Revues étrangères - Un Fonctionnaire allemand - Le prince Clovis de Hohenlohe-Schillingsfürst

Revues étrangères - Un Fonctionnaire allemand - Le prince Clovis de Hohenlohe-Schillingsfürst
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 456-467).
REVUES ÉTRANGÈRES

UN FONCTIONNAIRE ALLEMAND – LE PRINCE CLOVIS DE HOHEN-LOHE-SCHILLINGSFÜRST


Denkwurdigkeiten des Fürsten Chlodwig zu Hohenlohe-SchiUingsfùrst, 2 vol. in-8o, Stuttgart, 1906.


Si les Mémoires du prince Clovis de Hohenlohe avaient été publiés cent ans, cinquante ans après la mort de leur auteur, personne, certainement, n’aurait songé à s’étonner de leur publication. Le défunt chancelier n’est pas le seul homme d’État qui ait eu l’excellente habitude de noter, au jour le jour, le détail des grands événemens politiques où il se trouvait mêlé ; et maints autres, avant lui, l’ont fait plus librement que lui, avec plus de verve frondeuse, ou de mauvaise humeur, ou de finesse psychologique et de pénétration : et cependant, lorsque ont paru leurs mémoires, tout le monde leur a su gré de leur indiscrétion posthume, de la lumière nouvelle projetée par eux sur des hommes et des choses qui, désormais, n’appartenaient plus qu’à l’histoire. Ce qui donne aux Mémoires du prince de Hohenlohe un caractère singulier et exceptionnel, indépendamment de leur intérêt propre, — qui est, d’ailleurs, très vif, et d’une qualité beaucoup plus sérieuse et durable que ne le laisseraient supposer les menues anecdotes reproduites, depuis quinze jours, dans tous les journaux, — c’est que, suivant la volonté expresse de leur auteur, ces mémoires aient été publiés presque au lendemain de sa mort, tandis que bon nombre des personnages qu’il y met en scène continuent de vivre, et que persistent encore les suites directes de bon nombre des événemens dont il nous y raconte les causes ou les circonstances secrètes. Voici un homme qui, durant plus d’un demi-siècle, a été, pour tous les maîtres qu’il a servis, un serviteur modèle, si sûr, si soumis, si dévoué, qu’ils se sont ouverts à lui de leurs confidences les plus intimes ; il meurt à quatre-vingt-deux ans, riche, comblé d’honneurs, universellement respecté : et le voici qui, sur son lit de mort, ordonne à ses héritiers de rendre aussitôt publiques toutes ces confidences qu’il a reçues de ses maîtres, dans l’exercice des diverses fonctions qu’il a occupées ! A quel sentiment peut-il avoir obéi, en agissant de cette façon ? A-t-il désiré se justifier, ou se glorifier, ou se venger, ou simplement nous surprendre, et s’imposer ainsi, de force, à notre souvenir ? Il y a là un problème curieux, dont les éditeurs des Mémoires ont tout à fait négligé de nous parler dans leur « avant-propos. » C’est ce problème qui, je l’avoue, m’a surtout intrigué, durant la lecture que je viens de faire des deux gros volumes des Mémoires de l’ex-chancelier allemand : mais, hélas ! je ne puis me flatter de l’avoir résolu. Tout au plus m’a-t-il semblé qu’une étude de la vie et de la personne du prince de Hohenlohe, telles qu’elles se manifestent à nous dans son livre d’outre-tombe, aurait de quoi faire mieux ressortir quelques-uns des élémens du problème, sauf pour nous à devoir en choisir la solution, arbitrairement, entre deux ou trois hypothèses de probabilité à peu près égale.


