Revues étrangères - Le Roman d’une Reine

Revues étrangères - Le Roman d’une Reine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LE ROMAN D’UNE REINE


A Queen of Tears. Caroline-Matilda, Queen of Denmark and Norway, par W. H. Wilkins, 2 vol. in-8o, illustrés. Londres, Longmans and C°, 1904.[1].


Lorsque, dans les derniers mois de l’année 1764, la princesse Caroline-Mathilde, sœur du roi Georges III d’Angleterre, apprit que son frère venait de la fiancer au prince héritier de Danemark, elle fondit en larmes, accablée d’un chagrin si profond que, longtemps, on crut que ni les caresses ni les remontrances n’auraient le pouvoir de la consoler. La princesse Amélie lui ayant dit qu’elle trouverait bientôt l’occasion de réaliser un de ses rêves les plus chers, qui était de voyager : « Je devine à quoi vous faites allusion, ma tante, répondit-elle ; mais Je donnerais tout au monde pour pouvoir rester où je suis, au lieu de devoir aller vivre si loin, auprès d’un prince que je n’ai jamais vu ! » L’enfant, — elle avait à peine treize ans et demi, — finit toutefois par se distraire de son chagrin : elle voyait encore devant elle les trois ans de répit, le mariage ayant été fixé à l’été de 1767 ; et, en attendant, chacune de ses journées lui était une fête. Au château de Kew, elle avait un jardin à elle seule, où elle se plaisait à planter et à entretenir toute sorte de fleurs exotiques. Elle aimait aussi à apprendre par cœur des vers, anglais et français, parfois de longs rôles tragiques qu’elle déclamait avec un sérieux et une flamme extraordinaires. Mais surtout c’était la musique qui l’amusait et la passionnait : soit qu’elle chantât elle-même les beaux airs de feu M. Haendel, en s’accompagnant sur le clavecin, ou qu’elle allât entendre, au Palais de Saint-James, les tours de force d’un enfant prodige salzbourgeois, le petit Mozart, qui faisait à ce moment les délices de Londres.

Pourtant son chagrin n’était qu’endormi : il se réveilla tout entier quand, au mois de juin 1766, on lui dit que son fiancé, qui dans l’intervalle était devenu roi, désirait avancer d’un an la date du mariage. L’admirable et excellent sir Joshua Reynolds, qui eut alors à peindre son portrait, a raconté plus tard que jamais aucun portrait ne lui avait coûté autant de peine, parce que, disait-il, « la pauvre jeune princesse ne cessait point de pleurer. » Ses grands yeux bleus étaient pleins encore de larmes contenues, le soir du 1er octobre 1766, pendant que, dans la Chambre du Conseil de Saint-James, l’archevêque de Cantorbery célébrait son mariage, par procuration, en présence du roi et de toute la cour, l’unissant à un prince dont elle continuait à ne rien savoir, sinon que son union avec lui devait servir à le détacher de ses sympathies françaises, pour l’amener au projet d’une alliance du Danemark avec l’Angleterre. Le lendemain, au petit jour, elle eut à se mettre en route pour sa nouvelle patrie. Sa mère, personne sèche et dure, ne put s’empêcher d’être tristement émue en la voyant partir d’aussi mauvais gré. Elle lui donna, au dernier moment, une bague où elle avait fait graver ces mots : « Puisse-t-elle vous porter bonheur ! » Et l’on raconte que la jeune reine était si pâle et si défaite, si manifestement désespérée, sous l’effort qu’elle s’imposait pour paraître gaie, que, tout le long de la route, jusqu’au port de Harwich, les dames de sa suite pleurèrent autour d’elle.

