Revues étrangères - L’Autobiographie d’Herbert Spencer

Revues étrangères - L’Autobiographie d’Herbert Spencer
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

L’AUTOBIOGRAPHIE D’HERBERT SPENGER


An Autobiography, par Herbert Spencer, 2 vol. în-8°. Londres, Williams and Norgate, 1904.


Dans le courant de l’année 1886, le vieux philosophe Herbert Spencer s’était senti si malade qu’il avait bien cru (devoir abandonner pour toujours l’achèvement de son Système de Philosophie synthétique, auquel il travaillait depuis 1860. Non pas que les sources de la vie fussent, en aucune façon, atteintes chez lui. Tous ses organes, au contraire, fonctionnaient le mieux du monde ; et il constatait lui-même, avec une satisfaction où se mêlait un peu de dépit, que chaque jour son teint devenait plus clair, sa mine plus brillante. « Ni dans les traits du visage ni dans sa couleur, disait-il, il n’y a chez moi de signes de mauvaise santé : au contraire, je parais plus jeune de dix ans que mon âge. » Mais il avait de fréquentes insomnies, qui le fatiguaient : sans compter qu’un isolement trop complet, et une trop constante habitude de ne penser qu’à soi, l’avaient de plus en plus conduit à s’inquiéter outre mesure du plus léger désordre qu’il découvrait dans sa respiration ou sa digestion. De telle sorte que, peu à peu, tout effort de réflexion abstraite lui était devenu insupportable. En vain il avait traîné son secrétaire des lacs d’Ecosse aux rivières du Pays de Galles, pour lui dicter quelques pages pendant que, assis au bord de l’eau, il pêchait à la ligne ; en vain il l’avait installé près de lui dans un canot, sur la pièce d’eau d’un des parcs de Londres, et, là, alternativement, avait ramé cinq minutes et dicté un quart d’heure : impossible de donner à ses idées l’ordre et la suite nécessaires. Et comme il n’avait ni parens ni amis avec qui il se plût à causer, et comme, malgré sa prétention d’être grand amateur de peinture et de musique, il ne pouvait aller avec plaisir ni au musée ni à l’opéra, parce que, à son avis, ni Raphaël, Rubens, et Rembrandt, ni Mozart et Wagner n’avaient rien fait qui méritât d’être vu ou entendu, le profond ennui dont il avait toujours souffert s’était encore douloureusement aggravé. C’est alors que lui était venu le projet d’occuper ses loisirs à raconter l’histoire de sa vie, d’après des notes qu’il avait déjà commencé à recueillir onze ans auparavant. Voici d’ailleurs ce qu’il nous dit lui-même des circonstances qui l’ont amené à concevoir un tel projet, particulièrement surprenant de la part d’un homme qui se vantait de n’avoir jamais lu une biographie, et, en toute circonstance, professait pour ce genre littéraire un mépris plus absolu encore que pour tous les autres :


Au mois de mai de cette année-là (1875), j’ai commencé à dicter la première esquisse de cette autobiographie. On me demandera sans doute comment j’en suis arrivé à entreprendre d’aussi bonne heure une semblable occupation ? La cause qui m’a décidé a été celle-ci : peu de temps avant cette date, un ami a fait allusion, devant moi, à une idée assez importante que je lui avais suggérée naguère pour le succès d’un mouvement public où je m’intéressais ; cette allusion de mon ami me rappela l’incident, mais je m’aperçus que, à défaut d’elle, je l’aurais sûrement tout à fait oublié. De là résulta la réflexion que, si ma biographie avait à être écrite un jour, par moi-même ou par un autre, il y avait urgence pour moi à en rassembler tout de suite les matériaux, faute de quoi elle risquerait de contenir de sérieuses lacunes.

« Mais pourquoi une biographie ? » va-t-on peut-être me demander. Question fort raisonnable, quand on songe combien de fois j’ai exprimé des opinions défavorables au sujet de toute espèce de biographie. Ma réponse est que, en des temps d’activé fabrication de livres comme sont les temps où nous vivons, un homme dont le nom a été très familier au public peut être absolument assuré que l’on écrira sa vie : s’il ne l’écrit pas lui-même, quelqu’un d’autre le fera pour lui. Et l’expérience courante m’a fait conclure que, dans les deux cas, il était désirable que j’écrivisse moi-même un récit suivi des faits, moi seul pouvant rendre un tel récit relativement complet.


