Revues étrangères - L’Autobiographie d’un ouvrier anglais

Revues étrangères - L’Autobiographie d’un ouvrier anglais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 934-945).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’AUTOBIOGRAPHIE D’UN OUVRIER ANGLAIS


Reminiscences of a Stonemason, 1 vol. in-8o, Londres, librairie Murray, 1909.


Peut-être n’a-t-on pas oublié qu’un journaliste, il y a quelques années, s’est livré à une sorte d’ « enquête » pittoresque sur les causes et les conditions de la longévité ? Il est allé, tour à tour, chez une vingtaine de vieillards illustres, aussi bien pour se rendre compte de leur état de conservation que pour les interroger sur les procédés qui leur avaient permis de se conserver ; et chacun, naturellement, lui a vanté son propre régime de vie comme l’unique moyen de résister aux assauts de l’âge. L’un d’eux lui a déclaré qu’il serait mort depuis longtemps s’il avait manqué, ne fût-ce qu’une fois, à sortir de son lit dès cinq heures du matin. « Renoncez à la cigarette, lui a dit un second, et vous aborderez à vos quatre-vingts ans sans vous être aperçu que le temps passait ! » Mais le seul vieillard authentique qui eût reçu la visite du journaliste, — je veux dire à la fois le plus âgé et celui que la vieillesse avait épargné le plus merveilleusement, — lui a offert un exemple et des conseils d’une tout autre saveur. Celui-là, un artiste savant et glorieux, dernier représentant des grandes traditions classiques de l’école française, se trouvait être, à quatre-vingt-cinq ans, robuste, agile, plein de vie et de santé comme un jeune rapin. Il a accueilli son visiteur dans un village des environs de Paris où, la pipe à la bouche, il travaillait en plein air par toutes les saisons ; et lorsque le journaliste, s’étant enhardi à lui rappeler son âge, lui a posé la question qu’il avait posée précédemment à ses vénérables cadets, le vieux maître, avant de lui répondre, s’est versé une nouvelle ration d’absinthe dans le haut verre à pied qu’il venait de vider. Après quoi il lui a déclaré, — sans que je puisse prétendre à reproduire exactement ses paroles, — que l’habitude constante des « apéritifs, » comme aussi du bon vin à tous ses repas, n’était que l’une des causes multiples à qui il devait l’étonnante fraîcheur de son corps et de son cerveau : car il attribuait ce résultat, d’une façon générale, à son habitude de ne jamais contrarier l’instinct naturel qui parlait en lui, c’est-à-dire, par exemple, de ne se coucher que quand il éprouvait l’envie de dormir, de rester au lit jusqu’au moment où il désirait se lever, en un mot de ne s’astreindre à aucune gêne, dans son régime de vie, sous prétexte de régularité ou de modération.

