Revues étrangères - Les Lettres d’amour de Sophie-Dorothée et de Koenigsmarck

Revues étrangères - Les Lettres d’amour de Sophie-Dorothée et de Koenigsmarck
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 936-946).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

LES LETTRES D’AMOUR DE SOPHIE-DOROTHÉE
ET DE KŒNIGSMARCK


: The Love of an uncrowned Queen, par W. II. Wilkins, 2 vol. in-8o, illustrés ; Londres, 1900. 


La nuit du 1er juillet 1694, un gentilhomme suédois au service de l’électeur de Saxe, Philippe-Christian de Kœnigsmarck, fut assassiné dans un corridor du Palais ducal de Hanovre au moment où il sortait de la chambre de la princesse Sophie-Dorothée, dont il était l’amant. Les circonstances de cet assassinat ont été racontées bien souvent : elles ont naguère fourni à Henry Blaze de Bury, ici même, la matière d’un admirable récit que personne de ceux qui l’ont lu ne saurait avoir oublié[1]. Et c’est encore Henry Blaze qui a résumé pour nous, avec son mélange ordinaire de précision réaliste et de passion romantique, l’histoire des amours de Sophie-Dorothée et de Kœnigsmarck, telle que se sont plu à la reconstituer divers érudits allemands et Scandinaves. Mais le malheur est que ces érudits, ayant en main une foule de pièces qui leur eussent permis de présenter les faits sous leur vrai jour historique, n’ont pu résister à la tentation de les accommoder suivant leur fantaisie, ce qui a eu pour effet non seulement d’enlever à leurs ouvrages toute autorité, mais de discréditer les sources mêmes où ils avaient puisé. Ainsi s’explique, par exemple, que, placée depuis 1848 à la disposition du public, dans la bibliothèque de l’Université site suédoise de Lund, la correspondance amoureuse de Sophie-Dorothée et de Kœnigsmarck ait attendu plus d’un demi-siècle que quelqu’un prît la peine de la lire et de la publier.

Voici ce que disait de cette correspondance Henry Blaze, dans une note de son article sur le Dernier des Kœnigsmarck :


La correspondance entre Sophie-Dorothée et Kœnigsmarck, récemment découverte par le docteur Palmblad, se trouve aujourd’hui dans les archives de la bibliothèque de La Gardie à Lœberod, en Suède, où la déposa vers 1810 une petite-nièce de la propre sœur de Philippe de Kœnigsmarck. Celle-ci, en remettant à ses enfans ces lettres, leur avait dit que « c’était là un dépôt précieux et de conséquence, car ces lettres avaient coûté la vie à son frère et la liberté à la mère d’un roi. » Cette curieuse correspondance formerait à elle seule un gros volume. Les lettres de la princesse se distinguent par l’élégance de l’écriture et la correction de l’orthographe, luxe assez rare en ce temps, même en France, et dont on ne saurait trop tenir compte chez une étrangère. Au reste, aucune espèce de date, nulle indication du mois, du quantième, du lieu. Il ne faudrait rien moins que la patience d’un éplucheur de chartes pour débrouiller ce chaos chronologique. La chose cependant en vaudrait la peine, car une classification exacte, une traduction nette et claire de ces papiers, dont la plupart sont en chiffres, amèneraient, je n’en doute pas, mainte révélation intéressante pour l’histoire de cette époque.


Que Blaze n’ait pas eu « la patience d’un éplucheur de chartes, » c’est de quoi personne ne saurait lui faire un grief. Mais cette patience paraît avoir également manqué au docteur Palmblad, l’auteur suédois dont il se bornait à analyser l’énorme ouvrage sut Aurore de Kœnigsmarck, et qu’il louait comme un « écrivain d’une érudition anecdotique abondante, habile surtout à feuilleter les papiers de famille. » Admis à « feuilleter » les lettres de la princesse de Hanovre et de son amant, ce Palmblad a pris avec elles les libertés les plus étonnantes : sans essayer de les classer ni de les déchiffrer, il en a extrait au hasard quelques phrases qu’il a réunies bout à bout, en y joignant même parfois des phrases de son invention.

Et bien que ses extraits de la correspondance tiennent à peine six ou sept pages, il y a accumulé tant d’erreurs, que les érudits allemands se sont mis d’accord pour déclarer que les lettres « découvertes » par lui étaient évidemment apocryphes. Cinquante ans, elles ont dormi dans un carton de la bibliothèque de Lund, sans que personne daignât jeter les yeux sur elles.

