Revues étrangères - Publications nouvelles sur Albert Dürer

Revues étrangères - Publications nouvelles sur Albert Dürer
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

PUBLICATIONS NOUVELLES SUR ALBERT DÜRER


Albert Dürer, par T. Sturge Moore, Trot. Londres, 1905 — Albrecht Dürers schriftliches Vermæchtniss, par Max Osborn, 1 vol. Berlin, 1905. — Dürer : des Meisters Gemælde, Kupferstiche und Holzschnitte in 447 Abbildungen, 1 vol. Stuttgart, 1904.


Des nombreux portraits de lui-même que nous a laissés Albert Dürer, le plus connu est, assurément, celui du musée de Munich. Son souvenir s’est lié désormais, en nous, au nom du peintre nurembergeois, de telle sorte que nous ne pouvons plus entendre ce nom sans qu’aussitôt nous apparaisse un pâle visage encadré de longs cheveux bruns, un visage d’une immobilité froide, sévère et presque inhumaine, fixant sur nous le regard glacé de ses grands yeux clairs. Et certes, l’image est à la fois si étrange et si belle que l’on comprend que personne, jamais, n’ait pu s’empêcher d’en subir la hantise : mais, avec toute sa beauté, ce n’est point la véritable image de Dürer. A peine a-t-on le droit de dire qu’elle nous vienne de sa main, tant on devine que d’autres mains, après lui, ont travaillé à nous l’ « embellir » en toute façon : ni la date et la signature, ni le fond, ni la couleur des cheveux, ni probablement le dessin de la bouche, rien de tout cela n’était pareil, dans l’œuvre originale, à ce que nous fait voir aujourd’hui le tableau de Munich. Et je dois ajouter que, même sous sa forme première, il ne me semble pas que cet admirable tableau ait été, proprement, un « portrait. » Je croirais plutôt que l’auteur, au lieu de chercher à y représenter bien au juste l’aspect réel et vivant de sa figure, a pris celle-ci pour prétexte d’une de ces libres fantaisies artistiques où s’est souvent amusé, plus tard, le génie de Rembrandt : peut-être a-t-il voulu, par exemple, dégager de ses traits ce « canon, » ce type idéal de beauté qu’il prétendait qu’un peintre pouvait toujours dégager de toute face humaine ? Mais, en tout cas, nous savons que le vrai Dürer ne ressemblait que de très loin au jeune mage impassible du portrait de Munich : nous le savons par le témoignage de ses contemporains, et, mieux encore, par une vingtaine d’autres portraits que nous avons de lui, dessinés ou peints, qui tous s’accordent à nous montrer un visage d’un ovale moins régulier et de lignes moins pures, mais tourmenté, fiévreux, sans cesse frémissant de passion et de vie.