La réponse imprévue de ce doyen de nos vieillards nationaux s’est plusieurs fois représentée à mon souvenir, ces jours passés, pendant que je lisais la charmante et très instructive autobiographie d’un maçon anglais. Non pas que celui-ci attribuât son succès à un usage excessif, ou même tempéré, des liqueurs fortes : car, d’abord, l’excellent homme n’a guère réussi, dans sa longue vie de « prolétaire, » qu’à éviter péniblement de mourir de faim ; et toujours, d’autre part, son témoignage et le tableau qu’il nous fait de sa conduite nous prouvent qu’il ne partage à aucun degré le goût de la grande majorité de ses pareils pour le pale ale, le gin, ni le whisky. Mais précisément il soutient, en vingt endroits de son livre, que sa sobriété est l’un des motifs principaux de son impuissance à s’élever au-dessus de la condition de simple ouvrier. Et les raisons qu’il allègue à l’appui de cette assertion ne sont pas moins spécieuses, dans leur genre, que les argumens tirés jadis par le vieux peintre de l’infaillibilité de l’instinct naturel qui devrait gouverner notre façon de vivre : sans compter que, ici encore, ces raisons se trouvent sensiblement renforcées par l’autorité de l’exemple déroulé sous nos yeux. Que l’auteur du livre, en effet, ne soit point parvenu à sortir de la pauvreté, malgré sa tempérance, son économie, et son vif amour du travail, cela nous apparaît de la manière la plus évidente ; et nous sommes assez tentés de le croire quand, ensuite, il nous dit que ni les patrons, ni les contre-maîtres n’ont coutume d’encourager les vertus de col ordre, chez leurs ouvriers. « Un ouvrier sobre, appliqué, et intelligent, — assure-t-il, — est fatalement considéré par le contre-maître comme un rival possible ; et il est bien rare que le patron lui-même ne prenne pas ombrage de qualités qui risquent, tôt ou tard, de conduire l’ouvrier à souhaiter un salaire plus élevé, ou peut-être à rêver une situation indépendante. L’ouvrier qui aime à s’enivrer de temps à autre, pourvu seulement que ce goût ne l’empêche pas de travailler, c’est celui-là qui toujours a chance d’être le plus en faveur, aussi bien auprès de ses camarades que des gens qui l’emploient. Ses camarades ne parlent de lui que comme d’un brave garçon incapable de faire du tort à personne, tandis que son patron lui sourit amicalement, en songeant que la petite faiblesse qu’il lui connaît lui ôtera à jamais la fâcheuse idée de se mettre à travailler pour son propre compte. » Ou bien encore cet aveu, d’une résignation mélancolique : « J’ai toujours été aussi sobre qu’on peut l’être sans appartenir à l’espèce des abstinens complets, et je sais bon nombre de camarades qui sont comme moi ; et cependant ils restent des saisons entières sans trouver d’ouvrage, tandis que le « poivrot » en trouve deux fois plus qu’il n’en peut accepter. »

Quant aux lois nouvelles qui, en Angleterre comme chez nous, sont inspirées du désir d’améliorer la condition de l’ouvrier, j’ignore ce qu’en pensent les collègues français de l’auteur du livre : mais lui, c’est avec une conviction et un sang-froid parfaits qu’il les déclare destinées à rendre la vie de l’ouvrier de plus en plus difficile. Car chacune de ces lois n’est admise par les patrons qu’à la condition de ne leur apporter ni le moindre dommage matériel, ni le moindre ennui en aucune manière : si bien qu’ils s’arrangent toujours pour ne pas être exposés à en subir les mauvais effets. « Quand je me rappelle les facilités de toute sorte que nous avions à ce moment, — écrit notre maçon, à propos du récit de ses premiers travaux, — et quand je les compare avec les innombrables entraves apportées aujourd’hui, depuis l’application des lois nouvelles, au recrutement et à l’emploi des ouvriers, je ne m’étonne pas de ce que disent tous les hommes d’expérience et de réflexion sur la façon inévitable dont ces lois récentes vont aggraver, d’année en année, la misère de l’énorme masse moyenne des travailleurs. »

Mais que l’on ne s’imagine pas, au moins, que l’auteur à qui nous devons ces observations se pique d’être un « sociologue » doublé d’un moraliste, ni surtout que, sous l’apparence de ce « prolétaire, » se cache un homme de lettres professionnel, prenant plaisir à nous effarer de ses paradoxes ! Le maçon anglais, en vérité, ne nous a point révélé son nom, par un sentiment de réserve à la fois très respectable et un peu naïf, tout en ne se faisant pas faute de nommer le village où s’est passée son enfance, ainsi que les nombreux endroits où il a travaillé : mais il n’y a pas jusqu’à l’ordre et au mouvement de sa relation, s’étendant avec la même complaisance sur les catastrophés les plus graves et sur les épisodes les moins importans, il n’y a pas jusqu’à son style, sans cesse mêlé de tournures pompeuses et de touchantes incorrections populaires, qui ne se chargent de nous prouver que l’auteur qui nous parle est un véritable ouvrier, tâchant de son mieux à nous offrir une image fidèle de la longue suite des grands et petits événemens de sa vie. Non seulement nous pouvons être sûrs qu’il n’a point confié à un écrivain de profession le soin de rédiger le récit de ses aventures : je jurerais que, avec son caractère indépendant et son légitime « orgueil d’autodidacte, » il n’a pas même permis que personne s’occupât de revoir son livre, avant de le lancer dans le monde. Et, c’est assez dire combien nous est précieuse à connaître cette rédaction de ses souvenirs, nous apportant des renseignemens d’une sincérité et d’une authenticité incomparables sur les mœurs, les sentimens, et tout l’état d’esprit d’un ouvrier anglais.

