Revues étrangères - Le Cent cinquantième anniversaire de la naissance de Goethe

Revues étrangères - Le Cent cinquantième anniversaire de la naissance de Goethe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 458-467).
REVUES ÉTRANGÈRES

LE CENT CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE GŒTHE


Gœthe’s Vater, par Félicie Ewart, 1 vol. Hambourg ; Gœthe’s Leipziger Studenljahre, par Julien Vogel, 1 vol. illustré, Leipzig ; Gœthe In Frankfurt in 1797, par Ludwig Geiger, 1 vol. Francfort ; Gœthe-Forschungen, andere Folge, par F.-W. von Biedermann, 1 vol. Leipzig, etc.


Les événemens politiques de l’année 1849 ayant empêché que le centième anniversaire de la naissance de Gœthe fût fêté, cette année-là, avec tout le calme et tout l’éclat désirables, les Allemands ont eu l’ingénieuse idée de le fêter de nouveau en 1899. C’est en effet un véritable centenaire qui a été célébré dans toutes les villes de l’Allemagne, le 28 août dernier, avec illuminations, banquets, inaugurations de monumens commémoratifs ; et, à voir l’importance attribuée à ces fêtes par les principaux journaux allemands, à entendre l’écho des discours, des toasts et des hourrahs qu’elles ont provoqués, on serait tenté de croire que la nation entière s’est trouvée unie, dans un magnifique élan d’enthousiasme, pour honorer la mémoire du plus grand de ses poètes.

La vérité est cependant que ces fêtes, si bruyantes et si solennelles, sont loin d’avoir eu ce touchant caractère d’unanimité. C’est ce que leurs organisateurs eux-mêmes sont forcés de reconnaître. Autant les journaux allemands, — je veux dire les grands journaux libéraux, les seuls qu’on lise en dehors des villes où ils sont imprimés, — autant ils mettaient de chaleur, avant le 28 août, à prédire le succès des « fêtes de Gœthe, » autant ils en mettent maintenant à s’indigner du peu de succès qu’elles ont obtenu. Ils se montrent fort irrités, en particulier, de l’indifférence témoignée, à l’égard du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Gœthe, par le monde officiel et par le monde catholique. L’empereur d’Allemagne ayant négligé de manifester ses sentimens pour Gœthe, à l’occasion de cet anniversaire, ils lui reprochent de préférer M. Rudyard Kipling à l’auteur de Faust. Et peu s’en faut qu’ils ne réclament des poursuites contre le clergé de Francfort pour n’avoir pas, le 28 août, pavoisé les églises de la ville.

Ils oublient seulement, dans leur indignation, qu’ils ont d’avance tout fait pour désintéresser de ces « fêtes de Gœthe » ceux qu’ils accusent à présent de ne s’y être pas assez intéressés. Parmi les innombrables articles publiés, à propos de ces fêtes, sur « les idées politiques de Gœthe, je n’en ai guère lu qui ne fussent remplis d’allusions malveillantes au régime impérial tel qu’il est aujourd’hui. Dans les uns, Gœthe était représenté comme un anarchiste, dans d’autres, comme un autoritaire et le précurseur du prince de Bismarck ; mais les uns et les autres affirmaient que, s’il savait encore, le spectacle de la politique allemande contemporaine lui ferait horreur. Et je ne parle pas des caricatures, non moins innombrables, publiées sur le même sujet dans les journaux satiriques. Une d’elles, intitulée Son Excellence Gœthe, nous fait voir un jeune prince passant dans une rue de Berlin, en compagnie de son aide de camp. « Je ne comprends pas, dit le prince, comment on a pu tolérer qu’un homme d’État perdît son temps à écrire tant de vers ! »

Une autre image nous montre un gros prêtre catholique tournant le dos au portrait de Gœthe, d’un air de haine mêlée de mépris. Le visage de Gœthe est plein de majesté, celui du prêtre exprime la bassesse et la mauvaise foi ; et, dans un long poème annexé à l’image, le prêtre s’écrie : « Que nous voulez-vous, avec vos fêtes de Gœthe ?... Vous aurez beau, dans vos discours, en appeler à l’avenir ; par bonheur pour nous, la sottise humaine sera toujours assez forte pour empêcher un haut esprit d’être dangereux ! »

