Revues étrangères - Un Livre anglais sur les opéras de Mozart

Revues étrangères - Un Livre anglais sur les opéras de Mozart
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

A PROPOS D’UN LIVRE ANGLAIS
SUR LES OPÉRAS DE MOZART


Mozart’s Opéras, a critical Study, par Edward J. Dent, 1 vol. in-8, illustré, Londres, librairie Chatto et Windus, 1913.


Le très intéressant ouvrage nouveau de M. Dent s’ouvre fâcheusement par une erreur qui, celle-là, n’est pas du tout nouvelle, et aurait même de quoi nous fournir une preuve bien caractéristique de ce que je serais tenté d’appeler l’incroyable « crédulité » professionnelle des musicographes. Quelque plaisant s’est-il un jour avisé d’attribuer à Palestrina ou à Sébastien Bach une parole mémorable sur Napoléon ? nous pourrons être assurés de retrouver dorénavant cette parole dans toutes les études consacrées à Palestrina ou à Sébastien Bach, sans que jamais le critique le plus méfiant ou l’érudit le plus scrupuleux s’enhardisse à écarter du domaine de l’histoire musicale le monstrueux « pavé » qu’on y aura déposé. C’est ainsi que, — pour m’en tenir à ce seul exemple, — je citerais une cinquantaine au moins de livres sur Mozart où, parmi la liste des premières compositions de l’enfant-prodige salzbourgeois, figure, à la date de l’année 1768, une réduction pour quintette à cordes de la grande et fameuse Sérénade pour Instrumens à vent, ce qui est encore beaucoup plus extravagant, dans son genre, qu’il le serait d’attribuer la Légende des Siècles à un Victor Hugo de dix ou douze ans. Sur une copie manuscrite de la réduction de la sérénade, quelqu’un, — qui n’est certainement ni Mozart lui-même, ni aucun des siens, — a eu jadis l’étrange idée d’inscrire cette date de 1768 : et il n’en a pas fallu davantage pour que désormais les plus graves historiens de l’enfance de Mozart nous le fissent voir écrivant, pendant sa douzième année, l’une des œuvres les plus puissantes que nous ait laissées son merveilleux génie !

Pareillement il en est ainsi de l’erreur que vient de reprendre à son compte l’éminent musicographe anglais. Au frontispice d’un gros volume où, comme je le dirai tout à l’heure, il s’est occupé surtout de la Flûte enchantée et des dernières œuvres de Mozart, M. Dent a placé la reproduction d’un portrait du maître qui a été légué autrefois par la veuve de celui-ci au Mozarteum de Salzbourg ; et sous la reproduction il a noté que ce portrait avait été peint par l’acteur Joseph Lange « en l’année 1791, » — qui est l’année même de la mort de Mozart. Évidemment une telle date, qui nous permettrait en effet de nous représenter l’apparence extérieure du maître au moment de la composition de sa Flûte enchantée, aura seule justifié aux yeux de M. Dent l’honneur qu’il a cru devoir accorder à une médiocre peinture d’ « amateur, » fort au-dessous de maints autres portraits également authentiques. Et il est bien vrai que le catalogue du Mozarteum, sur la foi de je ne sais quelle affirmation ancienne, assigne au portrait de Joseph Lange la date susdite : mais c’est chose étonnante que, connaissant aussi parfaitement qu’il le fait la personne et l’œuvre de Mozart durant la dernière année de sa vie, l’écrivain anglais n’ait pas aperçu tout de suite l’impossibilité de prendre au sérieux une affirmation comme celle-là. Car d’abord lui-même nous apprend, avec pleine raison, que Mozart en 1791 se trouvait profondément fatigué et usé ; et le fait est que, selon toute probabilité, c’est de vieillesse qu’est mort cet homme de trente-six ans, — d’une espèce d’épuisement ou de surmenage nerveux assez semblable à celui qui, autrefois, avait causé la mort de notre Blaise Pascal. Le témoignage de tous ceux qui l’ont approché s’accorde, sur ce point, avec le témoignage plus éloquent encore de toute sa production musicale de l’année 1791, absolument différente de son œuvre antérieure, et imprégnée d’un mélange si frappant d’audacieuse maîtrise technique et de sérénité qu’on la dirait jaillie d’un cœur où ne survit plus aucune trace de nos faiblesses humaines. Comment admettre que ce Mozart-là, deux ans après que l’admirable portrait de Tischbein nous l’a montré dans tout le sombre éclat de sa maturité ; comment admettre qu’il ait pu, en 1791, recouvrer la fraîche et légère beauté juvénile qui se révèle à nous dans l’esquisse salzbourgeoise ?

