Revues étrangères - Les Pèlerinages napoléoniens d’un pasteur anglais

Revues étrangères - Les Pèlerinages napoléoniens d’un pasteur anglais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES PÉLERINAGES NAPOLÉONIENS D’UN PASTEUR ANGLAIS


Before and after Waterloo, Letters from Edward Stanley (1814-1816) avec une introduction et un commentaire historique par Mmes Jane H. Adeane et Maud Grenfell, 1 vol. in-8o, illustré ; Londres, librairie Fisher Unwin, 1907.


On connaît l’histoire de cet « amateur » anglais qui, afin de pouvoir assister au dépècement possible d’un certain dompteur par une ou plusieurs de ses bêtes, avait passé de longues années à suivre le dompteur dans tous ses voyages à travers l’Europe. Le souvenir de cette histoire m’est resté constamment à l’esprit, je ne sais trop pourquoi, pendant que je lisais l’intéressant recueil des lettres écrites à ses parens et amis d’Angleterre, en 1814 et en 1816, après la première abdication de Napoléon et après Waterloo, par un jeune pasteur anglican, Edward Stanley, qui était destiné à devenir bientôt évêque de Norwich, et dont l’un des fils, le célèbre Doyen Stanley, allait être l’un des plus éloquens orateurs religieux du XIXe siècle. Non pas qu’Edward Stanley ait eu la bonne fortune de pouvoir suivre, dans ses dernières « tournées, » le grand dompteur corse qu’il aspirait passionnément à voir enfin dépecé : mais du moins, à défaut de cette bonne fortune, il s’est offert le plaisir, à deux reprises, aussitôt qu’il a appris la chute de Napoléon, de visiter tous les lieux qui avaient été le théâtre de la résistance suprême de ce personnage, et avec des sentimens qui devaient ressembler beaucoup, me semble-t-il, à ceux de son légendaire compatriote employant sa vie à guetter la fin du légendaire dompteur. Et la lecture de ses lettres m’a révélé encore qu’il était loin d’être le seul Anglais qui, au lendemain de la Campagne de France comme de Waterloo, eût eu l’idée de ce pèlerinage quelque peu macabre : car, à chaque pas, le jeune pasteur rencontre des groupes d’Anglais qui, de même que lui, s’en vont de village en village, interrogeant les paysans et les aubergistes, acharnés à ne point perdre un détail des vains efforts, de la défaite et de l’humiliation de l’Empereur.

Des renseignemens historiques ainsi obtenus, et qui remplissent un gros volume de trois cents pages, on comprendra sans peine que la plupart n’aient qu’une valeur assez douteuse : car nombre des témoins questionnés par Edward Stanley ont tâché surtout, évidemment, à bien gagner les pourboires qu’ils attendaient de lui. Mais le recueil de ses lettres n’en demeure pas moins, dans son ensemble, un document très précieux, à la fois pour la connaissance des mémorables événemens que le voyageur a entrepris de reconstituer et pour celle de l’état des villes et des campagnes françaises au début des deux Restaurations. Avec toute la férocité de sa haine pour Napoléon, et toute l’immensité de son mépris pour la France, le futur évoque de Norwich est un homme intelligent, instruit, sachant regarder et écouter ; et c’est aussi, en fin de compte, un brave homme, ouvert à la pitié comme à toutes les émotions généreuses, encore que l’excès de ses préventions patriotiques l’empêche presque toujours d’étendre à la France et aux Français la charité chrétienne que nous le voyons prodiguer à des Cosaques, Prussiens, Belges, et Italiens, à tous les malheureux que le hasard a jetés sur sa route. A quoi j’ajouterai que ses lettres sont écrites d’un style charmant, familier sans vulgarité, et abondent en petites scènes pittoresques qui mériteraient d’être signalées.