Cette image et ce poème pourraient suffire à résumer le caractère qu’on a expressément donné, en Allemagne, à la célébration du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Gœthe. Bien plus que le poète ou le critique, on a voulu glorifier en Gœthe le libre penseur, le Voltaire allemand, l’homme qui écrivait à Lavater : « Anti-chrétien, je ne crois pas l’être, mais je suis et resterai toujours un non-chrétien convaincu ! »

On a soigneusement extrait de son œuvre, pour les remettre sous les yeux du public, les passages qui pouvaient le plus offenser une conscience chrétienne. Dans les biographies destinées au peuple, peut-être aussi aux écoles, et répandues à travers l’Allemagne par plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, on a dénoncé le « jésuitisme » de tous ceux qui osent émettre des doutes sur la correction morale des amours du grand homme. « La femme de Schiller, — nous y dit-on, — si intelligente à l’ordinaire, a été brusquement contaminée d’une épidémie de morale, » en apprenant que Goethe refusait de se marier avec sa maîtresse ; et cela signifie que la femme de Schiller a désapprouvé l’étalage public fait par Gœthe d’une liaison dont seuls des esprits « abrutis par la prêtraille » auraient eu le droit de se scandaliser. Le même sentiment se retrouve dans tous les articles publiés sur Goethe à l’occasion du 28 août, dans tous les discours prononcés à cette occasion. Une revue berlinoise ayant imaginé de demander aux principaux écrivains allemands quelle influence le génie de Goethe avait exercée sur eux, presque tous ont répondu qu’il les avait surtout aidés à « secouer le joug des superstitions religieuses. » Comment s’étonner, après cela, de ce que ni le clergé, ni le public chrétien en général, n’aient pris part à des fêtes dont l’objet essentiel était évidemment de les outrager ?

Et l’on se tromperait fort à vouloir conclure de là que l’Allemagne ne soit pas unanime à reconnaître et à admirer le génie de Goethe. Je ne crois pas qu’il y ait en Europe un seul grand écrivain, pas même Shakspeare ou Dante, dont la gloire, dans sa patrie, soit plus universelle. Pour tout Allemand sans exception, Goethe est le plus grand des poètes allemands. Mais son œuvre n’est point de celles que l’on puisse accepter « en bloc ; » et bien que, dans ces temps derniers, on l’ait bien souvent comparé à Luther, j’ai peine à comprendre comment ses compatriotes luthériens peuvent concilier leur christianisme avec l’admiration d’une œuvre aussi profondément « non chrétienne. » Les catholiques, en tout cas, ne poussent pas au même degré la tolérance et le dilettantisme. Tout en admirant l’art de Gœthe, ils se méfient de ses doctrines ; et voici en quels termes, à la fois très précis et très modérés, un des plus remarquables d’entre eux, un Père jésuite, M. A. Baumgartner, vient de répondre à la revue berlinoise qui lui demandait quel était l’ouvrage de Gœthe qu’il aimait le mieux et quelle influence le génie de Gœthe avait exercée sur lui :


Ce n’est point par tel ou tel de ses écrits, en particulier, que Gœthe a fait sur moi le plus d’impression, mais par l’étonnante richesse et variété de son esprit, dont Faust lui-même ne suffit pas à donner l’idée.