Sans compter qu’à cette première objection, plus ou moins « théorique, » s’en joint une seconde, toute positive, dont on ne comprend pas non plus qu’elle ait échappé à la fine observation critique de M. Dent. Non seulement le portrait placé par lui en tête de son livre nous fait voir un Mozart beaucoup trop jeune pour que nous ayons le droit d’y reconnaître l’auteur, précocement vieilli, de la Flûte enchantée : nous savons en outre, de la façon la plus certaine, que ce portrait a été peint par Joseph Lange non pas en 1791, mais bien au lendemain du mariage de Mozart, en 1782, tout de même que le portrait de la femme du maître, et que celui-ci a envoyé les deux esquisses à son père, entre autres moyens inventés et employés par lui, à ce moment, pour obtenir du sévère Léopold Mozart le pardon de l’impardonnable folie qu’il venait de commettre. Nous savons cela par la veuve de Mozart, qui, en 1828, a fait lithographier les deux portraits elles a publiés dans le gros livre que son second mari, le chevalier de Nissen, avait consacré à la mémoire de son illustre prédécesseur. Et en effet M. Dent, — comme avant lui tous ceux qui ont également accepté sans contrôle l’assertion fabuleuse du catalogue du Mozarteum, — n’a pu manquer d’apercevoir, vis-à-vis de la page 464 de la Biographie de W. A. Mozart par G. N. de Nissen, la fidèle reproduction de toute la partie supérieure, — la seule partie dûment terminée, — du prétendu portrait de 1791, placée là en regard des lettres où le jeune mari de Constance Weber s’ingéniait vainement à fléchir la sage colère paternelle[1].


Mais peut-être M. Dent n’a-t-il pas attaché beaucoup d’importance à l’illustration de son livre, — qui n’a guère à nous montrer, en plus de ce portrait authentique de Mozart faussement daté, que deux autres portraits incontestablement faux ? Le texte de son livre, en tout cas, repose sur une documentation de bien meilleur aloi ; et je ne m’arrêterai pas à y signaler, çà et là, quelques menues erreurs si solidement implantées désormais dans la « littérature mozartienne, » que ce ne serait pas trop d’une vie entière pour avoir chance de réussir à les en extirper. Tout au plus m’étonnerai-je encore que la prudence et le discernement ordinaires du savant musicographe anglais ne lui aient pas interdit de tenir pour véritable, — après l’unanimité de ses devanciers depuis plus d’un siècle, — la célèbre lettre italienne où Mozart, en septembre 1791, aurait avoué à un certain correspondant anonyme l’impression produite sur lui par la commande mystérieuse d’une messe de Requiem. La voici, cette lettre, exactement traduite d’après l’une des plus anciennes copies qu’on en ait publiées :


Très aimé Seigneur, Je voudrais suivre votre conseil : mais comment y parvenir ? J’ai la tête brisée, je ne puis plus réfléchir qu’à grand’peine, et je n’arrive pas à m’enlever des yeux l’image de cet inconnu[2]. Je le vois sans arrêt, il me sollicite, me presse, et impatiemment me réclame son travail. Et aussi continué-je de m’y livrer, parce que la composition m’est encore moins fatigante que le repos. Au reste, je n’ai plus à trembler. Je le sens bien à ce que j’éprouve, que déjà l’heure sonne ; me voici au seuil de la mort ; j’ai achevé ma vie avant d’avoir joui de mon talent. Et pourtant la vie était si belle, ma carrière s’ouvrait sous des auspices si heureux ! Mais personne ne saurait changer sa destinée. Personne n’est libre de mesurer ses propres jours ; force est donc de se résigner ; il en sera ce qui plaira à la Providence. En tout cas, je suis en train de terminer mon chant funèbre ; je ne dois pas le laisser inachevé.


