Revues étrangères - Les Iles de la lagune de Venise

Revues étrangères - Les Iles de la lagune de Venise
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES ILES DE LA LAGUNE DE VENISE


{{c|Le isole della Laguna Veneta, par P. Molmenti et D. Mantovani. — Un vol. in-8o, illustré ; Bergame, Institut d’art graphique.


Est-ce dans Hoffmann, ou dans Achim d’Arnim, que j’ai lu l’histoire, — parodiée ensuite par Henri Heine dans son Atta Troll, — d’une belle jeune femme qui chante, et qui danse, et qui ravit les cœurs, et qui cependant est morte depuis des années, cadavre que je ne sais quelle sorcière, chaque matin, se plaît à ranimer d’un semblant de vie ? Le fait est que cette histoire étrange m’est, invariablement, revenue en tête, toutes les fois qu’un heureux hasard m’a permis de demeurer quelque temps à Venise. Car tandis qu’un très grand nombre d’autres villes italiennes se sont humblement résignées à leur mort, et n’ont plus à nous offrir, désormais, que le spectacle de leurs cendres dans de magnifiques ou touchans tombeaux, celle-là, qui avait toujours été la plus vivante de toutes, n’a pas encore consenti à nous laisser voir qu’elle ne vivait plus. Semblable à la jeune femme du conteur allemand, par mille artifices magiques elle s’est ingéniée à colorer son teint, à dessiner sur ses lèvres un sourire joyeux, à effacer toute trace du fatal travail de destruction qui s’opérait en elle. Combien de ses églises, abattues par la main des hommes ou par celle de Dieu, se sont inespérément relevées de terre, de même que va bientôt s’en relever le clocher de Saint-Marc ! Combien de ses palais, que nous avons connus naguère dévastés, meurtris, à peu près informes, nous émerveillent aujourd’hui par la pure élégance de leur façade et de leurs salons : plus splendides, plus intacts, plus parfaitement « vénitiens » et « quattrocentistes » que lorsque les admirait Philippe de Commines ! Et n’avait -elle pas toute la portée d’un symbole, cette petite paysanne allemande qui jadis, à Munich, m’a appris qu’elle était engagée à Venise, pendant « la saison, » pour aller faire de la dentelle « vénitienne «  dans un fameux atelier voisin du Rialto ? Nuit et jour, l’adorable fée de l’Adriatique continue à chanter, à danser, à ravir les cœurs : mais, avec tout cela, elle est morte ; et c’est ce que ne peuvent s’empêcher de sentir, tristement, ceux qui l’aiment, sous la gaîté brillante, trop brillante, du « sépulcre blanchi » qu’elle est devenue.

Elle est morte il y a tout juste cent ans : ou plutôt il y a cent ans que, très gravement malade depuis plus d’un demi-siècle, elle a reçu un dernier coup, dont il ne lui a pas été possible de guérir. Ce coup lui a été porté par Napoléon, sous la forme d’un décret qui la condamnait, en 1806, à fermer ses couvens et toutes ses communautés religieuses. Dépouillée de son ancienne grandeur et de sa liberté même, réduite à ce rôle humiliant de vassale qu’elle avait fièrement rêvé d’imposer à tout le reste des cités italiennes, Venise, jusque-là, s’était pourtant obstinée à vivre, toujours alerte, hardie, pleine de foi dans son étoile et dans l’impérissable génie de sa race : le décret de Napoléon acheva de la tuer. Et comment n’aurait-il pas tué une ville dont toute la vie sociale, de tout temps, — et plus, peut-être, que nulle autre part, — était née et s’était développée sous l’étroite dépendance de sa vie religieuse ? Il suffit de lire, dans l’excellent Carpaccio de MM. Molmenti et Ludwig[1], les chapitres consacrés à l’organisation des confréries laïques de Venise, depuis l’aristocratique société de la Calza jusqu’aux diverses scuole bourgeoises et populaires, pour comprendre l’influence décisive que n’a pu manquer d’avoir, sur les destinées d’un peuple déjà usé et affaibli, la brusque suppression de ces couvens à l’ombre desquels, de génération en génération, toute famille s’était accoutumée à travailler comme à se reposer, à entremêler commodément ses journées d’exercices pieux et de parties de « sorts. » Aussi l’agonie fut-elle rapide, dès ce moment, rapide et navrante. Récits de voyageurs, tableaux et gravures (recueillis au Musée Civique), toute sorte de documens nous font assister, presque jour par jour, à la transformation de la plus vivante des villes en un cimetière. Les églises s’écroulent, ou se vident de ce qu’elles avaient gardé de leurs monumens ; autour d’elles, les cloîtres sont remplacés par de misérables maisons, quand ce n’est point par des squelettes de fabriques, dont la plupart font banqueroute avant d’être sur pied ; les palais, délaissés ou habités à contre-cœur, ne se défendent plus contre l’attaque insidieuse de l’eau, leur tenace ennemie ; et sans cesse nous avons l’impression qu’un sommeil plus profond, plus lugubre, s’étend sur ces canaux et ces places où, tout à l’heure, s’agitait la délicieuse parade comique des Longhi et des Goldoni.