Sur « mon développement intérieur et sur la formation de ma pensée, » Goethe n’a exercé, pour ainsi dire, aucune influence. Une éducation catholique a, dès l’enfance, fait de la foi catholique la base de ma conception du monde ; et cette foi, depuis lors, n’a jamais cessé de me satisfaire. De longues années consacrées à l’étude de la philosophie, de la théologie, de l’histoire et de la littérature, m’ont, en outre, convaincu que la conception du monde, fondée sur cette foi, garde aujourd’hui encore toute sa valeur, et n’apporte d’obstacle à aucun progrès tant soit peu sérieux. Le commerce de l’œuvre de Goethe, dans ces conditions, ne pouvait rien changer à mes sentimens intimes ; et ce n’est pas un tel commerce, d’ailleurs, qui aurait eu de quoi ébranler ma foi de catholique, car la vérité est que Gœthe ne montre jamais autant de clarté, de force, et de beauté que quand lui-même il se rapproche des principes de cette foi. Et, au contraire, je dirais volontiers que sa philosophie, sa religion, et sa morale me paraissent assez faibles quand il s’éloigne du point de vue chrétien pour se rattacher, d’une façon toujours tout éclectique, à Spinoza, à Rousseau, à Voltaire, aux vieux philosophes naturalistes grecs, aux sages hindous ou aux théosophes. Dans tous ces chemins, où il s’aventure lui-même un peu au hasard, un bon catholique ne saurait le suivre, sous peine de manquer à sa religion. Et comme ses idées se reflètent, par occasion, jusque dans ses poèmes, nous ne pouvons pas non plus admirer et célébrer ceux-ci sans quelque réserve. Mais cette réserve ne repose sur aucune malveillance ; elle n’implique, de notre part, aucune indifférence. Dans la mesure où cela nous est possible, personne n’apprécie plus que nous le génie de Gœthe. Gœthe est, incontestablement, le plus génial des poètes modernes ; il est à la fois le plus grand de nos classiques et de nos romantiques ; il est le maître parfait de l’expression, en prose comme en vers ; et c’est à lui que la littérature allemande dut de pouvoir prendre place parmi les grandes littératures européennes. Cela, aucun Allemand ne doit, ne peut l’oublier. Et j’ajouterai que tout catholique a le devoir d’apprendre de lui les précieuses vertus artistiques dont il donna l’exemple. Mais on pense bien que nous ne saurions aller jusqu’à sacrifier, pour l’admiration du génie de ce merveilleux poète, notre foi chrétienne, positive, révélée, cet incomparable trésor intellectuel et moral que Dieu nous a donné pour nous permettre de traverser les épreuves de la vie.


Cette réponse d’un ton si digne, et dont je dirais volontiers qu’elle contient le seul jugement critique un peu sérieux qui ait été porté sur Gœthe à l’occasion de son cent-cinquantenaire, je l’ai vue citée dans des journaux allemands comme un modèle d’inintelligence et de fanatisme. C’est que, précisément, les organisateurs des « fêtes de Gœthe » avaient espéré que, à leur appel, toute l’Allemagne chrétienne « sacrifierait sa foi religieuse » pour rendre hommage au « merveilleux génie » de l’auteur de la Fiancée de Corinthe et de tant d’autres poèmes où le « non-christianisme » confine de très près à « l’antichristianisme. » Leurs fêtes, en réalité, avaient une portée politique au moins aussi marquée que celles qui avaient été célébrées en 1849 ; et de là vient, sans doute, l’incroyable indigence de leurs résultats littéraires. Depuis les plus graves revues jusqu’aux petits journaux, en vain on chercherait une seule étude sur Goethe qui valût la peine d’être signalée.

Un critique qui passe pour être, en Allemagne, le plus habile à parler de Goethe, M. Hermann Grimm, s’est borné, cette fois, à nous apprendre que Goethe avait toujours vécu « en plein air, » et qu’ainsi il avait été, avec Luther et Bismarck, le prototype du parfait Allemand. Un autre a découvert que Méphistophélès était « le symbole de la vulgarité, » et a consacré quarante pages à nous le prouver. Un troisième a essayé d’établir que le génie de Goethe était un phénomène de dégénérescence, ce qu’un quatrième a cru devoir nier, mais en ajoutant que la santé de Gœthe n’était qu’un accident, et n’avait aucun rapport avec son génie. Des cinquante écrivains interrogés par une revue berlinoise, seul le P. Baumgartner a pris au sérieux les questions posées : les autres, après avoir loué Gœthe de les avoir affranchis des « superstitions, » n’ont pensé qu’à se louer eux-mêmes à propos de lui. Il y a eu aussi des études sur Gœthe et les Femmes, — Gœthe et le Socialisme, — Gœthe et la Musique : mais aucune ne contenait ni une idée, ni un fait nouveau. Et si un étranger avait voulu, à l’occasion de ces fêtes, se rendre compte de la place que tenait Gœthe dans la littérature allemande contemporaine et de l’influence qu’il y exerçait, il n’aurait certainement trouvé ni un livre, ni un article, ni un discours qui pût le renseigner. Tout au plus ces « fêtes de Gœthe » lui auraient-elles permis de constater que l’anticléricalisme est aujourd’hui, en Allemagne, une maladie très répandue parmi les écrivains ; et peut-être, aussi, que la critique littéraire allemande a beaucoup changé, depuis le temps où Gœthe en faisait l’admirable usage que l’on sait.

