Revues étrangères - Les Écrits posthumes du comte Tolstoï

Revues étrangères - Les Écrits posthumes du comte Tolstoï
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 936-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LES ÉCRITS POSTHUMES DU COMTE TOLSTOÏ


Le Faux Coupon, le Cadavre Vivant, etc. ; le Père Serge, la Lumière qui brille dans les ténèbres, etc. ; Hadji Mourad, etc, 3 vol. — Saint-Pétersbourg, Londres, Berlin, Paris. 1912.


J’imagine que la joie des héritiers du comte Léon Tolstoï dut être bien vive, — et mêlée peut-être d’un peu de surprise, — lorsqu’en examinant les papiers posthumes de l’illustre auteur de Résurrection ils y découvrirent un grand drame inédit absolument achevé, un drame « en six actes et douze tableaux, » intitulé : le Cadavre Vivant. Aussitôt la nouvelle de l’heureuse découverte se répandit à travers le monde ; les principaux théâtres de Saint-Pétersbourg et de Moscou rivalisèrent de zèle pour orner de somptueux décors la mise en scène du drame ; et, en attendant que l’un de nos théâtres parisiens nous révélât, à nous aussi, le dernier chef-d’œuvre de Tolstoï, une traduction nous en fut offerte par l’un de nos grands journaux illustrés. Il est vrai que, pour notre public français tout au moins, la lecture de ce Cadavre Vivant se trouva être une déception. Non seulement l’œuvre du comte Tolstoï manquait, à un degré incroyable, de toute trace de ses idées philosophiques et morales ; non seulement la pièce n’était qu’un « mélodrame » assez banal, et dont l’invention même n’avait rien de méritoire, — puisqu’on nous apprenait que l’aventure qui en formait le sujet avait eu lieu réellement dans une certaine ville de la Russie : mais l’ordonnance des scènes, l’allure du dialogue, la langue, tout cela avait quelque chose de pénible et de maladroit, pour ne pas dire : d’enfantin, qui n’était guère pour nous rappeler la prodigieuse aisance et vigueur dramatique de la Puissance des Ténèbres et des moindres comédies ou « moralités » écrites autrefois par Tolstoï à l’intention des paysans de son village.

En Russie, cependant, cette médiocrité foncière du Cadavre Vivant ne semble pas avoir empêché les compatriotes du comte Tolstoï d’accueillir sur-le-champ avec des transports d’enthousiasme l’œuvre posthume de leur grand écrivain national. De soir en soir, la pièce continuait à y être saluée d’acclamations frénétiques, lorsque tout d’un coup, il y a deux ou trois mois, les journaux russes publièrent la protestation d’un ancien confrère et ami de Tolstoï, qui se disait le seul auteur véritable du Cadavre Vivant. Ayant assisté par hasard à une représentation du drame, il avait eu l’agréable surprise de constater que ces péripéties, ces tirades, qui émerveillaient la foule des spectateurs autour de lui, reproduisaient intégralement le contenu d’un manuscrit envoyé naguère par lui à son illustre confrère, mais sans que ce dernier, probablement, eût jamais trouvé le loisir d’y jeter les yeux. Le manuscrit était resté enfoui dans un des tiroirs de Iasnaïa Poliana ; Tolstoï, et peut-être l’auteur lui-même, en avaient oublié l’existence ; et c’est ainsi que les héritiers du maître avaient eu l’illusion d’exhumer et de révéler au monde un « pendant » inédit de la Puissance des Ténèbres !

Voilà, du moins, ce que j’ai lu dans les journaux russes. Et comme pourtant le Cadavre Vivant a pris place, depuis lors, dans l’édition complète des Écrits Posthumes du comte Tolstoï, il se peut que la réclamation du confrère susdit n’ait pas réussi à s’accompagner de preuves documentaires assez convaincantes pour que les héritiers de l’auteur de Résurrection se crussent forcés d’avoir à en tenir compte : mais, en tout cas, le drame, à supposer même que son manuscrit fût incontestablement de la propre main de Tolstoï, ne méritait pas de nous être présenté comme une œuvre authentique de l’admirable écrivain. Sa présence fait tache dans le volume où il vient d’être recueilli ; et, malgré la qualité éminemment inégale de la vingtaine de romans, nouvelles, contes, essais dramatiques, etc., qui constituent l’ensemble de ce qu’on pourrait appeler le testament littéraire du comte Tolstoï, il n’y a pas dans le reste des trois volumes des Écrits Posthumes une seule page qui, en comparaison de la froide et emphatique nullité du Cadavre Vivant, ne nous paraisse animée d’une beauté singulière, toute frémissante de verve satirique ou d’ardente passion, toute marquée du sceau du génie créateur.


