses formes.

Au premier rang de ces romanciers polonais d’aujourd’hui, figurent deux écrivains d’une célébrité à peu près égale, malgré la différence infinie de leurs caractères : M. Sienkiewicz et M. Glowacki, plus connu sous son pseudonyme de Boleslas Prus. M. Sienkiewicz est, comme l’on sait, l’auteur de Quo vadis, et j’ai eu déjà l’occasion de dire ici qu’il était, en outre, l’auteur de nombreux romans historiques consacrés à la commémoration du passé de son peuple, — romans, ou plutôt épopées en prose, dont la simple et forte grandeur compense largement la médiocrité emphatique de son fameux roman « néronien[2]. » Mais soit que l’immense succès obtenu chez nous par ce dernier livre ait brusquement tari l’inspiration de l’auteur, ou que ce succès ait simplement coïncidé avec une crise de lassitude plus ou moins inévitable chez tous les producteurs très féconds, M. Sienkiewicz, depuis déjà une dizaine d’années, n’a rien publié d’équivalent aux remarquables poèmes historiques des années précédentes. Merveilleusement doué pour l’invention romanesque, du moins dans le domaine spécial de l’histoire polonaise, ce conteur a cru devoir s’ériger désormais en philosophe et en moraliste, sans comprendre ce qu’une telle attitude avait de disproportionné à ses qualités naturelles ; et le fait est que ses compatriotes, tout en lui conservant une tendre et respectueuse gratitude, se sont dès maintenant habitués à-considérer son œuvre comme terminée, transportant sur d’autres auteurs la curiosité frémissante avec laquelle, naguère, ils attendaient chacun des nouveaux fragmens de sa glorieuse épopée nationale. Au contraire, M. Boleslas Prus, contemporain ou peut-être aîné de M. Sienkiewicz, a eu l’enviable privilège de ne pas vieillir. Les années, en même temps qu’elles consacraient la renommée de ses œuvres anciennes, ont simplement mûri la robuste pensée de ce psychologue, approfondi sa connaissance de l’âme de sa race, et donné à sa langue un tour plus précis avec plus de couleur. Si bien que M. Prus, doyen des lettres polonaises, n’a pas cessé de s’élever dans l’estime de ses compatriotes, depuis le jour où, il y a un quart de siècle, sa Placowka avait fait de lui le peintre le plus habile et le plus profond des mœurs populaires polonaises[3]. Ni l’ardeur passionnée de M. Reymont, ni la noble et savante éloquence de M. Jeske-Choinski, ni la verve inépuisable de Mme Zapolska n’excitent aujourd’hui, en Pologne, un enthousiasme aussi unanime ; et c’est avec un légitime orgueil patriotique que les lecteurs du vénérable romancier s’accordent à constater que son dernier ouvrage, les Enfans, mérite pleinement, lui aussi, de prendre place parmi ses œuvres à la fois les plus belles et les plus bienfaisantes.


J’avais pensé d’abord, en ouvrant le nouveau roman, que le projet de M. Prus était de reprendre, pour l’adapter aux conditions présentes de la vie de son pays, l’admirable thème de ces Pères et Enfans où Tourguenef, jadis, nous avait montré deux générations d’âmes slaves irrémédiablement hostiles l’une à l’autre. Et l’on rencontre en effet, tout au long du volume, quelques portraits de « pères » dont la ferveur religieuse et patriotique, la farouche droiture et les illusions obstinément conservées forment un contraste complet avec l’idéal et les procédés « révolutionnaires » de leurs descendans. L’un d’eux est un simple et honnête garde forestier qui, un jour de l’hiver de 1905, étant venu à la ville voisine pour y faire visite à son jeune fils, ne réussit pas à trouver ce dernier, mais profite de sa venue pour se charger d’une commission des plus dangereuses. Un médecin de ses amis lui apprend qu’une bande d’« expropriateurs, » a résolu de s’emparer d’une grosse somme d’argent, destinée à payer le salaire des ouvriers d’une usine dont le patron est, précisément, le châtelain qui l’emploie à garder ses forêts. Depuis plus d’une semaine la somme est là, en dépôt chez ce médecin, sans que personne ose se risquer à la transporter. Sur quoi l’excellent Linowski s’offre aussitôt à porter cet argent, qu’il saura bien cacher quelque part, au fond de son traîneau ; et puis, du reste, qui donc s’aviserait de soupçonner un brave homme de sa sorte, rentrant paisiblement chez lui au petit trot de sa vieille jument ? Cependant, à peine a-t-il l’argent en main que, dans la rue, à l’auberge où il va dîner, le forestier découvre, ou croit découvrir, des regards qui l’épient. Un trouble singulier peu à peu le domine, un mélange de vague crainte et d’exaltation enthousiaste, exprimé par l’auteur en des traits d’une justesse et d’un relief singuliers. Toute la journée se passe pour lui comme dans un rêve, où il lui semble que les heures ont la durée des siècles. Enfin, au soir tombant, il se met en route.