On la plaignait d’autant plus que, depuis longtemps, on n’avait pas connu à la Cour de Londres une princesse aussi douce, aussi charmante de cœur et de manières, ni aussi jolie. Le vieux Reynolds se désolait de n’avoir pas pu lui rendre justice, dans le portrait qu’il avait fait d’elle ; mais ce portrait n’en suffit pas moins à noua donner une idée de la gracieuse et touchante beauté qui bientôt, à Copenhague et dans tout le Danemark, allait lui valoir le surnom de « la Rose Anglaise. » Sous de magnifiques cheveux blonds, d’un blond doré avec des reflets d’argent, elle avait des yeux bleus d’une tendresse exquise, un nez finement, arqué, et le teint de blonde le plus délicieux que l’on pût rêver. Seule, sa lèvre inférieure, déjà un peu forte, rattachait sa figure au type « bovin » très particulier que nous font voir tous les portraits de ses frères, comme aussi de sa sœur aînée Augusta de Brunswick ; et encore ce défaut, assez sensible sous l’expression mélancolique du portrait de Reynolds, avait-il vite fait de s’effacer dès que sa petite bouche s’illuminait d’un sourire.

Après une longue et pénible traversée, suivie d’un voyage lugubre sous des rafales de neige, la reine Mathilde arriva, le 25 octobre, dans la ville danoise d’Altona, où, parmi de nouvelles larmes, elle dut se séparer des dames et servantes anglaises qui l’avaient escortée. Mais ses larmes séchèrent, l’espoir et la confiance lui revinrent au cœur, lorsque, le matin du 2 novembre, à Rœskilde, — le Saint-Denis du Danemark, — elle vit pour la première fois son royal époux. Car non seulement celui-ci, élégamment vêtu à la dernière mode de Versailles, s’était ingénié pour la circonstance à prendre le port et les façons les plus raffinés : à peine eut-il aperçu la jeune reine que, ravi sans doute de se trouver en possession d’une femme aussi belle, il s’élança vers elle, la saisit dans ses bras, et la couvrit de baisers.

C’était un jeune garçon de dix-sept ans, court de taille, mais solidement bâti ; très blond, lui aussi, et avec un petit visage pointu qui n’était pas déplaisant. Il ne manquait pas non plus de bonté, au fond de son cœur, ni même d’un certain esprit, imprévu et volontiers cynique, rappelant un peu celui du roi Louis XV, avec qui d’ailleurs Christian VII avait encore d’autres traits communs. Malheureusement, sous ses apparences de vigueur, il était sujet à des crises d’épilepsie qui n’allaient point tarder à lui troubler la raison : sans compter que, élevé au hasard, — sa mère était morte quand il avait deux ans, et son père s’était empressé de se remarier, — la détestable influence de ses compagnons de jeux avait fait de lui une véritable brute. Il se divertissait à lancer du thé bouillant au visage des dames d’honneur de sa Cour, à se cacher sous les tables pour leur pincer les jambes, mais plus particulièrement encore à errer, la nuit, dans les rues de Copenhague, où il cassait les vitres, attaquait les passans, et se colletait avec la police.

De telle sorte qu’il ne fallut pas beaucoup de temps à la pauvre Mathilde, pour découvrir que ses sombres pressentimens ne l’avaient point trompée. Pendant le grand bal de noces qui fut donné le 17 novembre au palais de Christiansborg, le roi tint absolument à faire pénétrer une troupe de ses camarades dans les appartemens privés de la jeune reine. Au reste, dès le surlendemain de la cérémonie de son mariage, il avait publiquement conseillé à un de ses amis de ne jamais se marier, lui assurant que « l’état de célibataire était bien plus agréable. » Une autre fois, comme on lui signalait l’évidente tristesse de Mathilde : « Hé ! avait-il répondu, que m’importe ? elle doit avoir le spleen, voilà tout ! » L’ambassadeur français à Copenhague, Ogier, trois semaines après le mariage, écrivait à Versailles : « La princesse anglaise n’a guère produit d’impression sur le cœur du roi ; mais, eût-elle été encore plus aimable, tout porte à croire qu’elle aurait éprouvé le même sort, car le moyen, pour elle, de plaire à un homme qui croit qu’il n’est pas de bon air, à un mari, d’être amoureux de sa femme ? » Au banquet du couronnement, le 1er mai 1767, le roi était ivre en se mettant à table ; délaissée, méprisée, entourée de visages indifférens ou hostiles, la reine baissait les yeux pour cacher ses larmes ; et, dans une tribune, les choristes de la chapelle royale chantaient un hymne dont voici quatre vers : « Bien du temps se passera avant que les enfans du Nord recommencent à pleurer ; — car, tant que vivra Christian, tant que vivra Mathilde, — il n’y aura, dans le royaume, rien que de la joie, — et tout homme pourra demeurer en paix sous sa tente. »