Ces lettres sont cependant d’une parfaite authenticité. Leur contenu l’attesterait assez, à défaut d’autres preuves : car on y trouve à chaque ligne un naturel, une absence de scrupules littéraires, une préoccupation sincère et profonde des menus faits de la vie quotidienne, — pour ne point parler de leur accent de passion, — que jamais ne serait parvenu à leur donner un faussaire, même le plus savant et le plus habile. Mais, en outre, leur authenticité vient d’être établie d’une façon absolument positive et formelle par un écrivain anglais, M. W. H. Wilkins, qui, le premier, a entrepris de « débrouiller leur chaos ». M. Wilkins a d’abord démontré, par la comparaison du texte manuscrit et de la version de Palmblad, que toutes les erreurs relevées par la critique n’étaient imputables qu’à la fantaisie du soi-disant éditeur : et il a ensuite contrôlé un à un tous les détails historiques signalés dans les lettres manuscrites, en comparant celles-ci avec des documens anglais dont personne, il y a trente ans encore, ne pouvait avoir connaissance. Il a retrouvé par exemple, aux Archives d’État de Londres, les rapports envoyés chaque semaine à Guillaume d’Orange par lord Colt, ambassadeur anglais à la cour de Hanovre : ces rapports, qui étaient tenus soigneusement secrets au moment où les papiers des comtes de La Gardie sont entrés à l’Université de Lund, et dont, par suite, aucun faussaire ne saurait s’être servi, concordent de tout point avec les lettres de Kœnigsmarck et de Sophie-Dorothée. On retrouve même, dans les lettres de Sophie-Dorothée, de nombreuses allusions à des projets de voyages, de fêtes, etc., qui n’ont pas eu lieu, et que Colt, de son côté, mentionne dans ses rapports à son gouvernement.

Les lettres de Sophie-Dorothée et de Kœnigsmarck sont tout à fait authentiques : aucun doute n’est possible là-dessus, après les savantes recherches de M. Wilkins. Nous savons d’ailleurs, par le récit de la confidente de Sophie-Dorothée, que celle-ci et son amant avaient l’habitude de confier la garde de leurs lettres à Aurore de Kœnigsmarck, n’osant point les conserver près d’eux, et n’ayant point le courage de les supprimer : seules les dernières lettres ont été confisquées par la police de l’électeur de Hanovre, et sans doute détruites, au lendemain du meurtre de Kœnigsmarck : et en effet elles manquent, comme manquent, aussi, beaucoup de lettres de Sophie-Dorothée, que les deux amans auront jugées trop compromettantes, et brûlées sitôt lues. La correspondance est Incomplète, fragmentaire, sans cesse interrompue par de grosses lacunes ; on y rencontre des réponses à des questions qu’on ne connaît pas, et des questions dont la réponse est perdue : jamais une correspondance manuscrite n’a porté à un plus haut degré tous les caractères matériels et moraux de l’authenticité.

Et comme cette correspondance est écrite en français, nous ne pouvons trop regretter d’en être réduits à la lire dans la traduction anglaise que vient d’en publier M. W. H. Wilkins. Combien nous eussions préféré qu’un écrivain français, suivant le conseil de Blaze de Bury, prît l’initiative de « débrouiller » pour nous le « chaos » des manuscrits de Lund ! Combien les lettres de la princesse Sophie-Dorothée, en particulier, nous auraient touchés et charmés davantage dans la langue où elles sont écrites ! Car Blaze se trompe lorsqu’il nous dit qu’elles sont, pour la plupart, « en chiffres : » les chiffres, ou encore des pseudonymes, n’y servent qu’à remplacer certains noms, du reste fort aisés à retrouver ; et, pour le reste, les lettres de la princesse de Hanovre sont vraiment écrites dans le français le plus élégant, — à en juger du moins par les quelques passages que cite M. Wilkins, — ce qui d’ailleurs n’est pas aussi méritoire chez une « étrangère » que parait le supposer Blaze de Bury, lorsque l’« étrangère » se trouve être, comme Sophie-Dorothée, la fille d’une Française, et n’avoir jamais reçu qu’une éducation toute française.

