Revues étrangères - La Béatrice de Dante (Théodore de Wyzewa)

Revues étrangères - La Béatrice de Dante (Théodore de Wyzewa)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 935-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

LA BÉATRICE DE DANTE


Scritti Danteschi, par Alessandro d’Ancona, 1 vol. in-8o ; Florence, 1913.


Au temps de l’année où la douceur du ciel revêt de ses ornemens la terre, et la fait toute riante par la variété des fleurs mêlées aux verts feuillages, l’habitude était que les hommes et les dames de notre cité de Florence donnassent des fêtes dans leurs maisons, en y invitant une société choisie ; et ainsi est arrivé d’aventure qu’un premier jour de mai messire Folco Portinari, citoyen des plus honorés d’alors, a rassemblé chez lui ses voisins, pour festoyer avec eux. Or, de ces hôtes faisait partie messire Alighieri ; et son fils Dante, qui n’avait pas encore achevé ses neuf ans, était venu avec lui, comme d’ordinaire les petits enfans suivent leurs parens, surtout lorsqu’il s’agit de se rendre en des lieux de fête. Il se trouvait là mêlé aux autres enfans de son âge, qui étaient réunis en grand nombre, garçons et filles, dans la maison des Portinari ; et, après qu’on leur eut servi un repas accommodé à leur âge, le petit Dante, ainsi qu’il convenait à un enfant, s’est mis à jouer avec ses compagnons.

Et voici qu’il y avait, dans la foule de ces enfans, une petite fille du susdit Folco, qui s’appelait Bice, — encore que Dante l’ait toujours nommée d’après son nom primitif, c’est-à-dire Béatrice, — laquelle fille était âgée d’environ huit ans, et très gracieuse et belle selon sa petitesse, et très douce et plaisante dans ses actions, avec des manières et des paroles beaucoup plus graves et mesurées que l’exigeait son âge ; sans compter qu’elle avait les traits fort délicats et excellemment disposés, et tout pleins encore, par delà leur beauté, d’un tel charme ingénu que l’enfant s’était acquis auprès de maintes personnes la réputation d’un ange. Or donc cette Bice, telle que je l’ai dépeinte, ou peut-être beaucoup plus belle, apparut pendant cette fête aux yeux du petit Dante non pas, sans doute, pour la première fois, mais avec un pouvoir tout nouveau de le rendre amoureux ; et bien que notre Dante ne fût encore qu’un tout jeune garçon, il accueillit dans son cœur avec tant d’affection la belle image de Bice Portinari que jamais plus depuis ce jour, aussi longtemps qu’il vécut, cette image ne s’en effaça plus. Que la chose soit résultée d’une conformité secrète de natures bu d’habitudes, ou bien d’une influence spéciale des astres, ou bien encore qu’il se soit passé là ce que nous voyons par expérience dans les fêtes où, sous l’effet de la qualité raffinée des mets ou des vins, les âmes des jeunes gens aussi bien que des adultes s’étendent soudain et deviennent aptes à s’éprendre passionnément de tout ce qui leur plaît : toujours est-il certain que Dante, dès son âge le plus tendre, s’est trouvé un serviteur très fervent de l’amour. Après quoi, arrêtant le récit de ces incidens juvéniles, je dirai seulement qu’avec l’âge les flammes amoureuses se multiplièrent à tel point, dans son cœur, que rien d’autre n’avait de quoi être pour lui plaisir, ou réconfort, ou repos, sinon de revoir sa belle voisine.


Ce témoignage bien connu de Boccace nous est encore confirmé par le propre fils de Dante, dans un passage curieux de son commentaire latin de la Divine Comédie, — tout au moins suivant une version manuscrite récemment découverte dans la bibliothèque de lord Ashburnham. A propos de la première mention du nom de Béatrice, dans le second chant de l’Enfer, Pierre de Dante écrit ce qui suit :


Et puisque nous rencontrons ici pour la première fois cette Béatrice dont il sera encore beaucoup parlé ci-dessous, surtout dans le troisième livre du poème, consacré au Paradis, je dois dès maintenant faire savoir au lecteur que, en effet, une certaine dame nommée Béatrice, et grandement remarquable à la fois par ses mœurs et par sa beauté, vivait dans la cité de Florence au temps du poète, y étant née de la famille de certains citoyens florentins appelés Portinari ; de laquelle dame notre poète était le voisin, et laquelle il aima profondément aussi longtemps qu’elle vécut, et à la louange de laquelle il composa maintes chansons ; et puis, après la mort de ladite dame, et afin de rendre glorieux le nom de celle-ci, il voulut l’introduire à maintes reprises dans ce sien poème, sous l’allégorie et le type de la Théologie.


