Revues étrangères - Quelques échantillons récens de la science allemande

Revues étrangères - Quelques échantillons récens de la science allemande
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 569-580).
REVUES ÉTRANGÈRES

QUELQUES ÉCHANTILLONS RÉCENS
DE LA SCIENCE ALLEMANDE


Sherlock Holmes, Raffles, und ihre Vorbilder, etc., par Friedrich Depken, un vol. Heidelberg, 1914. — Muzio Clementi’s Leben, par Max Unger, 1 vol. Langensalza, 1914. — Mozart’s Iugendsymphonien, par Detlef Schultz, un vol. Leipzig, etc.


« Pour tirer de ces obscurs décombres un grand fait historique au moyen duquel on rectifie les traditions incertaines, il a fallu un étrange parti pris, ou plutôt ce manque de mesure dans l’induction qui nuit si souvent, en Allemagne, aux plus rares qualités de diligence et d’application. On repousse de solides témoignages et on y substitue de faibles hypothèses ; on récuse des textes satisfaisans et on accueille presque sans examen les combinaisons hasardées d’une archéologie complaisante. Du nouveau, voilà ce que l’on veut à tout prix ; et le nouveau, on l’obtient par l’exagération d’idées souvent justes. L’observation était bonne, mais on en tire de fausses conséquences. Loin de moi la pensée de nier ou d’atténuer les services que la science allemande a rendus à nos difficiles études ; mais, pour profiter réellement de ces services, il faut y regarder de très près, et y appliquer un grand esprit de discernement. Il faut surtout être bien décidé à ne tenir aucun compte des critiques hautaines d’hommes à système, qui vous traitent d’ignorant et d’arriéré, parce que vous n’admettez pas d’emblée la dernière nouveauté éclose du cerveau d’un jeune docteur. »

C’est ainsi qu’en 1877, dans la préface de ses Évangiles, Ernest Renan nous livrait son opinion définitive sur cette science allemande que personne, peut-être, n’avait d’abord admirée et vantée plus que lui[1]. Il l’avait admirée parce qu’il ne la voyait que de loin, parce qu’il s’en était fait d’avance une idée merveilleuse; et puis, à mesure qu’il l’avait pratiquée, force lui avait été d’en reconnaître la faiblesse secrète et les graves dangers. Pareille déception, est arrivée, avant comme après lui, à maints autres érudits ou chercheurs de chez nous, qu’avait un temps séduits l’apparence, éminemment « savante, » de la science d’outre-Rhin. Combien de fois j’ai entendu, pour ma part, des historiens, des critiques d’art, des musicologues, voire des physiciens ou des naturalistes, raconter de quelle façon l’expérience les avait amenés à changer d’avis sur la valeur de l’œuvre des plus fameux parmi leurs confrères allemands! Tantôt cette œuvre leur avait paru trop « en l’air, » et tantôt trop « à terre ; » tantôt leur raison s’y était offusquée d’une vaine hardiesse, et tantôt d’un servile respect pour des assertions antérieures dénuées d’autorité : mais toujours, par-dessous tout cela, c’était leur goût natif qui avait fini par ne pouvoir plus supporter, dans ces produits d’une science plus ou moins authentique, le manque trop complet de toute vie et de toute lumière, — le manque d’une certaine qualité littéraire indéfinissable sans laquelle l’effort le plus assidu risque de nous demeurer tristement inutile.