C’est en français qu’aurait dû paraître, d’abord, cette correspondance. Et nous ne pouvons nous empêcher d’espérer qu’on nous en offrira quelque jour le texte français, son authenticité étant désormais prouvée, et son « chaos » à peu près débrouillé. Alors seulement nous pourrons goûter sa valeur littéraire ; alors seulement la critique historique pourra nous renseigner sur l’importance des renseignemens divers qui y sont contenus : importance qui paraît bien être en effet assez considérable, car toutes les lettres des deux amans sont parsemées de détails curieux sur l’histoire intérieure et extérieure du Hanovre à la fin du XVIIe siècle ; et une longue série de lettres de Kœnigsmarck est presque entièrement consacrée au récit de la campagne des Flandres de 1692, où l’officier suédois a pris une part des plus actives, et dont il ne se lasse point de décrire les moindres événemens à sa maîtresse, peut-être pour la divertir, peut-être pour éviter de répondre aux reproches qu’elle lui fait de ses galanteries.


Mais, en attendant que nous puissions porter sur ces lettres un jugement d’ensemble, la traduction anglaise que vient d’en publier M. Wilkins, avec les copieux et minutieux commentaires dont il l’a entourée, suffit à nous faire connaître, infiniment mieux que tous les récits des historiens ou des romanciers, le caractère des deux héros de la tragique aventure de Hanovre, et les sentimens divers qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Si incomplète et décousue qu’elle soit, et en raison même de son évidente authenticité, leur correspondance est le plus instructif des romans d’amour. Deux cœurs s’y révèlent à nous tout entiers, avec tant d’abandon et une passion si ardente, que les paroles les plus banales nous intéressent et nous touchent, nous apportant l’écho des profondes émotions qui les ont inspirées. A travers les mensonges, les flatteries, les colères de Kœnigsmarck, nous assistons, presque de jour en jour, à la lutte impétueuse de son ambition et de ses instincts. Et les lettres de Sophie-Dorothée ont beau être toujours remplies des mêmes plaintes et des mêmes reproches : quelque chose se retrouve, dans le ton de chacune d’elles, qui nous montre la malheureuse jeune femme sans cesse plus tendrement éprise de son séducteur, sans cesse plus hardie à la fois et plus docile, plus aveuglément conduite par le progrès de son amour au sacrifice de toute prudence comme de tout scrupule. Leurs deux cœurs se révèlent à nous dans leur réalité vivante, les deux cœurs les plus dissemblables qu’on puisse imaginer : et ce contraste ajoute encore à l’impression de fatalité que dégage le drame qui se joue sous nos yeux.

Voici d’abord l’amant, le beau Philippe-Christophe de Kœnigsmarck. Né d’une race de brillans aventuriers, il a employé sa jeunesse à parcourir l’Europe en quête d’aventures, et tout porte à croire qu’il n’est pas resté étranger à un attentat organisé par son frère aîné, dans une rue de Londres, contre le mari d’une dame dont ce frère convoitait la main et la fortune. Il arrive à Hanovre en 1688, y installe un grand train de maison, se lie avec les jeunes fils du duc Ernest-Auguste, et, dès 1689, on le voit mener de front deux intrigues : car en même temps qu’il fait la cour à la princesse Sophie-Dorothée, il devient l’amant de la comtesse Platen, maîtresse du duc, et la plus cruelle ennemie de la jeune princesse. Mais ce n’est qu’au mois de juillet 1691 que, brouillé avec la Platen, il entreprend sérieusement la conquête de Sophie-Dorothée. Il lui écrit en secret plusieurs lettres, la supplie, menace de se tuer, et reçoit enfin un premier billet. « Vraiment, — répond-il, — c’est moi qui aurais le droit de me plaindre, moi qui suis forcé à prendre tant de précautions et à subir tant d’incertitude. Mais je supporterai désormais mon malheur avec courage, puisqu’il a pour cause l’être le plus gracieux, le plus captivant, le plus charmant du monde. » À cette lettre, de nouveau, la princesse ne répond pas, et de nouveau Kœnigsmarck, par la prière et la menace, obtient d’elle quelques mots aimables. « Si vous n’aviez rien eu à vous reprocher, — lui dit-il, — vous n’auriez pas daigné m’écrire du tout ; mais en dépit de la manière dont vous m’avez traité, je ne puis m’empêcher de vous aimer. Le chagrin et la contrition que vous m’exprimez m’ont décidé à repartir pour Hanovre dès après-demain. »