« Sous l’allégorie et le type de la Théologie. » On s’est fort querellé, en vérité, depuis le siècle même de Dante jusqu’à nos jours, sur la question de savoir si c’était bien la « Théologie, » ou peut-être la « Sagesse, » ou encore quelque chose comme l’ « Idéal, » qui nous était présenté sous le nom de Béatrice dans la Comédie, comme aussi dans les deux principaux ouvrages antérieurs du poète, la Vie Nouvelle et le Banquet. Mais le fait est que sans aucun doute, dans maints endroits de ces trois ouvrages, la figure de Béatrice nous apparaît revêtue d’une signification éminemment « symbolique. » Poussé par son désir de « nous rendre glorieux » le nom de sa belle voisine, incontestablement Dante a plus d’une fois désigné sous ce nom des « entités » philosophiques, religieuses, ou morales, qui dépassaient de beaucoup la douce personne réelle de la fille de messire Folco Portinari, — quoi que puisse nous dire Boccace de la précocité intellectuelle de cette dernière, et de tous ses agrémens d’esprit ou de corps. De telle sorte que, malgré le témoignage de Boccace, nombre de biographes et critiques se sont trouvés pour refuser même à Béatrice toute réalité « historique, » ou du moins pour affirmer que le poète, en l’ « introduisant » dans ses trois grandes œuvres, a pu vouloir tout au plus glorifier son nom, sans que jamais la Béatrice qu’il évoque devant nous ait eu rien, à ses propres yeux, de l’apparence extérieure, ni de la nature intime d’aucune jeune femme connue et aimée de lui précédemment.

C’est déjà ce que soutenait, au début du XVIIIe siècle, le savant chanoine florentin A. M. Biscioni. « Si d’aventure mon lecteur se sent prévenu en faveur de Bice Portinari, — écrivait-il, — qu’il sache que je n’ai nullement l’intention de porter le moindre préjudice à cette très noble dame ; et bien au contraire, je suis prêt à proclamer qu’elle a été dotée ici-bas de prérogatives très dignes d’égard, comme aussi qu’il se peut fort bien qu’elle ait été connue de Dante et fréquentée par lui, en raison du voisinage de leurs habitations ! Mais seulement j’ai prétendu montrer que, des œuvres du dit Dante et des argumens que j’y ai joints, il résulte que notre Béatrice n’est ni cette dame-là, ni aucune autre, mais bien une personne idéale, toute sortie de l’invention délibérée du poète. »

On n’en finirait pas à vouloir citer les divers commentateurs, italiens ou étrangers, qui ont repris à leur compte cette affirmation du vieux chanoine florentin, tout en différant de lui sur l’interprétation du rôle symbolique attribué par le poète à sa Béatrice. Voici, par exemple, ce que nous dit à ce sujet le célèbre Adolfo Bartoli, l’un des plus remarquables historiens de la littérature italienne :


Selon moi, Béatrice n’est pas la Sagesse, comme le croyait Biscioni, elle n’est pas non plus la Monarchie Impériale de Gabriele Rossetti, ni l’Intelligence Active de Francesco Ferez. Béatrice, c’est la Femme, c’est la créature féminine d’ici-bas, envisagée dans ses qualités les plus nobles, les plus hautes, les plus célestes, et envisagée avec les yeux un peu mystiques des hommes du moyen âge en général, mais en particulier des Blancs florentins de la fin du XIIIe siècle. Béatrice, c’est la femme terrestre qui, par degrés, s’est acquis quelque chose de l’ange : un être vague, abstrait, impalpable, qui peut bien se concréter un moment en toute figure charmante de jeune fille, mais pour s’envoler de nouveau, sur-le-champ, vers des formes plus éthérées.