Dans une lettre à sa mère, le 23 novembre 1741, le jeune prince Clovis écrivait : « Je me trouve maintenant sans patrie, de par le monde ; et il faut que je poursuive avec zèle la destination qui s’accommode le mieux d’un tel manque de patrie. » Toute sa vie, en effet, il a « poursuivi sa destination » avec un « zèle » admirable ; mais, toute sa vie, il a porté la peine du hasard qui l’avait fait naître « sans patrie. » Né, en 1819, à Rotenbourg-sur-la-Fulda, il était le second fils d’un prince médiatisé qui avait passé, tour à tour, par les armées autrichienne et prussienne, et avait fini par devenir major dans l’armée bavaroise. Lui-même, après avoir rêvé d’entrer dans l’armée anglaise, avait été fonctionnaire prussien, jusqu’autour où la mort de son père ; avait fait de lui un sujet bavarois. Son frère aîné, cependant, restait au service de la Prusse ; un autre de ses frères servait l’Autriche, et, en 1870, « s’employait énergiquement à obtenir l’intervention militaire de l’Autriche contre l’Allemagne ; » plus tard, l’un de ses fils a pris la nationalité russe, pour avoir le droit de conserver, en Russie, un important domaine qui lui venait de sa mère. Ce n’est qu’en 1870 que la création de l’unité allemande a enfin donné une patrie à l’ex-ministre bavarois ; et le fait est qu’il a constamment, depuis lors, consacré son « zèle » à cet Empire allemand qu’il avait, de son mieux, contribué à fonder. Mais quand un homme a eu le malheur de naître « sans patrie, » toujours quelque chose lui manque que ne sauraient remplacer, pour lui, ni son attachement aux maîtres dont il dépend, ni la conscience et le soin qu’il apporte à remplir les devoirs de sa profession. Nulle part, d’un bout à l’autre des deux volumes du prince de Hohenlohe, sous le zèle du fonctionnaire et la parfaite honorabilité du gentilhomme, nous ne sentons cet amour passionné et irréfléchi du pays natal qui, lorsque l’intérêt de celui-ci est en jeu, nous distrait malgré nous de la préoccupation de nous-mêmes, et nous rend moins sensibles aux échecs ou aux déceptions de notre amour-propre. Si infatigablement et si loyalement qu’il travaille pour l’Allemagne, ce n’est toujours qu’en fonctionnaire que le prince de Hohenlohe travaille pour elle ; tandis que son esprit lui est tout dévoué, nous avons l’impression que, dans son cœur, un coin demeure vide, — faute pour ce prince médiatisé d’avoir eu dès l’enfance, comme le commun des hommes, une patrie à aimer.

Et son malheur a voulu que, né sans patrie, il naquît aussi sans croyance religieuse. Son père était catholique, sa mère protestante ; et pendant que lui-même et ses frères étaient élevés dans la religion catholique, leurs sœurs, à côté d’eux, recevaient les leçons d’un pasteur luthérien. De là, tout de suite, dans l’âme naturellement un peu froide et tout « intellectuelle » du jeune homme, une certaine hésitation en matière de dogme, une habitude de tiédeur religieuse, sinon d’indifférence ; de là, dans son cœur, un second recoin vide, que les circonstances de sa vie allaient, et de plus en plus, l’empêcher de combler. Non pas qu’il ne se soit, d’abord, efforcé de respecter et de défendre, tout au moins, les principes religieux qu’on lui avait enseignés. A vingt et un ans, en 1840, il s’indignait de l’impiété de ses maîtres et de ses collègues à l’université d’Heidelberg. « Les plus grands philosophes, écrivait-il, se sont trouvés ramenés, par leurs recherches, aux vérités fondamentales du christianisme ; et voici que des créatures sans valeur, qui n’ont pas encore philosophé plus haut que leurs bottes, veulent s’affranchir de la foi, de la vraie piété ! » Des traces de cette disposition d’esprit ont persisté, chez lui, jusqu’en 1853, où deux longs extraits de son journal intime nous le montrent effrayé des conséquences sociales et morales de l’opposition croissante entre la science moderne et le dogme chrétien. Mais déjà la religion ne se recommandait plus à lui que de ses avantages politiques. « Pour que s’épanouisse une grande Allemagne libre, écrivait-il en 1848, il faut qu’elle devienne un peuple sain, robuste et pieux ! » L’année suivante, il se proposait « d’utiliser, en Orient, l’élément religieux du clergé catholique pour répandre et fortifier l’influence allemande. » Et déjà avait surgi, à l’horizon de sa pensée, ce spectre des Jésuites qui, désormais, n’allait plus cesser de le hanter, jusqu’au dernier jour de sa longue carrière.