Ce serait donc par méfiance de ses admirateurs futurs qu’Herbert Spencer se serait résigné à écrire lui-même cette autobiographie, où, une fois de plus, — vingt fois de plus, — il nous fait part de son mépris aussi bien pour ceux qui ont raconté leur propre vie que pour ceux qui ont perdu leur temps à raconter la vie des grands hommes de tous les temps. Mais on ne peut se défendre de songer que, s’il avait daigné se souvenir, en cette occasion, de l’une de ses habitudes dont il était le plus fier, son autobiographie aurait été, pour notre plus grand profit, sensiblement différente de ce qu’elle est devenue. Il nous apprend en effet que, toute sa vie, il n’a pu s’intéresser à un sujet quelconque que s’il avait à en faire usage pour un travail personnel. Il nous dit, par exemple, que « le sujet du style ne l’a attiré que lorsqu’il a eu lui-même une idée originale sur ce qui constituait la force de l’expression ; mais qu’alors, ayant une théorie à élaborer, il a pris plaisir à lire tous les livres qui se rapportaient au sujet donné. » Que n’a-t-il fait de même quand l’idée lui est venue d’écrire son autobiographie ? Que n’a-t-il essayé tout au moins de jeter les yeux sur quelques-uns de ces ouvrages méprisés où d’autres, avant lui, ont raconté l’histoire de leur vie ! Intelligent et réfléchi comme il l’était, cette lecture ne l’aurait peut-être pas empêché de mettre dans son autobiographie quelques graves défauts qu’il y a mis, et qui tenaient au fond même de son caractère ; mais à coup sûr elle l’aurait empêché d’en faire, au point de vue de la forme, ce qu’il en a fait : un des livres les plus difficiles à lire qu’on ait jamais écrits, un monstrueux monument d’inexpérience et de gaucherie littéraires.

Il nous avertit bien, dans sa préface, « que c’est une fâcheuse nécessité qu’une autobiographie soit toujours égoïste, en nous montrant l’auteur continuellement occupé à parler de soi. » Mais encore aurait-il pu se rendre compte, en lisant d’autres autobiographies, qu’un auteur peut « parler de soi » sans supprimer tout à fait, autour de lui, toute trace des personnes parmi lesquelles il a eu à vivre. Lui, quand il nous apprend que, tel jour, il a fait la connaissance d’un écrivain ou d’un homme politique, presque invariablement il se borne à ajouter qu’il a passé là quelques heures assez agréables, ou plutôt encore qu’il s’est ennuyé, et a eu ensuite une nuit détestable. Des mille pages, fines et serrées, de son récit, il n’y en a pas vingt qui ne soient entièrement consacrées à nous exposer le détail de ses propres sentimens, pensées, ou actions. C’est comme si le reste de l’humanité n’avait jamais eu d’autre rôle, dans sa vie, que de l’importuner et de l’énerver ; et non seulement il ne prend presque jamais la peine de nous décrire personne, sauf quand il a quelque chose de particulièrement déplaisant à nous en signaler : mais, de sa correspondance même avec ses amis, jamais il ne nous cite que des fragmens de ses propres lettres. Si bien que, de page en page, tout au long de ces deux énormes volumes, Darwin et Stuart Mill, George Eliot et Thackeray, cent autres figures mémorables ne nous apparaissent que comme de vagues ombres, entrevues un moment derrière un voile, tandis qu’en face de nous se dresse toujours une seule et même figure, nous entretenant, pêle-mêle, de ses découvertes philosophiques et de l’état de sa santé, de l’itinéraire de ses promenades et de ses craintes de tomber dans des embarras d’argent.