C’est sur ce ton que sont écrites toutes ses lettres, à la fois impérieux et brutal, grondant la craintive jeune femme pour l’amener sans cesse à de nouvelles faveurs. Et en effet, dès le mois d’août suivant, Kœnigsmarck obtient la promesse d’une correspondance en règle ; on convient même d’un chiffre pour remplacer les noms propres ; et au lieu de signer ses lettres : Votre esclave ou : Votre obéissant valet, l’officier suédois écrit à la femme du prince héritier de Hanovre : « Adieu, aimable brune ! la poste part, il faut finir. Je vous embrasse les genoux. » C’est dans la même lettre qu’il offre pour la première fois à Sophie-Dorothée une preuve d’amour qui, depuis lors, va reparaître presque dans toutes ses lettres : n’ayant point l’imagination poétique, et n’aimant pas à se mettre en frais de complimens, il raconte à son amie que l’excès de sa passion le rend malade. « Hier, écrit-il, comme j’étais sorti pour me promener, j’ai eu des palpitations si violentes que j’ai dû rentrer chez moi. Sans votre chère lettre, je crois que je serais mort. » D’autres fois, son amour lui donne la colique, ou l’empêche de manger à sa faim. Et toujours il insiste pour obtenir un rendez-vous, tantôt faisant honte à Sophie-Dorothée de son peu de courage et lui citant l’exemple d’autres princesses plus entreprenantes, tantôt lui déclarant qu’il se tuera si elle s’obstine à ne le point recevoir. « J’ai ici, près de moi, une consolation : ce n’est point une jolie fille, mais un ours, un ours vivant et que je nourris. Si vous manquez à mon amour, je mettrai à nu ma poitrine et me laisserai déchirer le cœur. J’accoutume mon ours à manger le cœur des moutons et des veaux, et il s’en tire déjà le mieux du monde. Si jamais j’ai besoin de lui, je n’aurai pas longtemps à souffrir ! »

Sophie-Dorothée, de plus en plus touchée des souffrances qu’il lui fait voir, l’engage à se marier et se charge de lui trouver une femme. « Je me marierai si vous me l’ordonnez, — répond le galant Kœnigsmarck, — mais à la condition que vous me juriez sur votre honneur de garder toujours pour moi les sentimens tendres que vous m’avez montrés. » En réalité, il ne veut rien qu’un rendez-vous : et, pour l’obtenir, toutes les ruses lui sont bonnes. « Je vais partir pour la Morée, — lui écrit-il, — et j’espère bien n’en jamais revenir. » Et il ajoute : « Quand donc auras-tu enfin pitié ? Quand vaincrai-je ta froideur ? Me priveras-tu toujours du ravissement de goûter une joie parfaite ? Cette joie ne saurait exister pour moi que dans tes bras : et, si je ne puis l’y trouver, tout le reste m’est indifférent. » La princesse, alarmée, le conjure de ne point courir à la mort : sur quoi il répond : « Puisque vous m’ordonnez de rester, je le fais avec bonheur. Ma plus grande délice est de vous faire ma cour... Mais vous, de votre côté, ayez du courage : consentez à me recevoir, une seule fois, pas davantage, et pour un demi-quart d’heure ! » Sophie-Dorothée consent. Kœnigsmarck lui écrit, en manière de remerciement : « Les momens me semblent des siècles. Que les heures sont longues à passer ! Ne manquez pas d’avoir sous la main de l’eau de la Reine de Hongrie, par crainte que l’excès de mon bonheur me fasse m’évanouir ! Quoi ! j’embrasserai cette nuit la plus aimable des femmes ! Je pourrai baiser sa bouche charmante ! Je pourrai entendre de ses lèvres l’aveu de son amour ! J’aurai la joie d’embrasser ses genoux : mes larmes couleront le long de ses incomparables joues ! Je tiendrai dans mes bras le plus beau corps qui soit ! »

Une brute, voilà ce qu’est au juste le beau Kœnigsmarck, et une brute pleine de ruse dans sa grossièreté ; car la princesse, à ce moment, n’est pas encore résignée le moins du monde à se donner à lui, mais il devine qu’elle l’aime, il la sait triste, timide, inexpérimentée, et évidemment il espère la conquérir de force. Puis, voyant que la force ne lui réussit pas (car elle ne paraît pas lui avoir d’abord réussi), il recourt à d’autres artifices. « Mon attitude à l’égard de la duchesse de Saxe-Eisenach doit vous avoir montré que mon cœur est tout à vous, et que nulle autre beauté n’y saurait trouver place, pas même celle de cette princesse... Avez-vous remarqué comme elle m’a attaqué ? » Sophie-Dorothée lui propose alors de s’enfuir avec lui dans quelque recoin caché où ils pourront s’aimer librement. Et Kœnigsmarck s’empresse d’enregistrer cette proposition, mais en donnant à entendre à Sophie-Dorothée que mieux vaudrait pour elle garder son rang et sa fortune, et rester princesse tout en le prenant pour amant.