J’ai signalé et analysé ici, autrefois, une autobiographie d’un genre analogue, écrite par un vieux terrassier allemand[1]. Celui-là, très inférieur à notre maçon au point de vue de l’éducation, comme aussi du rang social et des conditions matérielles de la vie, se trouvait être, par miracle, doué d’un génie de conteur absolument extraordinaire. Ignorant de toutes chorus et d’ailleurs indifférent à tout, véritable loque humaine usée par de longues années de misère et de maladie, il végétait pitoyablement chez des parens qui, eux-mêmes très pauvres, avaient eu la charité de le recueillir, lorsque, tout à coup, un étrange désir lui était venu d’écrire l’histoire détaillée de son existence ; et le livre qu’il avait produit de cette façon, mis au point par un ancien pasteur qui, fort heureusement, avait su se borner à en améliorer l’orthographe et la ponctuation, avait aussitôt stupéfait et ravi le public allemand, avec une intensité d’évocation vivante, une puissance de fantaisie poétique, et un relief et une couleur et une harmonie dans le rythme des phrases, qui suffisaient à faire oublier, tout ensemble, l’insignifiance de la plupart des scènes racontées et le manque absolu de la moindre portée un peu générale. D’emblée, cet obscur vagabond avait pris sa place parmi les plus remarquables « poètes en prose » de toute la littérature de son pays. Ai-je besoin de dire que le livre du maçon anglais ne nous présente, de près ni de loin, un pareil « phénomène » d’« illumination » littéraire ? Nous n’avons plus, ici, devant nous une façon de voyant, ni même un poète à aucun degré ; mais, à défaut de génie, cet ouvrier anonyme nous montre, dans chaque page de ses Souvenirs, un talent d’autant plus estimable qu’il n’a rien que de naturel, étant fait, pour la plus grosse part, de franchise ingénue et d’honnête raison. Et tandis que le livre de l’illettré Fischer, tout imprégné d’une personnalité exceptionnelle, constituait dans les lettres allemandes un « cas » isolé, incapable de nous instruire des qualités communes aux compatriotes de l’auteur ou à la classe d’hommes spéciale dont il faisait partie, l’ouvrage nouveau joint encore pour nous, à l’intérêt considérable qui lui vient de son propre sujet, l’avantage supplémentaire de nous initier, en même temps, aux habitudes intellectuelles et morales de toute la « grande masse moyenne » de la population ouvrière du Royaume-Uni.


C’est ainsi que l’humeur paradoxale dont témoigne l’auteur, par exemple, peut légitimement nous apparaître comme l’un des traits distinctifs de sa race et de son milieu. Toujours, en effet, le paysan, l’ouvrier, le petit bourgeois anglais est possédé d’un curieux instinct d’individualisme, qui l’excite à négliger, — sinon à vouloir expressément contredire, — ces opinions établies que le peuple des autres races est plus ou moins enclin à accueillir sans contrôle. De même que l’Anglais le plus pauvre et le plus inculte, en quelque heu qu’il se trouve, a coutume de regarder son logement comme un sanctuaire inviolable, de même ce qu’on pourrait appeler l’autonomie de sa pensée lui tient jalousement au cœur, dès l’enfance, à tel point que nul scrupule ne l’arrête quand il s’agit, pour lui, de la garantir. Notre ouvrier ne nous cache pas que, jusque dans sa famille, sa femme et ses fils se font d’autres idées que lui sur les questions les plus importantes de leur vie commune ; et lui-même, sans cesse, émet devant nous les assertions les plus surprenantes avec tant d’aisance et de bonne foi que nous devinons qu’il ne cherche pas du tout à nous « épater, » mais s’abandonne simplement à son goût de juger de toutes choses suivant qu’il lui convient. J’ai reproduit déjà, tout à l’heure, quelques-uns de ses jugemens : je pourrais en citer beaucoup d’autres non moins inattendus, et dont la nouveauté piquante s’appuie sur toute sorte de tableaux et d’anecdotes d’une vérité souvent admirable. Combien je regrette, notamment, d’avoir à résumer en deux mots l’amusant chapitre où l’auteur, à l’occasion d’un travail de maçonnerie dont il a été chargé dans une prison, nous dépeint le caractère et les mœurs des prisonniers anglais ! Ces pauvres gens vivent dans la terreur du jour où ils seront forcés de redevenir libres. Ou bien, si quelques-uns aspirent à la liberté, afin de s’offrir une semaine de « bon temps » avec les sommes que leur donneront les diverses sociétés instituées pour venir en aide aux prisonniers libérés, on peut être certain que, cependant, ils ont déjà médité et préparé la manière dont ils réussiront, bientôt, à se faire rendre l’existence régulière et saine, l’honnête travail et les doux loisirs de la prison.