Avouerai-je, après cela, que j’ai trouvé encore dans ces trois volumes une autre production littéraire qu’il aurait peut-être mieux valu nous laisser ignorer ? Non pas, cependant, que celle-là fût d’une authenticité douteuse : l’esprit et la main de Tolstoï se trahissent à chaque ligne des quatre premiers actes, entièrement écrits, du grand drame qui devait s’appeler : La Lumière qui brille dans les ténèbres, Mais je continue toujours à penser que nulle obligation littéraire ou morale ne contraint les héritiers d’un écrivain illustre à nous révéler des pages que cet écrivain lui-même n’a pas jugé à propos de nous faire connaître, lorsque la lecture de ces pages risque trop manifestement de compromettre la mémoire de leur auteur, soit en nous initiant à telle faiblesse de son caractère, ou en étalant sous nos yeux des incidens de sa vie privée qu’il aurait préféré nous tenir cachés. Voici d’ailleurs, en quelques mots, le sujet de ce drame inachevé, œuvre à la fois troublante et superbe, témoignage saisissant de l’extraordinaire vocation d’ « homme de lettres » qui poussait irrésistiblement Tolstoï à transformer en « littérature » jusqu’aux plus intimes et douloureux battemens de son cœur :

Le héros du drame s’appelle Nicolas Ivanovitch Sarintsef ; niais c’est là, je crois bien, l’unique différence qui le sépare de Tolstoï lui-même, du moins quant à sa condition et aux circonstances extérieures de sa vie. Noble et riche, — un vrai grand seigneur, — il possède un hôtel particulier à Moscou et un château dans un village « des environs de Toula. » Il a une femme, Marie Ivanovna, avec qui il s’est marié par amour, sans qu’elle fût d’un rang ni d’une fortune comparables aux siens ; et ceux de leurs enfans dont nous pouvons entrevoir un peu nettement la figure, au cours de la pièce, semblent également rappeler d’assez près ce que l’on nous a appris du caractère et du rôle des nombreux enfans du comte et de la comtesse Tolstoï. Le premier acte se déroule dans le château des Sarintsef, que l’auteur ne nous a point nommé, mais que rien ne nous empêcherait d’appeler : Iasnaïa Poliana. Dès le lever du rideau, la situation dramatique nous est exposée avec cette simplicité de moyens et cette vigueur de relief dont l’absence étonnera toujours les lecteurs du Cadavre Vivant. D’une conversation entre Marie Ivanovna, la femme de Sarintsef, sa sœur Alexandra, et le mari de celle-ci. Pierre Kokoftsef, il résulte que Nicolas Ivanovitch vient de découvrir le vrai christianisme. Écoutons d’ailleurs le début de l’entretien :


<poem> PIERRE. — Mais enfin, qu’est-ce qu’il veut ? Explique-nous cela !

MARIE. — Lui-même, hier, vous a tout expliqué !