Mais je n’en finirais pas à vouloir citer des exemples de la façon abominable dont, après son arrivée en Danemark, la charmante jeune femme fut traitée par son mari. Peut-être Christian croyait-il réellement que le « bon air » et sa dignité d’homme lui ordonnaient de traiter sa femme d’une telle façon ? Peut-être y était-il encouragé par ses favoris, dont sa faiblesse naturelle le condamnait à subir toujours la domination ? Ou peut-être ressentait-il le besoin de se venger de la désapprobation dédaigneuse qu’il lisait dans les yeux de la reine Mathilde pour la grossièreté de ses mœurs et de sa tenue ? Le fait est que, sans cesse davantage et plus cruellement, il lui infligeait les affronts les plus scandaleux. Le 22 juillet 1767, il lui signifia que, pour la punir, il ne célébrerait pas le jour de sa fête.

Le mois suivant, il lui refusa durement la faveur, qu’elle sollicitait, de l’accompagner dans son voyage à travers le Holstein. Et quand, au retour du roi, Mathilde, très fatiguée d’une grossesse difficile, prit la peine de faire huit lieues pour aller à sa rencontre, il n’eut pas une bonne parole pour l’en remercier. En vain, maintenant, elle s’humiliait, domptait toutes ses répugnances, s’offrait à partager les ignobles plaisirs de Christian : celui-ci l’insultait à découvert, la raillant de sa grossesse, ou même excitant ses compagnons à lui faire la cour. Il s’était choisi une maîtresse attitrée, une grosse fille qu’on appelait « Catherine aux culottes, » parce que, dans son enfance, elle avait servi chez un petit tailleur ; il dansait avec elle aux bals du palais ; après quoi il allait par les rues, avec une liste des bourgeoises de la ville dont elle avait eu à se plaindre, pénétrait dans les maisons de ces femmes, y brisait les meubles et les jetait sur la chaussée. Ayant su que la reine, dans son abandon, s’était liée d’amitié avec sa première dame d’honneur, Mme de Plessen, une excellente vieille femme dont le cœur s’était ému au spectacle de tant de gentillesse et de tant de souffrance, Christian n’eut pas de repos qu’il ne l’eût congédiée. Il finit par la chasser, sans l’ombre d’un motif, et mit à sa place la propre sœur de son favori Holck, qui ne se cachait pas de sa haine pour elle. Enfin, au mois de mai 1768, il annonça son intention de quitter le Danemark, pour aller se divertir en Angleterre et en France : Mathilde le supplia, à genoux, de la prendre avec lui dans ce voyage : et cela encore lui fut refusé. Christian l’autorisa simplement à faire revenir Mme de Plessen durant son absence ; puis, au premier relais, il lui écrivit qu’il révoquait son autorisation.

Le seule excuse de ce misérable est que, sans doute, dès ce moment, son épilepsie native et toute espèce d’excès l’avaient rendu fou : à moins encore d’admettre qu’il ait été fou de naissance, ce qui expliquerait l’étrange et inquiétant sourire qu’on voit déjà dans un portrait officiel peint, en 1766, par Wichman, pour être offert en hommage à la Cour de Londres. Mais, comme je l’ai dit, la folie s’est toujours accompagnée chez lui d’une verve amère et sarcastique qui, maintes fois, lui a valu d’être pris pour un profond observateur se plaisant à cacher son jeu. Et jamais cette verve ne paraît s’être aussi abondamment déployée que pendant le fantastique séjour de deux mois qu’il fit à Londres, fort mal accueilli de la Cour, mais fêté avec enthousiasme par la ville entière, qui l’avait surnommé « le Viveur du Nord, » et ne se lassait pas d’admirer ses excentricités. Ennuyé d’avoir à subir des réceptions solennelles, — car il n’était venu expressément que pour « s’amuser, » — il disait à son ministre Bernstorff, en arrivant à Cantorbery : « Le dernier roi de Danemark qui est entré à Cantorbery a réduit la -ville en cendres. Si on rappelait cela aux habitans, peut-être se décideraient-ils à me laisser passer sans cérémonie ? » Sa belle-mère, la Princesse-Douairière de Galles, ayant fait mine de lui reprocher sa froideur pour sa femme, il lui répondait en lui demandant des nouvelles de lord Bute, que l’on avait autrefois accusé d’être son amant. Au théâtre, il applaudissait avec affectation toutes les allusions contre le mariage. Et, lorsque la princesse Amélie, la vieille tante de Mathilde, qui elle-même raffolait de lui, s’enhardit à lui demander pourquoi il ne s’entendait pas mieux avec sa gentille femme : « Pourquoi ? répondit en français cet extraordinaire mari, pourquoi ? Elle est si blonde ! »