A quoi j’ajouterai que la science allemande d’aujourd’hui est encore bien déchue de l’état où l’avaient trouvée les contemporains de Renan. Tout de même que les autres manifestations de l’âme nationale, cette science a subi l’effet de l’atmosphère nouvelle résultant, pour l’Allemagne, d’un coup de fortune trop soudain et trop « colossal. » Ayant eu, pour ainsi dire, la tête « tournée » par l’ « héritage » imprévu de ses victoires d’il y a un demi-siècle, la race entière s’est prise dorénavant d’un funeste orgueil, qui n’a pu manquer d’exercer son action sur l’œuvre de ses savans aussi bien que sur celle de ses généraux ou de ses diplomates ; et notamment c’est chose incontestable que, sous l’influence de cet orgueil maladif qui la portait à se croire d’une espèce supérieure et privilégiée, la science allemande a perdu, elle aussi, quelques-unes de ses vertus « morales » de jadis. Elle est devenue moins consciencieuse, et, partant, moins sûre; avec des ambitions plus hautes (ou, en tout cas, plus bruyantes), elle s’est déshabituée de son ancien labeur; et l’on entend bien que sa fièvre subite de confiance en soi-même n’a pas été pour lui inspirer le désir de cette qualité « latine » de lumière et de vie dont l’absence, chez elle, l’avait déjà, rendue d’un accès difficile à maints lecteurs français des générations précédentes.


J’ai eu d’ailleurs l’occasion de signaler ici, tout récemment, un échantillon bien caractéristique de ces produits nouveaux de la science allemande, sous la forme d’une brochure consacrée par M. Ernst Curtius à l’Œuvre Critique de Ferdinand Brunetière[2]. Je n’avais alors à cœur, en vérité, que de défendre mon très regretté maître et ami contre les reproches que lui prodiguait la prétentieuse ignorance d’un obscur privat-docent germanique : mais il m’avait été impossible de ne pas exprimer aussi, dès ce moment, ma surprise devant l’étrange méthode critique de M. Curtius. Pendant les neuf dixièmes de sa brochure, il s’était borné à découper dans l’œuvre de Brunetière les opinions de l’écrivain français touchant diverses questions d’esthétique ou d’histoire. Ses chapitres s’appelaient : Les Idées de Brunetière sur l’Art ; ses Idées sur la Critique ; sa Conception de l’Histoire littéraire ; ses Jugemens littéraires ; ses Opinions sur les Philosophes de son temps ; ses Opinions sur les Critiques littéraires français du XIXe siècle. En un mot, une « anthologie » de l’œuvre de Brunetière, composée sans le moindre souci des dates, ce qui lui enlevait toute portée documentaire : et pas une fois, au cours de ses citations, l’auteur allemand ne s’occupait d’approuver ni de blâmer les innombrables fragmens ainsi rassemblés. Après quoi, brusquement, dans une « conclusion » d’une demi-douzaine de pages, voilà que M. Curtius se mettait à accabler d’invectives méprisantes une œuvre dont nous avions pu croire, jusque-là, qu’il en prenait à son compte les différens morceaux ! Et nous apprenions tout d’un coup que Brunetière n’avait été qu’un médiocre pédant, un successeur attardé des Laharpe et des Geffroy, un polygraphe dont la mentalité simpliste ne souffrait pas d’être comparée au fécond génie créateur d’un Jakob Burckhardt ou d’un Herman Grimm !

Mais veut-on connaître un spécimen plus récent encore, — et pour le moins aussi « représentatif, » — de l’érudition allemande d’aujourd’hui ? Un hasard m’a fait tomber sous la main l’un des derniers travaux de la critique littéraire d’outre-Rhin, publié à Heidelberg quelques jours avant la guerre. Il s’agit de nouveau, naturellement, d’un de ces courts « mémoires » d’une centaine de pages qui tendent de plus en plus à remplacer, dans tous les domaines de la science allemande, les pesans et respectables in-octavo d’autrefois. Seuls, les titres des écrits « scientifiques » conservent volontiers leur ancienne longueur. Le mémoire en question est intitulé : Sherlock Holmes, Raffles, et leurs modèles, Contribution à l’histoire du développement et de la technique du récit d’aventures criminelles. C’est une sorte de thèse doctorale, présentée à la faculté d’Heidelberg par un jeune érudit, M. Friedrich Depken.