Cette manière « allégoriste » d’entendre le personnage de Béatrice a de tout temps étonné et presque scandalisé M. Alessandro d’Ancona, l’éminent professeur de littérature italienne à l’université de Pise ; et c’est déjà expressément contre elle qu’était dirigée, en l’année 1865, une conférence du jeune érudit, dont la réimpression lui offre aujourd’hui le point de départ d’une longue, savante, et captivante étude, toute consacrée à la défense de ce que l’on est convenu d’appeler la théorie « réaliste, » dans le grand débat ouvert depuis des siècles autour de Béatrice. M. d’Ancona nous apprend que l’homme d’État, poète, et historien Bovio disait de lui autrefois à leur ami commun, le fameux Crispi : « D’Ancona est un pédant, qui ne saurait comprendre le génie de Dante ! » Mais il va de soi que le vénérable professeur ne partage pas cette opinion de Bovio sur son compte ; et d’autant plus assidûment il lâche à nous prouver que personne ne connaît, ne comprend, et n’aime mieux que lui l’art merveilleux du poète de la Divine Comédie. Négligeant les témoignages plus ou moins douteux des biographes, il demande à l’œuvre même de Dante de nous renseigner sur les sentimens qui l’ont inspirée ; et le fait est qu’il met à l’interroger une science exemplairement profonde et sûre, sans se lasser de peser, de contrôler, d’examiner, séparément et en les comparant l’un à l’autre, jusqu’aux moindres passages de toute l’œuvre du poète qui auraient quelque chance de nous révéler le secret de l’attitude véritable de celui-ci à l’égard de sa Béatrice. Quoi que l’on doive penser des conclusions où il aboutit pour son propre compte, les deux cents pages environ de ses nouveaux Écrits Dantesques qui traitent du problème de Béatrice constituent désormais pour nous un très complet et précieux répertoire de l’ensemble des morceaux de la Vie Nouvelle, du Banquet, et de la Divine Comédie, où Dante lui-même non seulement fait mention de sa Béatrice, mais encore nous décrit des « états d’âme » capables de nous expliquer le rôle (ou les rôles divers) qu’il a voulu prêter à son héroïne.


Essayons de parcourir très rapidement, par exemple, avec l’assis- tance de M. d’Ancona, les deux premières parties de la Divine Comédie, en recherchant sous quel aspect nous y est présentée la figure de Béatrice ! Tout d’abord, comme l’on sait, le nom de l’héroïne est rappelé au poète par Virgile, qui lui raconte comment, dans sa demeure du Purgatoire, il a été abordé par une « dame bienheureuse et belle, » venue là, avec « des yeux pleins de larmes, » et pour le prier d’aller au secours de son ami, « afin qu’elle-même en soit consolée. » « Je suis Béatrice, — lui dit-elle, — et c’est l’amour qui m’a conduite ici, et me fait te parler ! » Après quoi, le nom de Béatrice n’est plus prononcé une seule fois, durant tout le récit de la traversée de l’Enfer : mais, à plusieurs reprises, nous y rencontrons des allusions manifestes à la « dame bienheureuse, » toujours désignée en des termes voilés, comme si le poète avait craint de profaner son image par une mention trop expresse, dans cette impure atmosphère de ténèbres et de péchés. C’est ainsi qu’au chant Xe, Dante, ayant rencontré le père de son ami le poète Guido Cavalcanti, lui adresse ces paroles, d’ailleurs assez obscures, et pouvant être comprises de bien des façons : « Je ne viens pas de mon propre gré ! Celui qui m’accompagne là va m’emmener peut-être vers celle (ou celui) que votre Guido a eue en dédain ! » A coup sûr, c’est vers Béatrice que Virgile « emmène » son compagnon ; et l’on peut être certain aussi que, comme le dit M. d’Ancona, le « peut-être » signifie toutes les épreuves qui attendent le voyageur avant qu’il lui soit donné d’arriver auprès de sa bien-aimée. Mais on entend bien que, sur ce point encore, les « allégoristes » n’ont pas manqué d’hypothèses ingénieuses. On a dit, entre autres choses, que Dante voulait parler de la théologie, ou plus simplement de la religion, toutes deux « dédaignées « ici-bas par le « mécréant » notoire qu’avait été Guido Cavalcanti. Sans doute : et d’autre part, il n’y a rien, non plus, qui nous empêche d’admettre l’interprétation « réaliste » de M. d’Ancona, suivant laquelle Guido se serait moqué de la passion « platonique » de son jeune confrère et ami pour la riche fille des Portinari.