Contraint à partir de Londres, d’où Georges III l’avait presque chassé, il se transporta à Paris, et y poursuivit la même existence. Mais, quand il revint à Copenhague, le 14 janvier 1769, Mathilde, toujours aussi désireuse de lui plaire, lui prodigua les témoignages de son indulgente affection ; et lui, le malheureux, dès qu’il la revit ce jour-là, il s’éprit d’elle, en devint passionnément amoureux pour le reste de sa vie. Avait-elle changé, mûri pendant son absence ? Le repos et le séjour au grand air l’avaient-ils encore rendue plus jolie ? — comme nous le ferait croire un portrait, pitoyable et charmant, que l’on peignit d’elle à peu près vers ce temps ? Ou bien le revirement n’était-il que l’effet d’une nouvelle crise dans l’âme de plus en plus chancelante et déséquilibrée de Christian ? Celui-ci, en tout cas, se trouva conquis au premier regard ; et l’on peut dire que, désormais, il n’eut plus d’autre rêve que d’obéir à l’exquise jeune femme naguère dédaignée. Hélas ! il rapportait avec lui, de Paris ou de Londres, un mal fâcheux qu’il communiqua bientôt à sa chère Mathilde ; et elle en fut à la fois si effrayée et si dégoûtée que, pendant que son mari s’exaltait dans son amour pour elle, jamais plus elle ne put s’empêcher de ressentir pour lui un mélange profond de mépris et de répulsion. Tout ce qui venait de lui, tout ce qui l’avait approché lui faisait horreur. Longtemps, elle refusa de se soigner, un peu par désespoir de vivre, mais surtout pour n’avoir pas à recevoir auprès d’elle le nouveau médecin de la Cour, un Allemand, que le roi avait ramené de son voyage, et qu’elle savait être son confident préféré. Ce n’est que sur un ordre formel, après des semaines de résistance, qu’elle se résigna à le recevoir. C’était, ce médecin, un grand et gros homme de trente-deux ans, d’apparence commune et même assez laid, avec un énorme nez busqué sous un front fuyant : mais beau parleur, mielleux, insinuant et, du moins à l’entendre, le plus savant du monde. Il s’appelait Jean-Frédéric Struensée.