Mais si, au point de vue critique, le résultat de ces fêtes a été médiocre, on leur doit en revanche la publication d’un certain nombre de documens biographiques ou anecdotiques qui ne laissent pas de contribuer à mettre en lumière la puissante personnalité du poète allemand. Ou plutôt, même à ce point de vue, je ne crois pas qu’elles aient mis au jour un seul document tout à fait nouveau ; mais elles en ont rappelé un certain nombre qui risquaient d’être oubliés, ou qui, lors de leur première publication, n’avaient pas été aussi remarqués qu’ils le méritaient. Je vais essayer d’en signaler quelques-uns, sauf à y revenir une autre fois pour en tirer, plus à loisir, ce qu’ils peuvent contenir de renseignemens généraux sur le caractère de Gœthe et sur son génie.

Une dame qui n’était guère connue, jusqu’à présent, que pour avoir écrit une retentissante brochure sur l’Emancipation des Femmes dans le Mariage, Mme Félicie Ewart, a publié, à l’occasion du 28 août, une biographie du père de Goethe. Celui-ci, suivant elle, aurait été odieusement calomnié par les biographes de son fils ; auquel cas, en vérité, il aurait été surtout calomnié par son fils lui-même, qui, on s’en souvient, ne s’est point fait faute de railler ses manies et ses ridicules. Mais Mme Ewart estime qu’un grand homme doit, forcément, avoir eu pour père un excellent homme ; et, reprenant tout ce que nous ont dit du conseiller Goethe les critiques et les historiens, elle s’efforce de prouver que tout cela mérite plutôt l’éloge que le blâme. On a prétendu qu’il avait été tyrannique et grossier pour sa femme : celle-ci, pour peu que la chose eût été vraie, l’aurait-elle soigné comme elle l’a fait durant ses maladies ? On a prétendu qu’il ne se souciait jamais de lui faire plaisir : ne lui a-t-il pas un jour, au contraire, donné une tabatière d’or garnie de diamans ? On a prétendu qu’elle avait eu souvent avec lui des querelles de ménage : cela ne démontre-t-il pas qu’il lui laissait la pleine liberté de ses opinions, et qu’il attachait même à celles-ci assez d’importance pour prendre la peine de les discuter ? Et ainsi l’apologie se poursuit, de page en page, attestant chez Mme Ewart plus de bonne volonté que de sens critique ; car, en fin de compte, l’image qu’elle nous donne elle-même du conseiller Goethe ressemble fort à celle qu’elle avait entrepris de nous faire oublier.

Mais son livre n’en a pas moins l’intérêt de nous présenter, sous un jour moins défavorable qu’on ne le fait d’ordinaire, la forte discipline à laquelle a été soumise l’enfance du poète. Certes, le conseiller Goethe était un original ; et un grand nombre des choses qu’il a apprises à son fils ont été, pour celui-ci, tout à fait inutiles. C’est à lui, cependant, que Wolfgang a dû son goût pour les arts, et son penchant à l’observation, et ces habitudes d’ordre et de méthode qui, bien employées, ont fait de lui ce qu’il a été. Il lui a dû, encore, l’habitude de se méfier de soi-même et de résister à ses désirs ; tandis que sa mère, qui n’avait de pensée que pour le gâter, a, en somme, exercé sur lui une assez fâcheuse influence. Le seul malheur est, peut-être, que le père de Goethe ait légué à son fils ce profond égoïsme qui, même revêtu de l’épithète d’olympien, — ou de celle, plus moderne, de super-humain, — n’en reste pas moins un des traits les plus déplaisans de son caractère. Et que ce trait-là lui soit venu du conseiller Gœthe, c’est ce qui ne semble pas pouvoir être nié. En ce sens, comme en bien d’autres, Mme Ewart a raison d’affirmer que, « plus on étudie la nature du fils, plus on trouve chez lui, élargie et développée, une répétition de la nature du père. »