Un second trait également caractéristique et « national, » chez notre ouvrier, est la croyance superstitieuse aux manifestations surnaturelles. Car en même temps que l’Anglais est, entre tous les peuples, le plus passionnément soucieux de son indépendance d’esprit, il est aussi, à tous les degrés de la société, le plus nourri des préjugés séculaires qui consistent à redouter les mauvais présages, et à admettre la possibilité d’interventions occultes dans les faits les plus banals de la vie quotidienne. Ce n’est pas l’Italie du Sud, ni l’Espagne, mais bien le Royaume-Uni de la Grande-Bretagne que l’on peut désormais considérer, à bon droit, comme le séjour favori des « dames blanches, » des « revenans, » et des « esprits frappeurs. » Je ne puis oublier avec quel sérieux, jadis, un vénérable professeur de l’université d’Edimbourg m’a affirmé que le fait de passer sous une échelle, ou la présence, dans une chambre, de trois bougies allumées constituaient des avertissemens certains de catastrophes, ou tout au moins de graves ennuis. Pareillement, l’auteur des Souvenirs est infatigable à découvrir, dans son passé, une foule de prodiges et d’événemens mystérieux dont la plupart, il faut l’avouer, nous étonnent peut-être plus encore par leur parfaite inutilité que par l’origine surnaturelle de leur apparition. Tantôt il nous présente un cheval dont le regard ironique a pour effet d’affoler tous ceux qui commettent l’imprudence de s’y exposer ; ou bien nous apprenons que l’auteur, un matin, a été réveillé par des coups violens frappés à sa porte, à l’instant où, dans un village voisin, mourait une dame qui était un peu parente de sa femme, sans que, du reste, la vie ni la mort de cette personne eussent eu de quoi le préoccuper. Mais la plus mémorable de toutes ces histoires, et vraiment racontée avec un relief singulier, est celle d’un voyageur inconnu que l’ouvrier a rencontré dans un cabaret de village. Cet inconnu semblait animé des intentions les plus amicales, et s’était empressé d’offrir de la bière au groupe des trois maçons avec qui le hasard l’avait réuni ; mais ceux-ci, d’un même sentiment irraisonné, avaient eu peur de l’exiguïté anormale de sa tête, et de la disproportion de son buste trop court avec de longues jambes, si bien que tous trois s’étaient enfuis, laissant leurs verres à demi pleins, et avaient pris, en courant, un brusque « raccourci » qui les avait amenés à la gare la plus proche. Essoufflés et trempés de sueur, ils ouvrent la porte du café attenant à la gare : et voici que l’homme à la petite tête les accueille de son sourire affectueux, attablé là comme s’il n’en avait point bougé depuis des heures !

