Revues étrangères - Un Roman philosophique anglais

Revues étrangères - Un Roman philosophique anglais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN PHILOSOPHIQUE ANGLAIS


The Veil of the Temple, par W. H. Mallock, 1 vol. Londres, 1904.


Le philosophe Herbert Spencer, celui-là même que nous venons de voir étalant ingénument devant nous, tout au long des mille pages de son Autobiographie[1], sa vanité naïve d’autodidacte et son égoïsme maniaque de vieux célibataire, voici que nous le retrouvons à présent, — masqué sous un nom de fantaisie, et peut-être un peu idéalisé, — dans le nouveau roman de M. Mallock. C’est lui que nous apercevons, dès la première page, assistant à une grande soirée mondaine où l’a entraîné une dame de ses amies, la « populaire et intellectuelle » Mme Vernon.

A l’endroit où il était assis, sous la lumière des bougies et du lustre, il formait un objet tout à fait singulier. Son haut front en dôme, ses yeux perçans, ses lèvres longues et serrées, trahissaient chez lui un très vif sentiment de sa valeur et de son importance ; cependant que la raideur du plastron de sa chemise, des souliers aux bouts carrés et aux épaisses semelles, ainsi qu’une paire de bas blancs que l’on entrevoyait au-dessus d’eux, lui donnaient, — et à lui seul, entre tous les hommes qui remplissaient le salon, — la distinction comme d’un habitant d’une autre planète.

Par instans, Mme Vernon lui offrait, vainement, de le présenter à quelque célébrité, ou encore s’ingéniait à élaborer pour lui quelque réflexion grave : auquel cas il s’empressait toujours de lui répondre avec une condescendance respectueuse; mais, chose étrange, la conversation qui se poursuivait autour de lui paraissait avoir pour lui un intérêt beaucoup plus absorbant que tout ce que la sollicitude de son amie préparait expressément à son intention. Lorsque Mme Vernon lui demanda, par exemple, si c’était chose possible que l’archevêque de Cantorbéry, qu’un rationalisme trop radical avait autrefois failli faire chasser de l’Église d’Angleterre, se fût décidé, en vieillissant, à croire vraiment aux miracles, il montra une tendance à écarter cette question, plutôt qu’à y répondre ; mais, au contraire, il sembla boire les paroles de son amie lorsque celle-ci, tout en caressant de la main un genou brodé, informa deux douairières, ses voisines, de l’extraordinaire bon marché de sa robe, qui se trouvait n’avoir coûté que trente guinées, tandis qu’une certaine personne appelée Katinka ne l’aurait sûrement pas livrée à moins de soixante. Et son attention ne fit point mine de se relâcher quand les dames, après une longue discussion, abandonnèrent ce sujet pour constater qu’une certaine Molly Majendie, — c’était, à ce qu’il crut deviner, une éblouissante jeune fille blonde, debout non loin de là, et entourée d’un petit groupe d’hommes, — « avait eu l’audace de revenir de Paris, et causait et riait comme si de rien n’était. » Sur quoi Mme Vernon déclara tristement que, si l’on tolérait une pareille conduite, une prompte dissolution de la société anglaise était inévitable.


Une heure durant, le philosophe, avec une curiosité mêlée de surprise, assiste à cet échange de propos mondains ; et sa surprise s’accroît encore quand, ayant demandé à son amie le nom d’un jeune homme qui est venu bavarder et rire un moment avec elle, il apprend que ce brillant dandy est l’ancien ministre Rupert Glanville, un écrivain politique célèbre, et un savant, et un philosophe, — en fait, l’un des très rares hommes dont il daigne reconnaître et apprécier le talent. Mais, au lieu de permettre que Mm8 Vernon lui fasse faire la connaissance de ce Glanville, le voici maintenant qui se lève brusquement de sa chaise, et s’apprête à prendre congé.