Cet authentique visage d’Albert Dürer, nulle part il ne se livre aussi entièrement à nous que dans le petit portrait du musée de Madrid, peint à Nuremberg en 1498, et accompagné d’une inscription en manière de distique : Das malt Ich nach meiner Gestalt. — Ich war sex und zwanzig Jor alt. (J’ai peint ceci d’après ma figure, étant âgé de vingt-six ans.) Vêtu d’un magnifique pourpoint blanc et noir, l’épaule droite couverte d’un manteau violet, les mains gantées de gris, la poitrine nue, la tête coiffée d’une toque blanche et noire d’où s’échappe le flot léger d’une chevelure d’or, le modèle nous regarde, se tournant vers nous de trois quarts, tandis que, derrière lui, une fenêtre nous découvre la perspective, tout italienne, d’un torrent qui serpente et s’enfuit entre des montagnes. La moustache et la barbiche blondes, le front bas, le gros nez osseux, tout l’ensemble des traits atteste la simple et saine vigueur d’un sang plébéien. Mais combien différente est l’impression qui ressort ensuite, pour nous, des lèvres et des yeux du jeune Dürer ! Il y a dans ces yeux gris, aux prunelles à demi cachées sous les lourdes paupières, il y a sur ces lèvres épaisses et tordues, un même mystérieux sourire d’ironie mêlée de tristesse, comme si déjà le peintre-poète, à vingt-six ans, et malgré l’héroïque verdeur de sa sève, malgré l’allégresse triomphale de sa mise, portait, au fond de son cœur, le rêve douloureux qu’il allait tenter de traduire, quinze ans après, dans sa Mélancolie. Et tel est, en vérité, l’attrait de ce sourire que peu s’en faut qu’il ne nous fasse oublier l’éminente valeur artistique du tableau, la noblesse discrète de la composition, la sûreté du dessin, une délicate et subtile harmonie de tons clairs absolument unique dans l’œuvre du maître, — à moins qu’on n’attribue à celui-ci, comme je persiste à penser qu’on est en droit de la lui attribuer, l’énigmatique Jeune femme au Bouquet du musée de Francfort[1]. Par delà toutes ces exquises vertus « picturales » du portrait de Madrid, toujours nous nous reprenons à interroger les yeux, la bouche, l’âme du modèle. « Quelle espèce d’hommes est-ce là, — nous demandons-nous, — et que nous veut-il avec son sourire ? Un jeune ouvrier endimanché, tout fier de sa belle mine, de son beau costume, et de l’adresse, en effet merveilleuse, de sa main ? Ou bien un songe-creux, acharné à la poursuite d’impossibles chimères, et se désespérant de ne pouvoir les atteindre ? Il est heureux et il souffre, cela est sûr : mais d’où lui viennent cette joie et cette souffrance ? Et puis, pourquoi son visage, si expressif qu’il soit, semble-t-il avoir à nous dire toute sorte de choses qu’il ne nous dit point ? »

Autant de questions que nous suggère immanquablement le portrait de Madrid ; et tous les autres portraits du maître allemand nous suggèrent les mêmes questions, et aussi toutes ses autres œuvres, peintures, gravures, ou dessins. Car si l’on a eu raison d’affirmer qu’il existe, dans tous les arts, des hommes dont l’œuvre se suffit à elle-même, sans que nous ayons besoin d’en connaître l’auteur, et des hommes dont, au contraire, l’œuvre nous intéresse surtout par ce qu’elles nous révèle de leurs sentimens ou de leurs pensées, c’est à cette seconde catégorie d’artistes que, plus que personne parmi les peintres, appartient Dürer. Jamais, ou presque jamais, son art ne nous donne aux yeux la satisfaction absolue et plénière que nous donne, par exemple, le moindre morceau d’un Raphaël ou d’un Titien, ou de ses compatriotes Burgmair et Holbein. Nous l’admirons, en somme, plus que nous n’en jouissons : ou plutôt la jouissance profonde qu’il nous procure dérive moins des hautes qualités artistiques qui s’y offrent à nous que de l’originale et émouvante figure d’artiste, bien plus haute encore, que nous avons l’impression d’entrevoir derrière elles. En présence des Apôtres de Munich ou de la Némésis, comme en présence du portrait de Madrid, il nous paraît toujours que Dürer a plus de choses à nous dire qu’il ne nous en dit. Et toujours nous nous reprenons à nous demander : « Quelle espèce d’homme est-ce là ? Un ouvrier ou un poète ? Un observateur ou un inventeur ? Un chrétien ou un païen ? Un sage ou un fou ? »