Pendant qu’il reprenait les rênes au garçon de l’auberge, il entrevit encore deux ombres arrêtées sur le trottoir d’en face.

— Pas d’erreur, songea-t-il, on me guette ! Mais que trois cents diables les emportent !…

Il tâta son revolver, dans sa poche, et toucha légèrement son cheval, qui détala d’un pas vaillant, quoique le pavé de la ville fût plus couvert de boue que de neige. Devant l’église, il aperçut de nouveau deux figures ; et puis, comme il allait dépasser les dernières maisons du faubourg, un homme traversa brusquement la route, en brandissant un bâton.

Sorti de la ville, il respira. Le chemin devenait meilleur, et était désert. Seuls, sur les deux côtés, s’agitaient et bruissaient les énormes peupliers nus du pays de la Vistule.

— Les gaillards se sont mis en retard ! murmura-t-il. Ils ne m’attraperont plus !

Mais il venait à peine de franchir des buissons, à un tournant, lorsque, sur le blanc de la neige il découvrit une masse sombre. C’était un traîneau renversé, avec une pile de bois répandue sur la route. Linowski se hâta de dévier dans les champs, tourna cette barricade, et reprit son trot sur la chaussée.

Que si, en ce moment, l’homme le plus digne de foi lui avait attesté que ce traîneau s’était renversé là par hasard, il ne l’aurait pas cru : car, dès lors, fermentait en lui la conviction inébranlable qu’il était épié, suivi, et qu’à chaque instant il allait rencontrer de nouveaux obstacles.

Linowski était brave : la conscience d’un danger, réel ou imaginaire, au lieu de crainte, n’éveilla en lui que l’obstination. Lui eût-on dit que, sur la route conduisant chez lui, cent morts l’attendaient, et lui eût-on payé un million pour qu’il rebroussât chemin, il ne l’aurait point fait, mais aurait continué d’avancer, toujours de ce même trot vif et régulier. Il avait d’ailleurs, à présent, oublié son trouble de tout à l’heure, et ses mauvais pressentimens, et même l’existence de sa femme et de son Ladislas : il sentait seulement qu’il était tenu de transporter l’argent à l’usine. Cette pensée l’hypnotisait, et faisait de lui comme un automate. Mais, en même temps, une certaine tristesse sans cause lui pesait sur le cœur, et toutes sortes d’idées lui volaient en tête, plus extravagantes les unes que les autres.

« Ce Pfeferman ne disait-il pas que, s’il possédait 25 000 roubles en Amérique, il s’y ferait une fortune énorme ? Moi, j’en ai 27 000 sur moi, des roubles !… Hé ! vieille bête, mais est-ce que Ladislas ou la mère consentirait à vivre en Amérique avec un voleur ?… »

Linowski parvint à un carrefour où s’élevait une croix : il tourna à gauche. Le petit chemin où il venait d’entrer était le plus sûr, courant parmi des buissons et des marais gelés : mais il était peu distinct, accessible seulement à un voyageur qui connaissait le pays aussi à fond que lui. Le forestier tira de sa poche un flacon, et avala une longue gorgée.

« Où diable le docteur peut-il se procurer une eau-de-vie pareille ? pensa-t-il. Mais, une autre fois, mon cher ami, quand même tu m’offrirais une eau-de-vie encore meilleure, je ne me chargerais pas d’une mission comme celle que tu m’as confiée ! Il avait raison, tout à l’heure, cet avocat juif ! Une grosse somme, ne serait-elle que de 27 000 roubles, cela ne peut provenir que de l’usure, ou de l’escroquerie, du dépouillement des orphelins !… Et moi, imbécile, qui me suis engagé à transporter cet argent ensanglanté ! C’est cela, parbleu, qui me pèse sur la conscience !… »

L’étroit chemin devenait de plus en plus indistinct. Linowski ralentit sa bête, et regarda autour de lui.

— Je vois ! dit-il tout haut. Voici le frêne, et, là-bas, les tilleuls tordus ! Avant un quart d’heure, je serai dans mon bois !