On risquerait, je crois, de se méprendre tout à fait sur le rôle joué par Struensée, tant dans la vie de la reine Mathilde que dans l’histoire politique du Danemark, si l’on ne commençait point par se rendre compte de l’origine, du caractère et de la position sociale de ce personnage. Sous son titre de médecin, il avait toujours été et continuait d’être un domestique. Né d’une obscure famille d’ouvriers et de pasteurs, il s’était élevé dans des antichambres, s’ingéniant à obliger des cliens nobles ou riches au moyen de mille petits services plus ou moins honorables. Recommandé par un de ses maîtres au roi Christian, lors du départ de celui-ci pour l’Angleterre, il avait été admis à l’accompagner, mais toujours plutôt en qualité de domestique que de fonctionnaire ; et c’était encore par toute sorte d’humbles complaisances qu’il avait réussi à se glisser dans la familiarité de son nouveau maître. Il avait d’un domestique la tenue, les façons de parler et les sentimens ; aussi plat devant ses supérieurs qu’il était insolent avec ses égaux, dissimulé, indiscret, d’une lâcheté sans nom malgré ses airs de bravache dès que le danger avait fui. Intelligent, à coup sûr, il paraît bien toutefois n’avoir jamais eu qu’une intelligence de domestique, c’est-à-dire habile seulement à s’approprier les idées d’autrui, sans même s’efforcer de les approfondir, et l’on ne voit pas que la médecine ni aucune autre science l’ait jamais intéressé autrement que comme un moyen de se rendre indispensable à ses protecteurs. Mais cette âme de valet avait été rongée, dès l’enfance, d’une ambition monstrueuse. A vingt ans, pendant qu’il administrait des clystères aux boutiquiers d’Altona, Struensée rêvait déjà de présider aux destinées du Danemark. De la lecture de Rousseau et des « philosophes » de son temps, il s’était déduit une doctrine qui ressemblait fort à celle que Nietzsche devait appeler plus tard « la morale des maîtres, » mais accommodée à ses habitudes personnelles de domesticité. Il s’était dit que, tous les dogmes religieux n’étant décidément que des mensonges, et tous les principes moraux s’effondrant du même coup, l’unique devoir de tout homme était de conquérir, à n’importe quel prix, la plus grande somme de plaisirs dont il était capable, et son plaisir, à lui, instruit de tout temps à servir les autres, était de s’élever jusqu’à un rang où le reste des hommes se trouverait forcé de le servir à son tour. Au retour de son voyage en France, il raconta à son frère qu’il était allé voir, à Fontainebleau, la chambre où Christine de Suède avait jadis demeuré avec Monaldeschi ; ajoutant que la pensée de cette visite lui avait été inspirée par un rêve où était apparue la reine Mathilde. Et, comme son frère le regardait avec étonnement : « Mais oui, reprit-il ; tout est possible à qui sait oser ! »

On ne possède guère de renseignemens précis sur la façon dont il s’est emparé du cœur et de l’esprit de la jeune reine, toutes les pièces de son procès ayant été détruites ou tenues secrètes dans les archives danoises. Mais d’excellens observateurs, et qui l’ont connu de près pendant les trois ans qu’a duré sa toute-puissance, s’accordent à affirmer que l’empire qu’il a exercé sur la jeune femme présentait tous les caractères d’une fascination magnétique ; et l’hypothèse paraît d’autant plus vraisemblable que, par ailleurs, on a la preuve certaine que Struensée lui-même n’a jamais éprouvé l’ombre de tendresse, ni de pitié, ni de reconnaissance, pour la malheureuse créature dont il disposait à son gré. Nous savons même que Mathilde s’efforça d’abord de lutter noblement contre cette influence qui l’envahissait. Sur une fenêtre de son oratoire de Fredericksborg, elle écrivait, avec le diamant d’une bague, cette touchante prière : « Seigneur, fais que d’autres deviennent grands, mais garde-moi innocente ! » Puis elle céda, se livra tout entière.

