Revues étrangères - Les Mémoires d’un aventurier irlandais

Revues étrangères - Les Mémoires d’un aventurier irlandais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES MÉMOIRES D’UN AVENTURIEN IRLANDAIS


Buck Whaley’s Memoirs, edited, with Introduction and Notes, by Sir Edward Sullivan, 1 vol. in-8o, Londres, 1906.


Un soir du commencement de l’année 1788, tout le beau monde de Dublin était réuni, à table, dans l’hôtel somptueux du duc de Leinster. Il y avait là, à côté d’un grand nombre de dames de l’aristocratie anglaise et irlandaise, les principaux représentans de la « jeunesse dorée » de l’endroit ; membres du Club du Feu d’Enfer, dont les mystérieuses orgies faisaient à la fois le scandale et l’admiration de la ville, ou bien de ce Club de Daly dont les volets, — toujours fermés depuis midi, pour que l’on pût y jouer avec plus d’entrain à la lumière des lampes, — ne s’ouvraient que, de temps à autre, pour livrer passage à un tricheur qu’on lançait à la rue. Il y avait là quelques-uns de ces bucks (daims, ou boucs) de Dublin, que toutes les capitales de l’Europe enviaient justement à la capitale irlandaise : le Buck Sheehy, lord Clonmell, ou peut-être ce Buck English qui, un jour, au cabaret, ayant tué un domestique, avait simplement réglé l’affaire en demandant qu’on lui comptât ce domestique, sur sa note, pour cinquante livres sterling. Mais le héros de la fête, ce soir-là, était un autre buck, Thomas Whaley, un garçon de vingt-deux ans, dont on savait qu’il lui avait suffi de cinq ans pour dépenser toute la grosse fortune qu’il avait héritée de son père.

Avec le dernier argent qui lui restait, Whaley venait de se faire construire, à Plymouth un vaisseau de deux cent quatre-vingts tonnes, armé de vingt-deux canons. Il avait commandé ce vaisseau sans avoir la moindre idée de l’usage qu’il pourrait en faire ; et comme, après le souper, quelqu’un lui demandait, par plaisanterie, vers quel lieu du monde il comptait d’abord se diriger, c’est à tout hasard qu’il répondit : « Vers Jérusalem ! » La réponse fut accueillie par un éclat de rire unanime. La plupart des assistans affirmèrent que Jérusalem avait cessé d’exister, depuis des siècles, de la même façon que Babylone, ou que Tyr et Sidon ; les autres soutinrent que, si l’ancienne cité biblique existait encore quelque part, ce n’était pas Whaley, en tout cas, qui parviendrait à la découvrir. Le jeune buck, qui avait toujours adoré la contradiction, fut ravi d’une aussi excellente occasion de se faire valoir : il s’offrit à parier, contre tout le monde, qu’il irait à Jérusalem et serait de retour à Dublin avant deux ans. Dès le surlendemain, les enjeux du pari avaient déjà dépassé 12 000 livres sterling.

Voilà comment fut décidé le voyage de Thomas Whaley en Palestine. Et le voyage eut lieu, — mais non pas sur le vaisseau commandé à Plymouth, le jeune homme s’étant vu contraint de le vendre, aussitôt construit ; — et Whaley, s’il eut infiniment de peine à toucher les sommes qu’il avait gagnées, s’acquit du moins, par cet exploit, une célébrité immortelle : car il n’y a personne, aujourd’hui encore, en Angleterre comme en Irlande, qui ne connaisse le nom de ce « Jérusalem Whaley » qui, — pour citer une des innombrables chansons composées à sa gloire, — « étant très à court d’argent, et ayant l’habitude d’étonner son monde, a parié plus de 10 000 livres qu’il visiterait les Lieux Saints. » Mais on s’était toujours demandé, jusqu’ici, ce que pouvaient être devenus les mémoires que l’aventurier irlandais passait pour avoir écrits, au retour de son voyage ; et la surprise et le plaisir ont été grands lorsque, le mois passe, l’on a appris que ces mémoires qu’on croyait perdus allaient enfin être publiés.