— Ma chère madame Vernon, dit-il d’une voix solennelle et tranchante, je vous suis très obligé de m’avoir amené ici. J’ai observé, ce soir, et observé avec le plus grand soin, ce que, si je ne me trompe, l’on appelle communément « la meilleure société. » J’ai attendu, et attendu en vain, — exception faite, naturellement, de vos paroles, à vous, — la moindre discussion, la moindre allusion, touchant quelqu’un de ces faits ou principes généraux qui importent essentiellement à tout être raisonnable. Pour ces hommes et ces femmes, qui ont à leur service toute la richesse et tous les arts du monde moderne, les seuls sujets sérieux, — autant, du moins, que je puis en juger, — sont des sujets de même ordre que ceux qui intéressent les commères du village dans la boutique du marchand de tabac : le prix du jupon de telle, femme ; jusqu’à quel degré telle autre se serre dans son corset ; la verroterie ou les pierres qu’une troisième porte à son cou ; et, par-dessus tout le reste la fréquence avec laquelle l’une ou l’autre de ces élégantes poupées est censée violer des principes d’éthique monogame dont, avec sa cervelle d’oiseau, elle est bien incapable de comprendre l’importance sociale. Enfin je trouve ici, et ne se comportant pas plus sainement que les autres, — également préoccupé du particulier, également oublieux de l’universel, — un homme qui, s’il le voulait, pourrait avoir sur les esprits une influence précieuse. Bonsoir, madame Vernon ! Ceci est ma première soirée dans le monde : je puis affirmer, sans crainte d’erreur, que ce sera aussi ma dernière !


Cosmo Brock, — c’est le nom prêté par M. Mallock à son philosophe, — était cependant destiné à faire bientôt connaissance avec l’ex-ministre Rupert Glanville. Quelques semaines plus tard, celui-ci, en arrivant dans ses domaines d’Irlande, apprend que l’illustre Cosmo Brock a loué, pour la saison d’été, des chambres dans une maison qui lui appartient : et, ravi de l’occasion, le jeune homme s’empresse de se présenter chez son locataire.


La pièce où on l’introduisit était meublée comme une salle à manger; mais on voyait tout de suite que son occupant non seulement y mangeait, mais y passait aussi le reste de son temps : car plusieurs des chaises étaient encombrées de comptes rendus de sociétés savantes, et, sur le buffet, un encrier figurait entre une tranche de fromage et une boîte de biscuits. Plus remarquable encore, d’ailleurs, était le spectacle de la table elle-même. Là, sur un tapis de reps rouge, se dressait une machine pneumatique avec une cloche de verre; tout contre elle était une grosse balance de cuisine, avec des poids sur l’un des plateaux, et une côtelette de mouton crue sur l’autre ; et, derrière la table, il y avait une jeune femme, tout en émoi et toute rougissante, qui évidemment, comme un moineau, était impatiente de pouvoir s’échapper, à la première issue. Enfin elle n’y tint plus.

— Je crains de ne pouvoir pas rester plus longtemps ! murmura-t-elle, des amis m’attendent pour jouer au croquet!

— En ce cas, au revoir! dit le philosophe. Et n’oubliez pas, durant votre jeu, que les balles, dans tous leurs mouvemens, même les plus fortuits pour vous et les plus inattendus, représentent le produit exact d’une chaîne de causes antécédentes !

La jeune femme, dès qu’elle eut atteint la porte de la chambre, parut retrouver toute son assurance.

— Eh bien ! dit-elle, vous changeriez d’avis là-dessus si vous voyiez jouer le jeune M. Maxwell! Il est si maladroit que je vous assure bien que les mouvemens de sa balle n’ont pas de causes du tout!...

— Je crains fort de vous avoir dérangés ! s’excusa Glanville.