Et d’abord, je dois observer que le titre de la brochure, pour long qu’il soit, se trouve être manifestement exact. « Les principaux représentans du récit d’aventures criminelles, — nous dit l’auteur dans sa préface, — sont Arthur Conan Doyle et Ernest W. Hornung, qui tous les deux ont eu pour modèles, d’une part, les romans criminels du Français Emile Gaboriau, de l’autre les histoires policières de l’Américain Edgar Poe. » En fait, M. Depken ne cesse pas, dans toute sa brochure, d’associer et de comparer les quatre œuvres d’Edgar Poe, de Gaboriau, de M. Conan Doyle, et de M. Hornung, tout à fait comme si ces quatre œuvres dataient du même temps. C’est seulement vers la fin, dans un chapitre de quelques pages, qu’il se souvient vaguement de nous avoir promis l’étude du « développement historique du récit d’aventures criminelles depuis Poe jusqu’à Hornung. » Tout le reste du mémoire est exactement quelque chose comme une « composition » ou un « concours, » — à la manière des collèges, — entre les quatre conteurs choisis par M. Depken. Tour à tour, l’un ou l’autre d’entre eux se1 voit décerner la première place. Par exemple, le « prix » de « vraisemblance » est accordé à M. Conan Doyle, et celui d’ « humour » à M. Hornung. Pour le « prix » de « composition, » l’auteur du Scarabée d’Or, le puissant et subtil poète américain arrive ex æquo avec notre compatriote Emile Gaboriau. Une longue suite de petits chapitres sont affectés à cet exercice « scolaire, » sur la portée « scientifique » duquel j’aurai, du reste, à revenir tout à l’heure.


Mais, en attendant, je dois noter encore l’un des traits les plus typiques du sujet même du livre. Ce sujet consistant, comme je l’ai dit, à comparer entre eux quatre conteurs de « récits criminels, » M. Depken s’est tenu rigoureusement à n’étudier que ces quatre écrivains, sans se permettre jamais d’en rapprocher ou de leur opposer tels autres hommes qui nous ont laissé des récits du même genre. D’un bout à l’autre de son mémoire, il procède absolument comme si Edgar Poe, Gaboriau, MM. Conan Doyle et Hornung avaient seuls produit des « récits criminels. » Tout au plus nomme-t-il en passant des maîtres comme Balzac, dont la Ténébreuse Affaire doit cependant avoir contribué autant et plus que les contes de Poe à nous valoir les romans policiers d’Emile Gaboriau ; et la façon dont il le nomme n’est certes pas pour donner à son lecteur une bien haute idée du rôle et de la signification historiques du créateur de l’immortel Vautrin. « Vidocq, Balzac, Eugène Sue, Paul Féval et maints autres, — nous dit-il, — ont rendu populaire en France l’utilisation littéraire du crime. » Quant aux chefs-d’œuvre « policiers » d’un Dickens ou d’un Dostoïevski, pas une minute le critique allemand ne s’arrête à rechercher s’ils n’auraient pas exercé, eux aussi, quelque influence sur le « développement du récit d’aventures criminelles. »

Cette limitation arbitraire et « radicale » non seulement du sujet traité, mais encore du terrain sur lequel devra porter l’enquête, c’est là vraiment l’un des traits « distinctifs » de la science allemande. Je me rappellerai toujours l’étonnement que m’a causé, jadis, un jeune critique d’art badois qui venait d’écrire un très savant « mémoire » sur je ne sais plus quel détail de l’architecture extérieure de l’une des plus anciennes églises de son pays. Je l’avais interrogé, à ce propos, sur la date probable des vitraux de la même église : [mais le jeune archéologue m’avait répondu que, n’ayant eu à s’occuper que du dehors du vénérable édifice, jamais il n’avait pris la peine d’en examiner le dedans. Sa réponse m’avait surpris comme l’avait fait également, vers le même temps, celle de l’un de ses compatriotes qui, après s’être rendu fameux par la publication d’une analyse et d’un commentaire approfondis des symphonies de Beethoven, m’avait déclaré que la musique de Beethoven ne l’intéressait pas, étant, à son gré, « trop métaphysisch ! » C’était un temps où l’âme allemande m’était encore un livre fermé : aujourd’hui, ni l’un ni l’autre de ces deux modes de sa pensée ne me surprennent plus, et je pourrais citer notamment, du premier d’entre eux, une foule d’exemples qui, pour un lecteur français, auraient de quoi dépasser, en singularité, le naïf aveu de mon critique d’art.