Vainement on chercherait une réponse à ces questions dans le nouveau livre anglais de M. Sturge Moore. Celui-ci, qui ne manque d’ailleurs ni d’idées ni de style, a évidemment considéré comme indigne de lui d’appliquer à l’étude de Dürer les méthodes habituelles de la biographie et de la critique d’art. Au lieu de rassembler, de contrôler, et d’approfondir les données diverses que nous possédons sur la vie et l’œuvre du peintre allemand, il a préféré choisir, un peu au hasard, quelques-unes d’entre elles, et se livrer sur elles à des commentaires de sa fantaisie, comparant tantôt Dürer au Christ, et tantôt à Whistler ou au sculpteur Barye, ou encore se divertissant à contredire, sur tel ou tel menu détail d’appréciation, d’honnêtes et obscurs polygraphes dont l’avis n’a jamais eu pour personne aucune importance. Aussi, et quoique M. Sturge Moore nous prouve mainte fois qu’il sait sentir et comprendre très profondément le génie de Dürer, ne pouvons-nous guère tirer profit d’un livre où nous voyons trop que c’est lui-même, ‘ autant et plus que Dürer, qu’il a entrepris de nous révéler. Mais ce que son livre ne nous apprend point, sur la vraie vie et le vrai caractère du peintre des Apôtres, deux autres ouvrages nouveaux nous l’apprennent le plus heureusement du monde, ou du moins nous permettent de le deviner : un petit recueil des principaux écrits du vieux maître, — lettres, journal, poèmes, aphorismes esthétiques, etc., — et un gros recueil de photographies de tout l’œuvre peint et gravé de Dürer, soigneusement classé suivant l’ordre des dates. Hélas ! le recueil des écrits est loin d’être complet : bien des passages du Repas de l’Apprenti-Peintre, notamment, ne s’y trouvent point, qui auraient mérité d’y avoir leur place. Et, de même, le recueil de l’œuvre artistique de Dürer aurait été pour nous infiniment plus instructif qu’il ne l’est si l’on avait pu y admettre ne fût-ce qu’une centaine de ces prodigieux dessins dont la série, se poursuivant au long des années, contient et nous transmet les plus intimes confidences d’un grand cœur toujours enfiévré, toujours impatient d’épancher le torrent tumultueux de rêves qui se presse en lui. Mais n’importe : c’est Dürer lui-même qui se raconte à nous, dans ces deux recueils, c’est lui-même qui nous dit les circonstances de sa vie, et les impressions qu’il en a reçues, et les exemples ou les enseignemens qu’il en a rapportés. Parallèlement, de proche en proche, son art et ses écrits se déroulent devant nous nous aidant, mieux que tous les commentaires, à le pénétrer jusqu’au fond de l’âme. Le problème que nous présentaient ses portraits et les fragmens épars de son œuvre, nous sommes désormais en état de le résoudre. Et sans cesse sa noble figure, à la regarder ainsi de plus près, nous apparaît plus belle et nous devient plus chère.

Albert Dürer est né le 4 avril 1471, à Nuremberg, d’une famille d’artisans. Il n’était point, quoi qu’on en ait dit, d’origine hongroise ; mais le fait est que son grand-père paternel, étant allé travailler en Hongrie, s’y était marié : et peut-être cette goutte de sang étranger que le jeune homme avait en lui, — mais non pas de sang « slave, » comme le croit M. Sturge Moore, — nous explique-t-elle certaines singularités de son apparence extérieure et de son caractère. La maison où il est né ne nous est point connue ; mais il nous a fait connaître, par un portrait des Offices de Florence et par diverses copies d’un autre portrait, la forte, naïve, et touchante figure de l’homme excellent qu’était son père ; et c’est lui encore qui, dans une Chronique de Famille écrite en 1524, nous a renseignés sur son éducation et l’heureuse existence de ses premières années, avec cette expressive précision de langage qui aurait fait de lui, si seulement il avait eu la moindre notion de ce qui doit forcément s’apprendre de la grammaire et du style, un des maîtres les plus parfaits de la prose allemande :


Cet homme, mon cher père, prenait un soin extrême de ses enfans, pour les instruire à honorer Dieu ; son plus ardent désir étant de les bien élever, de façon qu’ils pussent plaire à Dieu et aux hommes. Aussi nous répétait-il chaque jour que nous devions aimer Dieu et agir honnêtement à l’égard du prochain. Et tout particulièrement mon père s’était attaché à moi, parce qu’il voyait que j’étais appliqué à l’étude. Il me laissa donc aller à l’école ; et puis, quand j’eus appris à écrire et à lire, il me retira de l’école et m’enseigna le métier d’orfèvre, qui était le sien. Mais moi, lorsque déjà j’étais en état de travailler proprement, voici que mon goût m’entraîna plutôt vers la peinture que vers l’orfèvrerie. De quoi mon père fut assez en peine, quand je lui en fis l’aveu, car il regrettait le temps que j’avais perdu à apprendre son métier. Pourtant il me laissa faire ; et, l’année 1486 après la naissance de Notre-Seigneur, le jour de la Saint-André, il me mit en apprentissage chez Michel Wolgemut, que je m’engageai à servir pendant trois ans. Et, pendant ce temps, Dieu daigna m’accorder un grand zèle, de sorte que j’appris bien mon nouveau métier : mais j’eus beaucoup à souffrir des valets de mon maître.