« Lorsque tu parviendras devant le doux rayonnement de celle dont les beaux yeux voient toutes choses, d’elle tu apprendras le voyage ultérieur de ta vie ! » Ainsi parle Virgile à Dante, vers la fin du Xe chant de l’ Enfer, pour consoler le poète du « parler ennemi » du damné Farinata, qui lui résonne encore dans l’oreille. Cette fois, l’allusion à Béatrice est incontestable, à cela près que Virgile nous paraît commettre une légère erreur, puisque ce sera l’aïeul du poète, Cacciaguida, et non pas Béatrice, qui lui prédira le « voyage de sa vie. » Un peu plus loin (chant XII), le même Virgile dit au centaure Chiron, pour obtenir de lui qu’un rameur fasse traverser aux deux pèlerins le fleuve de sang : « Quelqu’un s’est interrompu de chanter alléluia, afin de venir me confier cet office nouveau. » Ce « quelqu’un » est, naturellement, Béatrice ; et de plus en plus nous avons l’impression que Dante se refuse à nommer la jeune femme aussi longtemps qu’il n’aura point quitté le royaume de la douleur. Mais sans cesse il pense à Béatrice et aspire à la revoir, avec le mélange d’espérance et de crainte que nous traduisait, tout à l’heure, le mot : « peut-être, » dans sa réponse au père de Guido Cavalcanti. « Ce que vous me racontez du cours futur de ma vie, dit-il à Brunetto Latini, je l’inscris en moi et l’y garde, pour interroger là-dessus, comme aussi sur une autre prédiction à moi faite (par Farinata), la dame qui le saura, si seulement je parviens à elle ! »

Pendant la montée du Purgatoire, au contraire, Virgile ne se fait plus scrupule de nommer Béatrice ; et de page en page ses allusions deviennent plus nombreuses à la dame qui l’a chargé de lui amener le poète amoureux. Mais cet amoureux, lui, continue à ne la point désigner formellement par son nom, à l’exception d’un seul cas, — le plus important de tous, en vérité, pour notre étude du « problème » de Béatrice. Je veux parler de la mémorable rencontre du poète, au XXIIIe chant du Purgatoire, avec son ancien ami et confident Forese, membre de cette famille des Donati à laquelle appartenait l’épouse légitime de Dante. Forese n’est mort que depuis cinq ans à peine ; et son ami s’étonne de le voir déjà délivré de l’épreuve préalable de l’ « Antepurgatoire. » Forese répond que le temps de l’épreuve lui a été abrégé par les larmes de « sa Nella, » par « ses pieuses prières et par ses soupirs. » Il ajoute que sa « veuvette, » vedovella, « qu’il a tant aimée, » est d’autant plus chère à Dieu qu’elle est plus seule à faire le bien, entre les « effrontées dames florentines. » Puis il demande à Dante de lui dire à son tour par quel miracle il a pu pénétrer, vivant, dans le séjour des morts.


Et, donc, moi à lui : « Si tu te remets en mémoire — quel tu fus avec moi, et quel je fus avec toi, — ce seul souvenir présent aura encore de quoi te peser !

« De cette vie m’a détourné celui — qui va maintenant devant moi, l’autre jour, à l’heure où, toute ronde, — apparaît au ciel la sœur de celui-ci !

« (Et je lui montrais le Soleil.) Ce guide par la profonde nuit, — m’a emmené de la région des vrais morts, — avec cette véritable chair qui est en train de le suivre.

« Et puis il m’a entraîné dans sa propre région, — gravissant et contournant la montagne — qui vous redresse, vous que le monde a tordus !