Le profond égoïsme de Gœthe se montre à nous, tout entier déjà, dans le récit de ses premières aventures amoureuses, et en particulier de son roman avec Annette Catherine Schœnkopf, la fille de l’hôtelier de Leipzig chez qui il prenait pension. Gœthe lui-même, dans Vérité et Poésie, n’est pas éloigné de juger regrettable la façon dont il s’est conduit avec cette jeune fille, après avoir d’abord si vivement sollicité sa tendresse. Mais ses biographes, là encore, se bornent à flétrir les « Philistins » qui osent blâmer la conduite d’un si grand homme. Et l’on chercherait en vain l’ombre d’un blâme pour Gœthe dans le chapitre consacré à ce mémorable roman par M. Julius Vogel, auteur d’un très intéressant ouvrage illustré sur le Séjour de Gœthe à l’Université de Leipzig. M. Vogel, d’ailleurs, n’a point prétendu refaire la biographie du jeune poète, mais simplement la compléter en mettant sous nos yeux le plus grand nombre d’images et de menus documens qu’il a pu recueilli Il nous fait voir, par exemple, les portraits en silhouette du père et de la mère de Catherine Schœnkopf, et un délicieux portrait en miniature de cette jeune fille elle-même. Les professeurs dont Gœthe a suivi les cours, les étudians qu’il a fréquentés à l’Université, les artistes et collectionneurs saxons avec lesquels il a été en rapports, tout un monde de figures oubliées revit pour nous dans ce livre ; et vraiment ressuscité avec tant d’adresse et de soin que peu de livres sont aussi précieux pour nous renseigner sur la formation intellectuelle et artistique de l’auteur du Divan Oriental. Une conclusion, surtout, en ressort avec une évidence saisissante : c’est que les véritables maîtres de Gœthe ont été des artistes et des critiques d’art ; que la peinture l’a passionné avant toute autre chose ; et que, dès l’âge de seize ans, le commerce familier des chefs-d’œuvre de l’art plastique a développé en lui ce goût de perfection formelle qu’il n’a point cessé de garder durant sa longue vie. On sait le rôle considérable qu’a joué la musique, dans l’éducation de la plupart des grands écrivains allemands ; dans l’éducation de Gœthe, ce rôle a été tenu par la peinture et la sculpture, tandis que la musique n’a jamais été pour lui qu’un passe-temps. A Leipzig, notamment, il ne se fatiguait point de visiter les collections particulières, qui y étaient alors nombreuses et fort belles ; il apprenait la gravure, et gravait au burin des paysages imités de Ruysdaël ; il copiait les moulages des marbres antiques ; et il avait pour intime ami le peintre sculpteur Oeser, l’un des hommes qui ont exercé sur lui le plus d’influence. Sur ce Frédéric Oeser, M. Vogel nous fournit une foule de renseignemens curieux. Peintre et sculpteur médiocre, il raisonnait sur les arts avec une originalité, une passion, une profondeur admirables. Il avait été le confident ou plutôt l’inspirateur de Winckelmann ; il fut, de la même façon, l’inspirateur du jeune étudiant qui se plaisait à le consulter. Il n’avait de goût que pour l’art antique, interprété d’ailleurs à sa fantaisie ; et si, d’une part, Gœthe a certainement appris de lui à aimer par-dessus tout l’harmonie de la forme, c’est de lui aussi, sans doute, qu’il a appris à mettre dans son art toute sorte de symboles et d’allégories. Sur un rideau peint par Oeser pour le théâtre de Leipzig, les Muses et les grands poètes anciens sont représentés faisant face au spectateur, un peu comme dans le merveilleux Parnasse du Vatican ! mais derrière leur groupe, une figure d’homme apparaît qui, leur tournant le dos, semble en train de courir vers le fond de la scène : et cet homme est Shakspeare, nous rappelant ainsi qu’il est différent des poètes classiques, et qu’il cherche la beauté dans une autre voie. Plus significatif encore, à ce point de vue, est un projet de monument en l’honneur du poète Gellert : au faîte du monument, Oeser a dessiné trois enfans endormis, lesquels représentent les trois Grâces, introduites par Gellert dans la poésie allemande ; et comme Gellert n’a pu faire que les y introduire, laissant à d’autres le soin de les amener à leur maturité, Oeser nous les montre sous des traits d’enfans. Qui pourrait dire que, dans les œuvres même les plus belles de Goethe, quelque chose ne se retrouve point de ce symbolisme à la fois ingénu et subtil ? Mais ne sent-on pas, en même temps, quelle action féconde a dû avoir sur l’esprit du jeune poète la familiarité d’un maître tel que celui-là, qui donnait pour idéal à toute œuvre d’art l’expression d’une pensée dans une forme parfaite ? C’est dans l’atelier d’Oeser, c’est dans les salles du musée de Dresde où, sur le conseil d’Oeser, il est allé s’enfermer pendant des semaines, c’est dans cette atmosphère d’art que Gœthe s’est formé au sortir de la rude discipline paternelle ; et M. Vogel, sans presque nous parler de lui, nous renseigne mieux que tous ses biographes sur ce moment capital de sa carrière d’artiste.