— Oh! nullement, répondit le philosophe. Au contraire, je suis sincèrement heureux de vous voir. Mais avez-vous entendu les derniers mots de cette jeune dame ? Cela prouve bien encore, — ce que j’ai toujours trouvé, — que, à beaucoup près, l’idée de la causation universelle est ce qu’il y a de plus difficile à faire pénétrer dans l’ordinaire des esprits... Quant à cette jeune personne elle-même, c’est une miss Kathleen Walsh, la fille d’un pasteur protestant. Vous voyez cette balance, et cette pompe à air ? Je vais vous dire l’emploi que j’en faisais quand vous êtes venu. Miss Walsh, qui m’accompagne souvent dans mes promenades hygiéniques du matin, m’intéresse comme un échantillon des opérations intellectuelles de l’esprit moyen. Elle m’a annoncé qu’il y avait eu ici, ou qu’il allait y avoir, — j’ai oublié le détail, — une cérémonie religieuse, une réunion, je ne sais plus quoi, mais ayant expressément pour objet des prières pour demander la pluie. Sur quoi je lui ai demandé si elle croyait à l’efficacité de tels actes pour modifier les conditions météorologiques du canton ; et elle a manifesté une certaine surprise de ce que, moi-même, je parusse en douter. Alors je me suis amusé à avoir avec elle, sur ce sujet, un petit entretien scientifique, illustré par quelques expériences. Je me suis fait apporter ici cette côtelette de mouton, — mon dîner de ce soir. Nous l’avons pesée; et je lui ai demandé si elle estimerait utile et raisonnable de faire une prière pour que la côtelette devînt plus grosse. Elle m’a répondu que non. Je lui ai demandé ce qui l’avait amenée à me faire une réponse aussi sage : à quoi elle m’a répondu que, de faire devenir la côtelette plus grosse, ce serait un miracle, et que les miracles, comme le sait tout protestant, ont pris fin avec la mort du dernier apôtre. « Fort bien, lui ai-je dit : occupons-nous maintenant de la pompe à air! » Je lui ai donc expliqué la nature du vide. J’ai fait le vide dans la cloche de verre, et je lui ai montré comment, en tournant un robinet, j’y faisais aussitôt rentrer une masse d’air. Et je lui ai dit : « L’idée vous viendrait-elle, ma chère jeune amie, de prier pour que cet air ne rentrât point dans cet espace vide ? » Elle a reconnu que cette idée ne lui viendrait pas; et je le lui ai dit, — j’étais en train de le lui dire lorsqu’on m’a annoncé votre bonne visite, monsieur Glanville : « Mais, en ce cas, pourquoi, — en demandant à Dieu de faire pleuvoir, — pourquoi lui demandez-vous de réaliser, dans l’atmosphère du globe tout entier, le même miracle que vous admettez vous-même qu’il serait absurde d’attendre de lui par rapport à ce joujou pneumatique que voici ? » Voyez-vous, monsieur Glanville, c’est avec des argumens de ce genre que l’on a chance d’ouvrir les yeux d’une jeune dame telle que miss Walsh, que l’on a chance d’ouvrir les yeux de tous les étrangers survivans du passé qui, ici même et partout, se réunissent en congrès pour se quereller sur des détails du culte hébraïste[2]. Et si un catarrhe dont je suis un peu atteint veut bien me le permettre, j’ai l’intention, avec ma machine pneumatique, de faire ici une petite conférence publique sur le même sujet...

— Comme je vous serais reconnaissant, dit alors Glanville, si vous pouviez venir passer un ou deux jours chez moi, à une heure d’ici, et faire devant mes amis cette petite conférence de la causation !

— Je vous remercie! dit gravement le philosophe. La société, en général, n’est guère mon fait : la société élégante n’est pas mon fait du tout. Mais avec cela, j’ai toujours soutenu qu’une conversation rationnelle était un stimulant précieux aussi bien pour les organes digestifs que pour l’appareil cérébral ; sans compter que, peut-être, si je trouvais le moyen de me rendre à votre aimable invitation, vous pourriez m’aider dans une étude que je me divertis à poursuivre en ce moment : une collection des diverses particularités sociales propres aux Celtes d’Irlande!


Et la visite projetée a lieu, avec la « conférence sur la causation; » et M. Mallock en a fait l’une des scènes les plus amusantes de son livre. Car, le matin même du jour où Cosmo Brock est venu déjeuner chez Rupert Glanville, les amis de celui-ci ont assisté à un « sermon laïque » d’un certain Brompton, qui a fondé une religion nouvelle, définitivement délivrée de toute « superstition théiste, » et toute fondée sur le culte de l’Humanité. Ce Brompton, comme l’on peut penser, fait un cas extrême du grand philosophe évolutionniste, un des « Pères » de son église nouvelle. Et il applaudit avec enthousiasme à tout ce que dit Cosmo Brock de la possibilité, pour la science, d’achever la synthèse universelle, en anéantissant la monstrueuse folie des vieilles illusions métaphysiques : mais quand ensuite l’évolutionniste annonce qu’un jour la morale elle-même finira par devenir superflue, quand il déclare, — très brièvement, ayant la gorge un peu fatiguée, — que le sentiment religieux, « à condition que l’on n’y attache aucune importance morale ni théologique, peut faire du bien à certaines natures, et ne peut guère faire de mal à personne, » le fondateur de « l’Église Éthique » ne se connaît plus, dans son indignation. — « Seriez-vous souffrant ? lui demande une dame. — Souffrant ? s’écrie M. Brompton. Non : je suis simplement écœuré de tout ce que vient de nous dire ce sophiste, ... cet ignorant..., cette outre gonflée de vent. Attendez seulement jusqu’à ce soir, et vous verrez comme j’aurai vite fait de le faire sauter avec son propre pétard ! »