Cette découverte fit affluer en lui une vague d’idées plus joyeuses.

« Allons, vieux, songea-t-il, fais un bon signe de croix ! Tu sais bien, pourtant, que cette somme n’appartient pas à des grands seigneurs, mais à de pauvres diables tels que toi ! Tu sais bien que c’est leur pension, et qu’ils ont lourdement gagnée, en se nourrissant à crédit et en payant plus cher !… »

Il sentit son courage se raffermir encore : mais la tristesse sans objet, décidément, continuait de plus en plus à lui ronger le cœur. Il lui semblait que, sur la ville dont il venait et sur toute la région qu’il traversait, une ombre mauvaise pendait, comme une araignée géante, enfonçant ses griffes au plus secret de son âme.

Il y avait plus d’une heure qu’il était en route. Une autre heure encore, et il arriverait à Slomianki : là, il prendrait un nouveau cheval, et avant trois quarts d’heure il serait chez lui ! Il arrêta son cheval, l’essuya, le couvrit, et se mit en devoir de le faire manger. La bête mangeait gaiement, s’interrompant parfois pour frotter son museau contre la casquette ou le collet de son maître.

« Ce brave ami, pourtant, ne pressent rien de mauvais ! » se dit le forestier.

Il remonta sur son siège et repartit ; mais bientôt, sans s’en apercevoir, il s’écarta du chemin, s’enfonçant de plus en plus parmi les buissons. Une nouvelle lampée d’eau-de-vie ne réussit pas à le tranquilliser. Sans cesse, il lui semblait que quelqu’un bougeait dans les buissons, ou bien qu’il entendait un sifflet lointain, ou encore qu’il flairait une odeur de brûlé. Tout à coup il s’aperçut que sa voiture ne suivait plus le chemin.

« Bah ! se dit-il, ce n’est jamais qu’un petit quart d’heure à regagner ! »

En effet, l’erreur fut vite réparée. Bientôt le forestier se retrouva sur la chaussée, dans son bois. Pour le coup, le voici presque en sûreté : car quel étranger penserait à l’attendre là, parmi ces fourrés où s’écoulait sa vie ?

— Notre Père, qui êtes aux cieux… commença-t-il, le cœur tout allégé.

Et voici que, brusquement, à quelques pas de son traîneau, il entendit retentir une voix jeune et sonore :

— Qui va là ? Halte, ou je tire !

Quelqu’un sauta de derrière un arbre, et saisit le museau du cheval. En même temps, Linowski se vit entouré d’un groupe de jeunes gens, dont l’un tenait une petite carabine, d’autres des revolvers.

Le forestier jeta précipitamment les rênes, descendit du traîneau, et courut vers celui qui avait crié.

— Lad… Ladislas ?… appela-t-il d’une voix rauque.

Il avait l’impression d’avoir reçu un coup sur la tête. Ses yeux se troublaient, son cœur s’était mis à battre follement.