PIERRE. — Hé ! je n’ai pas compris un mot à ses discours ! L’Évangile, le Sermon sur la Montagne, l’inutilité des églises… Mais où donc prierons-nous, à ce compte-là ?
MARIE. — Voilà précisément le plus affreux ! Il voudrait tout détruire et ne rien mettre à la place !
PIERRE. — Et de quelle façon cela a-t-il commencé ?
MARIE. — Cela a commencé l’année dernière, à la mort de sa sœur. Il est devenu tout sombre, s’est mis à ne parler que de mort, et puis il est tombé malade. Et, après sa maladie, il s’est trouvé entièrement changé…
PIERRE. — Et comment ?
MARIE. — Eh bien ! il est devenu absolument indifférent pour toute sa famille, et n’a plus eu en tête que le Nouveau Testament. Il le lisait toute la journée ; la nuit, il se relevait pour le lire, au lieu de dormir, prenant des notes et copiant des passages… Un jour, il s’est confessé et a communié ; mais, tout de suite après, il a décidé que c’était chose inutile de se confesser, ou même d’aller à l’église.
… PIERRE. — Mais si Nicolas refuse de reconnaître l’Église, que fait-il donc du Nouveau Testament ?
MARIE. — Il dit que nous devons vivre d’après la doctrine du Sermon sur la Montagne, et abandonner tout ce que nous possédons.
PIERRE. — Et comment veut-il que nous vivions, nous-mêmes, si nous donnons tout aux autres ?
ALEXANDRA. — Oui, et puis où donc le Sermon sur la Montagne nous ordonne-t-il d’échanger des poignées de main avec nos valets de chambre ? Il y est bien dit : Heureux les doux ! mais je ne me souviens pas d’y avoir lu un seul mot sur ces poignées de main !
MARIE. — Naturellement, il se montre fanatique dans sa nouvelle manie, comme il l’a toujours fait lorsqu’il a pris quelque chose à cœur. Une fois, ç’a été la musique, une autre fois les écoles… Mais cela n’est pas pour rendre ma lâche plus facile !
PIERRE. — Qu’est-ce qu’il est allé faire en ville, aujourd’hui ?
MARIE. — Il ne me l’a pas dit : mais je sais qu’il est allé assister au jugement de nos voleurs de bois. Les paysans ont coupé des arbres dans notre forêt.
PIERRE. — Ces magnifiques grands pins que vous avez là ?
MARIE. — Oui. Ils ont été condamnés, et leur appel doit se juger aujourd’hui. C’est pour cela que Nicolas est allé en ville.
ALEXANDRA. — Il va leur pardonner, et demain ils viendront abattre tous les arbres de votre parc !
MARIE. — Ma foi, ils ont déjà commencé. Tous les pommiers sont brisés, les champs piétinés. Il est résolu à tout laisser faire.
PIERRE. — C’est renversant !
ALEXANDRA. — Et voilà précisément pourquoi je dis qu’il est indispensable que Marie intervienne. Si les choses continuaient de ce train, toute la fortune y passerait. J’estime que ta qualité de mère t’impose le devoir de prendre des mesures.
MARIE. — Mais que puis-je faire ?
ALEXANDRA. — Comment ? Ce que tu peux faire ? Mettre un terme à ces

folies, lui faire comprendre que cela est impossible. Tu as des enfans ! et quel exemple pour eux !
MARIE. — Le pire de tout, c’est qu’il a perdu tout intérêt pour les enfans. Je suis forcée de tout arranger par moi-même. D’un côté j’ai le bébé, et de l’autre mes deux avant-derniers, Katia et Vania, qui, l’un et l’autre, auraient besoin de direction ; et je suis toute seule ! Autrefois, il se montrait un père si soigneux et si tendre ! A présent, il ne veut plus s’occuper de rien ! Hier soir encore, je lui ai dit que Vania avait échoué, une fois de plus, à son examen : il m’a répondu qu’il vaudrait beaucoup mieux pour lui ne plus aller à l’école.
PIERRE. — Et où donc voudrait-il l’envoyer ?
MARIE. — Nulle part. C’est cela qui est affreux. Tout est mal, selon lui ; mais jamais il ne nous dit ce qu’il y aurait à faire !


Survient un jeune prêtre, le vicaire de la paroisse. Il rapporte un livre, la Vie de Jésus de Renan, que Nicolas Ivanovitch lui a prêté. Et ses réponses aux questions des Kokoftsef, son mélange extraordinaire de timidité et de présomption, et toute sorte de menus traits indiqués avec une vérité comique sans pareille nous font deviner que le seigneur du château a déjà commencé la « conversion » de ce pauvre petit pope. Et puis ce sont des scènes charmantes où une volée d’enfans. les petits Sarintsef et leurs camarades, envahissent le salon, bavardent et rient, entremêlent à leurs jeux d’innocens propos d’amour. Mais ce que nous a révélé l’entretien de tout à l’heure nous rend impatiens du retour de ce Nicolas Ivanovitch dont la nouvelle « marotte » évangélique, pour peu qu’on la laisse continuer, risque de transformer en misère et en larmes la naïve gaîté qui s’épanche autour de nous. Et le voici enfin, ce terrible néophyte ! Après s’être distraitement informé de la santé de sa femme et du bébé, il entame une discussion philosophique avec le vicaire ; mais Alexandra, sa belle-sœur, l’interroge sur le procès des paysans, l’oblige à répéter sa profession de foi, et nous vaut ainsi un chapitre supplémentaire des innombrables livres, brochures, et articles où le comte Tolstoï nous a exposé les principes essentiels de sa « religion. » Nicolas ne nous épargne pas même ce couplet sur l’Église qui, lui aussi, ne nous est déjà que trop familier, et dont j’avoue que la violence ingénue m’a toujours rempli d’une étrange impression de malaise. « N’est-il pas affreux de penser, — prêche Nicolas Ivanovitch, — que, à la fin du XIXe siècle, nos enfans apprennent encore que Dieu a créé. l’univers en six jours, puis envoyé un déluge, et tout le reste des absurdités de l’Ancien Testament ; et puis encore que le Christ nous a ordonné d’être baptisés, et puis qu’il s’est envolé vers un ciel qui n’existe pas ? Nous sommes accoutumés à tout cela ; mais, en vérité, cela est affreux ! Enseigner ces choses à un enfant, c’est un crime que nul autre ne saurait surpasser ! »