Il part ensuite, avec l’armée hanovrienne, pour la campagne de Flandre, et nous voyons commencer un nouvel acte de la comédie. Durant les loisirs que lui laisse la campagne, Kœnigsmarck s’amuse : il joue, il donne des fêtes, et avec tant de bruit que la nouvelle de ses divertissemens ne tarde pas à parvenir jusqu’à Sophie-Dorothée. Mais Kœnigsmarck, pour calmer la jalousie de sa maîtresse, imagine de paraître jaloux. Il accable la malheureuse de reproches au sujet de bals où elle serait allée, de conversations qu’elle aurait eues avec des jeunes gens : et toutes les lettres de Sophie-Dorothée ne sont remplies que d’explications, de justifications, de réponses à des accusations imaginaires qu’elle prend au sérieux, tandis qu’on devine aussitôt l’unique motif qui les a inspirées. Quand elle se hasarde à lui rappeler doucement qu’il a laissé passer trois postes sans lui écrire, il se fâche, menace de rompre, et affirme qu’il n’a laissé passer que deux postes, et non trois. Ou bien encore il énumère à la jeune femme tous les sacrifices qu’il a faits pour elle. « J’ai repoussé le riche mariage qu’on m’a proposé. J’ai aussi refusé de rester en Suède, bien que ce fût le seul moyen de sauver ma fortune. On m’a assuré que, si j’étais rentré, le roi de Suède m’aurait offert un régiment avec le titre de général. Voilà tout ce que j’ai sacrifié ! Et qu’ai-je reçu en échange ? »

Peut-être n’avait-il pas encore, à ce moment, « reçu en échange » la seule faveur qu’il convoitait ; mais il la reçut certainement dès son retour à Hanovre : « La nuit dernière, — écrit-il le 9 novembre 1692, — a fait de moi l’homme le plus heureux et le plus satisfait du monde. Vos baisers m’ont prouvé votre tendresse et je ne doute plus de votre amour pour moi. » C’est vers le même temps qu’il renoue son ancienne relation avec la comtesse Platen. Sophie-Dorothée la lui reproche : il avoue quelques entretiens, un échange de complimens ; et de nouveau il s’avise de paraître jaloux, accusant sa maîtresse de le tromper avec son beau-frère, à qui elle n’a pas dit un mot depuis plus d’un an. Mais au reste il se sent désormais si sûr de sa conquête qu’il prend de moins en moins la peine de se disculper. Ce qu’il veut, c’est que Sophie-Dorothée obtienne de ses parens, qui sont fort riches, une pension lui permettant de vivre avec éclat auprès de quelque cour étrangère : car il sent que sa propre situation à Hanovre devient de plus en plus difficile, il se voit presque entièrement ruiné par ses dettes de jeu, et n’rêve d’émigrer dans un pays où il puisse se faire gloire de sa princière conquête, sans risquer pour cela de mourir de faim.

« Je suis ravi d’apprendre, — écrit-il à Sophie-Dorothée le 17 juin 1693, — que votre père commence à vous écouter : avec l’aide de votre mère, peut-être pourrez-vous réussir dans votre projet, à la condition que vos efforts ne se relâchent point. N’oubliez pas que c’est l’unique moyen pour nous de devenir heureux !... Si vos parens vous promettent quelque chose de substantiel, consentez à écrire tout ce qu’ils voudront ; mais gardez-vous d’être jouée par eux ! » Quelques jours plus tard : « Votre mère, me dites-vous, a promis de vous donner deux mille couronnes. Je crains que ce ne soit beaucoup trop peu pour ce que nous voulons. Mais peut-être le ciel fera-t-il que votre père, lui aussi, consente à vous écouter ! » Le 2 juillet, Kœnigsmarck perd courage : « Je suis désolé d’apprendre que votre mère s’est querellée avec votre père au sujet du bâtard. On devine sans peine qui des deux est le plus faible, et je crains que nous n’ayons rien à espérer. Vous serez forcée de vous consacrer plus étroitement que jamais à votre mari, et moi, j’aurai à chercher quelque autre coin du monde, où je mendierai pour avoir à manger. » Mais le découragement ne dure que peu de jours, et, dès le 6 août, Kœnigsmarck enjoint de nouveau à sa maîtresse de poursuivre ses démarches auprès de ses parens. Ne vous laissez pas conduire ainsi par le nez ! C’est vraiment une honte ! » Jusqu’au début de l’année suivante, l’amant n’a pas d’autre pensée que de contraindre sa maîtresse à obtenir de ses parens cette grosse pension, qui puisse les faire vivre tous deux. « Si votre père est ruiné par les frais de la guerre, — lui écrit-il en novembre, — toute espérance est perdue pour nous ; mais je ne crois pas que les demandes des Danois soient assez exorbitantes pour le mettre à sec. »