Ils avaient été découverts, tout récemment, par un érudit irlandais, sir Edward Sullivan, dans des circonstances assez singulières. Étant entré, par hasard, à Londres, dans une salle de ventes, M. Sullivan s’était fait adjuger deux volumes reliés, que l’on vendait uniquement pour la beauté, ou plutôt pour le luxe un peu prétentieux, de leur reliure. Sous cette reliure en maroquin rouge lourdement doré se trouvait un manuscrit, signé des initiales W. M., et intitulé : Voyages dans diverses parties de l’Europe et de l’Asie, et notamment à Jérusalem, avec un récit sommaire de la vie de l’auteur, et ses mémoires privés. Le manuscrit était une copie très soignée, évidemment faite en vue de l’impression : au bas de la page du titre, écrite à l’imitation d’un titre imprimé, on avait mis : « Dublin, 1797. » Et un coup d’œil jeté sur le texte suffit à sir Edward Sullivan pour lui prouver que les deux volumes qu’il venait d’acheter étaient bien les mémoires inédits de Jérusalem Whaley, dont un ami intime de celui-ci avait fait mention, dans une notice nécrologique, en 1800, au lendemain de la mort du voyageur. Cependant, le nouveau possesseur du manuscrit ne voulut point s’en tenir à cette première certitude, et se livra à une longue enquête supplémentaire, qui eut pour résultat de rendre absolument incontestable l’authenticité de sa précieuse trouvaille. Non seulement, en effet, des descendant de Whaley mirent à sa disposition un autre manuscrit des mêmes mémoires, mais il eut encore la bonne fortune de découvrir le journal de route d’un certain capitaine Moore, qui avait accompagné Whaley à Jérusalem, et Mont le récit concordait pleinement avec celui du célèbre « beau » irlandais.

Et, de la confrontation de ce journal de route du capitaine Moore avec les mémoires de Whaley, une seconde conclusion s’est trouvée ressortir, qui doit avoir achevé de décider sir Edward Sullivan à la publication de son manuscrit : c’est que Whaley, avec tous ses vices, n’a jamais menti, dans ce qu’il nous raconte de ses aventures. Le fait est qu’il n’y a pas un seul point, dans toute sa relation du voyage à Jérusalem, où son récit s’écarte sérieusement des notes prises, au jour le jour, par son compagnon : de telle sorte que nous avons tout droit de supposer que Whaley n’a pas été moins véridique dans cette autre partie de ses souvenirs où, faute d’avoir personne pour nous permettre de contrôler ses affirmations, nous sommes plus ou moins forcés de le croire sur parole.


Cette autre partie, malheureusement, tient assez peu de place dans l’ensemble du manuscrit : soit que Whaley ait considéré son voyage à Jérusalem comme l’événement capital de sa vie, ou plutôt que, ayant recueilli des notes tout le long de sa route, il ait voulu ensuite les utiliser jusqu’au moindre détail. Sur les 340 pages que remplissent ses Mémoires, dans l’édition nouvelle, le fameux voyage, à lui seul, en occupe tout près de 250 ; et l’on ne peut s’empêcher de regretter que l’auteur n’ait pas traité avec le même développement maints autres épisodes de son aventureuse carrière, qui auraient eu beaucoup plus de quoi nous intéresser que son itinéraire de Dublin à Jérusalem.