Inutile d’ajouter que le texte de cette lettre a désormais disparu, non moins mystérieusement qu’il avait naguère surgi, un beau jour, dans la presse musicale. On nous dit bien que ce texte original a été vu par Kœchel, vénérable naturaliste autrichien dont le Catalogue de l’œuvre de Mozart atteste une naïveté et une incompétence prodigieuses en matière de graphologie. Mais ne sait-on pas qu’il y a eu, après la mort de Mozart, deux ou trois personnes qui se sont fait proprement un métier de contrefaire, avec une adresse surprenante, l’écriture du maître ? Ne se rappelle-t-on pas que la partition manuscrite du Requiem a été complétée par Sussmaier, l’élève de Mozart, — pour le compte de la veuve de celui-ci, — d’une main si parfaitement pareille à celle du maître que non seulement le riche gentilhomme qui avait commandé cette messe funèbre, mais aussi, après lui, les « mozartologues » les plus autorisés ont cru longtemps avoir sous les yeux une œuvre authentique, dûment achevée, de l’auteur de Don Juan ? Et ne devine-t-on pas l’intérêt qu’avait précisément la veuve de Mozart à pouvoir appuyer sur un document de l’espèce de la lettre ci-dessus la légende qu’elle a créée et soutenue toute sa vie, avec un aplomb extraordinaire : la légende d’un Requiem entièrement terminé par son mari, — tandis que ce dernier n’en avait composé, en réalité, que le grand chœur initial, et puis avait dû se borner à esquisser sommairement les lignes essentielles de trois ou quatre des morceaux suivans ? Dans la fameuse querelle soulevée autour de l’authenticité du Requiem, voici un siècle environ, de quel poids devait être, — et a été en effet, — la révélation d’une lettre où Mozart attestait qu’il « était en train de terminer son chant funèbre ! »

Et comment aussi ne pas être frappé sur-le-champ, en lisant cette lettre, de la folle invraisemblance à la fois de sa forme et de son contenu ? On a supposé que le correspondant de Mozart était le librettiste Da Ponte, l’auteur des paroles des Noces de Figaro et de Don Juan, louche aventurier qui, en 1791, s’était enfui de Vienne et était allé se cacher dans un faubourg de Trieste. Ce serait cet individu que Mozart aurait qualifié respectueusement de « très aimé Seigneur ! » C’est à lui qu’il aurait confié son plus intime secret, — et cela à plusieurs reprises, puisque la manière dont il désigne simplement l’homme noir du Requiem en l’appelant : « cet inconnu » semblerait supposer un récit plus détaillé de l’aventure, déjà fait précédemment dans une autre lettre ! Ou plutôt n’est-il pas trop clair que les mots ; « cet inconnu » ne font allusion à aucune lettre antérieure, et ne sont là que pour dispenser le faussaire de nous raconter une aventure suffisamment connue ? Reconnaissons-le désormais sans l’ombre de doute : la belle et touchante lettre que j’ai citée tout à l’heure ne s’adressait ni à l’intrigant Da Ponte ni à personne autre ; et que si même, par miracle, l’original perdu de la lettre venait à se retrouver, et que d’éminens graphologues s’accordassent à y voir la main de Mozart, il faudrait encore en conclure seulement que quelqu’un s’est rencontré qui a su dépasser, en habileté de contrefaçon, les fabricans d’autographes employés autrefois par la veuve du maître !