Ses lettres continuent cependant à être remplies de protestations d’amour et de fidélité. Mais le ton y devient sans cesse plus dur, plus impatient, et l’on y rencontre souvent des passages tels que celui-ci : « La vie que je mène depuis le retour de la Cour doit, je le crains, vous donner plus d’un motif de jalousie : car je passe toutes les nuits à jouer avec des dames, et, sans vanité, elles ne sont pas laides ni d’un rang modeste. J’implore votre pardon, mais je ne puis pas vivre sans un peu de plaisir, et l’une de ces dames vous ressemble si fort que je ne puis m’empêcher de m’attarder en sa compagnie. Vous serez curieuse de savoir son nom, mais je ne vous le dirai pas, par crainte que vous ne me défendiez de lui faire la cour. » Il donne des soupers et des bals, et le dit à sa maîtresse, ajoutant seulement qu’il s’y ennuie fort. A quoi la malheureuse jeune femme, qu’il paraît avoir dès lors complètement terrorisée, n’ose plus même répondre par l’ombre d’un reproche : « Puisque vous me dites que votre souper était ennuyeux et triste, et que l’on s’est séparé très tôt, — écrit-elle, — je dois vous croire, bien que Stubenfol m’ait affirmé que vous aviez été le plus gai des hôtes, et qu’on n’était parti que longtemps après minuit. » Sûr de la soumission de Sophie-Dorothée, Kœnigsmarck, évidemment, se croit tout permis. Il n’a d’égard ni pour le rang de son amie, ni pour sa situation et les dangers où il l’expose sans cesse. Libre, lui-même, de ses actes, il entend l’avoir toujours à ses ordres. Voici un billet qu’il lui écrit, au moment où déjà leurs amours sont connues de tous, et où l’on épie leurs moindres mouvemens : « Je ne suis pas content de votre conduite. Vous me fixez un rendez-vous, et puis vous me laissez geler à mort dans le froid, attendant le signal. Vous saviez pourtant que j’étais là, de onze heures à une heure, faisant les cent pas au coin de la rue. Je ne sais que penser, mais je puis à peine douter de votre inconstance, après en avoir reçu une preuve si glaciale... Soyez tranquille, je m’en irai au plus vite ! Adieu donc ! Demain matin, je pars pour Hambourg. »

Tel est Kœnigsmarck, à le juger d’après ses lettres à Sophie-Dorothée. Et je regrette d’avoir dit que ces lettres nous révélaient son cœur tout entier : car parmi tant de renseignemens qu’elles nous fournissent sur lui, je ne crois pas qu’aucune d’elles nous apprenne, avec quelque certitude, s’il aime ou n’aime pas la jeune femme pour qui il va mourir. On devine parfois qu’il la désire, pour sa beauté et pour son luxe, surtout pour ce titre de princesse qui l’aura sans doute, dès le début, attiré vers elle. Mais, d’autres fois, l’expression même de ce désir sonne faux ; et jamais, en tout cas, elle ne s’accompagne d’un vrai cri de tendresse. Kœnigsmarck gronde la jeune femme, il la flatte, il lui commande : jamais on ne sent qu’il s’unisse à elle, qu’il essaie de la comprendre, ou simplement qu’il la plaigne. Seule sa mort est bien d’un amant. Sophie-Dorothée a décidé avec lui, dans les derniers jours de juin, qu’elle s’enfuirait le 2 juillet à Wolfenbüttel, où il doit la rejoindre. Il est lui-même en toute sûreté à Dresde, il sait que son retour à Hanovre risquera de le perdre. Et cependant il revient à Hanovre, il se présente la nuit chez sa maîtresse, il la force à le recevoir ; et c’est au sortir de chez elle qu’il meurt, en héros. Il l’aimait donc, et plus profondément que n’en témoignent ses lettres. Ou peut-être le danger a-t-il, dans ces tragiques journées, éveillé soudain et exalté son désir ? Peut-être lui a-t-il inspiré pour Sophie-Dorothée l’étrange sentiment qui devait pousser plus tard un autre aventurier, Lassalle, à courir avec la même folie au-devant de la mort ?