Le recueil débute par une série de lettres écrites de France en 1802, à une date où la haine du jeune pasteur pour « Buonaparte » était encore contenue et balancée, dans son cœur, par un mélange de reconnaissance et de respect pour l’homme qui avait délivré l’Europe du terrible cauchemar de la Révolution. Malheureusement, ces lettres, d’ailleurs peu nombreuses, ne contiennent guère de faits bien instructifs. La première est écrite de Rouen, le 11 juin 1802. Stanley est frappé des « marques de pauvreté » qu’il découvre, « aussi bien dans les maisons que chez leurs habitans : » mais tout de suite, il est forcé d’avouer que cette pauvreté est en train de disparaître, et que Rouen, en particulier, « se trouve dans l’état le plus florissant. » Il y assiste à une représentation de La Dot et de Blaise et Babet : la salle est toute remplie d’officiers et de soldats ; et, comme plusieurs auditeurs se sont permis de siffler une cantatrice, voici qu’un corps de troupe s’empare des mécontens et les conduit au poste ! A Paris, où « les Anglais sont innombrables, » le voyageur ne se défend point d’admirer « l’ordre et la régularité qui règnent partout : » d’où il conclut qu’un régime « militaire » et de forte police, tel que vient de l’inaugurer le Premier Consul, « est le meilleur qui convienne à ce pays-ci, — encore qu’à Dieu ne plaise que nous en soyons jamais affligés en Angleterre ! » Car toute la France n’est « qu’une vaste caserne, » et Paris, à lui seul, « contient plus de 15 000 soldats. »

Stanley, naturellement, serait très heureux de voir le nouveau grand homme ; mais celui-ci tarde à se montrer en public, et notre voyageur se remet en route pour Lyon, où il a du moins, la consolation de pouvoir assister à une belle séance de la guillotine. Cinq voleurs de grand chemin sont exécutés, tour à tour, sur la Place des Terreaux. « Tout l’ensemble de l’opération n’a pas duré plus de cinq minutes… Je me rappelle surtout l’affreuse situation du cinquième prisonnier : il a vu ses compagnons monter, l’un après l’autre, sur l’échafaud, a entendu chacun des coups fatals, et regardé la manière dont on écartait les corps, afin de lui faire place. Jamais je n’oublierai l’expression de son visage, au moment où il s’est étendu sur la planche mortelle : après avoir aperçu l’endroit où les têtes de ses compagnons étaient tombées, il a fermé les yeux, et, au même instant, son visage, qui était d’une pâleur livide, est devenu rouge cramoisi ; puis un cordon a été tiré, et il a cessé de vivre. »

Entre Lyon et Genève, Stanley soupe, dans une auberge, avec deux officiers français, dont l’un se trouve être de nationalité suisse. Celui-là déteste le Consul « parce qu’il a détruit sa patrie ; » mais l’autre, le Français, le déteste bien plus encore, au nom de Rousseau et de ses principes républicains. Cet officier « sans-culotte, » dont Stanley s’aperçoit avec épouvante qu’il « doute de l’existence du Diable, » reproche également à Bonaparte « d’avoir fait la paix avec l’Angleterre ; » mais le plus étonnant est que, « tout en parlant sans cesse, il ne cesse point de manger. » On aimerait à savoir ce que sont devenus, par la suite, les deux officiers, et s’ils ont persévéré dans leur jacobinisme lorsque Napoléon, après leur avoir attaché sur la poitrine sa croix d’honneur en les tutoyant paternellement, les a entraînés derrière lui à la conquête du monde.