Encore Venise, comme je l’ai dit, a-t-elle toujours eu soin de cacher les signes de sa mort ; mais force lui a été d’abandonner à leur destin la troupe tout entière de ses sœurs, ces glorieuses et vénérables îles qui, durant les siècles, avaient partagé ses souffrances aussi bien que ses fêtes, et que nous voyons se serrer doucement, tendrement, autour d’elle, dans la charmante carte de l’Isolario de Benoît Bordone. Chacune de ces îles a sa physionomie propre, dans la carte historiée, depuis Torcello jusqu’à Chiozza, depuis Sainte-Hélène jusqu’à Saint-Second ; et chacune, toutefois, nous présente l’aspect d’une petite Venise ; et il n’y en a pas une qui ne soit dominée par les tours massives ou le clocher pointu de son monastère. Lorsque l’Anglais Coryat vient se repaître les yeux et le cœur de la vue de Venise, en 1608, il ne trouve pas de mots assez enthousiastes pour décrire l’élégante et diverse beauté des îles de la Lagune, avec « leurs édifices délectables et leurs plaisans jardins. » Plus tard, l’auteur anonyme des Délices de l’Italie nous promène d’île en île, s’exaltant à nous énumérer les trésors de Saint-Christophe, de Saint-Michel, de Saint-Nicolas, mais surtout de ce Murano « où l’on mange les meilleures huîtres du pays : » — renseignement que nous avait fourni déjà Coryat, un siècle auparavant, et en y ajoutant, avec son habituelle précision documentaire, que « ces huîtres, en vérité, étaient petites, de grosseur un peu moindre que les huîtres anglaises de Wainflete, mais aussi vertes qu’un poireau, et gratissimi saporis et succi. » Le voyageur français, lui, poursuit en ces termes sa description de Murano : « C’est l’endroit où les Vénitiens vont ordinairement se divertir, parce qu’en effet ce ne sont que maisons de plaisance, palais, et jardins délicieux, dans lesquels il y a les plus agréables promenades et les meilleurs fruits. Il y a, dans ce petit lieu, plus de monastères et d’églises, toutes magnifiques, que dans plusieurs grandes villes d’Italie. » Et ce qu’il dit là de l’une des îles de la Lagune, il pourrait le répéter de toutes les autres. Parmi les chefs-d’œuvre vénitiens de l’Académie, des musées de Milan, de Londres, de Berlin, combien ornaient autrefois des églises de Sainte-Hélène ou de Saint-Michel, de Burano ou de la Chartreuse ! Hélas ! la mort a pris possession désormais de ces sœurs de Venise, que naguère le savant cosmographe Vincent Coronelli, dans son Atlante Veneto, plaçait au premier rang de toutes les îles du globe : et une mort dont aucun artifice ne tâche à nous déguiser l’horreur, mais qui plutôt, croirait-on, se complaît à étaler sous nos yeux son œuvre d’enlaidissement et de profanation. D’un seul coup, le décret impérial de 1806 a ruiné, anéanti l’archipel vénitien.