Non pas, pourtant, que cet itinéraire soit jamais ennuyeux, ni même qu’on ne puisse y trouver une foule de petites particularités instructives ou divertissantes. Tout en étant, à coup sûr, ce qu’on pourrait hardiment appeler un « drôle, » Jérusalem Whaley est un homme fort intelligent, lettré, spirituel, bon observateur, avec un mélange singulier de résignation philosophique et de cynisme ingénu. Lors même que, suivant l’usage invariable des voyageurs de son temps, il emprunte à d’autres livres les élémens de ses descriptions, il sait donner à ses emprunts un tour original ; et souvent aussi il regarde et juge pour son propre compte, notamment quand il s’agit des femmes, dont il reste également curieux sous toutes les latitudes, ou encore quand il s’agit des mille formes diverses que prennent, dans les divers pays, toute sorte de vices dont personne ne connaît mieux que lui la forme anglaise, ou européenne. Il y a, dans son livre, des portraits d’ivrognes, de joueurs, de proxénètes, de charmans et dangereux coquins, que j’aimerais à pouvoir citer, en leur opposant même une ou deux figures naïvement touchantes de braves gens, comme celle de ce Supérieur de la mission catholique de Jérusalem, qui félicite si chaudement le jeune homme de l’objet pieux de son pèlerinage que Whaley, rouge de honte, se demande s’il ne va pas lui révéler le véritable objet de son excursion au tombeau du Sauveur. Voici, du moins, quelques passages, que je prends un peu au hasard, et qui pourront donner une idée de l’attrait piquant de ce long récit :


A Smyrne, les douanes étaient affermées à un Turc orgueilleux, qui se montra surpris que nous ne fussions pas venus, en personne, lui présenter nos hommages. Ayant été informé de la manière de penser de ce fonctionnaire, et du grand attachement qu’il avait pour les petits pourboires, je mis une lorgnette dans ma poche et, en compagnie de M. L…, je me rendis aux bureaux de la douane, où nous découvrîmes que ce fermier général à longue barbe nous attendait, et se proposait de nous reeevoir en cérémonie.

Introduits dans sa salle d’apparat, nous le trouvâmes assis à terre : il ne daigna pas nous favoriser d’un regard, mais nous ordonna de nous asseoir et de prendre des pipes. J’étais encore depuis trop peu de temps en Turquie pour avoir déjà adopté la coutume de fumer ; mais mon compagnon m’informa que je paraîtrais extrêmement impoli si je ne faisais pas, tout au moins, semblant de fumer. Il me fallut donc me mettre une pipe entre les lèvres ; et ainsi nous restâmes, pendant plus d’un quart d’heure, sans qu’une seule syllabe fût prononcée, bien qu’il y eût plus de vingt personnes réunies dans la salle. Puis on nous servit des douceurs, et puis un peu de café sans sucre. Enfin, après cette collation, le douanier turc condescendit à rompre le silence, et nous demanda si nous avions, dans nos malles, autre chose que des vêtemens. Sur notre réponse négative, il ordonna aussitôt que notre bagage nous fût délivré sans être ouvert. Je lui présentai alors ma lorgnette : il me fit l’honneur de l’accepter, mais sans la regarder, ni me dire un mot de remerciement.

Et je fus très frappé, d’abord, d’une façon d’agir aussi incivile ; mais bientôt, en connaissant mieux le caractère des Turcs, je découvris que cette façon d’agir ne procédait point au mauvais vouloir, ni de l’impolitesse. Les Turcs, dans leur orgueil, ne veulent point que vous supposiez que quelque chose qui leur vient de vous puisse leur apporter la moindre satisfaction. En recevant un cadeau d’un chrétien, un Turc est persuadé que c’est lui qui oblige, et jamais vous ne l’amènerez à concevoir que vous l’obligiez, si même vous lui faites présent de la moitié de votre fortune.