Car c’est sans aucune exagération que l’on pourrait dire que, sa vie durant, et en dehors des opinions diverses que lui imposaient ses fonctions, le prince de Hohenlohe n’a eu, pour son compte, qu’une seule opinion qui l’émût profondément, au point de le conduire même, parfois, à se départir de sa « passivité » professionnelle : à savoir, la crainte et la haine des Jésuites. Jamais, peut-être, l’auteur du Juif-Errant n’a trouvé un disciple aussi convaincu, ni aussi fidèle. Dès 1846, le jeune député bavarois « découvre tout à coup l’abime où la politique des Jésuites a failli le précipiter ; » et il demande à Dieu la force « de résister aux tentations de cette société diabolique. » Depuis lors, le cauchemar des Jésuites ne le quitte plus. Un séjour qu’il fait à Rome en 1856, « lui révèle de plus en plus la différence qu’il y a entre les sectateurs des Jésuites et le reste du clergé. » Puis, après son retour en Bavière, c’est assez qu’un personnage politique quelconque le combatte, ou simplement ne le soutienne point, pour qu’il découvre aussitôt en lui « un agent des Jésuites. » Son maître et protecteur Bismarck, en 1871, lui semble-t-il hésiter à soutenir ses projets de campagne contre les catholiques ? Hohenlohe s’épouvante de « l’influence des Jésuites sur le chancelier ! » Il déplore que « la nécessité absolue de chasser d’Allemagne les Jésuites n’ait pas encore pénétré au fond du cœur de la nation entière. » Quant à lui, il ne se lasse point d’affirmer « que l’empire allemand ne sera véritablement constitué qu’après l’expulsion des Jésuites, » et de toute la partie du clergé qu’il croit être à leurs ordres. A Paris, pendant son ambassade, il note, avec un plaisir manifeste, un bruit suivant lequel tous les otages fusillés par la Commune auraient été « des adversaires des Jésuites ; » et il ajoute, mystérieusement, que « personne n’a jamais pu savoir par qui ces otages avaient été désignés à leurs assassins. » Enfin, pour m’en tenir à ces quelques exemples, lorsqu’en 1877 le vieil empereur Guillaume lui fait part de son peu de goût pour la continuation de la lutte engagée, naguère, par Bismarck contre le clergé catholique, l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, qui commence, lui-même à être un vieil homme, retrouve toute la fièvre de sa jeunesse pour se lamenter de « la voie de réaction où les Jésuites veulent entraîner l’Empereur. »

Aussi comprend-on sans peine que, dominé comme il l’était par cette passion, le prince de Hohenlohe n’ait point tardé à perdre le peu de foi catholique qu’on lui avait mis au cœur, lorsque, entre 1866 et 1870, pendant les trois années de son ministère bavarois, ses tendances prussophiles et son anti-jésuitisme lui ont valu l’opposition des catholiques de Bavière. De plus en plus, désormais, « catholique » allait devenir, pour lui, synonyme de « jésuite ; » de plus en plus la préoccupation de ses intérêts politiques allait le détacher d’une religion dont son cœur n’avait jamais bien profondément ressenti le besoin. Dès 1868, une décoration accordée par Pie IX à l’un de ses adversaires bavarois avait achevé de le convaincre de la nécessité d’une politique anticléricale. Et cette conviction a été encore renforcée, chez lui, par sa liaison avec le fameux abbé Dœllinger, qui, dès 1868, a pris sur lui un empire absolu. C’est sous l’inspiration immédiate de Dœllinger que, en 1869, avec une énergie et une ténacité incroyables, il a essayé de décider tous les gouvernemens catholiques de l’Europe à empêcher la réunion du concile du Vatican. Pas un moyen qu’il n’ait employé pour rendre impossible cette réunion d’un concile qui, sans que nous puissions deviner pourquoi, lui apparaissait non seulement comme un danger pour la vie politique de l’Europe, mais comme une source certaine de maux et de catastrophes. En même temps, toujours sur les conseils de Dœllinger, il tentait de laïciser, d’un seul coup, les écoles bavaroises. Puis, lorsque cet ensemble de mesures antireligieuses eut abouti à son renversement par une majorité catholique et conservatrice, la création de l’Empire allemand lui fournit l’occasion de transporter à Berlin le mélange de convictions et de rancunes qui formait, à présent, sa doctrine politique. Pareil à ce martyr qui, interrogé sur son nom et son pays, répondait invariablement qu’il « était chrétien, » le prince de Hohenlohe, durant toute la seconde partie de sa carrière, aurait pu résumer tout son credo personnel en disant qu’il était « anticlérical. » Ce prince catholique, ce modèle des fonctionnaires, a été le principal initiateur, l’agent le plus actif et le plus infatigable du célèbre Kulturkampf. Chaque jour, entre 1871 et 1875, nous le voyons occupé à stimuler Bismarck, à rallier le groupe des « conservateurs libres, » à s’entendre, pour la lutte anticléricale, avec les « libéraux » de nuances diverses. De Paris même, ensuite, durant les onze années de son ambassade, jamais il n’a perdu de vue la bataille entreprise, dans l’Empire allemand, à son instigation. En 1886, devenu gouverneur de l’Alsace-Lorraine, la persécution du clergé catholique a encore été la seule tâche qui lui tînt au cœur, le seul moyen qu’il crût proprement efficace pour achever de « germaniser » les provinces annexées. Et bien que le dernier chapitre de ses Mémoires ne nous apprenne presque rien de son rôle politique en qualité de chancelier impérial, j’imagine que la nécessité de renoncer au Kulturkampf, l’obligation de ménager et de flatter le centre catholique, ne doivent pas avoir peu contribué à aggraver le sombre pessimisme qui nous apparaît dans son journal et dans toutes ses lettres de cette période.