D’une manière générale cependant, je le répète, l’ouvrage nouveau de M. Dent n’a rien de commun avec l’ordinaire des volumes consacrés à Mozart depuis un demi-siècle. L’écrivain anglais ne s’en est point tenu, comme ses devanciers, à entourer de quelques réflexions plus ou moins originales une série invariable d’anecdotes extraites des deux biographies classiques de Nissen et de Jahn. Au premier rang de ses nombreux mérites, ce gros volume peut, à bon droit, revendiquer celui d’être vraiment « nouveau, » — n’étant rempli, tout entier, que des vues personnelles de l’auteur touchant les divers opéras de Mozart. Peut-être même M. Dent, suivant un tour d’esprit qui est bien de sa race, tendrait-il à faire trop bon marché de toutes les opinions émises avant lui, sans vouloir tenir aucun compte de ce qu’on pourrait appeler le lent classement séculaire des « valeurs » historiques ? C’est ainsi que, des maîtres comme Pergolèse ou comme Weber ayant laissé des œuvres qui n’ont pas eu la fortune de lui plaire, pas un moment il ne s’est demandé si le poids de leur gloire ne leur conférerait pas dorénavant une certaine immunité, ou tout au moins n’aurait pas de quoi lui imposer, vis-à-vis d’eux, une hostilité d’allure plus discrète et moins « cavalière, » — étant donné qu’il ne nous parle d’eux qu’en passant, et sans pouvoir motiver son antipathie à leur égard.

Il y aurait également quelques-uns de ses jugemens sur les opéras de Mozart qui, — tout en s’accompagnant d’une démonstration beaucoup plus abondante, — gagneraient à se rapprocher davantage de l’opinion admise : tandis que, sur un certain nombre d’autres points, au contraire, on ne saurait assez louer l’écrivain anglais d’avoir préféré au témoignage d’une tradition plus ou moins légendaire celui de son propre goût et de sa propre raison. Aussi bien tout son livre nous montre-t-il une connaissance très approfondie de l’œuvre musicale de Mozart lui-même et de tels maîtres italiens ou allemands dont il a subi l’influence. Mais comme le livre entier n’est formé que d’études séparées sur les plus célèbres opéras de Mozart, et comme le plus grand effort du musicographe anglais, — ainsi que je l’ai dit déjà, — s’est évidemment concentré sur la Flûte enchantée, je vais essayer, à mon tour, de le suivre seulement sur ce dernier terrain, — sauf peut-être à profiter, un jour, d’une occasion nouvelle pour m’efforcer de signaler au lecteur français les plus intéressantes des réflexions historiques ou critiques suggérées à M. Dent par les chefs-d’œuvre précédens de l’art dramatique de Mozart, depuis Idoménée jusqu’à Cosi fan tutte[3].


Et tout d’abord, il convient de remercier M. Dent des précieux renseignemens qu’il nous offre sur la figure et la carrière d’un personnage singulier qui, selon toute apparence, a activement collaboré avec le trop fameux Schikaneder à la rédaction du livret de la Flûte enchantée. Un beau jour de l’été de 1818, dans un restaurant viennois, le médiocre musicien Seyfried se trouvait attablé avec un petit groupe d’amis, lorsqu’il a vu venir à lui un « vieux monsieur d’allures distinguées, vêtu d’une redingote bleue, et portant les insignes de différens ordres. » Seyfried, au premier moment, ne l’a point reconnu : mais bientôt le respectable vieillard lui a rappelé qu’il avait eu l’honneur de rapprocher autrefois, en qualité de choriste d’un petit théâtre où le susdit Seyfried tenait alors l’emploi de chef d’orchestre. Depuis lors, ajoutait l’ex-choriste, la chance l’avait étrangement favorisé. Fatigué de sa vie misérable de comparse théâtral, et ressaisi soudain d’une passion enthousiaste pour l’histoire naturelle, il était allé passer sept années et demie au Groenland, y avait étudié assidûment la conformation du sol, et puis, en août 1813, était débarqué à Hull, costumé en Esquimau, avec une touffe de plumes sur son bonnet de fourrure. En Angleterre, ses importantes découvertes scientifiques lui avaient valu l’accueil le plus honorable ; et bientôt l’ancien choriste viennois avait été nommé professeur titulaire de minéralogie à l’université de Dublin. C’est en effet à Dublin qu’il est mort, en 1833, laissant le souvenir d’un savant distingué et d’un excellent homme. Mais le plus curieux est que, pendant son séjour à Vienne en 1813, cet ancien choriste du théâtre de Schikaneder, — qui s’appelait en réalité Metzler, mais n’était connu que sous le pseudonyme de Giesecke, — a révélé à Seyfried, ainsi qu’à d’autres personnes, qu’il avait été naguère le principal auteur du livret de la Flûte enchantée. Révélation qui, d’ailleurs, n’avait rien de surprenant : car on savait que Schikaneder, complètement illettré, et trop occupé de ses affaires à la fois et de ses plaisirs pour avoir le temps d’écrire les paroles d’une pièce, avait dû sûrement confier cette tâche à l’un ou à l’autre des acteurs de sa troupe, sans compter que déjà, la même année 1791, Giesecke avait montré son talent de librettiste en tirant un poème d’opéra-comique de l’Obéron de Wieland.