Mais cette première série de lettres, comme je l’ai dit, n’a pour nous qu’un intérêt assez maigre ; et nous nous accommoderions volontiers, aussi, de ne point connaître les lettres qui forment le chapitre suivant, et qui décrivent le séjour à Londres du roi de Prusse et de l’empereur Alexandre, si nous n’y trouvions le curieux récit d’un dîner chez sir Humphry Davy, où Mme de Staël s’est livrée à un « duel d’éloquence » avec lord Byron. « Eloquence est un grand mot, mais pas trop gros pour elle. Elle parle comme elle écrit ; et, ce soir-là, en outre, elle a été inspirée par l’indignation, se voyant aux prises avec deux tendances opposées… Elle s’est montrée toute stupéfaite d’apprendre que la pure et parfaite constitution anglaise exigeait, elle-même, une réforme radicale…, et que la Grande-Bretagne, ce rempart du monde, n’était qu’un faible esquif, disjoint, et presque sur le point de périr. C’est ainsi, du moins, que notre pays a été représenté à Mme de Staël par son antagoniste, Childe Harold (lord Byron), dont l’opinion, en partie peut-être pour le besoin de sa controverse, est devenue sans cesse plus sombre à mesure que sa partenaire témoignait de plus d’enthousiasme. Quant à l’esprit, sur ce point là tout l’avantage a été pour le poète. Celui-ci est un mélange de mélancolie et de sarcasme, mais contenu par la bonne éducation, et avec une veine de génie original qui compense la tournure bizarre, et trop peu héroïque, de tout l’ensemble de son caractère. C’est une âme qui jamais ne nous suggère une idée de la lumière du soleil, — une nuit ténébreuse sur laquelle, par instans, s’allument des éclairs. »

La lettre qui nous raconte cette entrevue n’est pas d’Edward Stanley, mais d’une amie de sa jeune femme. Le futur évêque se trouvait, cependant, à Londres durant les triomphales visites des princes vainqueurs de Napoléon ; et sa femme nous rapporte même que, un dimanche, comme il prêchait dans une église, elle a vu entrer, s’asseoir dans un coin, et écouter avec toutes les apparences de l’attention la plus recueillie, un inconnu qui, s’il n’était pas le roi de Prusse en personne, lui ressemblait, au moins, de la façon la plus singulière. Mais Edward Stanley, dès ce moment, n’avait plus de pensées que pour l’expédition qu’il avait projetée : il se sentait une hâte fiévreuse d’aller, en quelque sorte, s’assurer directement que l’odieux dompteur de l’Europe avait bien été mangé, et jouir de la vue des gouttes de son sang qui restaient visibles encore, sur le sable de la cage où venait de se produire la catastrophe longtemps attendue. Tout en prêchant ses sermons et tout en guettant, dans les rues de Londres, le passage du roi de Prusse, du tsar Alexandre, ou de l’excentrique sœur de celui-ci, la duchesse d’Oldenbourg, dont l’accoutrement et les reparties faisaient alors le bonheur de l’aristocratie anglaise, il combinait des itinéraires, s’informait des phases successives de la campagne récemment terminée, et se préparait à parcourir, en sens inverse, de Paris jusqu’au Rhin, tous les endroits où Napoléon avait perdu ses dernières forces et ses derniers espoirs. Enfin, le 26 juin 1814, du Havre, il annonçait joyeusement à sa femme qu’il avait franchi le « Rubicon » et abordé en France, où « toutes choses lui paraissaient nouvelles, intéressantes, et infiniment délicieuses. » D’avance, il se léchait les lèvres à l’idée du savoureux régal qu’il allait s’offrir.

Au Havre, comme ensuite à Paris et dans toute la France, l’une de ses impressions les plus agréables était de découvrir les égards que lui conférait, à présent, sa qualité d’Anglais. Vingt fois, dans ses lettres suivantes, il mande à sa femme que cette qualité lui vaut d’être admis partout, placé au premier rang, et traité avec une déférence qui, d’ailleurs, lui est un motif de plus pour mépriser la bassesse du caractère français. Et ainsi, sous la protection respectueuse des autorités, et parmi l’empressement d’une population qui, peut-être, le craint véritablement, comme il se plaît à le penser, ou qui peut-être n’apprécie, en lui, qu’une possibilité permanente de pièces de deux sous et de pièces de vingt francs, ainsi, du Havre à Châlons, il procède à l’accomplissement de son pèlerinage.