Bien amusant aussi, et probablement bien vrai, ce Brompton, fondateur de l’ « Église Éthique. » C’est un ancien prêtre catholique chez qui, comme chez nombre de ses pareils, la haine féroce de son culte de jadis s’allie à un besoin irrésistible de religiosité et de prédication. Sans cesse il s’élève, avec une violence d’apôtre, contre la dégradante. barbarie des « préjugés chrétiens. » Les églises, à l’en croire, « ont toujours été pour la science ce que Néron a été pour elles. » Il affirme que « toute religion surnaturaliste comporte, à sa base, un certain élément d’imposture voulue. » Mais il dit tout cela avec un appareil constant d’images et d’allusions bibliques; et toute occasion lui est bonne pour prêcher sa foi nouvelle, un humanitarisme mystique dont il emprunte les dogmes à Auguste Comte et à M. Frédéric Harrison. Lui objecte-t-on que, au point de vue de la science, l’humanité elle-même est chose transitoire, et destinée à disparaître un jour ? «Écartons ces mauvaises rêveries! » s’écrie l’homme qui vient de reprocher au christianisme l’inanité de ses espérances. Après quoi il recommande l’effort, la lutte, le renoncement à soi-même en faveur de l’humanité présente et future : trouvant fort mauvais qu’on lui rappelle ses récentes invectives contre des dogmes fondés sur la croyance anti-scientifique du libre arbitre et sur la répression des désirs individuels. Et il en est là de sa prédication lorsqu’un télégramme lui annonce la ruine d’une banque où il a mis toute sa fortune. Ah ! il faut voir la mine déconfite de ce prêtre de l’humanité, en présence de ce renoncement forcé à son bien-être propre ! Mais surtout il faut voir avec quelle joie infinie, et sans l’ombre de réserve, il accueille la nouvelle qui lui arrive dès l’instant suivant : quand on lui explique que la banque qui a fait faillite n’est point celle où il a lui-même placé son argent, mais une autre, d’un nom analogue, une banque populaire, et dont la faillite va entraîner la ruine d’une foulé de petites gens. Décidément cet humanitaire est loin d’être mûr encore pour une religion de l’humanité. Et je ne crois pas que, dans toute la série des romans satiriques de M. Mallock, on puisse rencontrer une figure plus ingénieusement dessinée que celle-là, d’un contour plus net, avec une signification à la fois plus simple et plus forte.

Voici maintenant d’autres figures, nous introduisant dans d’autres recoins de ce « temple » dont M. Mallock a entrepris de soulever le « voile » à notre intention. Un dimanche, Glanvîlle, profitant du congrès religieux qui doit se tenir dans la ville voisine, a invité quatre pasteurs anglicans à venir prêcher, tour à tour, dans le petit oratoire de sa maison de campagne. C’est d’abord un haut dignitaire, le vénérable évêque de Glastonbury. « Qu’importent, s’écrie celui-là, les prétentions d’une soi-disant science à expliquer l’origine des choses ? Quoi que fasse la science, il restera toujours trois mystères qu’elle n’expliquera point : le passage de la matière à la force, le passage de l’inorganique à la vie, et le passage de la vie à la pensée. Ces trois mystères suffisent pour justifier notre religion. Et qu’importent les prétentions de la critique à nier l’authenticité de nos livres sacrés! Certes, il y a maints passages de ces livres que nous ne pouvons plus accepter au sens littéral : mais qu’importe cela, puisque les dogmes essentiels, puisque des faits comme la Résurrection et l’Ascension du Sauveur, sont au-dessus de toute critique et demeurent pour servir de fondement à notre croyance ? Sans doute c’est chose regrettable que, pour le moment, l’Église d’Angleterre soit seule à détenir la véritable formule de la religion et de l’esprit chrétien : mais un jour viendra où le grain confié à ses soins germera, et où le monde entier en recueillera les fruits ! »