Resterait à savoir, après cela, jusqu’où est allée cette collaboration, désormais incontestable, du futur professeur de l’université de Dublin. A l’entendre, Schikaneder aurait simplement intercalé dans le livret les deux rôles populaires de Papageno et de Papagena ; mais comme ces deux rôles sont très étroitement liés à l’action de la pièce, je croirais plus volontiers que Schikaneder a inventé tout le dialogue de la Flûte enchantée, en s’inspirant plus ou moins des conseils de son savant choriste, et confié ensuite à celui-ci la tâche de revêtir tout cela d’une forme un peu « littéraire, » surtout pour ce qui était des passages en vers destinés au chant. Il se pourrait aussi, toutefois, que Giesecke, membre zélé de la loge à laquelle appartenaient également Schikaneder et Mozart, ait eu, le premier, l’idée de « corser » l’intérêt de la pièce nouvelle en y introduisant toute sorte d’allusions aux « mystères » de la Maçonnerie ; et notamment c’est lui qui, sans doute, se sera avisé de « démarquer, » à cette fin, un vieux roman français de l’abbé Terrasson, ce Sethos, dont on sait qu’il a fourni des pages entières au livret primitif de la Flûte enchantée.

A l’imitation de tous les musicographes qui, depuis plus d’un siècle, se sont occupés du dernier opéra de Mozart, M. Dent a cru devoir insister longuement sur cette signification « maçonnique » de l’œuvre, sans paraître s’apercevoir de ce que, déjà, les emprunts faits par les librettistes au Sethos de Terrasson enlevaient de sérieux aux prétendues révélations de la pièce touchant les secrets des loges autrichiennes. Car il ne faut pas oublier que le roman, — d’ailleurs illisible, — du bon abbé français, publié dans les premières années du règne de Louis XV, était simplement issu de Télémaque, et n’avait rien de commun avec la véritable littérature « maçonnique » du XVIIIe siècle. Comment imaginer que, si Schikaneder et Giesecke avaient voulu initier le public viennois à des rites ou à des doctrines qui leur tinssent au cœur, ils n’auraient pas trouvé de meilleur moyen que d’aller prendre, dans un vieux roman français, des divagations d’une banalité sentencieuse ? Et puis je me demande toujours quel avantage ces auteurs de la Flûte enchantée auraient espéré obtenir, pour leur chère et vénérée franc-maçonnerie, d’une divulgation comme celle-là, aussi parfaitement anodine et niaise : tandis que je vois fort bien, au contraire, le profit que les deux compères pouvaient attendre pour eux-mêmes, pour le succès matériel de leur entreprise, d’un livret, dont ils feraient croire au public viennois qu’ils y dévoilaient des rites mystérieux, interdits jusque-là au regard profane.