Voici, — pour m’en tenir à des exemples d’hier, — un petit livre de M. Max Unger sur le compositeur Muzio Clemenli ! Ou plutôt non : le livre s’appelle Vie de Muzio Clementi, et, en effet, l’auteur s’est imposé le devoir de ne jamais toucher à l’œuvre musicale du grand maître italien. Pas une fois il ne nous dit un seul mot de cette œuvre, pas une fois il ne nous laisse deviner qu’il en a entendu ou déchiffré une seule note : il semblerait que son livre eût été écrit par un sourd-muet. Que l’on imagine une Vie de Poussin où il ne serait pas fait mention de peinture I Mais combien plus « topique » encore, à ce point de vue, le « mémoire » de M. Detlef Schultz sur les Symphonies de la jeunesse de Mozart ! Il faut savoir que le maître salzbourgeois, pendant sa jeunesse, a composé un bon nombre de morceaux qui, sous les noms divers de « sérénades, » de « cassations, » d’« ouvertures, » etc., comportaient exactement la même coupe, la même instrumentation, les mêmes règles et coutumes traditionnelles que ses « symphonies. » Tous ces morceaux étaient, en vérité, autant de « symphonies, » ne différant des pièces proprement revêtues de ce nom que par les circonstances de leur exécution. Or, tandis qu’il analysait note par note jusqu’aux plus insignifiantes des « symphonies » de Mozart, jamais M. Schultz n’a songé à jeter un coup d’œil sur les morceaux, identiquement pareils, que le maître avait composés dans le même temps sous les appellations d’ « ouvertures » ou de « sérénades ! » Et comme quelques-uns de ces morceaux dont il paraît avoir ignoré l’existence étaient, précisément, parmi les œuvres où le jeune Mozart a déployé le plus au large son génie d’invention et de réalisation orchestrales, on peut juger par-là de la portée de ce qu’ont à nous apprendre, touchant celui-ci, les plus abondantes et minutieuses « comparaisons » de la brochure allemande.


Car il va sans dire que M. Schultz, de la même manière que M. Depken, a employé toute sa brochure à établir une sorte de « concours » entre les diverses parties du sujet qu’il traitait. Considérant tour à tour les allegro initiaux, les andante, les menuets, et les finales d’une vingtaine de symphonies de Mozart, — et presque sans s’inquiéter de la date de chacune d’elles, — il s’est livré simplement, dans ces quatre sections de son étude, à une véritable « distribution de prix. » Se représente-t-on un critique français appliquant une telle méthode à l’examen des tragédies de Corneille, y passant successivement en revue la manière de traiter tous les actes, du premier au cinquième, et puis déclarant que, pour les troisièmes actes, la palme revient à Médée et à Théodore, mais que, pour les quatrièmes, ce sont Polyeucte et Agésilas qui méritent la place d’honneur ?

Et que l’on ne croie pas que j’exagère, ni non plus que je tire argument d’un cas exceptionnel ! Ce système de comparaisons entre des parties d’oeuvres juxtaposées, malgré la diversité de leurs dates, M. Schultz aussi bien que M. Depken l’ont emprunté aux maîtres les plus glorieux de la critique allemande. C’est tout à fait ainsi que, naguère, l’éminent Otto Jahn analysait et jugeait les chefs-d’œuvre de Mozart, ainsi que son confrère Pohl disséquait patiemment les œuvres de Joseph Haydn ; c’est ainsi que procédaient leurs plus illustres rivaux dans les voies, non moins « scientifiques, » de la critique littéraire et de la critique d’art. Au fait, n’avons-nous pas rencontré une méthode toute semblable dans la brochure où M. Curtius, — sans aller, il est vrai, jusqu’à décerner des récompenses, — s’est amusé à réunir côte à côte des opinions émises par Brunetière aux diverses époques de son active « évolution » intérieure ?