Quelques jours après, à Fotcha Nova Whaley eut l’occasion d’assister à une autre manifestation du caractère turc :


En revenant d’une de nos chasses, nous fûmes accostés par un musulman d’apparence très respectable, qui nous témoigna le désir de nous accompagnera bord, pour voir notre bateau. Nous l’emmenâmes donc avec nous, et il sembla très touché de cette attention. Il loua grandement l’odeur de notre porter en bouteille, et approuva fort notre cuisine anglaise ; mais lorsqu’on lui présenta un couteau et une fourchette, il se montra très surpris de ces instrumens, et, après une tentative malheureuse pour en faire usage, il eut recours à sa vieille méthode, qu’il trouva la meilleure, et dont il fit un emploi excellent pour dévorer tout ce qu’il y avait sur la table qui pût être mangé. Le dîner fini, nous lui offrîmes du vin, qu’il refusa ; mais il but une bouteille entière de rhum, qui ne fit que lui donner soif. Or, comme notre provision de rhum était très réduite, je proposai de lui servir, en échange, un peu d’eau de lavande, ayant lu dans les Mémoires de De Tott que les Turcs absorbent parfois de grandes quantités de ce liquide extrêmement violent. On lui en servit uns bouteille, dont il but aussitôt la moitié ; et, certainement, il aurait achevé la bouteille si je ne la lui avais retirée des mains. Et alors, le rhum et la lavande ayant commencé à opérer, je ne pus m’empêcher d’éprouver de très sérieuses appréhensions : car lorsqu’un Turc s’enivre, il ne se fait point de scrupule de tuer le premier giaour qu’il rencontre, et la loi ne punit ce délit que d’une légère bastonnade. Cependant j’eus le plaisir de voir que notre hôte se tenait relativement tranquille. Nous le ramenâmes au port, et le laissâmes là, à la garde de Dieu.


À Chypre, Whaley s’achète une petite amie :


Jamais je n’oublierai ma tendre, fidèle et charmante Teresina, telle que je l’ai achetée à ses parens. Quand je la vis d’abord, elle était assise devant sa porte. La beauté de son teint, la régularité de ses traits, mais surtout la simplicité innocente et modeste de son expression, me firent la considérer avec ravissement. Ce que voyant, ses parens résolurent aussitôt de tournera leur profit la vive impression que leur aimable enfant avait faite sur moi, Un quart d’heure après, le marché était conclu, j’avais payé environ 130 livres, et Teresina m’appartenait. Pour étrange que cela puisse sembler, j’étais la 6eule personne à m’étonner d’une transaction aussi extraordinaire. Teresina versa bien quelques larmes en quittant ses parens, mais elles furent vite séchées lorsque je l’eus pourvue des robes les plus coûteuses qu’on vendait dans la ville. Elle était pleinement heureuse de sa situation nouvelle. Elle n’avait que treize ans, mais son âme répondait le mieux du monde à l’admirable symétrie de sa personne : courtoise et affable pour chacun, sans regret du passé ni souci de l’avenir, son unique préoccupation était d’assurer le bonheur de celui qu’elle considérait comme un maître et un bienfaiteur. Quant à moi, parvenu au terme de mon voyage, je compris que c’était à la fois mon devoir et mon penchant d’assurer le sort de cette adorable fille ; et comme j’étais convaincu qu’elle ne pouvait pas être insensible aux précieuses qualités de mon cher valet arménien, Paolo, qui était sur le point de s’en retourner dans son pays, je leur proposai de se marier ensemble, ce qu’ils acceptèrent tous deux avec un empressement mêlé de reconnaissance… Heureuse simplicité ! Je laisse à nos philosophes modernes le soin de la commenter ; pour ma part, je ne rougis point de reconnaître que j’admire de tout mon cœur la soumission passive et la sage inphilosophie de ma chère Teresina, en même temps que je ne trouve pas d’expressions assez fortes pour flétrir l’égoïsme intéressé de ses parens.