Un petit ouvrage de M. Geiger, sur Gœthe à Francfort en 1797, ne laisse pas, lui aussi, d’être assez instructif. Non que la biographie des personnes que Gœthe a fréquentées dans sa ville natale, durant ce séjour de quelques semaines, ait pour nous le même intérêt que celle des maîtres et des amis de Gœthe pendant ses trois années d’études à Leipzig. Mais M. Geiger s’est amusé à reconstituer pour ainsi dire heure par heure l’emploi du temps du poète dans ces quelques semaines : il a extrait de sa Correspondance, de son Journal, des écrits du temps, tout ce qui se rattache au voyage de Francfort ; et ainsi il nous a permis de voir, en raccourci, combien était réelle cette « étonnante variété et richesse d’esprit» que le P. Baumgartner regarde comme la principale qualité de Gœthe. Étonnante, en effet, à peine croyable ! En vingt-deux jours, Gœthe s’occupe de cent sujets différens, depuis la politique jusqu’à la décoration théâtrale, depuis la métaphysique jusqu’au jardinage. Il écrit dix lettres par jour, à Schiller, au peintre Meier, au grand-duc de Weimar, à sa maîtresse Christiane Vulpius ; et dans chacune de ces lettres, c’est comme si nous avions devant nous un homme nouveau, s’abandonnant tout entier aux questions qu’il traite ; et son journal nous apprend que, après avoir écrit ces dix lettres, il a encore visité une église, pris part à des expériences de physiologie, réglé des affaires de succession, engagé des architectes pour le théâtre de Weimar, composé des vers, écrit des articles, entendu des vaudevilles et interrogé des Francfortois sur l’occupation du pays par les troupes françaises. Mais ce n’est pas en quelques lignes que je pourrais montrer ce qu’a vraiment d’original cette multiplicité des préoccupations et des goûts de Gœthe : mieux vaut me borner, aujourd’hui, à signaler le livre de M. Geiger, et citer encore quelques extraits d’une autre publication récente, qui, elle, nous transporte aux dernières années de la vie du poète.