En tout cas, on peut aisément se faire une idée de l’action exercée par une telle conduite politique sur les croyances religieuses intimes du prince de Hohenlohe. Jusqu’au bout, avec sa conscience et sa ponctualité naturelles, ce promoteur du Kulturkampf a continué la pratique extérieure de sa religion : mais, au fond de l’âme, le vide de jadis parait bien avoir toujours duré, sans que l’approche de la mort ait eu d’autre effet que de le rendre plus sensible et plus douloureux. C’est de quoi nous trouvons un témoignage caractéristique dans une série de lettres écrites par le prince Clovis, pendant les dernières années de sa vie, à sa sœur, la princesse Élise de Salm-Horstmar. En vain celle-ci, protestante, mais remplie de la plus belle ferveur chrétienne, s’efforce-t-elle de rappeler à son frère les bienfaits et le charme de la vie religieuse : ni ses raisonnemens ni ses prières n’ont de prise sur le scepticisme du vieil homme d’État. « Lorsque tu me cites des passages de l’Écriture, lui répond-il, je ne manque pas à sentir ce qu’ils ont de touchant ; mais, avec tout cela, je ne puis m’empêcher de songer que les Évangiles ont d’abord été parlés en hébreu, puis écrits en grec, et puis traduits en latin ou en allemand, et qu’il est probable que bien des choses, en chemin, y ont changé de sens. Tout au fond de moi, je garde un certain sentiment vague de foi et d’espoir ; mais là-dessus ma raison entre en scène ; et tantôt c’est elle qui l’emporte, tantôt ce sentiment de mon cœur. » Plus tard encore, en 1889, le prince annonce à sa sœur qu’il a trouvé désormais un équivalent au christianisme, qu’elle ne se fatigue pas de lui recommander, dans une sorte de boudhisme schopenhauerien qui, « ayant traversé les souffrances du monde et la peccabilité de la Volonté, s’élève, par la résignation, à un pur état de contemplation. » Mais cet état lui-même ne semble pas l’avoir satisfait définitivement : car l’une de ses dernières lettres à sa sœur, quelques mois avant sa mort, nous le montre partagé, de nouveau, entre son désir de se reposer dans la foi et son impuissance à s’y reposer. « Tout ce que tu me dis dans ta lettre sur la résurrection est juste, mais ne m’explique point ce qu’a d’incompréhensible l’éternité du temps et de l’espace. Et que le temps et l’espace soient éternels, c’est chose dont on ne saurait douter. C’est là une vérité grande, imposante, une vérité effrayante ; et j’avoue qu’elle est inconciliable avec l’athéisme. »