Voici, un peu en arrière de Saint-Georges-Majeur, l’île de la Grâce. Elle était célèbre entre toutes, au temps passé, par son hospice de pèlerins, par l’image miraculeuse de la Vierge que contenait son église, et par ce couvent de Jéronimites où la belle et sage Bianca Spinelli, le soir de ses noces, et avec le consentement de son jeune mari, était venue sacrifier à Dieu tous ses rêves d’amour et de bonheur terrestres. L’âme de Bianca Spinelli avait sanctifié, depuis lors, l’exquise petite île ; et je ne connais pas de vision plus touchante, plus vraiment angélique dans sa limpidité, que celle que nous offre une estampe italienne représentant l’île de la Grâce, telle qu’elle était encore au XVIIIe siècle, avec ses bouquets d’arbres reflétés dans l’eau, avec le haut clocher de son couvent et la façade légère de son église, avec le groupement pittoresque de ses toits inégaux sous l’étrange colonnade de ses cheminées : tout cela immortellement jeune, délicat, recueilli, et comme parfumé de silence heureux. Mais, en 1806, l’église et le couvent furent fermés : en 1810, ils furent démolis, et l’on construisit à leur place une poudrière, que la juste colère du ciel supprima, par une explosion, quarante ans après. Aujourd’hui l’île de la Grâce, sans autres monumens qu’une longue rangée de hangars et quatre ou cinq cheminées d’usines, est devenue un potager, d’où le « ventre de Venise, » tous les matins, reçoit sa provision de choux, de carottes, et de céleris.

Trop heureuse au moins celle-là d’avoir pu, en échange de sa beauté et de son utilité séculaires, être appelée à une destination aussi respectable ! Mais voici, non loin d’elle, à la pointe orientale des Jardins Publics, une autre île que tous les visiteurs de Venise doivent avoir remarquée : car on la découvre de divers endroits, et l’œil est invinciblement attiré par ce qu’il y a, dans sa laideur, de funèbre en même temps que de monstrueux. Au centre se dresse une énorme cheminée noire, en forme de cône, et qu’on ne sait quelle secrète prétention artistique rend encore plus affreuse, dans son état présent d’inertie et de délabrement. Alentour, parmi des terrains vagues et des tas de décombres, une vingtaine de longues et plates bâtisses de pierre ou de bois, édifiées naguère pour servir d’ateliers et de magasins à une fabrique, mais depuis longtemps fermées et abandonnées, pourrissant là sans usage possible. Et à ce spectre pitoyable de la défunte fabrique s’ajoute et s’oppose, non moins pitoyable, le spectre décharné d’une antique église. Privée de sa façade, avec son énorme toit nu, ses fenêtres gothiques murées ou béantes, c’est bien l’église la plus morte que l’on puisse voir ; on serait tenté de penser que les nouveaux maîtres de l’île l’ont mutilée, à dessein, de cette manière, pour la réduire au ton de laideur des ruines qui l’entourent. Telle est, à présent, l’île de Sainte-Hélène : mais autrefois, avant le décret de 1806, ce lieu de désolation était le plus précieux joyau de toute la Lagune, « l’œil des îles vénitiennes, » insularum ocellus !

Dès le milieu du XIIe siècle, l’évêque Michiel avait fondé, dans cette petite île, un refuge pour les pèlerins de Terre Sainte et pour les pauvres voyageurs de toute provenance. En 1205, une grande et magnifique église y avait été élevée, où l’on avait déposé les restes vénérés de la mère de Constantin. Deux siècles plus tard, le pape Grégoire XII avait concédé l’île aux moines Olivétains ; et ceux-ci, qui l’avaient habitée jusqu’en 1806, s’étaient toujours pieusement employés à la rendre belle. Peu d’îles étaient plus riches que celle-là en beaux arbres ; le pourtour de l’église, notamment, était tout planté d’une végétation dont maint voyageur nous a vanté la fraîche verdure et les charmans ombrages. Quant à l’église elle-même, tournant vers la Lagune sa haute façade, — où, sous la rosace éclatante d’une verrière, Antoine Rizzo et d’autres maîtres avaient sculpté un superbe portail, — les Pères Olivétains l’avaient remplie, trois siècles durant, de tout ce que l’art vénitien produisait de plus noble et de plus parfait. Sans parler de ses chefs-d’œuvre de broderie, d’orfèvrerie, et d’enluminure, ni des célèbres stalles du chœur, travaillées en intarse par le Frère Jean de Vérone, on voyait là une centaine de peintures fameuses, dont quelques-unes seulement, nous ont été conservées. Toute l’île, d’ailleurs, n’était qu’un musée, dans un jardin de conte de fées. Jamais rêve plus délicieux ne s’est changé en un plus triste et vilain cauchemar. Et pourquoi ? à quel profit ? Le changement ne peut pas même, cette fois, se couvrir du pauvre prétexte de l’utilité. C’est gratuitement, pour la joie de détruire, que l’on a détruit la « prunelle des îles. »