Au mois de juin 1770, le prince Charles de Hesse, beau-frère du roi, étant venu à la cour de Danemark, avait demandé à la reine Mathilde de l’accompagner auprès de sa femme. Tout à coup, dans un corridor, Mathilde aperçut Struensée ; aussitôt elle se troubla, pâlit, balbutia vaguement : « Ne me retenez pas ! Il faut que je m’en retourne ! » Après quoi elle s’enfuit, laissant le prince fort embarrassé. A table, pendant toute la visite du prince de Hesse, Struensée s’asseyait toujours en face d’elle : et, dès que leurs yeux se rencontraient, on la voyait saisie d’un tremblement nerveux. Il la traitait d’ailleurs, dès ce moment, et en présence de toute la Cour, avec ce fantastique sans-gêne qui allait, pendant deux ans, devenir pour toute la ville un sujet de risée ou d’indignation. « Eh bien ? lui disait-il, vous n’entendez pas ce qu’on vous demande ?... Allons, à quoi pensez-vous ? Pourquoi ne jouez-vous pas ? » Il l’empêchait de recevoir aucune lettre, de parler à personne. Quand la vieille Princesse-Douairière de Galles vînt exprès à la frontière danoise pour revoir sa fille, Struensée défendit à celle-ci de rester seule avec sa mère ; et, en effet, elle exigea qu’il fût présent à tout l’entretien. Son mari, ses frères, ses enfans même, rien n’existait plus pour elle ; à toute heure du jour, on la rencontrait chevauchant dans la campagne avec Struensée, ou bien assise à table entre lui et le pauvre Christian, qui, devenu à présent tout à fait imbécile, tremblait devant elle tandis qu’elle tremblait devant son amant. Sitôt qu’elle se trouvait seule, dans sa chambre, elle s’affaissait sur un sofa, et fondait en larmes. Ses beaux yeux avaient pris une fixité vide, un air d’égarement qui faisait mal à voir. Il n’y a pas en vérité un trait, dans tout ce que l’on rapporte d’elle à ce moment de sa vie, qui n’éveille tout de suite l’image d’une de ces suggestions hypnotiques dont, précisément, les Mesmer et les Cagliostro venaient alors de rappeler au monde la possibilité.

Quoi qu’il en soit, au reste, des moyens employés par Struensée pour la dominer, et pour devenir ainsi le maître absolu du royaume, le fait est qu’il y avait réussi au delà de tout ce que son ambition avait pu espérer. Il avait renvoyé ministres et favoris, s’était fait nommer, tour à tour, « maître des requêtes » et « ministre du cabinet privé, » avait obtenu que les décrets portant sa signature n’eussent pas besoin d’être signés du roi. Et, naturellement, il s’était mis dès le premier jour à décréter des réformes. Ces réformes, dont plusieurs avaient une portée expressément antireligieuse, lui ont même valu, par la suite, dans les pays scandinaves et en Allemagne, une réputation de grand politique. Mais, sans vouloir contester le mérite humanitaire de quelques-unes d’entre elles, — qu’on suppose d’ailleurs lui avoir été inspirées par la reine Mathilde, — j’avoue qu’il me semble difficile d’attacher une importance sérieuse à des décisions aussi brusques, aussi radicales, et qui, si elles avaient été appliquées, auraient bouleversé du jour au lendemain toute la vie d’un peuple. La noblesse et l’armée, le clergé, la propriété, la famille, Struensée entamait tout cela d’un seul trait de plume : plus ardent à son œuvre de destruction que n’allaient bientôt l’être les révolutionnaires français, et travaillant sur un terrain infiniment moins préparé d’avance. Là comme partout, l’impression qu’ils nous fait (et il la faisait déjà aux plus réfléchis de ses contemporains) est celle d’un domestique qui se serait emparé par surprise de la maison de ses maîtres, et qui, sous prétexte de réformes, assouvirait là un vieux fonds de rancunes amassées à l’office.

Les trois ans de son règne ont offert un spectacle qui, dans d’autres conditions, aurait pu aisément devenir sinistre ; mais, en fait, il paraît avoir été surtout d’un imprévu extraordinaire. Le premier ministre dictait à son souverain, pour être envoyées à l’impératrice Catherine, des lettres écrites en style d’antichambre, où Christian appelait son impériale sœur « Votre Majesté, » et signait ingénument : « J’ai l’honneur d’être, Madame, de Votre Majesté le très-humble et obéissant serviteur. » Toute la noblesse du royaume s’abstenant soigneusement d’assister désormais aux fêtes de la Cour, ces fêtes n’en avaient pas moins lieu, plus fréquentes et plus somptueuses que jamais ; mais on n’y voyait figurer que les bourgeois de la ville avec leurs familles. C’est ainsi que le Prince-Royal de Suède, durant sa visite à son beau-frère Christian VII, avait trouvé le roi et la reine assis à table en compagnie d’une douzaine de dames, qu’on lui avait présentées comme « les épouses des principaux négocians de Copenhague. » L’ambassadeur anglais Keith écrivait à son père : « Cette Cour-ci n’a pas la moindre ressemblance avec aucune autre qui soit sous le soleil. » Et l’honnête Suisse Reverdil, l’ancien précepteur de Christian VII, revenu en Danemark après deux ans d’absence, nous raconte, dans ses curieux Mémoires, que « le ton de la conversation et l’allure générale des réceptions, à la Cour de Copenhague, évoquaient irrésistiblement l’idée d’une troupe de domestiques de grande maison installés à table pendant un voyage de leurs maîtres. » Parfois, au cours d’une des réceptions de la reine (où Struensée aidait invariablement Mathilde à faire les honneurs), on voyait apparaître tout à coup le roi, en robe de chambre, et qui, sans saluer personne, se mettait à débiter un poème français ; après quoi, il s’en retournait dans ses appartemens, où son chambellan Brandt, l’homme de Struensée, lui donnait le fouet comme à un enfant.