« Il m’a promis de m’accompagner jusqu’à ce que — j’arrive là où sera Béatrice. — Là-bas, il faudra que je reste sans lui ! »


A son compagnon de jeunesse, comme l’on vient de voir, Dante a ouvertement nommé cette Béatrice dont il n’avait pas osé prononcer le nom devant maints autres amis, rencontrés presque à toutes les étapes de sa traversée de l’Enfer et du Purgatoire. D’où M. d’Ancona tire un nouvel argument en faveur de sa théorie « réaliste. » Que si Dante, d’après lui, a prononcé devant Forese le nom de Béatrice, c’est parce que, seul, cet ami d’autrefois a connu le secret de son amour pour la fille de Folco Portinari ; et jamais à coup sûr il n’aurait eu l’idée de parler de Béatrice à Forese ainsi qu’il l’a fait, — la plaçant quasi en « pendant » à la Nella célébrée par son mari quelques strophes plus haut, — si Béatrice n’avait pas joué dans sa vie un rôle plus ou moins comparable à celui de Nella dans la vie de Forese : un rôle qui pourrait bien avoir consisté à maintenir, tout au moins, l’esprit et le cœur des deux amis au dessus de l’existence coupable suggérée par ces mots : « Le souvenir de ce que tu as été avec moi, et de ce que j’ai été avec toi, aurait, à lui seul, de quoi nous peser ! »

Mais surtout M. d’Ancona estime que la pleine réalité de la figure de Béatrice nous est prouvée par le passage fameux du XXVIIe chant du Purgatoire où nous voyons Dante hésitant à franchir une muraille de flammes, sans que ni les exhortations d’un ange, ni les assurances encourageantes de Virgile suffisent à vaincre sa frayeur, jusqu’à ce que le poète latin lui crie : « Or, mon fils, vois : ce mur est ce qui te sépare de Béatrice ! » Et aussitôt Dante, en entendant ce nom « toujours présent à son esprit, » se plonge bravement dans les flammes, trop heureux de pouvoir ainsi rejoindre sa bien-aimée. C’est là, au dire de M. d’Ancona, un mouvement qui suffirait pour nous renseigner sur la véritable nature des sentimens du poète à l’égard de Béatrice, si même toute sorte de détails accessoires, — et notamment l’allusion que fait Dante à l’aventure amoureuse de Pyrame et Thisbé, — n’achevaient pas de nous rendre manifeste l’entière vérité « humaine » de son amour. Sans compter que Béatrice, dans les paroles qu’elle adresse à Dante sur les plus hautes cimes du Purgatoire, ne nous apparaît guère, non plus, une simple abstraction métaphysique : « Regarde-moi bien ! dit-elle. Je suis ta Béatrice ! » Après quoi elle lui reproche d’avoir eu sur terre d’autres amours, indignes de celui qu’elle lui avait inspiré, — allant même jusqu’à mentionner une certaine maîtresse entre les bras de laquelle il l’aurait oubliée. « Pendant quelque temps, je l’ai soutenu, au moyen de mon visage ; et, en lui montrant mes jeunes yeux, je l’ai conduit avec moi dans le droit chemin. Mais, dès que je fus sur le seuil de mon second âge, et changeai de vie, celui-ci s’est éloigné de moi et s’est donné à d’autres. Puis, lorsque je me suis élevée de la chair à l’esprit, et que beauté et vertu se furent accrues en moi, je lui suis devenue moins chère et moins précieuse ! »