Heureusement, ce sermon « tolstoïen » lui-même est entrecoupé de scènes comiques. C’est ainsi que, notamment, le seigneur du château s’est en effet avisé, — par manière d’ « entraînement » à sa nouvelle vie, — d’échanger des poignées de main avec ses domestiques ; et ceux-ci se résignent à l’honneur d’une telle familiarité : mais il faut voir avec quelle gêne (comme aussi avec quelle méprisante pitié) ils semblent vouloir racheter, par un surcroît de servilité envers leur maître, un honneur dont ils ne parviennent pas à comprendre la signification, ni sans doute le profit. L’acte s’achève par un entretien entre Nicolas Ivanovitch et sa pauvre femme. En vain celle-ci tâche à l’émouvoir : à tous les souvenirs qu’elle évoque devant lui, à sa peinture des dangers qui menacent leurs enfans, à toutes les plaintes et supplications de cette Pauline qui toujours jusqu’alors l’a timidement adoré et suivi, le nouveau Polyeucte répond invariablement par des citations du Sermon sur la Montagne. « Pense à cela, Marie ! Nous n’avons qu’une seule vie, et il est en notre pouvoir de la vivre pieusement ou de la perdre. — Je ne puis pas réfléchir et discuter ! gémit la malheureuse. Je ne dors plus, la nuit : Bébé ne me laisse pas de repos. Et il faut aussi que je dirige toute la maison ; et toi, au lieu de m’aider, tu ne cesses pas de me dire des choses que je ne comprends pas ! — Mais, tout de même, — reprend l’infatigable « convertisseur, » — nous discuterons un jour toutes ces choses à fond, n’est-ce pas ? — Oui, mais toi, je t’en prie, redeviens ce que tu étais auparavant ! — Cela, c’est impossible ! Mais écoute-moi !… » Le dialogue est interrompu par l’arrivée d’une ancienne amie, une princesse venue de Pétersbourg avec l’espérance de marier son fils à la fille aînée des Sarintsef. Mais nous sentons bien que, si même la femme de Nicolas. Ivanovitch avait continué pendant des heures à vouloir attendrir ou apitoyer son mari, tous ses efforts se heurteraient encore à l’impénétrable muraille de ce « fanatisme » dont elle nous parlait tout à l’heure. L’écroulement de l’univers entier, se produisant autour de Nicolas Ivanovitch, ne l’éveillerait pas de son rêve mystique. Et c’est bien ce que vont nous prouver les scènes suivantes de la tragédie.

Le second acte, dont l’action se déroule dans le même château, une semaine plus tard, mériterait également d’être analysé en détail. Le génie d’évocation dramatique de l’auteur s’y exhale avec une ampleur, une variété, une réalité incomparables. Mais il faut que j’abrège : et simplement je dirai que ce second acte nous apprend deux choses d’un intérêt capital pour la marche du drame. D’une part, le fils de la princesse, Boris, s’est effectivement fiancé avec la fille aînée de Nicolas Ivanovitch : mais, en même temps, nous découvrons qu’il s’est laissé imprégner, à son tour, du contagieux « tolstoïsme » de son futur beau-père, ce qui ne laisse pas de nous inquiéter chez un brillant officier de la garde impériale. Et, d’autre part, dans une grande scène traitée avec un art merveilleux, Nicolas, sous la pression de toute sa famille, et par une sorte de « veulerie » ou de fatalisme slave bien caractéristique, consent à signer un acte qui, désormais, transmet à sa femme la possession et la gestion de toute sa fortune, — exactement comme nous savons que l’a fait autrefois le comte Tolstoï lui-même.