Je ne crains pas de l’affirmer : toute cette critique « scientifique » allemande d’aujourd’hui en est restée à ses vieilles routines « scolaires » d’il y a cinquante ans. Elle a beau se vanter complaisamment de sa « méthode, » nous l’offrir à tout propos comme l’une des plus brillantes conquêtes de sa « culture » nouvelle : la vérité est que, depuis l’illustre « professeur » honoraire, membre-correspondant de nos académies, jusqu’à l’humble « jeune docteur » d’Erlangen ou de Greifswald, personne d’outre-Rhin ne conçoit la tâche du critique, — ni celle de l’historien, — autrement que sous les espèces d’un « devoir d’élève » plus ou moins « étoffé, » avec une étroitesse d’horizon, une monotonie d’allures, une banalité invariable de plan et de contours qui feraient honte au dernier « licencié » de notre Sorbonne.


Et tandis que, sous ce rapport de son idéal esthétique et de ses procédés, la science allemande est demeurée immobile depuis un demi-siècle, d’année en année nous l’avons vue porter plus fâcheusement la peine de ce « manque naturel de mesure » que lui reprochait jadis Ernest Renan. Encore n’est-ce pas seulement d’un« manque de mesure » qu’il faudrait parler, mais aussi d’un manque absolu de ce sens profond des « réalités » qui maintient le savant en contact avec l’essence intime des sujets qu’il aborde. Avec toutes les lacunes de sa formation professionnelle, par exemple, un critique allemand d’autrefois n’aurait pas eu l’idée de comparer, comme l’a fait M. Depken, l’œuvre d’Edgar Poe et celle de Gaboriau. Une telle comparaison implique, par soi-même, tout ensemble une faute de goût et une grave erreur. Il existe, dans tous les arts, des différences de « nature » qui rendent d’avance et à jamais impossible toute tentative de comparaison ; et serait-il prouvé que la musique de Mozart eût servi de « modèle » à celle d’Offenbach, nul musicographe de chez nous ne s’aviserait de confronter les Noces de Figaro avec la Périchole. Sans compter toute l’invraisemblance « historique » d’un lien quelconque entre les deux ou trois fantaisies policières de l’admirable poète américain et les aventures « sensationnelles » d’un M. Lecoq ou d’un Raffles, — ce médiocre et déplaisant « gentleman-cambrioleur » dont on ne s’attendait guère à rencontrer le nom en pareille compagnie !


Chose étrange, pourtant, cette exagération du manque de mesure et de goût n’a pas eu pour effet d’accroître du même coup, chez les savans allemands, la hardiesse d’invention qui choquait à bon droit l’auteur de l’Antéchrist. Bien loin de transporter dans sa science une audace que, sur maints autres terrains, elle pousse volontiers jusqu’à l’effronterie, l’Allemagne victorieuse y est même devenue infiniment plus timide que l’avaient naguère connue les contemporains de Renan. Vainement nous chercherions désormais chez elle l’équivalent des amples systèmes édifiés autrefois dans les nuages par la dialectique d’un Hegel, ou même l’équivalent des paradoxes faciles de ces David Strauss et de ces Feuerbach qui, « repoussant de solides témoignages, prétendaient leur substituer des hypothèses de hasard. » L’instinctif « respect » que déjà Mme de Staël découvrait au fond de toute âme allemande a décidément achevé de l’emporter sur ces anciens essais d’indépendance critique : il règne aujourd’hui d’un pouvoir absolu, dans toutes les provinces de la pensée allemande. Et la chose n’est pas, en somme, aussi surprenante qu’elle pourrait le sembler au premier abord : car l’on comprend sans peine qu’un empire foncièrement « militarisé, » comme l’est celui-là, ait toujours employé ses soins à « discipliner » la pensée nationale.