Privé, de par sa naissance, du double appui moral que donnent au commun des hommes l’amour d’une patrie et l’habitude d’une foi religieuse, le prince de Hohenlohe s’était donc décidé, de très bonne heure, à « poursuivre avec zèle une destination pouvant s’accommoder de telles circonstances. » Il aurait pu trouver cette destination dans l’armée, où maints de ses parens s’étaient distingués ; mais ses goûts et tout son naturel le portaient plutôt vers le service civil. Il était, d’instinct, réservé, prudent, sobre de paroles. A dix-neuf ans, il recherchait la solitude afin de « pouvoir donner audience à ses pensées. » Un peu plus tard, il notait dans son journal que, de plus en plus, « il était tenu à se méfier de tout et de tous. » Avec cela, un caractère foncièrement « passif, » — lui-même nous l’apprend. — Les attestations de ses professeurs s’accordaient à louer « son sérieux, son application, la façon dont il mettait son point d’honneur à bien s’acquitter de toutes les tâches qu’on lui imposait ; » mais toujours il avait besoin qu’on lui imposât des tâches, et rien ne lui était plus pénible que d’être laissé librement à soi-même. D’instinct, aussi, il avait le respect de tous les souverains et grands personnages, du moins jusqu’au jour où la mort ou la disgrâce les dépouillait de leur autorité. Pas une fois, à travers les deux volumes de ses Mémoires, il n’a parlé irrévérencieusement des maîtres qui l’ont employé pendant le temps qu’il les a servis : sauf ensuite à découvrir tout à coup leurs défauts, après leur mort, ou bien, comme pour Louis II de Bavière, ou encore pour Bismarck, lorsqu’il a fini de dépendre d’eux. Enfant, il n’avait pas de plus grand plaisir que de faire sa cour aux familles régnantes ; et le dernier morceau politique de ses Mémoires, au lendemain de la démission qu’il a dû donner de son dernier poste, est un hommage aux admirables vertus morales et religieuses du jeune empereur qui vient de le congédier. Ainsi ce prince dépossédé, se trouvait, évidemment, prédestiné à devenir un parfait fonctionnaire ; et vraiment il n’a pas eu de cesse qu’il ne le devint.

Ne pouvant pas, comme il l’aurait voulu, entrer tout de suite dans la diplomatie, il a sollicité et obtenu, en 1843, un emploi dans l’administration prussienne, où ses chefs, de même que naguère ses professeurs, ont été unanimes à le louer de son application intelligente et sûre. Malheureusement, ainsi que je l’ai dit, sa nouvelle qualité de sujet bavarois l’a contraint, trois ans après, à reprendre son indépendance : sur quoi, aussitôt, il s’est mis en quête de quelque autre emploi. En 1851, en 1860, nous le voyons se désoler de ne pouvoir point trouver « une occupation durable et une position fixe. » Il écrit à sa sœur que la vie de gentilhomme campagnard, dans son château de Schillingsfürst, lui devient de plus en plus à charge, et qu’il ne sera heureux que lorsqu’il aura trouvé un travail qui l’absorbe tout entier. « Lorsqu’un homme de mon âge est sans travail, toutes les distractions au monde ne peuvent rien contre son ennui, » lisons-nous encore dans une lettre du 22 février 1862. Pendant vingt ans, entre 1846 et 1866, le jeune prince interroge anxieusement l’horizon, pose infatigablement sa candidature à tous les postes vacans. Enfin, le 31 décembre 1866, après toute sorte de démarches et de négociations, il obtient la présidence du cabinet bavarois : dans la visite qu’il fait à Louis II, il déclare à son souverain qu’il est résolu à renoncer aux privilèges de son rang, pour « se considérer simplement comme un fonctionnaire. »