Ce goût passionné de l’enfant pour la peinture nous est en effet prouvé par deux croquis dessinés par lui, l’un à treize ans, l’autre à quatorze, avant son entrée dans l’atelier de Wolgemut : un portrait de lui-même (à Vienne) et une Vierge entourée d’anges (au musée de Berlin). La Vierge, à dire vrai, n’est guère qu’une faible imitation de quelque gravure alsacienne ou flamande : mais au contraire le portrait pourra déjà nous faire pressentir maints des élémens les plus profonds du futur génie de Dürer. Ignorant tout de l’art difficile où il s’essayait, le petit garçon en a déjà presque tout deviné, à force de curiosité et d’ardent vouloir. On sent qu’il a mis tout son cœur à atteindre, dans le reflet du miroir, chacun des traits de sa gentille figure, la courbe du nez, la moue des lèvres, les cheveux flottans, et la fixité obstinée de ces grands yeux qui craignent, dirait-on, de laisser échapper l’image péniblement saisie. Netteté de la ligne et justesse des lumières, souci constant du détail et non moins constant souci de ce qu’on pourrait appeler la signification « morale, » ou « musicale, » de l’ensemble, tout cela nous apparaît en germe dans ce précieux dessin, sans compter qu’on y devine clairement une âme prête à tout affronter, prête à tout souffrir, plutôt que de s’arrêter dans l’immense effort où elle s’est lancée.

Aussi n’avons-nous pas de peine à croire que Dürer ait « beaucoup appris » chez son maître Wolgemut. C’était, ce Wolgemut, un peintre et graveur sur bois assez habile, appliquant de son mieux les procédés réalistes de l’école flamande, et sachant même y joindre un certain charme d’émotion familière, emprunté aux vieux peintres de sa ville natale. Ce qu’il a enseigné à son élève, pendant les trois années de l’apprentissage, nous le savons par quelques dessins, et surtout par ce portrait du père de Dürer, au musée des Offices, qui, conçu dans le style ingénu des portraits de Wolgemut, gauchement posé et d’un détail trop menu, a déjà, pourtant, un relief et un accent tout à fait nouveaux. Le dessin est sûr, le modelé souple, la couleur un peu dure, mais simple et vigoureuse ; et les mains, trop petites, égrènent leur rosaire avec un mouvement plein de naturel. Tout ce que son maître avait à lui enseigner, l’élève l’a appris, et bien d’autres choses encore que l’honnête Wolgemut ne soupçonnait point.