De telle sorte que l’introduction de ce soi-disant élément « maçonnique » dans la Flûte enchantée m’apparaît uniquement une spéculation commerciale ; et il faudrait certes ignorer bien grossièrement le caractère de Mozart pour le croire capable d’avoir trempé de plein gré dans une combinaison de cette nature. En réalité, Mozart n’a jamais aperçu, dans le livret de la Flûte enchantée, qu’une série de sentimens ou de situations dramatiques de même espèce que les situations ou les sentimens qu’il avait eu à animer de vie et de beauté musicales dans les livrets italiens du fâcheux Da Ponte ; et que si sa partition contient çà et là de brèves allusions aux « sonneries » usitées dans les loges maçonniques, c’est seulement parce qu’il a pensé pouvoir ainsi nous traduire plus exactement, par des moyens qui lui étaient familiers, la solennelle grandeur des mystères d’Isis, dans la région fabuleuse où se déroulait l’action inventée par ses librettistes[4]. Les journaux nous ont appris récemment que, pour enlever à la Flûte enchantée son apparence traditionnelle de « révélation » maçonnique, les directeurs de l’Opéra de Berlin avaient résolu de transporter la pièce dans des décors persans. Le procédé n’est peut-être pas d’une efficacité bien sérieuse ; mais l’intention, en tout cas, me plaît infiniment, et je souhaiterais de tout mon cœur que, dans l’Europe entière, les admirateurs de Mozart se décidassent enfin à oublier cette prétendue portée « maçonnique » de la Flûte enchantée qui, depuis trop longtemps, risque de leur faire négliger la véritable portée du plus absolument « musical » des opéras de Mozart.

Car le fait est que celui-ci, au moment où lui est tombée du ciel la commande de son nouvel opéra, n’avait guère le loisir ni l’humeur de s’employer à la glorification de cette franc-maçonnerie dont les allures romanesques et les ambitions humanitaires l’avaient, autrefois, ingénument séduit. Fatigué et malade, accablé d’une déchéance corporelle qui allait bientôt l’obliger à couper de fréquentes étapes son voyage de Prague, il se trouvait, avec cela, dans une détresse financière à peine croyable. Depuis le piteux échec de son Cosi fan tutte surtout, au début de l’année 1790, personne à Vienne ne voulait plus de son art. C’était au point qu’il n’avait presque rien produit durant toute cette année 1790, — trop heureux de pouvoir du moins gagner quelques thalers en s’occupant à réorchestrer des oratorios de Hændel. Non pas qu’il y eût contre lui, comme on l’a dit, une cabale de ses confrères viennois ; ou plutôt, la cabale existait peut-être, mais ne s’était formée. et n’avait réussi que parce que, d’avance, le public était prêt à la bien accueillir. Pour étrange que puisse nous paraître aujourd’hui un tel rapprochement, l’aventure de Mozart en 1791 était toute pareille à celle de Wagner en 1860 : de la meilleure foi du monde, ses contemporains ne parvenaient pas à comprendre l’espèce de « musique de l’avenir » qu’il était en train de créer depuis quelques années ; et les jugemens portés sur elle par les critiques les plus autorisés de l’Allemagne d’alors étaient destinés à se reproduire, presque littéralement, trois quarts de siècle plus tard, s’adressant cette fois aux partitions de Tristan ou des Maîtres Chanteurs.

En 1791, du mois de janvier au mois de mai, quatre commandes seulement étaient venues à Mozart : d’humbles petites commandes en vérité, et bien peu lucratives. Un capitaliste philanthrope et libre penseur de Francfort lui avait envoyé une dizaine de thalers pour qu’il mit en musique un long poème, — d’une stupidité sans nom, — que ce personnage voulait adjoindre, par manière d’appendice, à un pesant pamphlet anticlérical. Semblablement Mozart avait eu à mettre en musique, moyennant une demi-douzaine de thalers, trois chansons enfantines qu’un journal de modes désirait offrir à ses abonnés. En troisième lieu, un montreur de figures de cire, qui avait installé dans son « musée » un orgue mécanique, avait demandé à Mozart deux (ou peut-être trois) courts morceaux qui pussent faire partie du futur répertoire de cet instrument. Et enfin, l’auteur de Don Juan avait eu la chance, cette année-là, de « décrocher » la commande d’un assez bon nombre de menuets, contredanses, etc., pour les bals populaires du Carnaval. Ces danses, dont on entend bien que les mieux payées n’avaient encore dû lui rapporter que des sommes dérisoires, remplissaient la plus grosse partie du chapitre consacré à l’année 1791, dans le catalogue où il avait coutume d’inscrire, au fur et à mesure, chacune de ses œuvres.