Jamais à coup sûr le respect de la « chose imprimée, » en particulier, n’a atteint les proportions qu’on lui voit aujourd’hui dans la science allemande. Magister dixit : il n’y a plus maintenant jusqu’aux erreurs des « maîtres » qui ne soient assurées de l’immortalité. Tout récemment encore, sous la direction de M. de Waldersee, un groupe de musicographes allemands ont publié une nouvelle édition du précieux Catalogue chronologique de l’Œuvre de Mozart, compilé voilà cinquante ans par le géologue Ludwig von Kœchel. Celui-ci avait, ainsi qu’il sied, classé les diverses œuvres du maître suivant l’ordre des dates, certaines ou probables, de leur composition ; et personne ne s’étonnera d’apprendre que, pour quelques-unes de ces œuvres, des découvertes récentes aient permis de rectifier les dates ainsi proposées. Oui, mais l’autorité de Kœchel était là, contre laquelle pas un des compatriotes du vénérable géologue n’a encore jamais osé s’aventurer. Si bien que la nouvelle édition du Catalogue nous présente, en trois ou quatre endroits, un spectacle à la fois imprévu et comique. Voici, par exemple, au milieu du chapitre consacré à l’année 1775, entre des morceaux sûrement écrits par Mozart durant cette année-là, voici, sous le numéro que lui avait donné l’ « infaillible » Kœchel, un Double Canon dont on nous apprend, aussitôt après, qu’il « a été composé le 24 avril de l’année 1787 ! » Les nouveaux éditeurs se sont bien crus tenus de modifier la date, depuis qu’ils ont découvert la date véritable, inscrite par Mozart lui-même sur l’autographe du canon. Mais quant à modifier la liste de Kœchel, ou même à suggérer d’une manière quelconque au lecteur que la place et le numéro véritables du morceau n’étaient pas ceux que lui avait jadis assignés l’auteur du Catalogue, c’est à quoi ces types parfaits de l’érudit allemand n’ont pas pu se résoudre.

La même vénération obstinée de la « chose imprimée » se retrouve, comme je l’ai dit, dans tous les domaines de la science allemande. Il suffit qu’un livre se soit acquis une certaine autorité pour que chacune de ses affirmations devienne, désormais, quasiment « sacrée : » pour • la déloger de l’usage courant, il faudra un effort comparable à celui que doivent faire nos troupes alliées pour contraindre l’ennemi à sortir des « champignonnières » où il s’est installé. Il y a plus : des affirmations qui d’abord, dans le livre du « maître, » n’avaient été expressément hasardées que comme de simples conjectures, les voilà qui, désormais, se transmettent de main en main avec un caractère de vérité prouvée ; et c’est assez qu’un Jahn ou un Kœchel, par exemple, obligé d’assigner une date probable à un morceau de Mozart, ait timidement classé le morceau aux environs de l’année 1783 pour que, depuis un demi-siècle, tous les autres travaux publiés sur Mozart et toutes les éditions, « classiques » ou « populaires, » du morceau lui-même, nous présentent formellement celui-ci comme ayant été composé en 1783. Le procédé est si constant, si éminemment « national, » que personne n’a pu fréquenter d’un peu près l’érudition allemande sans être amené tôt ou tard à le constater, — à le constater et à en souffrir, car quel moyen de se fier encore, après cela, à des guides qui poussent aussi loin, de leur côté, leur confiance native dans l’absolue infaillibilité de leurs sources ? J’imagine que, parmi les motifs divers de la déception que trahissait, tout à l’heure, le passage cité de la préface d’Ernest Renan, celui-là n’aura pas été l’uni des moins puissans. Combien de fois, pour ma part, — et soit qu’il s’agit de Mozart, des vieux peintres de Cologne, ou des premiers manuscrits de la Légende Dorée, — combien de fois j’ai eu l’ennui de reconnaître que tel fait qui m’était garanti par vingt livres allemands n’avait été, à l’origine, que l’opinion personnelle, plus ou moins fantaisiste, de quelque Professor plus ou moins notoire !