La femme qui parle ainsi est bien une vraie femme, une Béatrice qui a vécu de notre vie de « chair, » avant d’être « élevée à la vie de l’esprit. » C’est déjà ce qu’affirmait M. d’Ancona dans sa conférence juvénile de 1865 ; il le redit encore aujourd’hui, et toujours en faisant appel à notre cœur plus qu’à notre raison. « Dans une histoire d’amour comme celle-là, je l’ai dit et le répète, pour juger de ce qui est vrai, le verdict du sentiment est indispensable et infaillible. » Et je m’étonne seulement que, sur tous ces points qu’il a savamment et minutieusement examinés, M. d’Ancona ait eu besoin de recourir au témoignage du cœur comme à une sorte d’autorité souveraine, tandis qu’il me semble que le témoignage du bon sens avait déjà de quoi établir assez fortement la pleine justesse de sa théorie. J’ai peine à comprendre, en vérité, que des passages comme ceux que l’on vient de lire, extraits de l’Enfer et du Purgatoire, aient échoué à ruiner pour toujours les hypothèses « allégoristes » de l’espèce de celles du chanoine Biscioni ou du professeur Adolfo Bartoli, Que Dante, dans ces deux premières parties de son poème, nous ait présenté Béatrice comme une personne réelle, une femme particulière, et jadis aimée de lui pendant son existence terrestre, cela me paraît d’une évidence trop absolue pour valoir même la peine d’être démontré. Manifestement, les « allégoristes » se sont trompés sur le rôle de Béatrice dans l’Enfer et le Purgatoire, — à commencer par le fils du poète, lorsqu’il nous déclare que son père, « pour glorifier le nom de Béatrice Portinari, l’a introduite dans sa Divine Comédie sous l’allégorie et le type de la Théologie. » Ce n’est pas du tout « sous l’allégorie et le type » d’une abstraction religieuse que Dante a « introduit » Béatrice dans tous les passages ci-dessus, et notamment dans son récit de l’arrivée du poète auprès de sa bien-aimée : notre raison s’accorde avec notre cœur pour nous attester que, par exemple, la Béatrice dont il s’entretient avec son confident Forese, ou celle encore qu’il s’apprête à rejoindre de l’autre côté du mur de flammes, et celle aussi qui lui reproche ses infidélités à son endroit, que cette Béatrice-là est bien une jeune femme florentine dont l’image s’est profondément gravée dans son âme, — la belle et sage Béatrice Portinari que nous a révélée le récit de Boccace.


Malheureusement pour la thèse « réaliste, » les deux premières parties de la Divine Comédie sont suivies d’une troisième, où le rôle de Béatrice n’est plus du tout, — comme je le disais tout à l’heure, — celui d’une simple jeune dame florentine admise à jouir des délices éternelles après avoir naguère, ici-bas, rempli d’amour les yeux et le cœur du poète. Et de même aussi il en est pour les derniers chapitres de la Vie Nouvelle, où manifestement Béatrice nous est montrée « sous une allégorie et un type » qui s’étendent bien au delà des limites probables ou possibles de sa personnalité « historique. » Mais M. d’Ancona nous assure que ces deux rôles différens, assignés par Dante à la figure de son héroïne, s’accommodent fort bien de nous être présentés tour à tour, ou parfois même simultanément, — car il ne faut pas oublier que Béatrice, lorsqu’elle accueille son ami sur les hauteurs éthérées du Purgatoire, et lui parle de sa vie « dans la chair, » et lui reproche sa conduite passée avec des accens tout « individuels » d’affection mêlée d’un peu de rancune, ne s’en trouve pas moins escortée d’une légion respectueuse de Prophètes et de Saints, dont la présence autour d’elle ne laisse pas, déjà, de nous étonner. Il y a là, d’après le vénérable auteur des Écrits Dantesques, une sorte de développement ou d’ « évolution » poétique de l’image de la jeune femme, mais qui s’explique le plus naturellement du monde aussitôt que l’on s’est rendu compte des habitudes intellectuelles de Dante, et de ses véritables sentimens intimes à l’égard de Béatrice.


Les anciens « objectivaient » l’idéal en quelque chose de réel. Dante, lui, — et c’est ce qui le distingue de Boëce, ainsi que des vieux poètes français et de leurs imitateurs, — évite ce procédé de « personnification, » qui n’est qu’une façon de concréter l’abstrait ; il veut que « sous le vêtement d’une figure ou d’une couleur de rhétorique » se trouve le réel ; et aussi son art commence-t-il par poser la « personne. » Que l’on voie de quelle manière il procède dans l’emploi des entités allégoriques introduites dans la Comédie ! Tout d’abord, nous avons la personne, l’être historique, vrai, réel ; et puis sur cette personne il élève le symbole. Il ne va point, par exemple, créer abstraitement un type de la sagesse humaine : mais, pour ce type, il se sert du personnage historique de Virgile. Il ne va point créer un type de la liberté intérieure : mais il affecte à cet usage la figure historique de Caton. Et ainsi de suite. Tout l’univers surnaturel qu’il nous représente a comme un fondement réel... Le moyen âge avait donné aux abstractions un corps fictif : Dante, inversement, à des personnes réelles attribue une valeur abstraite.