J’aurais encore à noter bien d’autres particularités « nationales » dans l’autobiographie de l’ouvrier anglais, et bien des traits aussi qui doivent évidemment être venus, à l’auteur, de la fréquentation du milieu social qui l’a entouré dès l’enfance ; mais j’ai hâte d’arriver à ce qui constitue l’attrait dominant de son récit. Car, si instructive que soit cette minutieuse et exacte peinture de la carrière d’un ouvrier anglais, l’amusement qu’elle nous apporte tient surtout à la variété merveilleuse des aventures de tout genre dont elle est semée ; et j’ai ressenti de nouveau, en la lisant, l’impression littéraire d’ordre très spécial que m’avaient procurée, naguère, les Souvenirs de l’Allemand Fischer, sous la poétique grandeur de leur rythme et de leurs images. En vérité, ces autobiographies de « prolétaires » m’apparaissent de plus en plus comme les seuls ouvrages d’à présent qui puissent être comparés aux adorables « romans picaresques » d’une époque où chaque voyage avait chance de comporter des rencontres, accidens, ou autres péripéties imprévues. Désormais, cette source d’inspiration romanesque n’est plus guère accessible qu’aux tâcherons qui, de même que Fischer ou que notre auteur anglais, s’en vont à pied par les routes, en quête d’ouvrage ou d’aumône. Ceux-là seuls sont assurés d’avoir, à chaque pas, des aventures qui vaillent la peine d’être racontées ; ceux-là seuls ont affaire à des conditions sociales qui restent encore un peu différentes, d’un pays à l’autre : sans compter qu’il n’y a plus qu’eux, également, pour disposer du loisir nécessaire à l’observation de ces différences. Et aussi n’ont-ils besoin que des notions les plus élémentaires du langage écrit pour que la série de leurs Souvenirs nous divertisse à la façon d’un Bachelier de Salamanque', d’un Lazarille de Tormes, de tous ces romans de jadis qui conservent, à travers les siècles, la fraîcheur immortelle de leur simple, diverse, et charmante beauté.

Un roman « picaresque, » voilà ce qu’est, d’un bout à l’autre, le livre nouveau du maçon anglais. Avec une indifférence parfaite aux lois traditionnelles de la composition, l’auteur nous promène librement à travers son passé, expédiant en deux mots quelques-uns des faits les plus décisifs de sa carrière, tandis qu’il consacre des chapitres entiers à des épisodes sans aucune influence sur sa destinée ; et nous, ses lecteurs, bien loin de nous offenser de ce manque de plan, nous serions tentés de l’attribuer plutôt à un instinct secret, tant nous sommes ravis de la saveur pittoresque des scènes et portraits que nous lui devons. Mais au reste il y a là, dans cette tendance de l’auteur à confondre les événemens, d’autres vies, avec ceux de la sienne, quelque chose de très noble et de très touchant que je crois avoir signalé déjà chez le terrassier Fischer, et qui pourrait bien refléter, chez tous deux, l’état d’âme d’une classe sociale où n’a point pénétré encore la contagion, plus ou moins nécessaire et inévitable, de l’égoïsme « bourgeois. » Nous sentons que l’auteur ne s’intéresse pas suffisamment à sa propre personne pour l’isoler complètement du reste du monde, ainsi que nous sommes tous trop portés à le faire. Que le hasard lui envoie seulement un camarade plus savant, ou plus habile, ou plus drôle que lui, un type curieux de sainteté ou de friponnerie, et tout de suite le voilà qui s’oublie pendant des pages, n’ayant plus de pensée que pour nous décrire ce nouveau venu ! Ce qui ne l’empêche pas, toutefois, d’exceller à nous rendre compte de ses propres impressions ; et chacun des chapitres de son livre abonde en petits tableaux de l’espèce du suivant, que je vais traduire au hasard parmi vingt autres qui mériteraient semblablement d’être reproduits. L’ouvrier, tout jeune et arrivé à Londres depuis quelques jours, vient d’avoir la grande joie de finir sa première semaine de travail :


Ce premier samedi, lorsque je reçus ma paie, et bien que le samedi fut un jour de demi-chômage, il me parut que j’étais dans l’Eldorado. Nous avions été payés à midi ; et je résolus de m’en retourner à pied jusqu’à ma chambre, sous le clair soleil de janvier, malgré le billet de chemin de fer à prix réduit que j’avais dans ma poche. Dans cette poche, j’avais aussi de l’argent ; et surtout, j’étais assuré de trouver d’autre ouvrage le lundi suivant : je me dis que je méritais bien de m’offrir une petite fête.