Il en était là lorsque, vers le mois de mai 1791, un certain Schikaneder qu’il avait connu autrefois à Salzbourg, et qui était maintenant directeur d’une sorte de petit théâtre de foire dans la banlieue de Vienne, lui a proposé d’écrire pour lui, très rapidement, la musique d’un opéra-comique nouveau, mélangé de féerie et de « pitreries, » suivant un genre qui avait commencé depuis peu à être passionnément aimé du public viennois. C’est dans ces conditions que Mozart a produit sa Flûte enchantée ; et comme il fallait que l’affaire fût vite expédiée, et que le compositeur ne pouvait naturellement en attendre qu’un maigre bénéfice, et comme, de plus, il se sentait à bout de ses forces, il ne crut pas devoir apporter à son travail le même soin que lui avaient naguère coûté ses opéras précédens. Innombrables sont les emprunts qu’H a faits, dans sa partition, à l’œuvre d’autres compositeurs, anciens et modernes. Sans parler de vieux maîtres oubliés, tels qu’un Hændel ou un Smith, un Emmanuel Bach ou un Schobert, dont on retrouve maintes phrases introduites, çà et là, dans la trame musicale de cette partition, il suffirait au lecteur de feuilleter, — je choisis cet exemple au hasard, — la célèbre Symphonie de la Reine de Joseph Haydn pour y découvrir l’origine de l’un des passages les plus saillans de la prière de Sarastro, et puis encore la figure d’accompagnement autour de laquelle s’enroule tout l’adorable trio des Trois Pages. Que l’ouverture de la Flûte enchantée dérive expressément du premier morceau d’une Sonate en si bémol de l’original et profond Muzio Clementi, — exécutée jadis par celui-ci en présence de Mozart, — c’est ce que personne également n’oserait plus contester. Non seulement les deux morceaux sont construits sur le même « sujet » mélodique : d’un bout à l’autre de l’ouverture, nous devinons que Mozart « ‘est ressouvenu de l’élégante sonate de son confrère italien.

Mais surtout, c’est à ses propres compositions antérieures que Mozart a recouru, pour s’approvisionner de ces idées musicales qu’il n’avait pas le temps, — ou peut-être qu’il n’avait plus le courage, — d’inventer. Considérée à ce point de vue, la partition de la Flûte enchantée va jusqu’à nous faire l’effet d’un véritable « pot-pourri ; » et aussi ne saurait-on trop souhaiter que, renonçant enfin à vouloir nous renseigner sur les fabuleuses intentions « maçonniques » de Mozart, les musicographes prissent la peine de nous dresser un inventaire de ces « sources » où il a puisé les divers matériaux de son dernier opéra. Oui, Mozart s’est rappelé qu’il avait autrefois dépensé sa jeunesse à créer, avec une abondance juvénile, des chants d’une fraîcheur et d’une grâce merveilleuses, une foule de beaux chants dont lui seul désormais connaissait l’existence. A vingt ans notamment, pendant toute l’année 1776, un tel flot de beauté avait jailli de son cœur qu’il possédait maintenant au fond d’un tiroir, dans les manuscrits inutilisés de ses sérénades, de ses divertissemens, et de toute son œuvre instrumentale de cette période, un trésor incomparable de mélodies et de rythmes étonnamment adaptés à l’atmosphère lyrique de son nouvel opéra. Un tel trésor ne lui appartenait-il pas de plein droit, et n’était-il pas libre d’en user amplement, au lieu de s’épuiser une fois de plus à un pénible travail d’enfantement musical ? En fait, une douzaine au moins de figures caractéristiques ont passé des sérénades ou divertissemens de 1776 dans la partition de la Flûte enchantée ; et il est même arrivé parfois à Mozart de remonter plus haut, jusqu’à ses émouvantes sonates italiennes de 1773, tandis que, d’autre part, tous les morceaux qu’il avait composés pendant les premiers mois de 1791 lui ont également fourni quelques-uns des élémens musicaux du hâtif « pot-pourri » qu’il était en train de « bâcler » pour satisfaire l’impatience besogneuse de son providentiel « patron » et ami, l’imprésario Schikaneder.