Ce premier principe établi, M. d’Ancona nous fait assister aux étapes successives du poète, dans ce qu’on pourrait appeler son travail d’extension symbolique de la figure de Béatrice. Voici d’abord la Vie Nouvelle, écrite certainement pendant la jeunesse de Dante, bien des années avant qu’il ait commencé la rédaction de sa Comédie. D’une façon générale, « il est impossible de nier raisonnablement que la Vie Nouvelle soit le récit d’un amour véritable à l’égard d’une dame qui a vécu vraiment ; et que si la forme de ce récit nous paraît avoir quelque chose de mystique, avec sa multitude d’extases et de visions, cela vient simplement de la tournure particulière de l’esprit d’un poète qui, plus tard, dans sa pleine maturité, nous décrira l’univers réel sous la forme d’une vision imaginaire. »

Oui, c’est proprement une « confession » autobiographique, et déjà toute « moderne, « que nous offre la Vie Nouvelle, prise dans son ensemble. Aussi bien, les premiers chapitres de l’ouvrage nous décrivent-ils un amour parfaitement « historique, » un amour « humain et naturel comme tant d’autres ! » Béatrice nous y apparaît « une jeune femme vivante et réelle que l’auteur rencontre dans des fêtes, et en chemin, et à l’église, et dans la maison de ses parens, et qui tantôt se montre pour lui bienveillante, d’autres fois courroucée, et par instans même se moque gentiment de lui. » Tous les premiers chapitres ne sont rien que l’histoire d’un jeune poète naïvement amoureux de sa belle voisine. Puis, soudain, l’attitude de Dante vis-à-vis de Béatrice subit un changement. Comme il nous le dit lui-même, « l’objet de son amour n’est plus la vue de Béatrice, mais sa louange. » Écoutons-le s’expliquer là-dessus en présence de quelques nobles amies : « Mesdames, la fin de mon amour était jadis un salut de cette dame, et c’est en cela que consistait mon bonheur. Mais puisqu’il lui a plu de me refuser cela, mon amour a mis désormais mon bonheur en quelque chose que nul ne saurait m’enlever ! — Et dis-nous donc, nous t’en prions, en quoi consiste ce tien bonheur d’à présent ? — Il consiste en des paroles qui louent ma dame,... et je me suis proposé de prendre toujours pour matière de mon parler tout ce qui pourra être louange de cette très noble dame. »

En d’autres termes, Dante, ayant compris l’impossibilité pour lui de satisfaire jamais ce premier amour, « tout naturel et humain, » qu’il avait conçu pour Béatrice, s’est résigné à chercher ailleurs des satisfactions amoureuses du même ordre, tandis qu’il promouvait la fille des Portinari au rôle idéal d’un « nouveau prodige de douceur, » d’une créature merveilleusement belle et sage, lui apparaissant désormais de si haut qu’il ne ressentait plus même à son endroit la moindre nuance de jalousie. « Lorsqu’elle passait par les rues, tout le monde courait pour la voir : d’où m’arrivait une joie merveilleuse. » Cette première phase de l’ « évolution » de l’image de Béatrice, dans le cœur du poète, a-t-elle coïncidé avec le mariage de la jeune femme, dont il semble s’être fait un devoir de ne parler jamais, — mais qui nous est révélé par nombre de témoignages documentaires ? En tout cas, la phase suivante a eu sûrement pour occasion la mort de Béatrice, survenue lorsque la femme du riche et noble chevalier Bardi avait à peine dépassé sa vingt-quatrième année. Depuis lors, Dante ne se borne plus à « louer » les perfections corporelles et morales de Béatrice : il imagine que la mort de celle-ci n’a pas été un accident terrestre, mais en quelque sorte une nécessité surnaturelle. « Ce n’est point l’excès de froid qui l’a enlevée, ni l’excès de chaleur, comme pour les autres créatures ;... mais Dieu l’a rappelée près de lui parce que cette vie d’ennuis n’était pas digne d’une si noble chose ! » Le poète ne cesse plus maintenant de songer à la béatitude céleste de sa bien-aimée ; et ainsi, peu à peu, il s’accoutume à dégager son image de tous liens matériels, à la regarder comme ayant eu de tout temps sa demeure auprès du trône de Dieu. Insensiblement, les derniers chapitres de la Vie Nouvelle conduisent à l’apothéose de Béatrice. Et je ne résiste pas au désir de citer encore les quelques Lignes, justement fameuses, qui servent de conclusion à l’œuvre juvénile du poète florentin :