Ses Mémoires ne sauraient, naturellement, suffire à nous faire connaître ce qu’a été ce ministère bavarois, et dans quelle mesure le prince de Hohenlohe a servi les intérêts de la Bavière en subordonnant, autant qu’il l’a fait, les destinées de ce royaume à celles, de la Prusse. Mais certes il a mis à ses nouvelles fonctions l’activité, le soin, la conscience professionnelle qu’il ne pouvait s’empêcher de mettre à tous les travaux dont on le chargeait ; et la nécessité où il s’est trouvé d’y renoncer, en 1870, a été pour lui une catastrophe dont il a eu beaucoup de peine à se consoler. Sans cesse, pendant les années qui ont suivi, ses démarches pour redevenir ministre en Bavière se sont entremêlées d’une mauvaise humeur, plus ou moins consciente, contre la nation bavaroise et son souverain. Ni la faveur que lui témoignaient le vieux Guillaume, son fils, et le chancelier, ni la passion avec laquelle il préparait et entretenait le Kulturkampf, rien ne réussissait à lui faire oublier qu’il avait eu naguère une « occupation stable, » et qu’il l’avait perdue. Tous ses écrits de cette période nous le représentent inquiet, désemparé, mélancolique, excité encore dans sa haine des Jésuites par le pénible sentiment de son inaction. Mais en 1874, au contraire, dès qu’il est nommé à l’ambassade de Paris, le ton de son journal change entièrement. Le nouvel ambassadeur a retrouvé son calme naturel ; il s’intéresse à tout, approuve tout, sourit à la vie : les premières années de son séjour à Paris, à en juger par ses Mémoires, semblent bien avoir été sa seule vraie jeunesse. Encore n’est-il si heureux que parce qu’il a énormément à faire. Deux ou trois fois par an, il accourt à Berlin, pour y recevoir les instructions de ses chefs. Bismarck, immanquablement, lui recommande de travailler à empêcher la France de se remettre du coup qu’il lui a porté ; après quoi le vieil empereur, non moins immanquablement, lui déclare qu’il désire vivre en paix avec la France, et la laisser tout à fait libre de se relever. Et le prince de Hohenlohe, revenu à Paris, s’efforce de suivre tantôt les unes et tantôt les autres de ces instructions contradictoires, suivant « l’orientation » politique du moment. « S’orienter, » ce mot revient à chaque page, dans son journal intime : en bon fonctionnaire, jamais il ne cesse de tacher à deviner d’où souffle le vent. Aussi est-on ravi de ses services, à Potsdam comme à Varzin ; et lorsque, en 1880, Bismarck, fatigué et malade, projette de se faire remplacer, pendant quelques mois, par un homme sur le dévouement duquel il puisse compter, c’est aussitôt sur le fidèle Hohenlohe que s’arrête son choix. L’ambassadeur revient, provisoirement, servir à Berlin, et, somme toute, s’acquitte de sa charge intérimaire à la satisfaction de ses maîtres. Plus tard, en 1885, ceux-ci jugent à propos de le déplacer : ils lui enjoignent de quitter Paris pour prendre le gouvernement de l’Alsace-Lorraine. Et Hohenlohe s’empresse d’obéir, après avoir seulement réglé l’importante question de son uniforme, et avoir obtenu, malgré sa qualité de fonctionnaire civil, la double garde accordée au général Manteuffel, son prédécesseur. Et, une fois de plus, ses maîtres se félicitent de son zèle, de sa conscience, de sa docilité à remplir leurs ordres. Un jour, en vérité, il se permet de remontrer humblement au chancelier que les mesures de rigueur introduites par celui-ci en Alsace-Lorraine, à la suite des élections protestataires de 1887, risquent d’avoir moins d’avantages que d’inconvéniens ; mais Bismarck lui répond qu’il se trompe ; et le gouverneur, aussitôt, procède à l’application impitoyable du régime de contrainte qu’il a désapprouvé.