Quant aux « souffrances » qu’il se plaint d’avoir eu à endurer de la part des « valets de son maître, » c’est-à-dire des apprentis et des aides de l’atelier de Wolgemut, sans doute elles ont dû avoir surtout pour cause la jalousie, plus ou moins inconsciente, inspirée à ces jeunes gens par l’énorme supériorité de leur nouveau camarade. Et comment, avec leurs âmes médiocres et rudes, n’auraient-ils pas détesté un garçon qui, avant d’avoir rien appris, dessinait déjà comme n’aurait jamais su le faire le plus adroit d’entre eux ? Mais il n’est pas impossible aussi que leur malveillance ait eu une autre cause, plus légitime sinon beaucoup plus belle, et se rapportant précisément à l’une des plus frappantes « singularités » natives du caractère du jeune apprenti. Chose étrange, en effet, mais clairement prouvée par ses écrits comme par ses portraits de lui-même, ce fils d’ouvriers ne pouvait pas se résigner à être un ouvrier. Il avait au cœur, dès l’enfance, un orgueil naïf et profond qui le portait à se tenir pour un « gentilhomme, » ou du moins à rêver toujours d’en devenir un. « Gentilhomme, » ce mot revient à chaque instant dans ses lettres à son ami et confident intime Willibald Pirkheimer ; et n’est-ce point le même mot qu’évoquent tout de suite en nous les divers portraits que nous avons de lui, avec l’altière dignité des poses et l’élégance recherchée de l’accoutrement ? En véritable représentant de la Renaissance, Dürer avait l’instinct que son art lui constituait des titres de noblesse égaux, ou peut-être supérieurs, à ceux que donne le sang ; et l’on comprend que les paysans ou petits bourgeois qui travaillaient avec lui dans l’atelier de Wolgemut aient plus d’une fois cherché à lui faire payer la hauteur dédaigneuse de son attitude. Ces pauvres gens ne se rendaient pas compte de la transformation qui était en train de s’opérer dans la condition sociale des artistes ; et Dürer, lui, s’en est toujours rendu compte, sauf à souffrir toujours davantage d’avoir à vivre dans un milieu qui, décidément, ne voulait pas s’accommoder de cette transformation. Il avait le sentiment que son art lui créait des droits nouveaux, mais aussi de nouveaux devoirs, à l’accomplissement desquels s’est vouée toute sa vie. La supériorité qu’il s’attribuait sur le commun des hommes, il entendait la justifier par la recherche incessante d’un idéal supérieur de beauté et de vérité artistiques. Comme jadis les croisés à la conquête du tombeau du Christ, avec la même fierté et la même ardeur intrépide, il s’acharnait à la conquête des mystères de son art, se jurant d’établir, sur des bases d’une rigueur scientifique absolue, une peinture qui dépasserait en perfection toute l’œuvre de son temps. Oui, il y a toujours eu dans l’effort de Dürer quelque chose d’aventureux et de romanesque, quelque chose qui rappelle les lointains voyages des princes des légendes en quête de la jeune princesse aux cheveux étoiles.

Ces sentimens et ces rêves de l’apprenti de Wolgemut se trouvaient d’ailleurs fort encouragés par le spectacle que lui offrait alors sa cité natale. Le premier souffle de la Renaissance avait pénétré à Nuremberg, et, coïncidant avec un essor soudain de la richesse publique, y avait produit aussitôt une admirable floraison d’intelligence et d’art. Savans et poètes, peintres et sculpteurs, voyaient se partager entre eux la faveur des opulentes familles bourgeoises de la ville ; et il n’y avait pas une de ces familles qui ne tint à commémorer, en toute manière, ce coûteux intérêt qu’elle daignait porter au culte des Muses. C’était le temps où les églises se remplissaient d’autels sculptés en pierre ou en bois, de vitraux peints, de tableaux montrant les petites figures des donateurs agenouillés aux pieds de leurs saints patrons. Et le jeune Dürer, à respirer ainsi une atmosphère vivifiante de luxe et de beauté, s’exaltait à la fois dans son orgueil aristocratique et dans l’espoir qui, dès l’enfance, l’avait fasciné, dans son héroïque désir d’arracher à la nature ces secrets merveilleux qu’on lui affirmait qu’avaient su saisir autrefois, et puis emportés avec eux dans l’oubli, « les Apelle, les Zeuxis, et les Protogone. »

« Et lorsque j’eus achevé mon service chez Wolgemut, lisons-nous ensuite dans la Chronique ; mon père m’a envoyé en voyage, et je suis resté absent pendant quatre années, jusqu’à ce que mon père m’ait fait revenir. Je suis parti en l’an 1490, après les fêtes de Pâques, et je suis revenu en 1494, après la Pentecôte. » Malheureusement il ne nous dit pas où l’a conduit ce voyage de quatre ans : et c’est sur quoi ses biographes n’auront sans doute jamais fini de se quereller. Des documens certains attestent qu’il a travaillé à Colmar, à Bâle et à Strasbourg ; mais une tradition, aujourd’hui contestée, veut qu’il ait en outre, dès ce moment, visité l’Italie. « Les choses qui m’ont fait tant de plaisir, il y a onze ans, ne me plaisent plus, écrit-il lui-même à son cher Pirkheimer, de Venise, le 7 février 1506 ; et si je n’avais pas vu de mes yeux ce qui en est, jamais je n’aurais voulu croire personne qui me l’eût dit. » Voilà qui semble, en vérité, confirmer singulièrement l’hypothèse d’un premier séjour en Italie, pour ne point parler d’autres argumens à peine moins probans, comme, par exemple, toute une série de copies ou d’imitations d’œuvres italiennes. Mais il y a un argument qui me parait plus décisif encore que tous ceux-là : si l’étrange et passionnant triptyque à la détrempe du musée de Dresde, communément attribué à Dürer, est en effet de lui, personne ne saurait sérieusement douter que, avant de le peindre, il ait étudié à Padoue les fresques de Mantegna et tout l’ensemble des œuvres produites, autour de ce maître, dans l’atelier de Squarcione. Et le triptyque de Dresde est bien de Dürer, quoique cela aussi ait été nié : jusque dans ses moindres détails, il porte l’empreinte toute vivante de sa main et de sa pensée.