Vient ensuite le révérend Maxwell, le père du jeune homme dont miss Walsh nous a dit la maladresse au jeu de croquet. Pour le pasteur Maxwell comme pour l’évêque de Glastonbury, l’Église d’Angleterre est « seule à détenir la véritable formule de la religion et de l’esprit chrétien : » mais à cela se borne, absolument, la ressemblance de son dogme avec celui de l’éminent prélat. Pour lui, les prétentions de la science et de la critique doivent être rejetées en bloc : transiger avec elles, c’est s’exposer à perdre tout contact avec la vérité du Christ. Et, du reste, ces prétentions n’ont qu’une importance médiocre, et ce n’est point la science ni la critique qui sont un danger réel pour la vraie religion. L’unique ennemi de celle-ci, c’est l’idolâtrie romaine, incarnation vivante de l’Antéchrist : et le bon chrétien n’a pas de plus saint devoir que de lutter contre elle.

Le pasteur et chanoine Morgan, lui, est de vues plus libérales. « Les miracles, dit-il, ont heureusement fait leur temps, et il n’y a plus personne qui prenne au sérieux les affirmations historiques des deux Testamens. La Résurrection, l’Ascension, nous savons tous que ce sont des légendes, ou encore des symboles : et que le véritable christianisme ne consiste pas à tenir pour vraies des fables désormais annulées par la science, mais bien à comprendre l’esprit du Christ, et à le faire vivre dans son cœur. C’est ce que, seule, l’Église d’Angleterre a aujourd’hui le mérite de comprendre et de proclamer. Elle seule concilie la science et la foi, la connaissance et la charité. »

Enfin, le soir, quand ces trois représentans de l’Église d’Angleterre s’en sont retournés à leurs hôtels, les invités de Rupert Glanville voient arriver une façon de capucin, le Père Skipton, ancien lauréat de Cambridge, et célèbre, dans sa jeunesse, pour son remarquable talent d’acteur de salon. Le Père Skipton ne prend même pas la peine de prêcher : il fait allumer des cierges, dans l’oratoire, fait brûler de l’encens et invite son auditoire à chanter avec lui des litanies de sa composition, ayant pour objet de mettre l’Angleterre sous la protection spéciale de la Vierge Marie. « Mais, lui dit-on, qu’est-ce donc qui vous empêche de vous joindre décidément à l’Église de Rome ? puisque, aussi bien, vous reproduisez toutes ses pratiques, et que vous vous appropriez toutes ses doctrines ? » Mais le Père Skipton ne l’entend pas ainsi. « Les doctrines et pratiques auxquelles je présume que vous faites allusion, — dit-il, en se défaisant pour un moment de sa mielleuse humilité habituelle, — elles nous appartiennent aussi bien qu’à la secte dont vous parlez ; ou plutôt elles sont à nous plus encore qu’à elle. Au reste, je veux bien admettre que nous adhérons à ses dogmes : mais ce contre quoi nous protesterons jusqu’à la mort, c’est l’absurde prétention de Rome à l’autorité. Je vous assure, monsieur Glanville, que, après l’autorité que prétendent avoir sur nous nos évêques, il n’y a rien que nous méprisions autant que l’autorité du Pape. » Seule, une coupe de Champagne parvient à calmer un peu l’irritation du fervent ritualiste. « Ah! dit-il, voilà qui rappelle le cher vieux temps de l’Université ! »


Qu’on ne croie pas, pourtant, que le nouveau roman de M. Mallock ne soit tout rempli que de ces traits de satire, ni que le but unique de l’auteur ait été de nous dépeindre l’état de désarroi où se trouve aujourd’hui l’Église Anglicane. Au contraire, M Mallock a, cette fois, visé plus haut encore que dans ses romans précédens, dont j’ai eu déjà l’occasion de signaler l’éminente portée[3]. Sous le couvert d’un roman satirique et mondain, son Voile du Temple est, en fin de compte, un grand dialogue philosophique, un peu à la façon de Berkeley, ou encore de Renan : un dialogue où, de proche en proche, surviennent de nouveaux interlocuteurs, lorsque le moment arrive de nous faire entendre telle ou telle opinion, incarnée en eux. Ainsi Brompton proche son sermon « éthique » quand l’auteur veut que nous connaissions l’effort du positivisme pour substituer une religion « positive » aux dogmes anciens; et Cosmo Brock, à son tour, pour divertissantes ou vivantes que soient toujours ses apparitions, n’apparaît toutefois qu’aux instans où le plan du dialogue appelle un exposé des affirmations ou des négations de l’évolutionnisme. A travers toute sorte de piquans épisodes, et même de péripéties souvent émouvantes, M. Mallock, d’un bout à l’autre de son livre, poursuit le développement d’une thèse dont nous savons, au reste, qu’elle doit lui tenir profondément au cœur : car plusieurs fois déjà, dans ses romans et ses ouvrages de pure théorie, il nous en a laissé entrevoir les lignes principales.