Mais, qu’il ait aimé ou non, peu d’hommes certainement ont été plus aimés. Et si, malgré sa mort héroïque, les lecteurs de ses lettres ne peuvent se défendre de le mépriser, personne certainement ne pourra se défendre d’admirer et de plaindre, malgré sa faute, la malheureuse jeune femme qui s’est livrée à lui tout entière. Voici une des lettres qu’elle lui écrivait, la dernière de ses lettres qui nous soit parvenue :


Vous êtes parti depuis six jours, et je n’ai pas encore reçu un seul mot de vous. Par quoi ai-je mérité d’être ainsi traitée ? Est-ce par ce que je vous ai aimé jusqu’à l’adoration, parce que je vous ai tout sacrifié ? Mais à quoi bon vous rappeler tout cela ? Mon incertitude est pire que la mort : rien ne peut égaler les tourmens qu’elle me fait souffrir. Quelle cruelle destinée est la mienne, grand Dieu ! Quelle honte d’aimer ainsi, et sans être aimée ! Mais j’étais née pour vous aimer, et je vous aimerai tant que je vivrai. S’il est vrai que vous ayez changé, — et j’ai une infinité de raisons pour le craindre, — je ne vous souhaite pas d’autre punition que de ne jamais trouver une fidélité et un amour semblables aux miens. Je souhaite qu’en dépit du plaisir que vous pourrez prendre à de nouvelles conquêtes, vous ne cessiez point de regretter l’amour et la tendresse que je vous ai montrés. Je vous aime plus qu’une femme n’a jamais aimé un homme. Mais je vous répète trop souvent les mêmes choses, vous devez en être fatigué. Ne vous en fâchez pas, je vous en supplie, ne m’ôtez pas la triste consolation de pouvoir me plaindre de votre dureté ! Je n’ai pas reçu un seul mot de vous : tout conspire à m’accabler. Peut-être, en plus du malheur de n’être plus aimée de vous, suis-je à la veille d’être définitivement perdue ? C’est trop pour moi, d’un seul coup : je n’y survivrai pas ! Adieu, je vous pardonne tout ce que vous me faites souffrir !


Oui, elle « était née pour aimer » l’homme grossier et dur qui la faisait souffrir ! Et M. Wilkins a raison d’évoquer, à propos de son aventure, l’immortel souvenir de Tristan et d’Isolde. Comme l’héroïne du drame de Wagner, la princesse de Hanovre nous apparaît victime d’un sortilège fatal qui, peu à peu, lui ôte toute force de résister et de se défendre. Mariée à un butor qui la déteste, entourée d’ennemis qui s’acharnent à l’humilier et à la tourmenter, longtemps elle n’a de pensée que pour son devoir : mais, du jour où Kœnigsmarck lui écrit pour la première fois, on sent qu’elle ne va plus cesser de lui appartenir. Elle-même le sent, avec un mélange d’épouvante et de ravissement. Et de jour en jour elle s’abandonne davantage à la passion qui s’est emparée d’elle, de jour en jour ses lettres nous la font voir plus tendre, plus humble, plus docile, plus aveuglément résignée à subir la brutale domination de son infidèle et cruel ami ; jusqu’à ce qu’enfin, comme Isolde, elle oublie, à force d’amour, tout le reste du monde, et s’expose, presque volontairement, aux pires dangers. Avec cela, toujours timide et douce, restant jusqu’à la fin « l’enfant » que Kœnigsmarck lui reproche d’être. Ses lettres, même dans la traduction anglaise, ont un charme, une grâce, un parfum délicieux. Puisse-t-on nous en offrir bientôt le texte français, de façon à nous rendre familière, dans son relief vivant, l’aimable et tragique figure de Sophie-Dorothée !


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1853.