Mais bien d’autres voyageurs, avant et après Thomas Whaley, nous ont promenés à leur suite sur les chemins de Jérusalem ; et il faut reconnaître que les plus sceptiques ont encore mis à leur pèlerinage un recueillement, une préoccupation de la beauté, ou du rôle historique, des lieux visités, qui manquent vraiment un peu trop dans les impressions de route du jeune Irlandais. On sent trop que celui-ci, tout en ne négligeant aucun moyen de se divertir, — et il est homme, je le répète, à goûter la vue d’une belle ruine, ou d’une inscription curieuse, presque autant que celle d’une jolie fille, — n’a cependant de pensée, au fond de son cœur, que pour le gros enjeu qui l’attend à Dublin. Lui-même, d’ailleurs, nous le dit, avec sa franchise ordinaire. Parmi les émotions de toute espèce que lui inspire le premier aspect de Jérusalem, aucune ne lui paraît aussi importante à nous signaler que « la perspective radieuse de terminer bientôt son expédition, et de pouvoir se remettre en route vers l’Irlande. » Son voyage à Jérusalem n’a décidément été, dans sa vie, qu’un incident pareil à cent autres, une des cent folies où l’a entraîné, avec son besoin naturel « d’étonner le monde, » l’extraordinaire passion d’aventures qu’il avait en soi. Et c’est chose certaine que les quelques pages de son récit qui ne sont point consacrées au fameux voyage, s’il avait consenti à les développerai auraient fourni la matière d’un livre infiniment plus intéressant pour nous que celui que vient d’exhumer sir Edward Sullivan.


Ces quelques pages se répartissent en deux chapitres distincts, dont l’un sert de préface au livre, et l’autre d’épilogue. Le premier nous raconte la jeunesse de Whaley ; le second est un résumé rapide des événemens qui ont suivi son retour en Europe, et notamment des nombreux séjours qu’il a faits à Paris, pendant les plus tragiques années de la Révolution.

Du premier chapitre on ne saurait donner une idée plus exacte, me semble-t-il, qu’en le comparant à un chapitre de Gil Blas ou du Roderick Random de Smollett, mais en ajoutant qu’il y a toujours, chez Whaley, un accent particulier de véracité à la fois fanfaronne et quasi honteuse, le ton d’un homme qui voudrait bien se vanter, et qui, en même temps, est forcé de reconnaître que de plus malins que lui l’ont conduit par le nez. Il raconte d’abord que, lorsqu’il avait seize ans, sa mère, désirant qu’il terminât son éducation, l’a envoyé en France, sous la garde d’un précepteur qui lui avait été recommandé comme un homme de tout repos. Dès le lendemain de l’arrivée à Paris, le précepteur propose à son élève de l’emmener au théâtre ; mais l’élève, « pour certaines raisons, » préfère rester à l’hôtel ; et quand le précepteur revient du théâtre, à minuit, il trouve Whaley « en très fâcheuse compagnie. » Sur quoi le pauvre garçon s’inquiète de la réprimande qu’il prévoit pour le lendemain matin ; et il est tout heureux de découvrir que son maître, en fait de reproche, le blâme seulement de se faire tant de souci « pour une bagatelle. » Cette largeur d’esprit, nous dit-il, « eut vite fait de me réconcilier avec le caractère de mon précepteur, si bien que, depuis lors, nous vécûmes ensemble dans les meilleurs termes. »

De Paris, les deux amis se rendent à Auch, où le précepteur a demeuré autrefois, et qu’il représente à son élève comme la ville de France où il pourra le mieux « apprendre le français, et se perfectionner dans les arts de l’équitation, de l’escrime, et de la danse. » Whaley loue donc, à Auch, une « élégante maison ; » mais il en loue aussi à Cauterets, à Bagnères, et à Tarbes, pour plus de variété. « Toutes ces maisons n’étaient qu’à quelques lieues l’une de l’autre ; et, dans chacune, j’avais soin que les honneurs de ma table fussent faits par une favorite. Mon précepteur, de son côté, voulut suivre mon exemple ; en conséquence de quoi il prit sous sa protection une autre beauté, avec laquelle il visita, tour à tour, mes diverses maisons. Mais bien que nos goûts et nos penchans, au sujet du beau sexe, fussent parfaitement pareils, je crus m’apercevoir que, en général, nous nous entendions mieux de loin que de près ; et, dès ce moment, sa visite à l’une de mes résidences fut toujours, pour moi, un signal d’avoir à me transporter dans une autre. »