Le jeune homme a vu l’Italie ; il a vu aussi les cités rhénanes où revivent et se transforment les méthodes de patient réalisme de l’école flamande : et déjà le contraste de ces styles divers se manifeste à lui dans un relief tragique, lui imposant la nécessité d’un choix que vont lui rendre particulièrement difficile sa largeur d’esprit et la soif de perfection qui continue à le dévorer. Les années qui suivent son retour à Nuremberg ne sont pour lui qu’une suite incessante de tâtonnemens, vigoureux et saccadés : soit que, dans son admirable Hercule du musée de Nuremberg, il essaie de réaliser la grandeur discrète de l’idéal classique, ou que, dans son portrait de Madrid, il cherche à retrouver l’élégante et lumineuse harmonie des maîtres vénitiens, ou encore qu’il se reprenne à poursuivre, en la relevant de son fort génie, l’honnête manière nurembergeoise des Pleydenwurf et des Wolgemut, notamment dans une série de portraits de Weimar et de Cassel, et dans la grande Pieta du musée de Munich.

Comme Raphaël, comme Titien, comme Rembrandt, comme tous les grands chercheurs de beauté, toute œuvre nouvelle qui se montre à lui l’émeut aussitôt au plus intime de son cœur, l’ébranle dans les principes où il se croit fixé, le contraint à modifier son idéal esthétique. Lorsque, vers l’an 1500, le sec et bizarre Jacopo Barbari vient demeurer à Nuremberg, tout de suite Dürer s’attache à lui, l’imite, lui emprunte sa finesse de rendu, l’éclat un peu discordant de son coloris, mais surtout ce système pseudo-scientifique qui prétend appliquer les règles de la géométrie à la composition des ensembles de même qu’à l’agencement des proportions du corps. Et ce n’est point la seule influence dont son œuvre de cette période nous conserve la trace : ce maître sans pareil va jusqu’à imiter ses élèves, l’excentrique Baldung Grun, en particulier, dont l’action sur lui se trahit au moins autant que celle du Vénitien Jacopo dans la petite Vierge de Vienne, dans la Nativité de Munich, et les Rois Mages du musée des Offices. Par tous les moyens, il veut atteindre la perfection, tirer de la nature l’art « qui se cache » en elle. Et son cœur saigne, de ce vain effort qu’il s’acharne à poursuivre ; dès ce moment, il devient pour nous le type de ces hommes chers à Pascal, de ces pauvres grands hommes qui « cherchent en gémissant. »

Le cours des choses, autour de lui, ne répondait guère non plus à ses belles espérances d’adolescent. D’année en année, le souffle nouveau de la Renaissance, en pénétrant à Nuremberg, y prenait davantage une forme spéciale : la forme de cet humanisme, qui, il faut bien le reconnaître, et même en Italie, admirait trop Apelle et Protogone pour être sincèrement ami des arts de son temps. Les bourgeois de Nuremberg appelaient à eux, de toute l’Allemagne, astronomes, géomètres, philologues, et versificateurs ; mais, dans leur louable passion de science et de latin, ils en arrivaient à négliger les artistes infiniment plus que n’avaient fait leurs ignorans ancêtres. Les commandes, peu à peu, devenaient plus rares, plus maigrement payées : sans ses gravures sur bois, — c’est-à-dire, en somme, des illustrations de livres, — Dürer aurait été en peine de gagner sa vie. Le « gentilhomme » qu’il avait rêvé d’être se voyait réduit à d’humbles besognes, où il mettait du reste le génie que l’on sait, mais qui ne devaient pas moins lui peser, par instans, en comparaison des ambitions magnifiques dont il était rempli.