A Paris, il se hâte de visiter Belleville et Montmartre, où se sont jouées les scènes finales de la tragédie. « Des groupes étaient là (à la Barrière Montmartre), examinant les lieux et s’entretenant de la bataille ou de Buonaparte. Jusqu’à ce jour, je n’avais encore jamais entendu personne avouer honnêtement et ouvertement son opinion sur lui ; mais, ici, j’ai trouvé plusieurs occasions de me ; glisser dans des groupes où son nom était accablé de toutes les invectives qu’eussent pu inventer la haine et l’exubérance françaises. : Gueux, bête, voleur, etc., étaient la monnaie courante dont ses anciens sujets le payaient de son despotisme. » Des renseignemens qu’il recueille, Stanley conclut que les hauteurs entourant Paris « n’ont été défendues que d’une façon très insuffisante, et très peu guerrière. » Un témoin lui raconte que, durant le combat, Regnaud de Saint-Jean-d’Angély est apparu, un moment, à la Porte de Clichy, « a demandé, très haut, un verre d’eau-de-vie, puis s’est un peu avancé ; mais, aussitôt après, son cheval ayant pris peur, le cavalier se trouva entièrement du même avis que sa bête, et tous deux s’enfuirent loin du danger, pour ne plus reparaître. » D’ailleurs, Paris, ce jour-là, s’est résigné à son sort avec une rapidité étonnante. « A cinq heures du soir, tout était absolument fini ; la garde nationale et les alliés, en collaboration, veillaient au bon ordre de la ville. Les théâtres, seulement, ne s’ouvrirent point, dans la soirée ; mais cette soirée fut l’unique exception, et, dès le lendemain, le Palais-Royal était aussi brillant et plus gai que jamais, avec le mélange bariolé de ses visiteurs. » Il est vrai que la plupart de ces renseignera en s, de l’aveu même de Stanley, lui ont été fournis « par son hôtelier, » qui, du reste, affirme avoir naguère combattu à Marengo.

Quelques jours après, notre voyageur est invité à dîner chez Mme de Staël, où il rencontre Lafayette et Mme Récamier. Le premier est « un homme de haute taille, et gauchement bâti, avec un visage révélant du bon sens, mais ne laissant voir aucune trace de vivacité ni d’éclat. » De Mme Récamier, « encore qu’elle ne soit plus dans sa première jeunesse, » Stanley « comprend sans peine qu’elle ait, jadis, ébloui le monde. » Ses manières sont « fort agréables, mais un peu trop à la languissante, comme celles des autres beautés françaises d’à présent. » Suivent de minutieuses et souvent curieuses descriptions de la messe du Roi aux Tuileries, des leçons du Jardin des Plantes, d’une séance du Corps Législatif, dont le pasteur anglais se demande si, avec le « parfait désordre » qu’il y a constaté, il doit l’estimer « dégoûtante, » ou simplement « ridicule. » Mais le principal désir de Stanley, pendant son séjour à Paris, est de voir les maréchaux de Napoléon ; et c’est encore à son hôtelier qu’il doit d’être enfin admis à les voir, aux Tuileries, un jour de revue.


Le 13 juillet, Stanley se remet en route, pour visiter, de Fontainebleau jusqu’à Châlons, les villes et les villages où s’est déroulée la récente campagne. A Fontainebleau, un des employés du Palais lui raconte que c’est lui qui, le 31 mars, vers neuf heures du matin, a aidé Napoléon à sortir de sa voiture. « L’Empereur paraissait triste, bien triste. Sans parler à personne il est monté dans son cabinet, le plus vite qu’il a pu, et puis a appelé pour demander ses plans et ses cartes. » Sur quoi notre voyageur anglais se rend, lui-même, dans ce cabinet, se fait montrer le fauteuil favori de Napoléon, et, entre autres choses, s’amuse à examiner les livres de sa bibliothèque, « en assez petit nombre, presque tous consacrés à l’histoire, et tous expressément choisis par Buonaparte lui-même. Parmi ces livres se trouve, cependant, une traduction française des pièces de Shakspeare ; et une rangée entière est formée d’ouvrages d’histoire ecclésiastique, « qui, si leur possesseur les a lus, — ajoute plaisamment Stanley, — nous expliquent, en une certaine mesure, qu’il ait cru devoir emprisonner le Pape, comme le dernier représentant des animaux dangereux ayant occasionné plus delà moitié des querelles et des guerres rapportées dans ces ouvrages. »