L’auteur nous décrit, au passage, quelques-unes des personnes qu’il a eu l’occasion de connaître, pendant ce séjour de plus d’un an dans les Pyrénées : l’évêque de Tarbes, un certain comte de V…, le prince et la princesse de Rohan. Ces derniers, le sachant très riche, lui auraient volontiers donné pour femme une de leurs filles ; mais la mère de Whaley s’est opposée au mariage, en raison de la différence des religions : car j’oubliais de dire que Whaley était protestant, d’une famille anglaise introduite en Irlande par Cromwell, et que son père s’était même acquis le surnom significatif de « brûleur de chapelles. » De telle manière que le jeune homme, se voyant condamné au célibat, s’est empressé de séduire une jeune fille noble, cousine du comte de V… ; et cette nouvelle intrigue a eu pour effet de le contraindre à quitter brusquement ses quatre maisons pyrénéennes. Dénoncé aux parens de la jeune fille par un abbé, qu’il avait pris pour professeur de français, il a publiquement fouetté ledit abbé, à Auch, sur le Cours, ce qui lui a valu d’être mis en prison. Heureusement sa victime s’est trouvée n’être qu’un faux abbé ; et Whaley, après quelques semaines d’emprisonnement, a pu se retirer à Marseille, puis à Lyon, où d’aimables jeunes femmes et des gentilshommes des plus « distingués » lui ont gagné, après boire, des sommes incroyables. Le fait est que sa merveilleuse facilité à perdre de l’argent lui avait procuré, dès lors, une renommée européenne : car il nous apprend que deux nobles étrangers sont venus tout exprès de Spa jusqu’à Lyon, pour lui proposer une partie de cartes. A Paris, ensuite, il a rencontré une charmante jeune femme, dont le mari avait un emploi à la cour : et celle-là, après huit jours de rendez-vous mystérieux, lui a encore soutiré 500 livres sterling. Mais comment analyser un récit dont tout l’attrait est dans la finesse pittoresque des nuances, dans la piquante justesse des traits de caractère, et dans un entremêlement continuel, aux anecdotes galantes, de réflexions « sociologiques » sur les mœurs parisiennes et provinciales des dernières années de l’Ancien Régime ?


Tout autre est le ton du dernier chapitre, où Whaley raconte les séjours qu’il a faits à Paris après son retour de Jérusalem, entre 1791 et 1793. L’Irlandais continue bien à commettre, et à nous avouer, toute sorte d’extravagances plus ou moins malpropres ; mais il nous en parle, à présent, avec la gravité d’un homme qui, ayant été jusque-là toujours trompé et volé, estime avoir acquis, contre le monde, un droit de représailles. Aussi bien a-t-il, désormais, des devoirs nouveaux. Il ne s’est pas encore marié, en vérité : mais il vit maritalement avec une jeune femme « d’un goût exquis et pleine de sensibilité, » miss Courtney, qu’il paraît aimer beaucoup, ainsi que les enfans qui lui sont nés d’elle. C’est maintenant pour eux, autant que pour lui-même, qu’il a besoin de gagner de l’argent par tous les moyens ; et ce sentiment, joint au progrès naturel des instincts de moraliste que notre aventurier a toujours eus dans un recoin de son âme, revêt les pages finales de son récit d’une dignité sobre, sévère, un peu mélancolique, qui ne laisse pas de nous en rendre la lecture à la fois plus bizarre et plus agréable.