Cette thèse peut se résumer, à peu près comme suit. D’abord, c’est chose absolument certaine que la science et la religion sont, plus que jamais, en conflit, et que, chaque jour, dans ce conflit, la science remporte sur son vieil adversaire quelque avantage nouveau. En vain la religion s’efforce de défendre, l’une après l’autre, des positions dont naguère encore elle se croyait absolument sûre ; en vain elle fait à l’ennemi sa part. Ni la religion révélée, ni la religion naturelle, n’ont désormais un seul dogme que la science n’ait réussi à détruire ou à ébranler : et quiconque admet l’autorité de la science doit, du même coup, pour peu qu’il soit logique, renoncer non seulement à son catholicisme ou à son évangélisme, mais aux formes les plus « positives » de la religion, du culte de l’humanité, au culte de l’effort et de l’action morale. Oui ! et ce n’est pas chose moins certaine, d’autre part, que la science repose elle-même sur une série de mystères et de contradictions, et que, détruisant tout, elle est incapable de rien reconstruire. Depuis l’idéal de l’Évangile jusqu’à celui de Nietzsche, il n’y a pas un mode de vie qui soit possible, si, admettant l’autorité de la science, on la suit jusqu’au bout de ses conclusions. L’action et le rêve, le regret et l’espoir, l’amour et la beauté, tout cela nous est expressément défendu par une science qui, après nous avoir ôté toute croyance religieuse, nous dépouille encore de notre liberté, de notre personnalité, de notre vie même. De telle sorte que, entre les deux solutions opposées, — si nous n’avons pas le droit de songer à les concilier, — nous avons, en revanche, le droit, et aussi le devoir, de choisir. Nous avons le droit et le devoir de préférer, librement, à l’hypothèse qui nous tue celle qui nous fait vivre. Mais c’est à la condition de dénier à la science, en bloc, son autorité, de la tenir tout entière, comme faisaient déjà Parménide et Platon, pour la loi de « l’apparence, » et de ne chercher que dans notre cœur la loi, plus sacrée, de la vérité. Si bien que le conflit de la religion et de la science se réduit, en dernière analyse, à une question de psychologie, ou, plus proprement, d’épistémiologie : à la question de savoir jusqu’à quel point nous pouvons et devons nous en remettre à notre seule intelligence du soin de régler, de diriger, d’animer notre vie.

Telle est la thèse de M. Mallock : et peut-être celui-ci, dans son légitime orgueil de l’avoir aussi ingénieusement conçue et combinée, se fait-il un peu illusion sur sa nouveauté. Déjà Parménide et Platon, que je n’ai pu m’empêcher de citer tout à l’heure, nous ont préparés jadis à ne pas admettre sans réserve l’autorité de la science : pour ne rien dire de maîtres plus récens, depuis bon nombre de Pères de l’Église jusqu’aux derniers héritiers de Berkeley et de Schopenhauer. Et quant à la théorie d’un libre choix à faire entre deux hypothèses; Pascal, là-dessus, nous en a appris autant et plus que M. Mallock. Pour ingénieuse qu’elle soit, la doctrine de celui-ci ne saurait prétendre à être nouvelle : mais je ne saurais assez dire, après cela, combien elle est ingénieuse, et claire, et suivie, ni avec quel art son auteur a su l’adapter aux conditions présentes de l’important problème qu’elle aspire à résoudre. Entremêlée à un roman, qui du reste est lui-même tout à fait agréable, la doctrine philosophique de l’écrivain anglais, à la voir se dérouler devant nous, nous offre en vérité tout l’imprévu, tout le charme, toute l’émotion vivante d’un roman.