C’est en effet de 1829 que datent la plupart des fragmens du Journal de l’Anglais H. C. Robinson (1775-1867), qui viennent d’être traduits dans la Deutsche Rundschau par Mme Ellen Mayer. Nous y voyons Gœthe à quatre-vingts ans. Mais dès 1801, Robinson, qui était alors correspondant du Times, avait eu l’occasion de rencontrer le grand homme dont il devait devenir l’ami vingt-huit ans après. Dans sa somptueuse maison de Weimar, il était allé lui faire visite, en compagnie d’un ami, et avait été, d’ailleurs, assez froidement reçu. Il n’en avait pas moins été frappé de sa « toute-puissante beauté » et de « cet air de noble réserve que seuls les petits esprits pouvaient prendre pour de la hauteur. » Quelque temps après, il avait dîné chez Gœthe avec Mme de Staël et Guillaume de Schlegel. Le poète avait parlé avec amertume de la « manie de moralité » des Anglais : il avait dit aussi qu’il « haïssait tout ce qui était oriental, » ajoutant qu’il en était fort heureux. « Je me réjouis fort de sentir qu’il y a des choses que je hais : car rien n’est plus mortel pour nos sentimens que de trouver que les choses sont comme elles doivent être. » Mais de ces premières entrevoies, l’écrivain anglais avait simplement emporté l’impression que Gœthe était un homme supérieur : la liaison intime ne s’était pas produite. Schiller, qu’il avait rencontré à la même époque, s’était ouvert à lui bien plus cordialement. « Il avait dans le regard une inquiétude étrange, qui tenait peut-être à sa maladie. Son attitude était celle d’un homme qui se sent toujours mal à l’aise : un mélange de génie et de gaucherie. » Il avait dit, entre autres choses, à Robinson que, malgré sa connaissance de l’anglais, il ne lisait jamais Shakspeare qu’en allemand : « C’est que, voyez-vous, mon métier est d’écrire en allemand ; et j’ai la conviction que personne ne peut lire souvent des langues étrangères sans devenir moins apte à sentir l’originalité et la beauté de sa propre langue. »

En 1829, Robinson, passant par Weimar, fut de nouveau accueilli dans la maison de Goethe : mais cette fois en familier, un peu aussi en professeur, car le vieux poète, durant plusieurs semaines, ne cessa point de l’interroger sur la Littérature anglaise. Il était très changé : seuls les yeux gardaient un reflet de l’ancienne grandeur : mais la vigueur de sa pensée était restée intacte. Robinson lui ayant parlé d’une traduction anglaise de Faust, il s’étonna que le traducteur eût cru devoir couper le Prologue dans le Ciel. « On ne peut rien trouver à dire contre ce prologue : j’en ai emprunté l’idée au Livre de Job ! » Il ne s’apercevait pas que, à vouloir justifier ainsi son Prologue auprès du public anglais, il n’eût fait qu’en accentuer le caractère choquant.

Une autre fois, l’entretien étant tombé sur l’émancipation des catholiques en Angleterre, Goethe dit à Robinson : « Parlez donc de tout cela avec ma belle-fille ; quant à moi, ces questions religieuses ne m’intéressent pas ! » Robinson lui cita, en réponse, une phrase de Lamennais, affirmant que toute vérité vient de Dieu, et par la voie de l’Église. Gœthe tenait, à ce moment, une fleur dans la main ; un papillon volait çà et là, dans la chambre. «Sans doute, — fit le vieillard, — toute vérité vient de Dieu : mais l’Église n’a rien à y voir. Dieu nous parle par cette fleur, par ce papillon ! Seulement ces gaillards-là ne l’entendent pas ! »

Vingt-sept ans plus tard, Robinson, parvenu lui-même à l’âge de quatre-vingts ans, écrivait dans son Journal qu’un des plus grands bonheurs de sa vie était de l’avoir connu. « Il m’a dit un jour, — ajoutait-il, — qu’il n’avait jamais eu d’obligation qu’envers trois hommes : Shakspeare, Spinoza et Linné. Pour ce qui est de moi, je n’ai rencontré personne qui lui fût comparable. En regard de lui, tout ce que je me rappelle de Schiller, de Wieland, de Herder, pâlit et se rapetisse. »


T. DE WYZEWA.