L’impression qui se dégage le plus nettement, pour nous, de cette dernière partie des souvenirs de Whaley, c’est que jamais Paris n’a été une ville plus gaie, plus frivole, plus adonnée au plaisir sous toutes ses formes, que pendant les crises les plus aiguës de la Révolution. Sans doute, cette impression tient surtout au caractère même du narrateur ; et il n’est pas surprenant qu’un homme comme celui-là, qui trouvait le moyen de perdre de l’argent au pharaon sur les ruines du Temple de Jérusalem, ait trouvé le moyen de se refaire une fortune en commanditant un tripot, au Palais-Royal, dans l’ancienne Chancellerie de la rue de Valois, pendant que se déroulait le procès de Louis XVI. Mais Whaley ne nous introduit pas seulement dans ce tripot, où se coudoient, chacune nuit, autour du tapis vert, les représentans les plus notoires de tous les partis opposés : à chaque pas qu’il fait dans Paris, des occasions s’offrent à lui de jouer aux cartes, de s’enivrer en joyeuse compagnie, ou de repousser vertueusement les avances de quelque jeune et charmante beauté, aristocrate ou bourgeoise, royaliste ou sans-culotte. Évidemment l’un des premiers effets de la fièvre révolutionnaire a été, non point peut-être d’aviver, mais d’enhardir, d’émanciper, de précipiter au grand jour de la rue, la dépravation produite, dans les mœurs françaises, par cent ans de paresse et de « libre pensée. » C’est en sortant d’une partie de bassette au Pavillon de Hanovre que Whaley assiste au retour de la famille royale, après le drame de Varennes ; et c’est au Café de Foy qu’il apprend, entre deux parties de pharo, les détails circonstanciés de l’exécution de Louis XVI.

Il y aurait à citer en outre, dans ce récit, mainte page précieuse pour notre connaissance de l’histoire anecdotique des hommes et des choses de la Révolution ; mais la place me manque, et, puisque je viens de mentionner le retour de Varennes et l’exécution de Louis XVI, ce sont ces deux épisodes que je vais choisir, parmi vingt autres, pour achever de donner un aperçu sommaire de l’intérêt, comme aussi de l’exactitude habituelle, du récit de Whaley. Voici d’abord le retour de Varennes :

A trois heures de l’après-midi, je me procurai, avec l’aide de quelques louis d’or, un siège dans une sorte de théâtre, édifié, pour la circonstance, à la porte des Tuileries.

L’ordre avait été donné qu’un profond silence fût observé, et que personne, sous aucun prétexte, ne se découvrît. Le carrosse du roi était d’ailleurs entouré de gardes nationaux, qui formaient, autour de lui, une masse impénétrable. Et j’ajoute que cet ordre ne m’empêcha point de soulever mon chapeau, au passage du roi : hardiesse que j’aurais payée cher, si un officier n’avait point persuadé aux sans-culottes de me laisser tranquille, en leur assurant que j’étais un fou irlandais.

Il y avait dans le carrosse, avec la famille royale, deux des commissaires, Barnave et Pétion, ce dernier tenant le petit Dauphin sur ses genoux. Le troisième commissaire, La Tour Maubourg, était dans une autre voiture. Sur le siège du carrosse royal étaient assis deux gardes du corps, tous deux jeunes, et d’excellente famille. Ils avaient les mains liées, comme les plus vils scélérats, et les visages exposés à la brûlure du soleil.


Le 20 janvier, veille de l’exécution de Louis XVI, Whaley vit entrer au Café de Foy deux hommes qui, armés de sabres et de pistolets, crièrent à plusieurs reprises : « Que ceux-là nous suivent, qui veulent sauver le roi ! » Mais personne ne répondit à cet appel. Le lendemain, l’Irlandais, « vêtu comme un vrai sans-culotte, » se trouvait, dès neuf heures, sur la Place de la Révolution, déjà absolument remplie de curieux ; mais, après s’être poussé jusqu’au pied de l’échafaud, son courage l’abandonna, et il s’enfuit au Palais-Royal. Il nous raconte, cependant, ce qu’il a pu savoir de la tragédie :


A dix heures, un grand corps de soldats, à pied et à cheval, firent leur apparition. Ils étaient suivis d’un carrosse, traîné par deux chevaux noirs, et amenant la victime royale, son confesseur, un officier municipal, deux officiers des gardes nationaux, et deux prêtres assermentés. Devant le carrosse chevauchait l’infâme Santerre.