Le lit de Napoléon, à Fontainebleau, était « une machine très incommode, consistant en cinq ou six matelas, sous un dais royal, avec deux oreillers de satin à chaque extrémité. » Pendant son dernier séjour au Palais, l’Empereur n’est pas sorti, une seule fois, au-delà des grilles. Il se promenait, le plus souvent, « dans une longue et belle galerie ayant, sur ses" deux côtés, des bustes de ses grands généraux. » Il dînait dans « une misérable petite chambre sans le moindre apparat ; et c’est également « dans une antichambre de très pauvre aspect » qu’il a signé son abdication. Enfin Stanley, avant de quitter Fontainebleau, apprend qu’un autre ennemi de Napoléon est venu, quelques jours auparavant, visiter la « petite antichambre » de l’abdication. Son guide lui dit simplement qu’il a vu entrer, au Palais, « trois messieurs étrangers, » dont il ignore le nom ; mais ces messieurs ont inscrit eux-mêmes leurs noms, sur un carré de papier qu’ils ont discrètement glissé derrière une glace, dans la salle à manger du principal hôtel de la ville : « Sa Majesté le roi de Prusse, accompagné du prince Guillaume, son fils, a dîné dans cet appartement, avec son premier chambellan M. le baron d’Ambolle, le 8 juillet 1814. »

A Guignes, Stanley déjeune dans une misérable auberge où Napoléon a passé une nuit. « L’aubergiste me l’a décrit, vêtu d’un manteau gris, comme un perruquier[1] ; il est entré précipitamment, s’est beaucoup agité, est monté dans sa chambre de très bonne heure, et a reparu de nouveau, à neuf heures, le lendemain matin. Mais, ajoutait l’aubergiste, je réponds bien qu’il n’a pas dû dormir pendant tout ce temps-là ! » A Meaux, le voyageur « commence à découvrir les effets de la guerre. » On lui montre un pont de pierre que Napoléon a fait sauter, ainsi que les traces de la terrible explosion des magasins de poudres. Le magasin a été entièrement détruit ; et nombre de maisons voisines restent à demi ruinées ; l’explosion a même abattu plusieurs arbres, dans un jardin du voisinage ; mais une seule personne a été tuée sur place, « probablement un maraudeur occupé à piller. »

De Meaux jusqu’à Châlons, ensuite, Stanley constate un phénomène qu’il ne parvient pas à comprendre, mais qui le divertit infiniment. Dans tous les endroits où s’est livrée une bataille, les gens du pays, — malgré ses pourboires, — lui affirment que c’est Napoléon qui a eu le dessus. Et quand il demande comment il se fait, dans ces conditions, que ce vainqueur prétendu ait pourtant été forcé d’avouer qu’il avait perdu sa partie, les pauvres gens, embarrassés de sa dialectique, finissent toujours par attribuer l’échec final de l’Empereur à « une petite trahison. » Réponse qui ne manque point d’exaspérer le voyageur anglais. « Voilà ce qu’ils me disent, invariablement ; et, en vérité, ils méritent bien, et je leur souhaite de tout mon cœur, d’être humiliés dans leur orgueil et leur impudence ! »

A Soissons, dans les faubourgs, pas une maison n’était intacte. « Je ne puis vous donner une meilleure idée de la quantité des coups de feu tirés qu’en vous assurant que, sur la façade d’une seule maison et prise au hasard, j’ai compté près de 300 marques de balles. J’étais appuyé contre un fragment de mur brisé, dans un jardin, qui paraissait former l’entrée d’une sorte de cave, lorsque le jardinier s’est approché, et m’a raconté divers détails du combat. Dans la cave de son jardin, lui-même et quarante-quatre autres habitans du faubourg se sont tenus cachés, avec une peur affreuse que, tout à coup, ami ou ennemi s’avisât de les découvrir. La bataille terminée, c’est un groupe de soldats russes qui ont pénétré dans la cave, s’attendant à y trouver des soldats français : mais, voyant à qui ils avaient affaire, ils se sont bornés aies envoyer se cacher ailleurs. » Et comment ne pas signaler encore, dans la lettre de Soissons, une particularité à peine croyable ? Rappelant à sa femme que « Buonaparte, » dans un de ses Bulletins, a blâmé un gouverneur qui a permis aux alliés de prendre possession de la ville, pendant qu’il était en train de les poursuivre, — blâme que « l’Angleterre a été unanime à considérer comme une fantastique vantardise, » — voici que, pour la première et dernière fois, il donne expressément raison à « Buonaparte ! »