C’est alors que se produisit l’événement principal de sa carrière d’artiste, un coup de soleil qui, providentiellement, vint lui réchauffer l’esprit et le cœur. Aux derniers mois de l’année 1505, la colonie allemande de Venise l’invita dans cette ville, pour décorer d’un tableau sa petite église Saint-Barthélémy. Pendant près de deux ans, Dürer demeura à Venise, se repaissant de lumière divine et humaine, chéri des artistes, honoré des seigneurs et de tout le peuple, admis enfin à connaître les seuls plaisirs dont il était curieux. Ses lettres de Venise à Pirkheimer sont littéralement folles, débordantes de jeunesse et de gaité triomphante. Il rit, il se moque, il goûte un bonheur d’enfant à étaler devant son ami son « manteau français » et les complimens qu’il reçoit de tous. Pour la première fois, il a pleine conscience d’être un grand peintre : et, vraiment, il l’est. Au spectacle d’un art tout imprégné de beauté sensuelle, mais plus encore sous l’influence d’un milieu tout imprégné d’art, sa vue s’ouvre à un monde que jusque-là elle n’avait fait qu’entrevoir, son goût se développe et se fixe, son inquiète pensée consent, par miracle, à se reposer. Les œuvres qu’il peint, non seulement à Venise, mais durant les années, qui suivent son retour, les deux Vierges de Prague, l’Adam et Eve de Madrid, la Trinité de Vienne, le petit Christ en croix de Dresde, la Jeune Femme de Berlin, ce sont des morceaux d’une maîtrise parfaite, simples et délicats, émouvans et charmans, riches de musique allemande et de grâce italienne. Il avoue ingénument à son ami, dans une de ses lettres, « qu’il n’y a pas à Venise de Vierges meilleures que les siennes : » il n’y en a pas du moins qui nous touchent plus à fond, qui, en ravissant nos yeux, chantent mieux dans nos cœurs. Et d’autant plus nous frémissons avec lui d’un regret envieux lorsque, dans sa dernière lettre, il s’écrie, après avoir annoncé son prochain retour : « Oh ! combien je vais geler, là-bas, combien va me manquer le soleil de Venise ! Ici, je suis un seigneur ; là-bas, un va-nu-pieds ! »

Hélas ! oui, il allait « geler, » à Nuremberg, et plus cruellement qu’il ne le craignait : comme si sa mauvaise chance avait voulu que, à chacun de ses retours, il trouvât la température de sa ville natale encore refroidie. Au pédantesque humanisme des premières années du siècle avait à présent succédé le protestantisme. Un vent de rénovation religieuse et morale soulevait les âmes des bourgeois franconiens ; et l’âme profonde, toujours impressionnable du peintre, ne pouvait pas tarder à s’y abandonner. Brusquement, Dürer s’apercevait de l’état de corruption où était tombée l’Église du Christ. Il s’indignait des scandales de la cour romaine, que lui dénonçait, à toute heure, une éloquente légion de moines défroqués ; il s’exaltait à la lecture des pamphlets enflammés de Luther : sans que d’ailleurs sa conversion l’empêchât, jusqu’au bout, de faire ses Pâques et de réciter son rosaire. Mais, si fervente qu’ail été cette conversion, il n’en avait pas moins à souffrir de l’un des effets les plus immédiats de l’esprit nouveau, qui était de mettre les chrétiens en méfiance contre la vanité des arts et leur idolâtrie. Luther lui-même, malgré son cœur de poète, et tout en n’ayant point le courage de les excommunier expressément, se fâchait de leurs vastes ambitions et du développement excessif qu’il leur voyait prendre ; et nombreux étaient déjà les disciples qui, plus hardis, prêchaient la dévastation des « temples de Baal. » Finies les généreuses commandes de grands tableaux votifs et de Vierges d’oratoire ! Plus d’occasions à espérer désormais, pour Dürer, d’appliquer et d’approfondir les précieux secrets rapportés de Venise ! La peinture allemande mourait, sous ses yeux étonnés, juste à l’heure où son génie s’apprêtait à l’animer d’une vie supérieure ; et quand, ensuite, un heureux hasard lui permit de rencontrer un prince disposé à l’employer, ce prince extravagant ne trouva point de meilleur emploi à faire de son génie que de lui commander, — de commander à ce maître-peintre, alors dans tout le plein de son pouvoir créateur, — doux énormes et ineptes séries de gravures sur bois, une porte triomphale, et un carrousel !