Mais à cette cause d’erreurs déjà très ancienne, et dénoncée chez nous par bien d’autres que Renan, est venue s’ajouter aujourd’hui une cause nouvelle qui, si l’auteur des Origines du Christianisme avait pu la connaître, l’aurait certes déçu plus tristement encore. En même temps qu’elle perdait son audace d’autrefois, la science allemande se dépouillait aussi de ces « rares qualités de diligence et d’application » qui, pendant un siècle, lui avaient mérité l’estime de nos pères. Une différence énorme nous apparaît, à ce point de vue, entre son état présent et celui que s’accordait à louer la génération de Renan et de Taine. C’est comme si les chercheurs d’outre-Rhin en étaient arrivés à considérer également comme de méprisables préjugés « latins » tout souci d’exactitude rigoureuse, tout désir de perfection dans la « mise au point » d’un travail. Voici, par exemple, les index placés à la fin des trois derniers « mémoires » que j’aie eu l’occasion de lire : l’étude sur les Modèles de Sherlock Holmes, l’étude sur Brunetière, et la Vie de Muzio Clementi ! A chaque page des trois brochures, je rencontre des noms qui manquent dans l’index ; ou bien, souvent, les pages désignées par l’index ne sont pas celles qui contiennent les noms énoncés. Et si encore toute la ration d’erreurs de ces trois mémoires se trouvait concentrée dans les tables des matières ! Mais c’est d’un bout à l’autre du texte lui-même que fourmillent les dates inexactement rapportées, les phrases françaises ou anglaises fâcheusement défigurées, pour ne rien dire de l’effroyable lourdeur, parfois à peine correcte, des phrases allemandes des trois « jeunes docteurs ! » Pas un de ces travaux qui ne porte les traces d’une négligence coutumière et presque « obligatoire, » comme si les auteurs avaient reçu de leurs maîtres la « consigne » de ne plus perdre leur temps à satisfaire de vains scrupules de conscience professionnelle !

Oui, vraiment, il s’est fait de nos jours une révolution très profonde dans l’atmosphère « morale » de la science allemande, — la même révolution que nous ont montrée déjà les autres grands modes de la vie nationale d’outre-Rhin. Rappellerai-je brièvement tels exemples typiques, qui durant ces années précédentes sont venus nous surprendre, — nous préparant dès lors à la connaissance de la nouvelle Allemagne qu’allait nous révéler bientôt un contact plus étroit avec la race entière des « héritiers » de nos vainqueurs de 1870 ? Voici un éminent professeur et musicologue, longtemps revêtu, à la vénérable église Saint-Thomas de Leipzig, des fonctions qu’y remplissait jadis le grand Sébastien Bach ! Après avoir été chargé par un Comité international de diriger la publication de l’œuvre complète de son glorieux devancier, ce professeur Wilheîm Rust entreprend de faire connaître au monde l’œuvre de son propre arrière-grand-père, dont on savait seulement qu’il avait été un honnête et habile musicien de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Tout d’un coup, grâce au zèle pieux de l’honorable professeur, nous découvrons chez ce vieux claveciniste contemporain de Mozart une hardiesse prodigieuse d’harmonie et d’instrumentation ; nous voyons sortir de terre des sonates où la liberté pathétique du dernier style de Beethoven se renforce des modulations les plus téméraires de l’école de Liszt. Pendant un quart de siècle, toute l’Europe admire en Frédéric-Guillaume Rust le plus incroyable « précurseur » qu’il y ait eu jamais ; et puis le petit-fils meurt avant d’avoir pris soin de détruire les manuscrits originaux de son brave homme d’aïeul ; et l’on reconnaît alors que ces manuscrits ne renferment pas l’ombre des nouveautés merveilleuses que leur avait prêtées l’impudente fantaisie du cantor de Leipzig !