Mais à quoi bon continuer d’évoquer le douloureux martyrologe des îles vénitiennes ? Toujours, que notre barque aborde à l’île du Saint-Esprit, à la Chartreuse de Saint-André, à Saint-Nicolas du Lido, c’est toujours le même spectacle qui nous y attend, et la même histoire qui, immanquablement, s’y rappelle à nous. Et c’est encore une histoire pareille que nous racontent celles des îles qui, comme Chioggia, Burano, Mazzorbo, n’ont pas entièrement péri après la suppression de leurs monastères, mais qui n’en ont pas moins perdu, depuis cent ans, à la fois leur beauté et leur vie de jadis. Détournons plutôt nos regards de ces scènes de mort, qui sont décidément, hélas ! tout ce qu’ont aujourd’hui à nous faire voir les îles vénitiennes ; et efforçons-nous de nous représenter l’aspect ancien de ces îles, à l’aide des renseignemens divers que viennent de recueillir, pour nous, deux des plus fervens amoureux du passé de Venise, MM. Molmenti et Mantovani !


Le volume où ils ont recueilli ces renseignemens fait partie d’une collection entreprise, il y a deux ou trois ans, par l’Institut d’Art Graphique de Bergame, sous le titre général de : l’Italie artistique. C’est une collection de courtes monographies illustrées, dont chacune s’occupe, tout ensemble, de décrire l’état présent d’une ville ou d’une région italienne, et de nous raconter les faits principaux de son histoire, ou tout au moins ceux d’entre eux dont un vestige, matériel ou moral, s’est conservé à travers les siècles. Des collections analogues existent, comme l’on sait, en Allemagne, en Angleterre, et aussi chez nous : mais je dois dire que l’italienne, prise en bloc, me paraît supérieure à toutes ses rivales. Elle le serait, je crois bien, indépendamment même du talent des auteurs : car où trouverait-on, hors de l’Italie, d’humbles petits chefs-lieux de département ou de sous-préfecture qui, — pour ne point parler de Sienne, de Pérouse ou de Parme, — fussent aussi riches de souvenirs historiques et de chefs-d’œuvre d’art que Vicence, Volterre, Urbin, Ravenne, Gubbio, que la plupart des villes qui figurent, dès maintenant, sur la liste des volumes de l’Italie artistique ? Mais ce n’est pas tout : j’ajouterais volontiers que, parmi toutes les races de l’Europe, il n’y en a pas qui soit mieux faite que l’italienne pour produire et pour apprécier des monographies du genre de celles-là. Car, en vérité, quelque effort que tente l’Italien d’aujourd’hui pour préférer sa grande patrie nouvelle à la petite patrie locale qu’ont exclusivement aimée et servie ses parens, c’est toujours encore celle-ci qui, au fond de son cœur, lui reste la plus chère. Un Siennois, transplanté à Rome ou à Milan, y emporte l’amour passionné de Sienne ; et non seulement il prend plaisir à en revoir jusqu’aux moindres ruelles : tout le passé de sa ville survit, pour lui, avec une intensité et une ardeur admirables. Que de fois, dans une bourgade de Toscane ou d’Ombrie, un brave bomme rencontré au restaurant, un cocher de voiturin, m’a appris, sur l’histoire de tel « sanctuaire » ou de telle « villa, » des détails plus précis et plus pittoresques que ceux que j’avais lus dans les livres ! Et c’est ce don d’évocation patriotique, cette habitude d’unir dans une même tendresse le présent et le passé de sa ville natale, qui permettent à l’écrivain italien, pour peu qu’il y joigne le génie d’improvisation familier à sa race, de nous offrir des guides aussi excellens que le sont, par exemple, dans la collection de l’Institut de Bergame, l’Urbin de M, Lipparini, le Vicence de M. Pettina, le Ravenne et le Volterre de M. Ricci, ou le livre de MM. Molmenti et Mantovani sur les Iles de la Lagune de Venise.