L’acte troisième s’ouvre par une scène d’un comique admirable. Dans une chambre du palais familial des Sarintsef, à Moscou, Nicolas Ivanovitch, habillé en paysan, est en train de faire l’apprentissage d’un travail manuel. Il a transformé la grande chambre en atelier, et un artisan, qu’il a choisi pour maître, lui enseigne les élémens de la menuiserie, — encore une différence entre ce « tolstoïen » et Tolstoï lui-même, qui, comme l’on sait, avait rêvé d’apprendre à faire des souliers. Et voici que l’artisan, malgré son humilité inguérissable, ne cache pas à son noble apprenti les sentimens que lui inspire sa nouvelle « marotte. » Tout d’abord, Nicolas Ivanovitch est très maladroit, et n’apprendra jamais à se servir du rabot. Et puis, à quoi bon cette comédie ? « Vous avez autre chose à faire dans la vie, dit-il à son élève. Dieu vous a donné de la fortune : quel besoin avez-vous de travailler de vos mains ? » Non pas, au moins, que le brave homme se refuse à continuer ses leçons ! Et comme Nicolas Ivanovitch lui reproche de se moquer de lui : « Hé ! proteste le menuisier,. pourquoi donc me moquerais-je ? Vous me payez, vous me régalez de thé : au contraire, je vous suis bien reconnaissant ! » Mais cette scène délicieuse n’est qu’un « hors-d’œuvre ; » et bientôt le drame recommence, pathétique et sombre. La mère du jeune Boris, l’officier fiancé à la fille de Sarintsef, supplie ce dernier de « sauver » son fils, qu’il a perdu par ses enseignemens. Boris n’a point voulu prêter serment à l’Empereur ; il a publiquement proclamé sa haine et son dégoût pour le service militaire : maintenant il est en prison, et c’est pour lui la ruine, c’est le cachot ou la Sibérie à perpétuité, si celui qui lui a inspiré ses maudites idées de rébellion ne réussit pas à les lui faire abjurer. De telle façon que Sarintsef se rend auprès de Boris : mais, naturellement, il se garde bien de le détourner expressément du service de l’unique vérité ; et ni les imprécations de la vieille princesse, ni les prières éplorées de sa propre fille, ni la vue des conséquences terribles que va avoir, pour le jeune « illuminé, » son refus de prononcer les quelques mots de rétractation exigés de lui, rien de tout cela, — qui pourtant nous est présenté par Tolstoï avec une force singulière de vérité humaine, — ne vaut à contrebalancer, chez Sarintsef, la joie de penser que sa « religion » va se couronner de l’auréole d’un nouveau martyre. — Car l’apôtre « tolstoïen » a déjà obtenu un premier succès de ce genre, en faisant révoquer et enfermer dans une cellule lointaine son premier disciple, le petit pope lecteur de Renan.

Vient ensuite l’acte quatrième, le dernier que Tolstoï ait entièrement écrit. La femme et les enfans de Sarintsef donnent un grand bal, dans leur palais de Moscou. Nicolas Ivanovitch, lui, a renoncé à la menuiserie. Enfermé dans sa chambre avec une espèce de vagabond dont il a fait son unique confident, il nous apparaît rongé et torturé d’un mélange douloureux de sentimens divers, au premier rang desquels l’auteur a encore la clairvoyance de nous montrer la honte. Le fondateur du « sarinlsevisme » succombe à la conscience du ridicule de sa situation. Ses disciples sont emprisonnés, exilés, exclus de la société des hommes ; et lui, leur chef, voilà qu’il a l’air de donner des bals, dans son palais, où des domestiques en livrée viennent lui apporter sa ration « évangélique » de pain et d’eau ! Aussi a-t-il résolu de s’enfuir avec son étrange compagnon, comme le fera plus tard l’auteur lui-même de la pièce. Mais sa femme lui défend de causer un nouveau scandale ; et puis c’est la mère de Boris, la princesse, qui lui annonce une dernière fois qu’elle le rendra responsable du sort de son fils. Le malheureux apôtre a l’impression d’être à jamais vaincu. « Est-il possible que je me sois trompé, ô mon Père céleste, trompé en croyant à toi ? » s’écrie-t-il, au tomber du rideau, pendant que des salons d’en bas lui arrive la joyeuse musique du bal, l’écho des tendres aveux et des rires bruyans des danseurs.