Ou bien encore c’est un chimiste en renom qui, avant de communiquer à ses confrères la formule d’un produit qu’il vient de combiner, s’empresse de vendre sa formule à une société financière. Ce sont des chirurgiens d’une célébrité « mondiale » qui, autour du lit d’agonie d’un empereur, insultent grossièrement un confrère anglais qu’ils accusent de leur enlever « un client » de choix. Ou encore des directeurs de musées royaux ou princiers qui, s’autorisant du prestige de leurs hautes fonctions, font métier de garantir aux amateurs d’œuvres d’art l’authenticité de peintures ou de statues anciennes que leur offrent des marchands plus ou moins scrupuleux. et parmi les « intellectuels » de tout ordre qui s’unissaient, l’autre jour, pour attester à l’univers civilisé que l’armée allemande n’avait nullement songé à violer la neutralité de la Belgique, a-t-on oublié déjà que plus d’un, au courant des années passées, s’était trouvé contraint de se défendre et de plaider d’abord pour son propre compte, — celui-ci convaincu simplement d’un modeste plagiat, celui-là soupçonné de s’être avancé beaucoup plus loin encore « par-delà les limites du bien et du mal ? »

Et combien d’autres aussi, parmi ces « intellectuels » dorénavant fameux, combien d’autres dont les noms nous sont apparus là pour la première fois ! Voilà donc la liste complète des « sommités » littéraires, artistiques, scientifiques, de l’Allemagne d’aujourd’hui, — car le fait est que je ne sais guère de noms un peu connus que l’on n’y ait racolés ! Bien plus que par l’effronterie de son texte, le pompeux manifeste m’a frappé par cet aveu inconscient qu’il nous apportait de l’extrême pauvreté « spirituelle » d’une race déchue. Oui, en effet, c’est bien à ces seuls noms que se borne l’élite des artistes et des savans d’outre-Rhin !

Je me souviens de la surprise que j’ai ressentie lorsque, voici cinq ou six ans, ayant résolu de rendre compte ici de l’œuvre des nouveaux romanciers allemands, j’ai constaté que les plus adroits de ces auteurs de romans étaient encore infiniment au-dessous de tels médiocres conteurs de la génération précédente. Une surprise pareille m’a envahi devant la liste des « intellectuels » coalisés pour exalter le « militarisme » prussien. Quelle indigence en fait de poètes et de peintres, en fait d’historiens, et de sculpteurs, et de philosophes ! Que l’on songe à ce qu’aurait pu être cette liste, il y a quarante-quatre ans, que l’on se rappelle les principaux « intellectuels » d’alors et qu’on les compare avec ceux d’à présent ! Vainement l’Allemagne impériale a employé tous les moyens pour ravir à la France sa suprématie « spirituelle, » dépensant des sommes énormes à la création d’universités, d’écoles en tout genre, de somptueux musées. Tout cela pour aboutir enfin, malgré son fol orgueil, à devoir presque s’avouer impuissante : car ne l’avons-nous pas vue, depuis vingt ans, accorder de plus en plus sa faveur à des traductions innombrables d’œuvres étrangères, et n’est-il pas vrai que l’unique effort des directeurs de ses musées « modernes » a été, en dernier lieu, pour remplir leurs salles d’œuvres de nos « impressionnistes, » voire de nos « cubistes ? » Et puis, lorsqu’il s’est agi pour elle de « mobiliser » tous les représentans de son art et de sa pensée, ne pouvoir mettre sur pied que cette pauvre troupe, où une demi-douzaine de noms un peu notoires s’entourent de cinquante noms de « comparses » obscurs ! Aucun autre témoignage ne saurait nous démontrer avec plus d’éloquence le terrible danger que risque toujours de constituer, pour une nation tout de même que pour une personne particulière, l’arrivée trop subite d’un trop gros « héritage ! »


T. DE WYZEWA.

  1. Les Évangiles et la seconde génération chrétienne, Calmann-Lévy, 1877.
  2. Voyez la Revue du 15 juillet 1914.