Ces îles mortes, les deux auteurs les font revivre, une à une, devant nous. De la Giudecca à Saint-François du Désert, ils nous racontent leur gloire de jadis, nous les montrent dans tout l’éclat de leur élégante et joyeuse beauté, et puis, en deux mots, nous signalent la ruine qu’a faite, de chacune d’elles, le fatal décret de 1806. Leur admiration pour l’ancienne civilisation de Venise ne les rend pas injustes pour ce qui, désormais, s’est substitué à elle ; et c’est même avec un enthousiasme assez imprévu qu’ils célèbrent, au premier chapitre de leur livre, le remplacement de l’un des plus vénérables monastères de la Giudecca par un gigantesque moulin à vapeur, « capable de moudre, tranquillement, 2 750 quintaux de grain toutes les vingt-quatre heures. » Ils reconnaissent à ce moulin une part de « splendeur et de majesté, » et même « une certaine poésie, sévère, profonde, quasi symbolique. » Ils nous mettent en garde contre une tendance, trop commune, à « condamner, comme inesthétique, toute modernité, pour adorer, comme toujours belles, les œuvres du passé. » Mais quand, ensuite, ayant quitté la Giudecca et Saint-Georges-Majeur, ils abordent aux vraies îles de la Lagune de Venise, leur respect de la « modernité » ne tient pas devant le spectacle, vingt fois renouvelé, d’une dévastation plus barbare que ne le fut jamais celle des Huns ou des Visigoths. Et ainsi, de plus en plus, pour échapper à l’âpre tristesse qui les envahit, ils se tournent vers ce « passé » dont, maintenant, en comparaison de ce présent trop « moderne, » il n’y a plus œuvre si médiocre qui ne les ratisse. Eux qui, tout à l’heure, s’émerveillaient de la « majestueuse poésie » d’un moulin à vapeur, élevé sur le lieu d’une vieille église et d’un vieux couvent, les voici qui, presque arrivés au terme de leur excursion, s’enhardissent à déplorer, — et d’ailleurs le plus justement du monde, — que la « modernité » ait cru devoir « nettoyer et repolir, » troubler dans son sommeil de mort l’ombre de Torcello,


A l’endroit de la place du Dôme où siégeait jadis le Conseil de Torcello, on a institué un Musée Municipal qu’est venu compléter, plus récemment, un Musée de l’Estuaire Vénitien. Là se trouvent recueillis et classés avec grand soin divers objets antiques déterrés dans l’île, ou péchés dans la Lagune, des morceaux de sculpture romains et byzantins, des vestiges de l’ancien Torcello, des sceaux et emblèmes de sa Commune ; surtout l’on y admire quelques mosaïques du XIe siècle, la bannière de sainte Fosca, en fils d’argent et de soie, enfin les restes précieux de la pala d’argent doré qui était, autrefois, dans l’église Notre-Dame.

Mais celui qui a vu Torcello il y a bien des années, avant que l’impitoyable curiosité historique soit venue fonder ces établissemens, celui-là se rappelle combien de particularités pittoresques y séduisaient les yeux, de toutes parts, lorsque les ruines étaient encore admises à nous garder, directement, le souvenir du passé. La place, jadis brûlante de vie, n’était toute que solitude et que sauvagerie ; le fabuleux trône de pierre que l’on appelait le trône d’Attila se dressait au milieu de décombres et de gravats épars, comme une image de l’œuvre accomplie par le Fléau de Dieu dans les cités vénitiennes ; et, alentour, c’étaient la Logette, le Palais Communal, et l’admirable Dôme, et la petite église de Sainte-Fosca : tout cela ne formant qu’une seule merveille, un fragment authentique du moyen âge, avec sa grandeur et sa barbarie. Aujourd’hui, tout a été rangé, retouché, restauré ; rien ne reste plus de cette scène d’abandon solennel qui, hier encore, avait un attrait irrésistible pour toute âme plus éprise de la poésie du passé que de cette manie égalisatrice de la modernité. Mais il faut, décidément, nous résigner à ce que celle-ci soumette jusqu’aux reliques des siècles défunts à ses règles uniformes, à cet ordre officiel, à ce régime de « caserne philosophique » où voici déjà que nous vivons, tous, soigneusement alignés et numérotés !