Après cela m’est apparue une vision merveilleuse où j’ai contemplé des choses qui m’ont décidé à ne plus rien dire de cette Béatrice bénie aussi longtemps qu’il ne me sera pas possible de traiter d’elle plus dignement. Et d’en arriver à cela, c’est à quoi je m’efforce autant que je puis, ainsi qu’elfe le sait en toute vérité. Et donc, s’il plaît à Celui par qui vivent toutes choses que ma vie se prolonge pendant un certain nombre d’années, j’espère pouvoir alors dire d’elle ce qui n’a jamais été dit d’aucune femme au monde.


« Dans ces paroles se trouve, comme en germe, toute la Divine Comédie. » Mais, avant de nous montrer la continuation et l’achèvement de la lente montée de Béatrice vers le trône céleste où nous la voyons installée dans la troisième partie du poème de Dante, M. d’Ancona s’arrête à nous expliquer, du même point de vue « biographique, » l’épisode qui forme le sujet du Banquet. Après la mort de Béatrice, Dante a péché doublement, — ou peut-être triplement, — contre son immortelle bien-aimée. D’abord, il a accepté de se laisser consoler par une autre « dame, » qui s’est emparée de son cœur en lui témoignant une pitié trompeuse ; puis, sans doute, il s’est montré infidèle à son amour en se livrant à toutes ces agitations politiques dont la triste conséquence a été pour lui l’exil perpétuel ; et, enfin, il a commis une faute envers Béatrice en s’occupant de toutes ces sciences purement terrestres qu’il désigne sous le nom général de « Philosophie. » Si bien que, dans son Banquet, il s’est avisé d’incarner tous ces péchés dans l’unique figure de la « dame compatissante ; » tandis que Béatrice, de son côté, signifie toujours à la fois et la jeune femme qu’il a aimée et l’ensemble des vertus célestes dont il s’est habitué désormais à la concevoir revêtue. Telle encore il nous la présentera dans les trois parties de sa Comédie, mais sans que nous puissions deviner, dans les passages cités, plus haut de l’Enfer et du Purgatoire, que la jeune femme parfaitement réelle, individuelle, dont il nous parle, soit en même temps l’ « entité » surnaturelle qui déjà s’est annoncée à nous dès les derniers chapitres de la Vita Nuova. Jusqu’au terme du poème, Dante poursuit son extension du rôle de Béatrice, en élevant et en agrandissant la part de « symbole, » ajoutée par lui à la « personne réelle » de la jeune patricienne florentine dont il s’est épris jadis, un soir de printemps, dans Le jardin des Portinari.


« J’espère pouvoir dire d’elle ce qui n’a jamais été dit d’aucune femme au monde, » écrivait le jeune poète aux dernières lignes de sa Vie Nouvelle. Il a tenu sa promesse, et je ne crois pas que toute l’histoire des arts ait à nous offrir une autre aventure plus étonnante, tout ensemble, et plus belle que celle-là. Il m’est naturellement bien impossible de dire jusqu’à quel point les hypothèses « biographiques » de M. d’Ancona répondent aux intentions véritables de Dante ; mais, à coup sûr, ceux-là se trompent, et défigurent aussi bien le rôle de Dante que celui de Béatrice, qui ne veulent voir dans celle-ci qu’une simple abstraction philosophique. Des œuvres comme la Vie Nouvelle et comme la Divine Comédie ne peuvent être nées que d’un grand amour. Sans l’ombre d’un doute, il y a eu à Florence une femme appelée Béatrice dont la vue a provoqué dans le cœur du poète le tendre et ambitieux désir de « dire d’elle ce qui jamais n’a été dit d’aucune autre femme. » Et en effet Béatrice, par-dessous tous les « symboles » qu’il a plu à son amant d’accumuler sur elle, Béatrice sera toujours pour nous non seulement la plus « idéale » des figures féminines, ; mais encore la plus « réelle « et la plus « vivante. »


T. DE WYZEWA.