Ma promenade me fit passer devant une librairie qui avait un étalage de bouquins invendables, à deux ou quatre sous pièce, sur le trottoir à côté de la porte. Fouillant dans ce tas, je découvris un livre français de Lamartine, dont le des avait été arraché, mais qui d’ailleurs était en assez bon état. Ce livre acquis, il s’agissait ensuite de me procurer un dictionnaire. J’en achetai un petit, d’occasion, pour un shilling ; et j’imagine que le libraire doit avoir bien ri de moi après mon départ, car sûrement ce méchant dictionnaire ne valait pas cinq sous.

Je ne m’en sentis pas moins tout fier de mon emplette, et avec une hâte extrême d’essayer mes nouveaux outils. J’avais appris déjà à connaître, dans le quartier, des cafés où un ouvrier avait le droit de rester assis quelque temps auprès de son verre. J’entrai dans une de ces maisons, et, aussitôt que je vis que personne ne faisait attention à moi, j’étalai mon Lamartine sur la table et me plongeai dans l’inconnu. Hélas ! après quelques mots heureusement déterrés dans mon dictionnaire, je me heurtai à un que dans un certain endroit où le contexte ne m’offrait rien pour en expliquer la signification. J’étais vaincu, honteusement défait : et du même coup, je renonçai à mes études françaises, pour ne plus m’y remettre qu’au bout d’au moins dix ans.

Je me hâtai de retourner à la brillante lumière du dehors ; et, vers trois heures, j’atteignis enfin le quartier où je logeais. Au coin d’une rue, un cireur de souliers m’arrêta, et je lui donnai mes pieds à noircir. Or, pendant que je me tenais là, avec un de mes pieds sur sa boite, voilà un gamin qui passe, me regarde, et me dit gaîment : « Eh bien ! la Brique, on se paie du vernis ? » Quoi ! arrivé à Londres depuis quelques jours, et debout sous ce glorieux soleil avec mes gages dans ma poche, être pris pour un briquetier ! A quoi bon avoir acheté Lamartine ? Et que me servait d’avoir vaillamment conquis mon indépendance ?

Je courus m’enfermer dans ma chambre, non sans avoir dû, d’abord, payer ma logeuse ; et je ne puis dire à quel point la petite chambre me parut triste, et sombre comme une prison, malgré le beau soleil. Il me fallut une forte dose d’énergie pour me décider à revêtir mon costume de rechange, et pour affronter de nouveau la gaîté des rues, qui, dans ce temps lointain, avaient un air de foire toute la soirée du samedi.

Je me rappelle avoir rencontré un jeune homme qui jouait de l’accordéon, sur le trottoir, avec une petite fille debout près de lui. Tous deux semblaient avoir honte de demander de l’argent, se bornant à prendre les sous, très peu nombreux, qu’on voulait bien leur donner. Je leur donnai une petite pièce d’argent, et certes bien méritée, en compensation du service que m’avait rendu leur rencontre. Car je n’avais point cessé de me dire, tout le temps que je les regardais et écoutais la musique : « Mes pauvres amis, sûrement votre position est pire encore que la mienne ! » Après quoi j’achetai toute sorte de menus objets à quelques-uns des innombrables vendeurs de jouets et bibelots de deux sous ; et enfin je rentrai me coucher, presque entièrement réconcilié avec l’existence.