Et cette comédie aurait pu se prolonger indéfiniment, — car le pauvre roi était sans cesse plus épris de sa femme, qui sans cesse se soumettait davantage à la volonté de son Ruy Blas nietzschéen, — si bientôt l’invraisemblable lâcheté du « sur-valet » n’avait pas ouvert les yeux, et rendu le courage, à ses ennemis. Chaque fois que des ouvriers, ou des soldats, ou des marins, ayant à se plaindre de quelque nouvelle mesure prise contre eux par Struensée, menaçaient celui-ci de représailles violentes, le puissant ministre pâlissait, tremblait de tous ses membres, et se hâtait de révoquer les mesures en question. La chose finit par être sue de tous ; et c’est ainsi qu’une troupe d’aventuriers, ayant à leur tête la reine Juliana, seconde femme du père de Christian VII, comprirent que le moindre effort leur suffirait pour renverser une fortune aussi mal défendue. Dans la nuit du 16 janvier 1772, Juliana, profitant du désordre d’un bal masqué, parvint à s’introduire auprès de Christian, lui montra une fausse lettre où Struensée et la reine étaient censés avoir formé un complot pour le tuer, et arracha de force au malheureux fou l’ordre de faire emprisonner la reine et le ministre. Sur quoi, les conjurés allèrent saisir Struensée, qui dormait dans son lit, lui signifièrent son arrestation, et le firent mener à la citadelle, malgré ses supplications et ses gémissemens. Puis ils s’emparèrent de la reine Mathilde, avec une violence, une grossièreté, une cruauté scandaleuses, et l’enfermèrent à la prison d’Elseneur, dans une pièce sans feu, où, pendant des semaines, seule, privée de vêtemens, à demi morte, elle resta soumise au régime des voleurs et des assassins.


Désormais, le drame n’allait plus comporter d’épisodes comiques, à moins que quelqu’un ne trouve la force de sourire de l’écœurante bassesse des aveux, ou plutôt des dénonciations de Struensée. Celui-ci, d’abord, avait tout nié, comptant toujours sur la faveur de la reine, dont il ignorait le sort. Un matin, ses juges, par manière d’épreuve, lui révèlent que Mathilde est emprisonnée ; qu’elle ne peut plus rien pour lui, et que même, il a chance de s’innocenter en disant tout ce qu’il sait contre elle ; et, aussitôt, le drôle non seulement reconnaît qu’elle a été sa maîtresse, mais, obstinément, une semaine de suite, il se met à la charger des accusations les plus effroyables, affirmant que c’est elle qui l’a « tenté, « séduit, obligé de force à devenir son amant. On lui fait signer ses déclarations, on les emporte à la prison, où Mathilde, indifférente à sa propre destinée, ne cesse point de trembler et de prier pour son bien-aimé. Et alors s’ouvre une scène si tragique, d’une horreur si poignante à la fois et si simple, que peut-être aurait-on de la peine à en rencontrer l’équivalent dans aucun autre drame, inventé ou réel. Les juges montrent à Mathilde les aveux de Struensée. « Si cette confession n’est pas vraie, madame, il n’y a point de mort assez cruelle pour ce monstre, qui a osé vous compromettre d’une telle façon ! » La reine frémit, pâlit, lève sur les juges « un regard affolé. » Elle se rend compte de la gravité suprême de la réponse qu’elle va faire : son rang, son honneur, sa vie même sont en jeu. Mais son amour finit par l’emporter sur tout cela. « Si je confirmais que ces paroles de Struensée sont vraies, dit-elle, pourrais-je sauver sa vie par ce moyen ? — En tout cas, madame, répond le président de la commission, votre aveu serait compté en sa faveur, et modifierait sa situation. Vous n’avez qu’à signer le papier que voici ! » La reine jeta les yeux sur ce papier où, d’avance, on avait écrit l’aveu de son adultère. « Eh bien ! soit, s’écria-t-elle, je signerai ! » Elle prit la plume que lui tendait le juge, signa sa condamnation, et elle tomba de tout son long, évanouie, sur les dalles.