La rédaction de Tolstoï s’arrête là ; mais les éditeurs de ses Ecrits Posthumes ont découvert et publié une série de notes qui nous révèlent très suffisamment ce qu’aurait été l’acte cinquième et dernier de la Lumière qui brille dans les ténèbres. Nicolas Sarintsef est couché, gravement malade. « Je suis, — dit-il, — dans un état d’hésitation incessante. Ai-je eu raison ? Je n’ai réussi à rien. J’ai ruiné Boris. Le pope Vassili a été forcé de rentrer dans l’Église. Je suis un exemple de faiblesse. Je vois bien que Dieu n’a pas besoin de moi pour être son serviteur. Il a d’autres serviteurs, qui feront sans moi ce qu’il y a à faire ! Comprendre clairement cela, c’est pour moi obtenir la paix de l’esprit. » Et voici enfin l’indication sommaire d’une catastrophe qui, peut-être, aurait été modifiée par Tolstoï s’il avait mis au point l’épilogue de son drame :

Pendant que Nicolas est en prière, dans son lit, la Princesse, mère de Boris, entre précipitamment et le tue. Tous les habitans de la maison accourent. Nicolas leur déclare que lui-même s’est blessé par accident. Il écrit une pétition au Tsar (en faveur de Boris) .

Entrent alors le pope Vassili et un groupe de Doukhobors. Nicolas Ivanovitch meurt, en se réjouissant de voir que les mensonges de l’Eglise sont désormais ruinés. Il comprend pleinement la signification de sa vie.

Tel est, en résumé, ce drame extraordinaire ; et bien que les journaux nous aient appris que la veuve et les enfans du comte Tolstoï (à l’exception de l’une de ses filles) ne possèdent aucun droit sur les manuscrits laissés en mourant par l’illustre vieillard, je répète encore que les héritiers littéraires de celui-ci, quels qu’ils aient pu être, auraient mieux servi la mémoire de leur maître ou ami défunt en ne nous livrant pas un document tel que celui-là. Peut-être auront-ils voulu nous instruire ainsi de la résistance qu’a naguère rencontrée, autour de soi, la « conversion » du comte Tolstoï ; et je ne serais pas étonné que Tolstoï lui-même, avant de mourir, eût un peu compté sur l’effet de son drame pour se justifier du reproche qui paraît bien avoir le plus profondément ulcéré et empoisonné ses dernières années, — du reproche de ne pas conformer sa propre conduite à ses principes moraux, et d’habiter luxueusement un château pendant que ses disciples sacrifiaient à sa doctrine leur position sociale, leur fortune, et jusqu’à leur vie. Oui, mais pourquoi faut-il que, écrivant son drame en manière d’apologie, il se soit laissé entraîner par son génie d’écrivain, par son besoin irrésistible de sincérité littéraire, à nous montrer son héros sous la figure d’un « fanatique, » indifférent aux sentimens les plus naturels, et parfois même expressément ridicule ?

Mais à présent que ce drame, à mon avis « impubliable, » a été publié, à présent que le voici traduit dans toutes les langues et irrémédiablement étalé à tous les yeux, force nous est de reconnaître que c’est là un document d’une portée exceptionnelle. Nul ne pourra plus, désormais, songer à analyser l’âme et la vie de Léon Tolstoï sans avoir à tenir compte de l’image qu’il nous en a offerte lui-même, dans son drame posthume. Depuis les origines de sa « conversion » jusqu’à la fuite fameuse de l’octogénaire, désireux d’échapper enfin à une servitude qui, naguère, avait inspiré un désir tout semblable à son Sarintsef, impossible pour nous de ne pas comparer, tout au moins, les deux destinées du héros de la pièce et du dramaturge. Si bien qu’à l’opposé du fâcheux Cadavre Vivant les quatre actes de la Lumière qui brille dans les ténèbres constituent, sans aucun doute, la partie la plus intéressante de la série entière des Écrits Posthumes du comte Tolstoï ; et l’on m’excusera d’avoir insisté de préférence sur cet étrange morceau, où s’est pleinement déployé, pour la dernière fois, le génie audacieux et fort de l’auteur de Résurrection.