Mais M. Boleslas Prus, de par le titre de son roman, s’est engagé surtout à nous parler des « enfans » de ces « pères, » pleins d’honneur et de foi, qui risquent ainsi de se voir attaqués, sur les routes, par leurs propres fils. L’objet principal du roman est de nous décrire, en une série d’exemples caractéristiques, l’état d’esprit et les mœurs de cette génération d’étudians et de collégiens révolutionnaires dont les audacieuses tentatives d’ « expropriation » ont répandu leur bruit, il y a quatre ou cinq ans, dans l’Europe entière. Se rappelle-t-on ces télégrammes de Varsovie, de Lodz, de Wilna, nous annonçant qu’un train avait été arrêté et dévalisé, ou encore qu’une troupe d’individus masqués avaient, en plein jour, envahi une banque, tué ou bâillonné le caissier, et emporté la caisse on ne savait où ? Les héros de ces exploits trop parfaitement authentiques étaient des gamins de moins de vingt ans, la plupart appartenant à de très honorables familles, et qui eux-mêmes croyaient, le plus loyalement du monde, à la légitimité des nouveaux moyens de combat qu’on leur avait enseignés. Ou plutôt, il y avait sûrement, parmi eux, des personnages dont l’équivalent se retrouve tous les jours chez nous, dans les « bars » des faubourgs ou sur les bancs de la cour d’assises : de simples « apaches, » profitant du désarroi général pour prendre de l’argent où ils en trouvaient. M. Prus nous fait voir aussi quelques-uns de ceux-là, organisant les attentats, sauf à dénoncer ensuite les complices ingénus dont le plus grand tort avait été de leur obéir : mais, à côté de ces coquins d’espèce banale et « cosmopolite, » quelle variété infinie de types purement polonais ! C’est, par exemple, le fils du garde forestier Linowski, Ladislas, qui ne se jette dans la « révolution » que pour se garder l’estime d’un camarade aimé, vénéré de toute son âme de lycéen enthousiaste. C’est un élève de « cinquième, » Brydzinski, dont l’aventure, pour avoir eu récemment son « pendant » jusque parmi la population d’un de nos lycées, n’en reste pas moins tout à fait symbolique des instincts de sa race. Ce garçon s’était affilié à un groupe de jeunes Chevaliers de la Liberté, dont le programme était de pratiquer les attentats par manière d’entraînement moral, afin de s’armer d’énergie pour l’heure prochaine de la lutte décisive ; et comme, dans une réunion de ces jeunes gens, leur chef avait mis en doute leur mépris de la vie, Brydzinski et ses compagnons avaient décidé que l’un d’eux, choisi par le sort, attesterait le courage de tous en se tuant dans les quarante-huit heures. Le sort était tombé sur l’élève de cinquième, et celui-ci, simplement et discrètement, s’était empoisonné. Un autre, Jedrejczak, avait désapprouvé les projets criminels de ses camarades. Pendant qu’il se félicitait d’avoir échappé au danger qui les menaçait, une fausse accusation lui avait valu d’être arrêté, jugé, et condamné à mort : le tout en quelques heures, et sans même lui laisser le temps de prendre au sérieux cette catastrophe imprévue. Tout l’épisode qui lui est consacré, dans le livre, a vraiment une rapidité, une grandeur tragique, une vérité inoubliables. Voici le jeune homme ramené dans sa cellule, après sa comparution devant le tribunal :


Il demanda du thé, qu’on s’empressa de lui servir. Mais il commençait à peine de le boire, lorsque, dans le corridor, retentit de nouveau un grand bruit de pas.

— Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il.

Son visage était brusquement devenu gris, pendant qu’il s’affaissait sur la banquette. En cette minute, une peur si profonde l’avait saisi qu’il lui semblait que sa raison se perdait. Mais il eut un hoquet, et cela le réveilla.

La porte s’ouvrit au large, bruyamment. Sur le seuil, l’officier se dressa, puis cria, très haut :

— Martin Jedrejczak, prépare-toi !

Le prêtre qui assistait le condamné se mit à trembler : mais Jedrejczak, lui, reprit aussitôt tout son pouvoir sur soi. Plutôt mourir que de laisser voir à cet officier qu’il avait peur ! Et puis, d’ailleurs, rien de terrible ne le menaçait : tout cela, ce n’était que pour l’effrayer.

— Et quant à m’effrayer, songeait-il, vous n’y arriverez pas !

En hâte, il endossa son petit manteau usé, se coiffa de sa casquette, refusa la main du prêtre, qui s’offrait à le soutenir, et, la mine hardie, s’engagea dans le corridor entre deux rangées de soldats. Son hoquet persistant le fatiguait : mais il se forçait à sourire, en regardant les mornes visages qui l’entouraient…

Assis dans la carriole branlante, le condamné voyait chaque maison, chaque fenêtre, chaque réverbère, chaque figure humaine. Par là, il avait coutume d’aller se promener dans la campagne… Sur ce mur, Adamski, l’été précédent, avait dessiné un bonhomme qui fumait sa pipe… Oh ! voici que passaient, les yeux fixés sur lui, deux camarades de son école !…

— Regardez-moi ! songeait-il. Et dites à Swirski, à Linowski, si j’ai eu peur !

— Lorsque mon misérable cœur commencera à fléchir, — disait le prêtre, d’une voix étranglée, — ô bon Jésus, ayez pitié de moi !

— Ayez pitié de moi ! — répéta Jedrejczak, simplement afin de ne pas faire de peine au prêtre.

Jamais encore, dans sa vie, jamais il ne s’était senti si étrangement exalté ! Il n’aurait pas échangé sa carriole pour le char triomphal des Césars. Et toujours il continuait à distinguer jusqu’aux moindres détails de sa route, chaque juif apeuré, chaque femme en larmes… Et, en même temps, il se rappelait tout ce qu’il avait dit, entendu, ou pensé, dans chacun des endroits où il passait. Et, en même temps, il revoyait toute son enfance, ses années d’études… Pas une pensée ni un sentiment qui ne se déployât devant lui, pour former comme un grand tableau infiniment nuancé. Et jamais il ne s’était connu si heureux, ni ne s’était senti si bon, si enclin à tout pardonner, que dans ce moment. Comment supposer que, juste dans ce moment, les hommes eussent l’idée de lui faire du mal ?