Mais dans la grande aventure qu’est, du commencement à la fin, la libre vie vagabonde de notre ouvrier, il y a notamment une période dont le récit, avec l’intérêt propre de son sujet et le charme familier de l’accent du narrateur, égale les inventions les plus délicieuses d’un Cervantes, d’un Lesage, ou d’un Stevenson. Après avoir travaillé quelque temps au Canada, puis aux États-Unis, le maçon, — qui s’était décidé à cette émigration simplement pour voir du pays, — s’est trouvé réduit à un dénuement complet, par suite d’une de ces crises financières qui interrompent, de temps à autre, le courant trop rapide de la prospérité américaine. Aucun moyen de gagner la moindre somme, ni d’obtenir le paiement du travail passé ; et, avec cela, un nombre incalculable de lieues à franchir pour atteindre New-York, d’où notre ouvrier avait formé le projet de repartir pour l’Angleterre, sans savoir le moins du monde, d’ailleurs, par quel moyen il y réussirait. Ces lieues qui le séparaient de New-York, à travers une infinité de villes et villages inconnus, le jeune homme les a franchies à pied, les poches absolument vides, tantôt gagnant son pain par un petit travail, mais le plus souvent contraint à le mendier, sauf à rester parfois tout un jour sans nourriture aucune. Et l’on peut imaginer ce qu’un tel voyage doit avoir comporté d’incidens divers, amusans ou terribles, depuis des rencontres d’admirables « chemineaux » professionnels, déployant un vrai génie à l’art difficile et charmant de vivre sans rien faire, jusqu’à l’histoire tragique d’un fou qui, échappé d’un asile, est en train d’égorger sa femme lorsqu’il se voit surpris par le voyageur. En chemin, celui-ci fait connaissance avec des contrebandiers qu’il assiste dans l’exécution d’une de leurs entreprises, il se réfugie, pour la nuit, dans un wagon qu’il croyait abandonné, aux alentours d’une gare, mais qui, tout à coup, se met en marche et le transporte gratuitement à la ville voisine, après avoir risqué d’abord de le tuer : car le wagon était à moitié rempli de poutres qui, au mouvement des roues, ont commencé à s’ébranler, et certainement l’auraient écrasé s’il avait continué de dormir deux minutes de plus. Et aucun des chapitres du livre n’est plus gai que celui-là, se déroulant devant nous comme une légère et joyeuse chanson juvénile, avec une foule d’observations psychologiques ou morales où viennent se mêler, çà et là, des descriptions colorées du riche paysage campagnard des États-Unis.


Cependant, je m’aperçois que je n’ai pas encore dit quel homme était, au juste, ce charmant conteur, ni en quoi avait consisté sa carrière d’ouvrier. Agé aujourd’hui d’environ soixante-cinq ans, il est né de petits boutiquiers, qui l’ont laissé orphelin de très bonne heure, sans aucun argent ; et son enfance s’est écoulée dans un village du nord de l’Angleterre, où une tante l’avait recueilli. Il y a reçu, à l’école publique, une instruction assez rudimentaire : mais son goût très marqué pour la lecture a, d’abord, inspiré à sa tante le désir d’en faire un instituteur. En fait, sous les réticences et explications embrouillées de son autobiographie, nous devinons qu’il n’aurait tenu qu’à lui d’occuper un rang social supérieur à celui où il est descendu. Et peut-être, d’ailleurs, ne devons-nous pas trop regretter, pour lui, la part qu’il s’est librement choisie : car sans être, comme on l’a vu, paresseux, ni buveur, tous ses actes nous révèlent chez lui un goût d’indépendance qui, sans doute, se serait mal accommodé d’un emploi régulier. Toujours est-il que, à seize ou dix-sept ans, le jeune garçon a pris congé du maître d’école dont il était à la fois l’assistant et l’élève ; et puis, après avoir tâté de divers métiers, il est devenu domestique chez un de ses cousins. Là encore, sans qu’il nous le dise expressément, nous avons l’impression qu’il aurait pu s’assurer une vie plus « bourgeoise » et plus lucrative. Son départ, si nous l’en croyions, aurait eu pour cause l’animosité de l’une des filles de son cousin à son égard : mais la vérité est qu’il n’a pu s’astreindre à la monotonie d’une occupation trop réglée. De telle sorte qu’il est revenu à Londres, où nous l’avons trouvé, tout à l’heure, touchant sa première paie d’ouvrier maçon. Brusquement, ensuite, le voici émigré en Amérique ; le voici presque riche, et bientôt ruiné, contraint à mendier sur les routes, à travers les États ! A New-York, il a un ami sur lequel il compte pour se faire avancer le prix de son retour, mais comme, le matin de son arrivée, il a demandé à un passant de lui indiquer le chemin pour se rendre chez son ami, ce passant singulier s’offre à le conduire, et jusqu’au lendemain le promène, sous la pluie, par les rues de New-York, sans doute avec l’espoir de s’installer ainsi dans son affection, et d’être admis à partager la somme espérée !