Chavignon, Laon, Corbény, Berry-au-Bac, autant d’étapes du pèlerinage. A Graon, les déclarations du maître de la poste achèvent de détruire, dans l’esprit du pèlerin, la bonne opinion qu’il avait failli se faire, l’avant-veille, de Napoléon. « L’Empereur, qui commandait en personne, a mandé devant lui le maître de poste, et s’est entretenu avec lui pendant près d’une heure. Si cet homme m’a dit vrai, la conversation impériale paraît avoir été passablement puérile. Après une foule de questions sur les routes et le pays, Napoléon s’est mis à proférer un torrent d’injures contre les Russes, en affirmant au maître de poste qu’il était résolu à leur infliger un châtiment sommaire. » A Berry-au-Bac, petite ville qui a été prise quatre fois par les Russes, et trois par les Français, Stanley déplore la triste destinée d’un pont achevé, par ordre de l’Empereur, en décembre 1813, et détruit par lui le 19 mars suivant. « Au bruit de l’explosion, plusieurs des habitans sont morts de frayeur ; un homme ayant l’apparence d’un gentleman m’a certifié que son propre père avait été du nombre. »

Mais je ne puis songer à analyser ici, lettre par lettre, cette minutieuse relation du voyage de Stanley. Je dirai seulement encore que, à Reims, parmi les blessés d’un hôpital improvisé dans une ancienne église, le voyageur a la surprise de rencontrer un compatriote, un soldat anglais, blessé à la bataille de Saint-Jean-de-Luz ; et que, à Verdun, où Napoléon a longtemps retenu de nombreux Anglais, Stanley, une fois encore, est forcé de reconnaître que l’opinion publique de son pays a été trompée, car le sort de ces Anglais, en somme, n’a eu rien de tragique, et au contraire leur propre conduite semble avoir été assez peu exemplaire. Enfin, voici une petite scène, à la fois curieuse et touchante, qui s’est produite pendant que le futur évêque se rendait, en cabriolet, de Verdun à Metz :


Sur la route, nous rencontrâmes un pauvre diable, tout anéanti, qui marchait péniblement, son manteau de bivouac attaché, en ceinture, autour de lui. — « Monsieur ne permettra-t-il pas que je monte ? — me demanda-t-il, du ton le plus pitoyable. — Bien volontiers, répondis-je ; montez tout de suite ! » Au bout de quelques minutes, je fus curieux de voir quel était ce compagnon de voyage que je m’étais donné : et figurez-vous ma surprise quand j’appris qui c’était ! Essayez de deviner quelle espèce d’homme Buonaparte avait enrôlée pour assurer sur son front le diadème impérial, pour lui gagner ses batailles, et pour se distinguer dans un méfier qui a pour objet d’ensanglanter la terre ! Eh bien ! il avait choisi, pour tout cela, un moine de la Trappe ! Depuis trois ans, mon compagnon vivait de silence et de solitude dans cette sévère communauté, lorsque Buonaparte décréta que tous les novices du couvent eussent, désormais, à reprendre, tout ensemble, à l’usage de leurs langues et celui de leurs épées. Et ainsi, sans trop d’entrain, le pauvre homme partit. A la bataille de Lutzen, il combattit et vainquit. A la bataille de Leipzig, il combattit et tomba. Le vent d’un coup de canon lui arracha un œil et le jeta à terre, tandis que le coup lui-même tuait sur-place son plus proche voisin ; après quoi, il fut fait prisonnier par les Suédois. Maintenant il revenait de Stockholm, et tâchait à rejoindre les frères de son couvent, qui s’étaient transportés aux environs de Fribourg. Il me raconta toute cette histoire avec une simplicité qui aurait suffi à m’en garantir la vérité ; mais, en outre, il tint à me montrer son rosaire et ses certificats.