La lugubre carriole pénètre sur une place carrée, où, contre un mur, se tient une rangée de soldats. En face, presque au centre du petit carré, se dresse un poteau, au pied duquel on vient de creuser une fosse. Un vieil officier déplie un papier, et, d’une voix indistincte, lit quelque chose que personne n’entend.


Jedrejczak sentit que ses yeux s’injectaient de sang. Comme un insensé, il se mit à brandir les poings, en criant :

— Et moi aussi, à mon tour, je vais vous lire quelque chose ! Vive la liberté !

— O Mère sainte, source de miracles ! — gémit, au loin, une voix de femme. De nouveau les tambours battirent. Deux gendarmes empoignèrent le condamné par les mains, et commencèrent à lui faire revêtir une chemise blanche, aux manches trop longues. Lui, cependant, ne résistait pas : au contraire, il les aidait, afin d’enlever ce linge au plus vite de devant ses yeux. Et lorsque sa tête fut sortie des plis de la chemise, il sourit ; mais, au même instant, un capuchon de drap s’abattit sur ses yeux, et les gendarmes l’entraînèrent dans la direction du poteau.

— Vive la liberté ! fit-il, d’une voix enrouée.

Des carabines retentirent : mais aucune balle n’atteignit Jedrejczak.

— Vive la Révolution !

Nouvelle salve. La tête du condamné s’abaissa sur sa poitrine, et ses genoux fléchirent. Il n’avait pas entendu les coups, il ne ressentait aucun mal ; mais il éprouvait, dans sa bouche, une saveur chaude et salée, pendant que, sur la chemise blanche, apparaissait soudain une tache rouge. Une seule balle l’avait atteint, qui lui avait déchiré le poumon et brisé la colonne vertébrale. Lorsque s’approchèrent le médecin et un sous-officier, revolver en main, Jedrejczak avait cessé de vivre. On se hâta de détacher le corps, pour le jeter dans la fosse.


Ainsi vivent et meurent les « enfans » que se plaît à nous dépeindre M. Boleslas Prus. Et au-dessus d’eux tous nous apparaît la figure du véritable héros du roman, ce Swirski que le fils du garde forestier adore comme un dieu, et à qui son adversaire Jedrejczak souhaite que l’on porte témoignage de son intrépidité en face de la mort. Celui-là n’est pas seulement supérieur en intelligence à ses camarades, d’une individualité plus forte avec plus d’élégance aristocratique : je crains qu’il ne soit, aussi, plus « représentatif » des qualités et des défauts de la nature slave. Aucun des dons ne lui manque qui peuvent armer un jeune cœur pour les combats de la vie ; ou, plus exactement, aucun ne lui manquerait, s’il possédait celui de savoir tirer parti de ses dons. Créateur et chef des Chevaliers de la Liberté, la rencontre du père de son ami Linowski suffit à le dégoûter de la tactique révolutionnaire qu’il a prêchée à ses compagnons ; et cependant, il ne peut pas, non plus, consentir à se séparer de ceux-ci, partageant leurs dangers sans le moindre profit pour soi-même ni pour eux. Puis, un jour, le noble désir de sauver un ami lui rend tout à coup la conscience et l’usage de sa force native : mais dus l’instant qu’il a réussi dans son héroïque et folle aventure, le voici, de nouveau, comme accablé sous le poids de sa supériorité ! Cette vie qu’il est parvenu à sauver par des prodiges d’adresse ut de courage, à peine en est-il redevenu maître qu’il semble aspirer à la perdre ; et le malheureux finit par se tuer, vainement, par effroi de se livrer à une police entre les mains de laquelle il est allé se jeter, et qui d’ailleurs, cette fois encore, est sur le point de le laisser fuir. Belle, puissante, et pitoyable figure, qui nous apprend à sa manière la triste leçon, enseignée naguère par le Dimitri Roudine de Tourguenef et le Stavroguine de Dostoïewsky, mais on y ajoutant ce charme particulier qui appartient en propre à l’âme polonaise, — un charme fait à la fois de robuste franchise et d’une douceur presque féminine !