Parvenu au bas de l’échafaud, le roi descendit, ôta son habit, qui était de couleur grise, et gravit les marches, d’un pas ferme, en promenant sur la foule un regard tranquille. Puis il s’avança, et voulut parler ; mais une batterie de tambours étouffa sa voix, de telle sorte qu’on ne put entendre que ces mots : « Je meurs innocent. Je pardonne à mes ennemis, et fasse le Ciel que la France… » Ici, par l’ordre de Santerre, l’exécuteur saisit le roi et l’attacha sur la planche. La chute du couperet ne sépara pas immédiatement la tête du tronc ; mais le bourreau, en pressant sur le fer, la fit tomber dans un panier placé là pour la recevoir. Alors un des aides, que l’on m’a dit être un ancien commis d’un marchand de vins de Reims, saisit la tête coupée, et, faisant le tour de l’échafaud, l’exposa au peuple. Quelques voix crièrent : « Vive la Nation ! Vive la République ! »

Quant à moi, j’avais encore l’esprit tout torturé des sensations les plus affligeantes, lorsque, — oh ! honte sur ces Anglais dégradés ! — quelques-uns de mes compatriotes entrèrent au café, et, d’un air de parfait contentement de soi, me montrèrent leurs mouchoirs, qu’ils avaient obtenu la permission de plonger dans le sang du roi.


Quelques mois plus tard, notre homme était à Calais, où il attendait le retour de sa maîtresse. Il rencontra là un « duc français, » qui lui sembla singulièrement désireux de se lier avec lui : mais il faisait voir, dans sa conversation, une telle violence de « principes démocratiques » que Whaley crut devoir « écarter ses avances, autant du moins qu’il pouvait le faire sans manquer à la politesse. » Or ce duc, une nuit, en grand mystère, vint frapper à la porte de l’Irlandais, et lui avoua que lui-même et plusieurs de ses amis n’affectaient le républicanisme que pour mieux servir les intérêts de la famille royale : après quoi il demanda à Whaley si celui-ci consentirait, moyennant mille louis, à se rendre aussitôt à Paris, avec certains papiers qu’il remettrait, en mains propres, à certain personnage « dont on désirait que le nom ne fût point révélé. » Et comme Whaley s’excusait de ne pouvoir pas quitter Calais avant deux ou trois jours, le mystérieux conspirateur parut atterré de cette réponse : il déclara au jeune homme « qu’un simple délai de quelques heures suffirait pour faire échouer tout un vaste projet. »

Nous aimerions à savoir ce que pouvait être ce « projet, » dont l’échec n’a peut-être tenu qu’à la présence, éminemment fortuite, cette nuit-là, dans la poche de Whaley, d’assez d’argent pour préserver l’aventurier de la tentation de gagner les mille louis qu’on lui proposait ; mais Whaley nous dit seulement que, depuis, « jamais plus il n’a eu de nouvelles du duc, ni de ses papiers. » En fait, il commençait dès lors à se désintéresser de la politique française, ayant formé le dessein de transporter en Angleterre sa fructueuse industrie de commanditaire de tripots. Et le lecteur apprendra avec plaisir qu’à sa mort, en 1800, il avait déjà suffisamment reconstitué sa fortune pour devenir l’ami intime du prince de Galles (on raconte même qu’il lui aurait gagné, aux cartes, une de ses maîtresses), pour épouser la sœur d’un lord et pour se faire bâtir un superbe château.


T. DE WYZEWA.