Elle ne fut point mise à mort, cependant ; et Struensée le fut, malgré l’infamie de ses dénonciations. Voyant que ce système de défense ne suffisait pas à lui sauver la vie, le « philosophe » avait ensuite imaginé de se convertir. Longtemps il édifia par sa piété le digne pasteur préposé au soin de son âme. Mais ce système-là, non plus, ne lui réussit pas : il fut publiquement dégradé et exécuté, le 28 avril 1772, en compagnie de son protégé Brandt, le chambellan qui s’amusait à rouer de coups le roi Christian VII.

Quant à Mathilde, elle fut sauvée par l’excès même de la haine de ses ennemis. Ceux-ci, avant de procéder contre elle à d’autres mesures, avaient commis l’imprudence de faire proclamer son divorce : ce qui fournit à l’ambassadeur anglais Keith l’occasion d’exiger, sous la menace d’un bombardement de Copenhague, que, étant redevenue une princesse anglaise, elle fût remise au pouvoir du roi Georges III. Elle reçut l’ordre d’aller vivre au château de Celle, en Hanovre, le lieu où était née jadis son aïeule, — sa sœur d’infortune, — l’ardente et charmante Sophie-Dorothée. C’est à Celle qu’elle est morte, trois ans après, d’une fièvre prise au chevet d’un enfant qu’elle avait recueilli et soignait par charité. elle est morte au moment même où des amis inconnus, Anglais et Danois, avaient formé le projet de lui rendre le trône : projet qui n’était pas sans avoir maintes chances de réussir, car le pauvre Christian VII continuait à regretter, et à appeler de tout son cœur la compagne dont on l’avait séparé, il ne savait pourquoi. Du moins, dans ses intervalles de lucidité, a-t-il affirmé jusqu’au bout que Caroline-Mathilde était innocente ; c’est ce qu’affirmaient aussi, sans cesse en plus grand nombre, à la cour de Copenhague, à la ville, et dans tout le royaume, ceux qui se rappelaient la grâce, la douceur, la longue souffrance de la jeune reine. Elle-même, pourtant, a signé l’aveu de sa faute ; et il ne paraît pas qu’elle l’ait jamais sérieusement retracté. Mais je ne crois pas que personne, en présence d’une destinée telle que fut la sienne, puisse s’empêcher d’éprouver le sentiment, tout chrétien, exprimé jadis dans ce beau vers de l’un des poètes qu’elle aimait le plus :


Et c’est être innocent que d’être malheureux.


T. DE WYZEWA.

  1. Dans ce beau livre, dont je ne saurais trop louer la scrupuleuse érudition, l’impartialité historique, et l’excellente tenue littéraire, M. Wilkins a raconté la vie et les aventures de la protectrice du fameux Struensée. C’était lui déjà qui, naguère, d’après des lettres conservées à la Bibliothèque d’Upsal, avait fait revivre devant nous les amours tragiques de la princesse Sophie-Dorothée avec Koenigsmarck. (Voyez la Revue du 15 juin 1900). Mais sa biographie de la reine Mathilde est plus intéressante encore, d’une humanité plus touchante, d’un art à la fois plus discret et plus sûr ; elle s’appuie, entre autres documens inédits, sur la correspondance diplomatique des agens anglais à la cour de Danemark. J’ai essayé d’en extraire, sommairement, les portraits des trois acteurs principaux du drame mémorable de 1772.