Le malheur est qu’il y a toujours chez M. Mallock un besoin instinctif de satire, qui le porte, dans ses romans, à ridiculiser jusqu’à ses héros mêmes, ce qui ne laisse pas de déprécier un peu, pour nous, les idées et les sentimens qu’ils doivent exprimer. Et ainsi, dans son Voile du Temple, toute la discussion philosophique se trouve conduite, d’un bout à l’autre, par l’ex-ministre Rupert Glanville, parfait homme du monde, mais fort au-dessous du grand rôle dont l’auteur l’a chargé. C’est, ce Glanville, un curieux spécimen du philosophe de salon. Intelligent, spirituel, instruit, il s’intéresse à tout, mais sans avoir le temps de rien approfondir. Sur les questions les plus graves, on sent qu’il n’est jamais renseigné que de seconde main. Aussi bien a-t-il les poches remplies de coupures de journaux ; et c’est en s’appuyant sur des chroniques du Times qu’il traite des hypothèses évolutionnistes de M. Hœckel ou de l’exégèse de l’abbé Loisy.

Encore n’est-ce point là son principal défaut. Le désir de briller dans les salons lui a donné, en outre, un goût maladif de paradoxe : de telle sorte que sans cesse il exagère la portée de ses argumens, et nous empêche, par là, de les prendre au sérieux. Pour mieux nous convaincre de l’impossibilité d’un compromis entre la religion et la science, il attribue à celle-ci des victoires dont nous ne sachions pas qu’elle-même ait songé, jusqu’ici, à s’enorgueillir. A un idéaliste « hégélien » qui affirme que notre moi est l’unique objet que nous connaissions directement, il répond que cette théorie, soutenable jadis, a tout à fait perdu sa valeur depuis le jour où l’évolutionnisme a découvert les origines du moi et reconstitué sa genèse progressive : réponse qui atteste, en vérité, une singulière ignorance des principes les plus élémentaires de tout idéalisme. On lui dit que Huxley lui-même tenait pour inexplicable le passage de la vie organique à la vie consciente. « Oui, répond-il, mais des faits se sont produits, depuis la mort de Huxley, qui ont bouleversé de fond en comble notre conception de l’esprit. » Et ces faits se trouvent être des cas de double personnalité, de suggestion hypnotique, etc., toute une série de phénomènes que Huxley, cependant, n’aura pas manqué de connaître, mais où personne, avant l’audacieux héros de M. Mallock, n’avait eu l’idée de voir une explication du passage de la vie physiologique à la vie mentale. Pareillement la découverte du radium, d’après Rupert Glanville, est venue combler une autre des lacunes de la synthèse évolutionniste : c’est encore, suivant son expression, un « nouveau tunnel que la science a fort heureusement réussi à creuser. » Car le radium nous apprend que « la distinction naguère établie par les biologistes entre la matière vivante et la matière soi-disant morte n’est, en fin de compte, qu’une fausse distinction ; la nature entière nous apparaissant désormais comme une manifestation de la vie. »

Il n’est point d’hypothèse si hasardée d’un anthropologiste ou d’un sociologue évolutionniste que Rupert Glanville ne la prenne aussitôt pour argent comptant : et c’est ce qui explique, sans doute, les protestations qu’a soulevées, parmi le monde religieux anglais, la publication, dans la Monthly Review, de plusieurs chapitres du roman de M. Mallock. Mais celui-ci nous dit lui-même, dans la préface de son livre, que le lecteur « fera bien de considérer le caractère des personnages » qu’il a mis en scène, ’avant de se scandaliser des opinions qu’il leur a prêtées. Pourquoi faut-il seulement que, ayant à exprimer lui-même son opinion propre, il n’ait point préféré choisir, pour nous la présenter, un personnage d’une compétence philosophique plus sérieuse, plus mesuré dans ses certitudes comme dans ses doutes, et, surtout, moins constamment préoccupé de trop facile hardiesse dans ses paradoxes ?


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1904.
  2. Un congrès de pasteurs anglicans devait avoir lieu prochainement dans la petite ville où Cosmo Brock était venu passer l’été.
  3. Voyez la Revue du 15 juin 1899, Un roman satirique anglais.