Lorsque, nous eûmes longtemps causé des batailles où il avait pris part, je changeai de matière, ayant résolu de voir si mon homme s’entendait aussi bien à manier le glaive de la controverse que celui de la guerre. Je lui dis donc qui j’étais, et lui demandai son opinion sur notre foi protestante. Il parut, d’abord, hésiter à me répondre : « Attendez, Monsieur, il faut que je réfléchisse un peu ! » Mais une minute ne s’était point passée que, déjà, il frappait sur la cloison qui nous séparait. « Eh bien ! Monsieur, j’ai réfléchi ! » Et, là-dessus, il aborda le sujet, qu’il discuta avec beaucoup de bon sens et de verve, parfois en latin, parfois en français ; et, encore qu’il soutint son argument de la façon la plus énergique et la plus inflexible, il y déploya une libéralité de sentiment et un véritable esprit chrétien qui m’attachèrent à lui très sincèrement. Je lui demandai ce qu’il pensait de la possibilité du salut pour les protestans. « Écoutez-moi ! répondit-il. Je pense que ceux qui savent que la religion catholique est la vraie religion, et qui cependant ne la pratiquent pas, seront damnés ; mais pour ceux qui ne pensent pas comme nous, oh ! non, Señor, ne le croyez pas ! Oh ! mon Dieu ! non, non, jamais, jamais ! » Pour le tâter sur un autre terrain, je lui dis : « Etes-vous absolument certain qu’un prêtre ne puisse pas se marier ? Car, enfin, vous vous rappelez que saint Pierre était marié ! — « Oui, c’est vrai, répliqua-t-il : mais, du moment où il suivit Notre Seigneur, on n’entend plus jamais parler de sa femme ! » Nous procédâmes de là à divers autres thèmes, et notamment à la question de savoir s’il convient de renoncer à une religion où l’on croit découvrir des opinions erronées. « Monsieur, dit-il, écoutez ! Est-il possible qu’une religion soit bonne quand elle dérive d’un principe mauvais ? Or, les Anglais étaient, autrefois, de bons catholiques : le divorce d’un roi capricieux fut la première cause de leur changement. Ah ! cela n’était pas bon… »

Enfin, au moment où nous allions nous séparer, il se tourna vers moi : « Monsieur, j’espère que je ne vous ai pas fâché ! Si je me suis exprimé trop fortement devant vous, qui m’avez rendu un si grand service, il faut me pardonner ; mais c’est que je pensais que c’était mon devoir ! »


« Il m’a entretenu et intéressé sur tout le chemin, — écrit encore Stanley, — jusqu’à Metz, où, bien contre ma volonté, nous nous sommes dit adieu : car, si même il avait désiré aller jusqu’au bout de mon propre voyage, j’aurais été ravi de lui offrir un siège dans ma voiture. » Le fait est qu’il venait de rencontrer là une « espèce d’homme » assez sympathique, avec ce « véritable esprit chrétien, » et cette égale adresse, mêlée de simplicité, à « manier le glaive de la controverse et celui de la guerre. » Et sans cesse, au cours de son exploration, d’autres figures de Français se sont présentées à lui, qu’il a été forcé de trouver parfaitement aimables : mais sans cesse aussi, derrière elles, il apercevait la figure, le spectre, du « Français, » ce personnage fictif, mais d’autant plus effrayant et odieux, qui, depuis vingt ans surtout, hantait la brûlante imagination de ses compatriotes.