Ainsi vont les choses, jusqu’à ce que, dans les derniers mois de 1889, le prince Clovis, venu à Berlin pour « s’orienter, » découvre que la puissance de Bismarck est sérieusement compromise. Alors, tout de suite, d’une manière toute spontanée, inconsciente, et sans l’ombre d’une arrière-pensée, l’ancien confident du chancelier commence à se sentir indigné du despotisme de celui-ci, et, notamment, de tout ce qu’a de dangereux sa politique de répression en Alsace-Lorraine : de telle sorte que, à la chute de Bismarck, les relations du prince de Hohenlohe avec lui sont déjà assez refroidies pour qu’il n’éprouve aucun embarras à se mettre entièrement à la disposition du nouveau chancelier. Le nouveau chancelier et le nouvel empereur, il les sert avec un dévouement et un zèle constans : sauf à être forcé de reconnaître, quelque temps après, lorsque son « orientation » lui a révélé la prochaine disgrâce du général Caprivi, que celui-ci n’a décidément pas le génie politique de son prédécesseur. Et maintenant c’est lui-même, le vieux prince de Hohenlohe, qui, tout naturellement, presque « à l’ancienneté, » se voit appelé à remplacer Caprivi. La chancellerie impériale, telle qu’elle lui est offerte, n’est plus l’enviable et redoutable pouvoir qu’elle était jadis, entre les mains du premier chancelier : elle est une fonction, « une occupation durable et fixe, » comme avaient été l’ambassade de Paris et le gouvernement des provinces annexées. Aussi bien le peu que nous savons de cette période finale de la carrière du prince nous porte-t-il à supposer que, là encore, ainsi que jadis à Munich, Hohenlohe s’est scrupuleusement « considéré comme un fonctionnaire. » Dans son journal du 7 avril 1807, il note les diverses éventualités qui peuvent « ébranler sa situation. » Le 4 janvier 1899, il écrit à un ami : « Je ne puis songer à suivre votre conseil d’abandonner la présidence du ministère d’État : Caprivi l’a fait, et y a perdu sa place. » Enfin, le 3 novembre 1900, il croit s’apercevoir « qu’un changement dans la personne du chancelier ne serait point désagréable à l’Empereur. » Sur quoi il se rappelle, fort à propos, « qu’il soutire d’un asthme et qu’il devient sourd : » et il sollicite de son maître la faveur de se retirer. « Mon départ s’est accompli de la façon la plus pacifique, sans aucune aigreur d’un côté ni de l’autre. »


D’un « côté, » tout au moins, ce départ a dû certainement « s’accomplir sans aucune aigreur ». Quand un châtelain constate que son garde-chasse commence à devenir trop vieux, il le congédie simplement, amicalement, après lui avoir assuré une honnête pension : et l’idée ne lui vient pas que l’excellent serviteur puisse ne pas avoir de cette fin de leurs rapports, la parfaite satisfaction qu’il en a lui-même. Ne l’a-t-on pas toujours connu, depuis un demi-siècle, fidèlement dévoué aux intérêts de ses maîtres, modeste, réservé, complaisant et docile, n’ayant point, évidemment, d’autre bonheur au monde que la conscience d’avoir contribué à les rendre heureux ? Et puis, au reste, en échange de ses services, dûment rémunérés, ne lui a-t-on point prodigué les petites attentions et les petits cadeaux ; et le brave homme n’a-t-il pas juré, parmi ses larmes, au moment des adieux, que jamais il ne manquerait à prier pour ses bienfaiteurs ? Il ne me paraît point douteux que, depuis le roi de Bavière jusqu’à Guillaume II, tous les maîtres qu’a servis le prince de Hohenlohe se sont séparés de lui « sans aucune aigreur, » bien certains de lui avoir laissé d’eux un souvenir mêlé de respect et de reconnaissance. Ils n’ont vu en lui que le fonctionnaire, — qu’il était, en effet, au plus haut degré ; — et, l’ayant traité comme tel aussi affectueusement que possible, l’idée ne leur est point venue qu’il ait pu avoir le moindre motif de se plaindre d’eux. Mais, sous ce fonctionnaire qu’ils estimaient justement, il y avait un autre homme, qu’ils n’ont jamais pris la peine de découvrir et de ménager : un homme que chacune de leurs marques de condescendance risquait, plus ou moins, de blesser, et qui, de même qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’agir avec lui comme ils agissaient, ne pouvait, lui, s’empêcher de souffrir de leurs actes, et de s’en « aigrir. »