Ainsi s’explique cette chose étonnante et lamentable : que, à quarante ans, après avoir peint sa superbe Trinité de Vienne, Dürer ait presque entièrement renoncé à peindre. Mais sans doute il n’aura pas eu la force de renoncer, du même coup, à poursuivre le beau rêve qui, dès l’enfance, l’avait fasciné, son rêve de tirer, de la nature, « l’art caché en elle : » si bien que, ne pouvant plus peindre, il tenta d’écrire. Chroniques, poèmes, traités de dessin et de perspective, dans tous les-genres il voulut s’essayer, y mettant toujours l’invention la plus originale et la plus ferme raison, comme aussi, malheureusement, la fâcheuse inexpérience professionnelle de l’illettré qu’il était. Son œuvre littéraire, faite d’ailleurs à peu près tout entière de fragmens et d’ébauches, abonde en trouvailles merveilleuses de pensée ou de style ; mais elle est informe avec tout cela, et ne vaut guère pour nous que par l’écho lointain qu’elle nous apporte du cœur de héros dont elle est sortie. En vain l’auteur s’acharne à enchaîner ses argumens et à polir ses phrases : il y a décidément dans la littérature une part de « métier » qui lui échappe, et dont tout son génie ne parvient pas à lui tenir lieu.

Et sans doute il aurait usé toutes ses forces à ce labeur inutile si, quelques années avant sa mort, de nouveau un heureux hasard ne lui avait permis de se ressaisir, en l’arrachant à l’influence déprimante de l’air glacé et brumeux de sa bourgeoise patrie. Le séjour qu’il lit à Anvers, en 1521, lui donna pleinement la sensation bienfaisante de vivre, une fois de plus, dans un milieu de luxe, d’élégance et d’art. L’hommage unanime de ses confrères flamands et hollandais, des Quentin Metsys, des Lucas de Leyde, des Bernard van Orley, raviva en lui le souvenir de sa valeur d’artiste ; tandis que, d’autre part, le spectacle quotidien des somptueuses et touchantes cérémonies du culte catholique lui rappelait, malgré lui, tout un univers de beauté que le zèle aveugle de ses compatriotes s’apprêtait à détruire. Peu à peu il sentait renaître, tout ensemble, son ancienne foi et son ancien génie ; et c’est de toute son âme à présent qu’il s’élevait contre cette proscription de l’art religieux où lui-même, tout un temps, avait failli consentir. Quand il se retrouva à Nuremberg, un an après son départ pour les Pays-Bas, son horreur des scandales de la Cour romaine ne suffit plus à l’empêcher de redevenir le grand peintre chrétien qu’il était de naissance : fatigué, malade, déjà mortellement frappé, il concentra dans un dernier effort le noble rêve de toute sa vie, et légua au monde son chef-d’œuvre, les Apôtres de Munich, monument incomparable du génie poétique et religieux de sa race.


T. DE WYZEWA.

  1. Après avoir successivement prêté ce tableau aux diverses écoles italiennes, la critique paraît maintenant s’être résignée à le mettre au compte de l’excentrique et nomade Bartolommeo Veneziano : ce qui est à peu près comme si, sur la foi de menues analogies de costume ou de paysage, nous voulions faire honneur de la Sainte Ursule de Bruges à quelque Nicolas Froment ou Jehan Perréal. J’ajoute que l’on trouvera une très belle description de la Jeune Femme au Bouquet dans un ouvrage récent de M. J. K. Huysmans : Trois Primitifs (Librairie Messein, 1904).