Il y aurait, pareillement, à signaler bien des passages curieux dans les lettres qui forment la seconde partie du volume, et où Edward Stanley nous raconte ses visites, le 18 juin 1816 et les jours suivans, au champ de bataille de Waterloo. Le voyageur, cette fois, avait emmené avec lui un jeune officier anglais, qui avait pris part au combat du 18 juin 1815 : ce qui ne l’a pas empêché, selon son habitude, d’interroger minutieusement tous les aubergistes, fermiers, bergers, ou autres « témoins » locaux, qu’il a pu rencontrer à Waterloo même ou dans les environs, de manière à se représenter, avec le plus d’exactitude possible, tout le drame des dernières résistances et de l’écrasement définitif de « Buonaparte. » Après quoi il s’est dirigé, à petites étapes, vers Paris, toujours assidu à chercher, sur son chemin, les traces sanglantes que le terrible dompteur, désormais blessé à mort, avait pu y laisser ; et chacune de ses lettres de Paris, ensuite, abonde en traits d’observation et menues anecdotes dont l’ensemble nous offre un tableau singulier, et vraiment assez désolant, du sans-gêne avec lequel les vainqueurs de Napoléon étalaient alors, parmi nous, l’insolent orgueil de leur victoire. « La chose est du plus haut comique : Paris ne se reconnaît plus. Où sont les Français ? Nulle part. Tout est anglais. Des carrosses anglais remplissent les rues, et l’on ne voit pas un seul équipage de luxe qui ne soit anglais. Dans les loges des théâtres, dans les hôtels, les restaurans, — en un mot, partout, — John Bull s’est installé et a pris possession… Tout au plus si, aux alentours des Tuileries, et çà et là par la ville, quelques petits vieux bien poudrés, des bons Papas du temps passé, apparaissent, errant de leur pas incertain, secs et ridés comme des momies, avec leurs rubans et leurs croix de Saint-Louis. » Les soldats anglais de l’armée de Wellington, pendant leur séjour à Paris, s’étaient composé une chanson qu’ils vociféraient en se promenant sur les boulevards :


Louis Dixhuite, Louis Dixhuite,
We have ticked all your armies and sunk all your fleet !


ce qui signifiait : « Louis XVIII, nous avons avalé toutes tes armées, et coulé toute ta flotte ! » Et Stanley ajoute que « les badauds parisiens, en entendant le Louis Dixhuite, prenaient la chanson pour une ode en l’honneur des Bourbons, et y répondaient par un affectueux sourire approbateur. »

Mais plus intéressante encore que tout cela est une lettre du 1er février 1815, où un ami des Stanley, le célèbre lord Sheffield, leur communique le récit d’un long entretien que l’un de ses neveux vient d’avoir, à l’île d’Elbe, avec Napoléon.

Fred Douglas écrit que Buonaparte ne ressemble absolument à aucun de ses portraits gravés. C’est un gros homme, avec une taille épaisse qui le fait paraître court. Ses traits sont plutôt durs, et ses yeux assez ternes : mais sa bouche, quand il sourit, s’anime d’une expression très douce et très bienveillante. Au premier abord, on a l’impression de se trouver en face d’où homme tout à fait ordinaire, au moins d’apparence : mais à mesure qu’on l’observe et que l’on cause avec lui, on s’aperçoit que son visage est rempli de profonde pensée et de résolution.


Napoléon, entre autres choses, a expliqué à son interlocuteur que « la France ne pourrait jamais s’accommoder de la constitution anglaise, faute de posséder ces nobles de campagne qui sont un des élémens principaux de la vie politique du Royaume-Uni. » Il était d’avis que la paix de l’Europe ne pourrait pas durer, et que « la nation française ne se résignerait pas à abandonner la Belgique. » Quant à lui, « il aurait consenti à tout céder, excepté cela. » Il affirmait aussi que son plus grand regret était de n’avoir pas pu « établir la Pologne en royaume indépendant : car il avait toujours beaucoup aimé les Polonais, et leur avait eu de très grandes obligations. » Paroles où se retrouvait, peut-être, un écho de la visite que venait de faire, au souverain de l’île d’Elbe, une dame polonaise aussi patriote que belle. Et j’imagine qu’Edward Stanley, on lisant cette lettre, où le neveu de lord Sheffield rendait hommage à l’évidente supériorité intellectuelle et morale de « Buonaparte, » aura haussé les épaules avec le même mélange d’incrédulité et d’agacement dont il écoutait, naguère, ces « stupides » soldats de la Grande Armée qui, ruinés par la chute de leur Empereur, s’obstinaient cependant à le tenir pour un bon général.


T. DE WYZEWA.

  1. Les mots imprimés ici en italiques sont en français, dans le texte original.