Quant au reste des trois volumes, j’y ai trouvé un mélange tout à fait curieux de deux élémens contraires. D’un côté, ces trois volumes nous révèlent des œuvres longues et importantes, le Faux Coupon, le Père Serge, Hadji-Mourad. Ce sont des romans qui ont dû occuper, d’année en année, l’imagination infatigable du vieil homme de lettres : mais la forme sous laquelle il nous les a laissés est trop évidemment provisoire, bien différente de celle qu’ils auraient revêtue s’il avait eu le loisir (ou le goût) de les mettre au point.

Un seul d’entre eux, le Père Serge, nous permet de deviner ce que l’œuvre aurait pu devenir, le jour où Tolstoï se serait décidé à tirer de sa rapide esquisse le même parti qu’il a tiré, vers 1899, de son ancien brouillon de Résurrection. Le sujet est tout original, et je ne serais pas éloigné d’y découvrir, également, une certaine intention autobiographique. Un gentilhomme que le spectacle de la vie a tristement déçu s’en va demeurer dans un ermitage, où sa piété et ses macérations lui procurent bientôt un grand renom de sainteté ; mais il ne tarde pas à découvrir que l’orgueil tient en son cœur plus de place que la crainte de Dieu ; et c’est ce qu’achève de lui démontrer son entretien avec une pauvre vieille femme, ignorante et sotte, et cependant toute pleine de sagesse divine dans son humilité. Par son esprit comme par l’étonnante chaleur passionnée de ses peintures, le Père Serge fait songer à quelques-uns des chefs-d’œuvre de Dostoïevsky ; et j’ai l’idée que ce livre, dûment « réalisé, » serait devenu aussi le chef-d’œuvre de Tolstoï lui-même. Mais aujourd’hui, nous n’avons là qu’une ébauche, une sorte de « brouillon, » ou plutôt encore de « plan, » avec deux ou trois scènes d’une exécution plus poussée.

Un simple « brouillon, » également, le Faux Coupon, et sans que nous puissions même deviner le parti qu’aurait tiré l’auteur de cette nombreuse suite de tableaux disparates, reliés entre eux par un fil étrangement ténu. Enfin Hadji-Mourad, la troisième des grandes œuvres qu’on nous a révélées, m’apparaît comme un « délassement » de l’extraordinaire vieillard, un « morceau de bravoure » destiné à nous prouver que Tolstoï, malgré ses quatre-vingts ans et son apostolat, était resté le virtuose incomparable des Cosaques et des Souvenirs de Sébastopol. Cette fois, c’est probablement à élaguer et à resserrer qu’aurait consisté le travail définitif de la mise au point. Le récit est trop long, semé de digressions et encombré de redites : mais telles de ses pages sont imprégnées d’une ivresse sensuelle qui justifierait le paradoxe de M. Merejkowsky sur le « paganisme » secret du comte Tolstoï.

Et puis, au-dessous de ces trois grandes œuvres à jamais imparfaites, la série des Écrits Posthumes contient de petites choses d’une portée infiniment plus modeste, des contes, des fragmens de nouvelles, des dialogues, voire une ou deux courtes pièces pouvant être jouées. Tout cela est sans prétention ; et tout cela est charmant. Le génie de Tolstoï s’y exerce, pour ainsi dire, « à vide, » sans aucun objet que de s’exercer, d’épancher sur le papier son besoin continu de création et d’expression artistiques. La nouvelle : Après le Bal, la courte pièce appelée : Toutes les qualités viennent d’elle, je voudrais qu’on les recueillît dans une « anthologie poétique » du grand prosateur russe, en compagnie de quelques-uns des contes écrits naguère par lui au lendemain de sa « conversion. » Le Tolstoï qu’on y trouverait n’aurait rien de la vigueur intrépide et farouche de l’auteur des plus admirables romans réalistes que nous connaissions ; mais lorsque viendrait le temps, hélas ! inévitable, où ces grands livres de Tolstoï rejoindraient dans l’oubli tous les autres romans consacrés à décrire une « réalité » passagère, avec quelle joie nous verrions alors surnager, — conservant à jamais sa fraîcheur juvénile et son délicieux parfum de tendresse chrétienne, — ce précieux bouquet des seules fleurs qu’ait laissées germer et s’épanouir librement, dans son cœur de poète, l’apôtre vénérable de Iasnaïa Poliana !


T. DE WYZEWA.