C’est en 1905, il y aura bientôt cinq ans, que des milliers d’ « enfants » du genre de ceux-là ont tenté, dans les diverses parties de l’empire russe, une « révolution » dont l’histoire reste encore à écrire, et que peut-être la postérité placera en regard de la fameuse Croisade des Enfans du moyen âge, comme deux des plus étranges expressions de la folie humaine. Depuis lors, à la fois en Pologne et en Russie, une tendance nouvelle est venue s’opposer à celle que nous décrit le roman de M. Prus. A côté des Swirski et des Jedrejczak, la littérature polonaise a vu surgir, elle aussi, des types équivalens au trop célèbre Ssanine de M. Artsibachef, détournant la jeunesse de ses stériles illusions révolutionnaires pour lui prêcher le culte du plaisir continu et sans frein[4]. Le public polonais a même été admis, récemment, à un spectacle plus scandaleux encore que le succès du roman « surhumain » de M. Artsibachef. Un romancier a imaginé d’organiser, dans un théâtre de Varsovie, une sorte de jury chargé de se prononcer sur la conduite de l’héroïne de son dernier roman, aimable jeune fille qui, par principe, avait cru devoir tuer l’enfant qu’elle avait mis au monde ; et une majorité considérable s’est trouvée pour acquitter, pour approuver cette mère « sur-féminine, » pour la proposer en exemple aux femmes et aux sœurs des jeunes gens que vient de nous montrer M. Roleslas Prus.

Mais tout cela n’est encore que jeux d’ « enfans, » saut pour les « pères » de ces enfans trop gâtés à être obligés bientôt de décrocher du mur l’antique et vénérable fouet que leur ont légué leurs ancêtres. Entre les nombreuses impressions qui se dégagent pour nous du livre de M. Prus, l’une des plus fortes est la découverte de tout ce que la société polonaise, sous le relâchement apparent de ses mœurs, conserve de précieuse santé corporelle et morale. Autour des féroces « enfans » qui s’agitent devant nous, sans cesse nous apercevons de simples et attachantes figures d’hommes et de femmes de toute condition, que l’orage révolutionnaire n’empêche pas de continuer à suivre honnêtement leur voie traditionnelle, avec une résignation mêlée de la plus généreuse indulgence pour les folies de ces jeunes écervelés qui s’ingénient à troubler leur tranquillité. Il y a là d’admirables réserves de bon sens, de courage, et de foi, dont nous sentons qu’elles ont assez pour survivre à bien d’autres orages. Et tout porte à espérer que ces « enfans » eux-mêmes, pour peu que la destinée leur permette d’échapper aux conséquences de leurs terribles jeux, finiront par devenir, à leur tour, des « pères » excellens, étant issus d’une race que les années, transforment et mûrissent bien plus profondément que toute autre. Le naïf et ardent Ladislas Linowski, après s’être consolé de la mort de son maître Swirski, j’imagine que, dès maintenant, il a obtenu un emploi d’aide-forestier, qu’il a rencontré aux environs, une jolie jeune fille, sans autre dot que le sourire de ses chers grands yeux, et que c’est avec une indignation tempérée de mépris qu’il a lu dans son journal, l’autre jour, le verdict varsovien exaltant la Madone de l’infanticide. Heureux, en vérité, le peuple qui sait racheter beaucoup de folies par beaucoup de raison, et où des « enfans » comme celui-là recueillent en héritage les vertus de parens semblables à ceux que nous rappelle, après bien d’autres livres, le nouveau roman du vénérable doyen des lettres polonaises !


T. DE WYZEWA.

  1. La Pologne a perdu récemment un jeune poète, Stanislas Wyspianski, dont le robuste et subtil génie lui aurait mérité de prendre place à côté des deux plus hautes gloires de la poésie nationale, Mickiewicz et Slowacki, s’il avait pu contenir une fièvre d’improvisation souvent préjudiciable à la pureté de son art. Tel qu’il a été, ce Wyspianski, poète et peintre, restera l’une des figures les plus originales de tout le mouvement artistique de notre temps.
  2. Voyez la Revue du 15 juillet 1900.
  3. Ce roman, et tous les autres récits de M. Prus, ont malheureusement une couleur et une saveur locales trop marquées pour qu’aucun effort réussisse jamais à nous les « traduire. » Du moins pourra-t-on se faire une certaine idée du talent et de la manière du maître en lisant l’adaptation française de l’une de ses œuvres les plus touchantes, publiée naguère, à la librairie Perrin, sous le titre d’Anielka.
  4. Sur M. Artsibachef et son roman Ssanine, voyez la Revue du 15 mai 1909.