Après quoi, il s’est trouvé que le « pot-pourri » est devenu un chef-d’œuvre, le plus original et le plus harmonieux des opéras de Mozart. Il s’est trouvé que l’opéra ainsi improvisé est devenu cette partition de la Flûte enchantée dont on peut dire qu’elle a glorieusement inauguré toute la musique moderne, depuis Fidelio et le Freyschutz jusqu’aux Maîtres Chanteurs et à Parsifal. Un miracle s’est produit là, incontestablement, un des miracles les plus surprenans de toute l’histoire des arts. Mais c’est que Mozart, comme je l’ai dit déjà, était alors parvenu à un moment de sa vie artistique où son âme tout entière s’était quasi rehaussée et transfigurée, peut-être sous la même influence qui, vers le même temps, avait soudain usé et vieilli son enveloppe corporelle, en attendant de la tuer quelques mois plus tard. Dans l’intervalle qui séparait la composition de la Flûte enchantée de celle de Don Juan et de Cosi fan tutte, un nouveau musicien, un homme nouveau s’était substitué au charmant jeune maître, brillant et passionné, de naguère ; le génie de Mozart s’était, en quelque sorte, dégagé de tous liens terrestres, pour planer dorénavant dans un monde surnaturel de radieuse lumière et de pure beauté, dont les échos s’étaient répandus déjà à travers toutes les œuvres composées depuis le début de l’année 1791. Or, voici maintenant qu’une occasion s’est présentée à cet « Olympien » d’aborder et de fondre ensemble, dans une grande œuvre, tous les modes divers des sentimens humains ; et voici que, pour transporter ces sentimens dans les sphères artistiques plus hautes qu’habitait désormais son génie créateur, il s’est avisé d’employer comme matériaux toutes les délicieuses inventions musicales de sa vingtième année ! Admirable coup de chance, en vérité, et d’autant plus heureux qu’il s’accompagnait encore d’autres conditions les mieux faites du monde pour favoriser le libre essor du génie poétique du maître, — parmi lesquelles je me bornerai à rappeler le ravissement que Mozart n’a pu manquer d’éprouver devant la perspective d’un genre théâtral où aucun imprésario ni aucune tradition n’allaient plus entraver les élans de son cœur ! Si bien que la composition de la Flûte enchantée a été pour lui une fête sans pareille, — sa dernière fête, mais aussi la plus exquise de toutes et la plus fructueuse. Et de là vient que toute l’œuvre nous apparaît aujourd’hui imprégnée non seulement d’une limpidité indéfinissable, dont l’équivalent ne se retrouvera que dans les grandes scènes « mozartiennes » du Parsifal de Richard Wagner, mais aussi d’une joie juvénile et céleste, — qui, celle-là, ne se retrouvera plus dans aucune musique,


T. DE WYZEWA.

  1. Tout récemment encore, l’auteur d’une nouvelle biographie illustrée de Mozart a publié les deux versions du portrait, l’esquisse peinte et la lithographie, en datant cette dernière de 1782 et en nous présentant la peinture originale qu’elle reproduisait comme exécutée par Joseph Lange en 1791.
  2. C’est-à-dire de ce serviteur du comte de Walsegg qui, en juillet 1791, sans vouloir révéler son propre nom ni celui de son maître, était venu commander à Mozart une messe de Requiem, — que le susdit seigneur autrichien se proposait de faire exécuter ensuite dans sa chapelle en la donnant pour une de ses propres compositions musicales.
  3. Comment ne rappellerais-je pas, à ce propos, l’étude consacrée ici même, tout récemment encore, par M. Camille Bellaigue à l’inspiration poétique et à la langue musicale de Don Juan ? (Revue du 1er juin 1912).
  4. Aussi bien Mozart avait-il déjà autrefois dans ses chœurs du Roi Thamos (1773 et 1779), — à une date où sans doute il ignorait encore jusqu’à l’existence de la Maçonnerie, — créé le véritable « prototype » de son grand style maçonnique de la Flûte enchantée.