De retour en Angleterre, notre auteur commence par se marier. Il n’a rien, sa femme est aussi pauvre que lui ; mais tous deux sont pleins de courage, et, en effet, leur tendre affection réciproque les aide puissamment à franchir les dures épreuves que leur réserve la vie. Depuis lors, et jusqu’au jour présent, l’ouvrier poursuit bravement sa carrière, sans espérance de s’élever jamais au-dessus de la gêne, mais parmi des conditions plus favorables d’année en année, grâce à la collaboration de deux fils dont les figures, telles que nous les entrevoyons çà et là, nous ravissent par un beau mélange de libre personnalité intellectuelle et de déférence affectueuse pour leur vieux « gouverneur. » Désormais, grâce à Dieu, le danger d’une misère trop noire parait avoir disparu, et l’ouvrier n’a plus à craindre le retour de ces longues crises de chômage forcé dont le récit vient plusieurs fois assombrir l’atmosphère habituellement souriante et sereine de ses Souvenirs. « Si quelques-unes de nos épreuves étaient presque comiques à force de malchance, nous dit-il, il y en avait d’autres dont la tristesse touchait vraiment à la tragédie. Je connais au monde peu de choses pires à supporter que d’avoir à rentrer chez soi, tous les soirs, et à affronter le regard muet de ses enfans, et à ne pouvoir rien dire, en s’asseyant près d’eux, parce que l’on ne rapporte rien et n’aperçoit aucune perspective de salaire pour les jours suivans. »

Ces crises « tragiques, » le vieux maçon les a victorieusement traversées, surtout par amour pour les siens, et parce que l’amour des siens pour lui l’animait du désir de lutter jusqu’au bout. Mais son récit nous révèle qu’il a trouvé encore une autre source précieuse d’encouragement et de consolation dans ce penchant naturel qui, dès l’enfance, le portait à dévorer tous les livres que le hasard lui mettait sous la main, et l’arrêtait, durant des heures, devant la musique d’un orgue de Barbarie ou d’un accordéon. A sa passion pour la musique il a dû des jouissances qui, bien souvent, lui ont fait oublier jusqu’aux pires angoisses ; et je ne sais rien de plus touchant que les dernières lignes de son livre, où il nous décrit ainsi son bonheur présent :


C’est aujourd’hui le jour de Pâques de l’année 1908, et j’écris ceci pendant que mes fils s’amusent dans la chambre voisine… Ma femme, après s’être assurée que ses petits-enfans avaient reçu leurs œufs de Pâques, s’occupe à préparer le souper. El pendant que je m’attarde à rêver sur ces lignes d’adieu, voici qu’une majestueuse mélodie m’arrive tout à coup ! C’est le thème initial de l’ouverture de Tannhäuser : un de mes fils est au piano, l’autre s’est emparé de mon violoncelle. Et les accords se succèdent, jusqu’à ce que ma femme ouvre la porte : « Allons, il est temps de s’arrêter ! » Oui, en effet, lu temps est venu de m’arrêter !


Mais plus profonde encore, et plus efficace, a été l’influence de cette passion de lecture du jeune ouvrier qui, jadis, lui faisait dépenser son premier salaire pour acheter « un Lamartine dépouillé de son dos. » Sans cesse depuis lors, par manière de distraction dans les soucis ou d’amusement dans la bonne fortune, l’ouvrier a continué de lire tous les livres qu’il pouvait se procurer ; et voici que l’idée lui est venue, au soir de sa vie, d’essayer lui-même de produire un livre, où, simplement et honnêtement, il noterait l’impression que lui ont laissée tant d’hommes et de choses rencontrés « sur la route ! » Heureuse passion, en vérité, qui certainement a dû parfois lui valoir la mauvaise humeur de ses contremaîtres, mais qui nous vaut aujourd’hui un livre charmant, un beau livre tout rempli, à la fois, de précieuses leçons morales et de très réel et durable agrément littéraire !


T. DE WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1903. J’ai eu, tout récemment, le grand chagrin d’apprendre la mort de cet étrange poète improvisé.