Sous le diplomate, l’administrateur, le confident qu’ils connaissaient, il y avait quelque chose comme un parent pauvre, un prince dépossédé qui n’oubliait pas que sa race était, au moins, l’égale de la leur. A la façon dont Hohenlohe parle, une fois ou deux, des « médiatisés, » nous devinons la très haute opinion qu’il se faisait de leurs droits. Il avait beau promettre de « renoncer à son rang, » pour « ne se considérer que comme un fonctionnaire, » la vérité est que jamais il n’a pu y renoncer, ni ne l’a voulu. Une des grandes souffrances de la seconde moitié de sa vie lui est venue, précisément, de se voir traité en simple « fonctionnaire civil » par les « cadets » prussiens, et par toute l’espèce de ces « militaires » qu’il avait presque fini par associer avec les Jésuites, dans une même haine. « Le libéralisme de l’Allemagne du Sud, écrivait-il en 1898, n’est pas de taille contre les cadets. Ceux-ci sont trop nombreux, trop puissans : ils ont de leur côté l’armée et le trône. » Et ainsi il se trouve que toute sa carrière, lorsqu’on l’étudie du dedans, apparaît comme une longue suite de froissemens et d’humiliations, depuis le jour où le roi Louis II, en 1866, l’a appelé au ministère « parce qu’il le croyait wagnérien » jusqu’au jour où, en 1900, l’empereur Guillaume II lui a laissé entendre « qu’un changement dans la personne de son chancelier ne lui déplairait pas. » Conséquence fatale de ce jeu de la destinée qui s’était plu à réunir, en lui, l’âme d’un fonctionnaire et le sang d’un prince.

Encore n’est-ce pas seulement sa naissance qui l’a condamné à être un mécontent. Cet homme doux, paisible, effacé, avait toujours nourri l’ambition de devenir un grand homme. Dès sa jeunesse, il s’était accoutumé à prendre conscience de son éminente valeur intellectuelle ; et le premier volume de ses Mémoires nous montre avec quel soin il s’était préparé pour le rôle important qu’il s’attendait à jouer. Sans cesse, dans son journal intime, dans ses lettres à sa mère et à ses sœurs, il exprimait l’espoir que les laborieuses semailles où il se livrait lui produiraient une riche et glorieuse moisson. Et cette ambition naturelle s’était développée d’année en année, au cœur du prince, d’autant plus ardente qu’elle était plus secrète. Le 8 septembre 1872, il écrivait à son beau-frère : « Si quelque chose pouvait me conduire à souhaiter d’être le successeur de Bismarck, ce serait la joie que j’éprouverais à poursuivre jusqu’au bout la lutte religieuse engagée par lui. » Déjà il se voyait recueillant la succession de Bismarck, et tenant dans ses petites mains la fortune du monde. Hélas ! il allait avoir d’abord à recueillir la succession d’Arnim, puis celle de Manteuffel ; et lorsque enfin lui échut celle de Bismarck, d’autres mains s’étaient, désormais, chargées de tenir la fortune du monde. Dieu et les hommes, décidément, avaient barré la voie aux nobles ambitions du prince-fonctionnaire ; et l’on comprend sans peine que, à mesure qu’il achevait de le constater, son fonds originel de mélancolie se soit changé en une amertume désespérée. « Il vaudrait mieux, pour tout homme, n’être jamais né. C’est ce que, déjà, Sophocle a dit ; et, depuis lors, des siècles ont passé ; et chacun sait cela, et l’oublie chaque jour, et se traine de son mieux jusqu’au soir de sa vie, et obtient des postes honorifiques et des décorations, et puis s’en va et est oublié. » Le vieux prince Clovis de Hohenlohe était encore chancelier impérial quand, le 1er août 1899, il résumait en ces quelques lignes les impressions qu’il emportait des quatre-vingts ans de son existence, toute comblée « de postes honorifiques et de décorations ; » mais déjà, et depuis longtemps, il sentait s’appesantir sur lui cet « oubli » dont la pensée l’avait toujours effrayé. Du moins aura-t-il pu avoir, avant de mourir, la consolation de songer que son rôle n’était pas fini, que l’oubli qui le désolait n’était que provisoire, et que l’Europe entière, bientôt, allait être forcée de lui accorder l’attention que lui avait obstinément refusée, de son vivant, l’inintelligence ou le mauvais vouloir de ses contemporains.


T. DE WYZEWA.