Telle qu’elle est, cependant, et malgré ce nouvel assaut de la « modernité, » Torcello est aujourd’hui la plus attirante des îles vénitiennes. Le spectacle de la mort y est d’une beauté si profonde et si forte que, jusqu’ici, elle a résisté à tous les travaux des « restaurateurs ; » et nulle autre part, peut-être, la plainte du passé ne nous parle au cœur plus éloquemment. Sur cette place déserte où, à l’ombre de l’énorme clocher muet de la cathédrale, repose l’étrange et léger fantôme de Sainte-Fosca, ne semble-t-il pas qu’un gémissement s’élève du sol, la voix désolée de l’ancien Torcello ? C’était autrefois une des plus riches et puissantes cités de la confédération vénitienne. Elle avait un grand canal, de larges ponts de pierre, des palais plus vastes et ornés que ceux de Murano ; elle avait une magistrature communale, une noblesse, dont chaque membre était admis aux droits des citoyens de Venise. Elle avait même fini par trafiquer de ses titres de noblesse ; et Goldoni nous fait voir un personnage qui était devenu gentilhomme de Torcello pour dix ducats, « moins que le prix d’un âne. » Désormais, tout cela est mort : aucune trace ne subsiste plus de la vie de l’île. Mais, au moins, son art lui a survécu, qui l’empêche de sombrer dans l’oubli comme toutes ses sœurs. L’abside byzantine de Sainte-Fosca, l’intérieur de la cathédrale avec ses mosaïques, sa chaire, et les chapiteaux fleuris de ses colonnes, ces choses admirables ont beau avoir été remises à neuf, depuis quelques années : dans le silence et la désolation qui les environnent, leur charme pieux nous pénètre merveilleusement ; et il y a peu d’endroits, à Venise même, où se révèle mieux à nous ce mélange de fantaisie et de dévotion qui, pendant les siècles, va devenir la marque distinctive de l’art vénitien.

L’illustre voisine de Torcello, Murano, a eu la bonne fortune de conserver, elle aussi, quelques-unes de ses œuvres d’art. Gâtée par le « zèle sans pitié » des restaurateurs, l’abside de sa cathédrale n’en continue pas moins à nous offrir un ensemble de lignes d’une ampleur magnifique ; et l’intérieur de cette cathédrale, pour être d’un style plus pauvre que celui de l’incomparable Notre-Dame de Torcello, a pourtant le même caractère de simple et élégante piété. Une autre église, Saint-Pierre Martyr, possède une dizaine de tableaux, dont l’un, une Vierge planant au-dessus de Saints, est un des plus beaux poèmes de couleur et de lumière que nous ait laissés la peinture de Venise ; sans que nous puissions d’ailleurs jamais savoir au juste, probablement, le nom du poète à qui nous le devons : car son ancienne attribution à Basaiti est inadmissible, et il me paraît bien difficile d’admettre, en échange, l’attribution à Jean Bellin que nous proposent à présent MM. Molmenti et Mantovani. Sainte-Marie des Anges a un plafond de Pennacchi, un tombeau mémorable, un Miracle de Saint-Marc de l’école de Tintoret. Ainsi les œuvres curieuses ne manquent pas, à Murano ; et il n’y manque pas non plus de vieux palais, ni de ponts pittoresques : et cependant ni le désert des ruines de Torcello, ni le spectre lamentable de l’île de Sainte-Hélène, ne nous donnent à un tel degré l’impression de la mort. « Le souffle du temps, pareil à celui de la mort, a passé sur l’île, » écrivent les deux auteurs italiens : mais non. l’on ne peut pas même dire que ce soit « le souffle du temps » qui ait tué Murano. L’île, qui aujourd’hui a quatre mille habitans, en avait, encore, plus de trente mille au XVIIIe siècle. Jusque sous la domination française, il y a cent ans, les voyageurs nous ont vanté la richesse de ses maisons, le charme de ses jardins, la fête perpétuelle qu’y était la vie. Aujourd’hui, les maisons les plus somptueuses, ont été « profanées, mutilées, abattues, dans une véritable orgie de destruction ; » les jardins des Bembo et des Navagero, de Tryphon Gabriello et de la reine de Chypre, sont devenus des places inutiles ou des terrains vagues ; et à la fête séculaire des rues et des canaux a succédé une désolation que personne qui l’a vue ne saurait oublier. Ici comme dans tout le reste de l’archipel vénitien, la catastrophe s’est produite brusquement : peu d’années ont suffi pour flétrir et dégrader la fleur de la Lagune, le « délectable Muran, » le plus exquis lieu de plaisir de la chrétienté.


La prospérité de Murano a commencé de très bonne heure, dans l’histoire. L’île a servi d’abord de refuge aux habitans d’AItina, chassés par les Huns, puis à ceux d’Opiterge, fuyant les Lombards. Dès l’an mille, elle comptait parmi les parties les plus florissantes de la république nouvelle. Gouvernée, à l’origine, par les tribuns de la République, elle eut, au Xe siècle, ses juges particuliers ; et, en 1275, un patricien de Venise y vint résider, avec le titre de podestat. Ses communes, du reste, se sont toujours régies par des lois propres et des statuts très anciens, avec un grand et un petit conseils. Elle jouissait de toute sorte de franchises et de privilèges, dont le plus curieux était la défense faite au bargello et aux sbires vénitiens ! d’approcher de l’île. Lorsqu’un délit était commis, les magistrats de l’île avaient, seuls, le droit d’arrêter le coupable ; et toujours ils l’enfermaient dans leurs prisons, avant de l’envoyer à Venise pour y être jugé ; privilège bien étonnant, quand on se rappelle combien le gouvernement vénitien était jaloux, en général, de ses prérogatives judiciaires. Pouvoir était aussi, concédé à la commune de Murano de frapper des monnaies d’or et d’argent dites oselle (oiselets), et d’en faire don au podestat ou à d’autres fonctionnaires. Et dès le temps du doge Grimani, dans la première moitié du XVIe siècle, Murano était déjà toute remplie de superbes palais, où les nobles de Venise venaient s’amuser, les savans se livrer à un heureux repos, les dames s’entretenir avec d’illustres galans...


De toutes les îles de la Lagune de Venise, deux seulement, parmi la mort de leurs sœurs, sont restées vivantes : Saint-Lazare, au sud de Sainte-Hélène, et, au nord-est, par delà Torcello, Saint-François du-Désert. Toutes deux sont des couvens ; et MM. Molmenti et Mantovani ont négligé de nous apprendre comment l’un de ces couvens celui de Saint-François, avait pu échapper au décret de 1806 : à moins que, n’y ayant pas plus échappé que les moines de Sainte-Hélène, de Saint-André, et des autres couvens, les moines franciscains soient revenus, ensuite, reprendre possession de leur île, avant qu’on se fût encore avisé de la saccager. Quant à Saint-Lazare, ce couvent de Pères Arméniens, — qui jadis avaient émigré de Morée pour n’avoir pas à subir la domination turque, — obtint d’être excepté du décret de Napoléon en se réclamant du pavillon turc. Il s’est donc maintenu tel qu’il était depuis sa fondation, dans les premières années du XVIIIe siècle : et c’est assez de l’apercevoir du dehors, au passage, comme je l’ai fait un matin de printemps, pour emporter à jamais de cette vision fugitive le charme d’un beau rêve, une adorable image de paix et de gaîté chrétiennes. Vingt îles. nous souriaient ainsi dans la Lagune, il y a un siècle, accueillantes et jolies autant que celle-là, et avec des merveilles d’art autrement précieuses : les chefs-d’œuvre de l’architecture et de la peinture italiennes.

Mais Saint-Lazare n’a pas besoin d’être signalée aux amateurs de Venise : tandis que je regrette de ne pouvoir pas citer les pages consacrées par MM. Molmenti et Mantovani à la seconde des deux îles qui ont réussi à garder leur destination et leur vie anciennes, Saint-François-du-Désert. Non pas que cette île ait jamais eu la vie joyeuse et brillante d’une Murano, ou même le recueillement souriant de Saint-Lazare. Un « désert, » telle l’a bien voulue le Pauvre d’Assise, lorsqu’en 1220, à son retour d’Egypte, il s’y est arrêté pour « bâtir, de ses mains, une cabane de joncs cimentée de boue : » mais, à défaut d’hommes, d’innombrables oiseaux peuplaient, continuent aujourd’hui à peupler ce désert. « Petits oiseaux, mes frères, interrompez-vous un moment de chanter, jusqu’à ce que nous ayons fini nos oraisons ! » C’est là qu’ont été dites ces paroles célèbres : et nous les entendons planer encore sur la petite lie, parmi les vénérables cyprès, autour de l’humble et charmant clocher pointu de l’église. De toutes les îles de la Lagune vénitienne, aucune n’est plus doucement, plus saintement belle. « Nulle part on n’a plus vraiment l’impression d’être loin du monde, d’avoir pénétré dans un lieu de paix surhumaine. Et l’âme de saint François poursuit immortellement sa prière, parmi les arbres avec leurs milliers de nids, en face de la Lagune scintillante de soleil. »


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1906.