Car plus fatigant encore, peut-être, que l’ « égoïsme » trop monotone de cette autobiographie nous est l’extraordinaire désordre qui y règne, et qui, lui aussi, provient évidemment de ce que l’auteur n’a point daigné se renseigner à l’avance sur les lois et les traditions du nouveau genre littéraire où il s’engageait. Avec l’ingénuité de son ignorance. Spencer s’est imaginé qu’une suite chronologique rigoureuse pouvait lui tenir lieu de plan et de méthode. De page en page, dans une suite indéfinie de paragraphes de longueur à peu près égale, il nous raconte quelles pensées lui sont venues en telle ou telle année, quelles excursions il a faites, quelles sommes il a gagnées ou perdues, avec une tendance à insister sur les détails matériels qui ont aujourd’hui pour nous le moins d’intérêt. A peine commençons-nous à nous émouvoir avec lui de la mort de son père, qu’il se met à nous décrire un fauteuil mécanique qu’O. a inventé durant ce même temps ; après quoi, il nous raconte ses négociations avec un éditeur américain, nous énumère les étapes d’une excursion dans le Pays de Galles, nous apprend que, pour avoir moins de bruit, il a changé de chambre, dans une maison meublée qu’il habitait alors, et termine son chapitre par l’annonce, en dix lignes, de la mort de sa mère. Toute son autobiographie n’est, pour ainsi dire, que le développement, en un millier de pages, d’un Journal dont il nous cite d’ailleurs quelques extraits, immédiatement après nous avoir informés « qu’un biographe est obligé d’omettre de son récit les menus faits de la vie quotidienne, et de se limiter presque exclusivement aux choses saillantes. » Et voici, au hasard, dix lignes de ce Journal, datant de l’année 1879 :


30 juillet. — Parti de la gare d’Euston par l’express de 8 h. 50 pour Sterling. Arrivé à Sterling le 31 à 7 h. 50. Inveroran vers trois heures. 1er août. — Commencé de pêcher à onze heures, fini à cinq. Pris trois saumons, un de 17 livres, un de 15, et un de 10, tous dans l’Étang de l’Ile. 2 août. — Ce matin, revu mon chapitre des Institutions cérémonielles. L’après-midi, pêché ; la rivière trop basse, rien pris. 3 août. — Revu mon chapitre presque toute la journée ; un pied écorché m’a défendu la marche. 4 août. — Revu mon chapitre ; courte promenade. 11 août. — Parti à 10 h. 30 ; arrivé à Tyndrum à 12 h. 30 ; parti à 1 heure ; arrivé à Oban à 6 h. 30 ; Hôtel Craygard ; rencontré les Lingard.


Qu’on imagine chacune de ces lignes entourée d’un petit commentaire, nous disant ce que contenait le chapitre révisé à Inveroran, ou dans quelles circonstances Spencer s’est écorché le pied, ou comment il a dormi à l’hôtel d’Oban : et l’on aura une idée à peu près exacte de l’impression de désordre à la fois et de vide que donnent les deux gros volumes de l’Autobiographie du philosophe anglais, avec la masse de leurs menus faits soigneusement répartis suivant l’ordre des dates. Veut-on savoir encore, cependant, de quelle façon l’auteur nous raconte les événemens plus « saillans » de sa vie ? Voici tout ce qu’il trouve à nous apprendre de son premier grand voyage, une excursion en Suisse, faite avec un ami, à l’âge de trente-trois ans, durant l’été de 1853 :


À quoi bon donner un récit de notre voyage ? Tous ceux qui n’ont pas été en Suisse ont lu des livres où l’on en parlait ; et, seul, un génie spécial de description ou d’humour pourrait me servir d’excuse pour un tel récit. Je vais donc m’en tenir au plus bref résumé.

Ma première connaissance avec le continent s’est faite à Anvers ; d’où, après avoir eu juste le temps de voir la cathédrale et le tableau de Rubens, je suis parti pour Aix-la-Chapelle. Arrivé le lendemain matin à Cologne ; puis, après une heure ou deux passées surtout dans la cathédrale, alors inachevée, pris le bateau pour Coblence. Départ le lendemain pour Mayence et Francfort ; grosse déception éprouvée à la vue des fameux bords du Rhin. Deux nuits et un jour à Francfort m’ont été intolérables, à cause d’un accès de mal de dents, le premier après une immunité de trente-trois ans. De là à Bâle ; et de là, après un jour, à Zurich. Dans cette ville j’ai passé environ une semaine ; puis, comme mon ami tardait à venir me rejoindre, je me suis impatienté et ai laissé une lettre pour lui, au bureau de poste, pour lui dire qu’il me trouverait au sommet du Righi… Puis les étapes de notre voyage ont été celles-ci : le long du lac de Lucerne jusqu’à Fluelen et Amsteg ; à Andermatt et Hospenthal ; le défilé et la pointe de la Furca ; monté au Glacier du Rhône, puis à la passe du Grimsel, et redescendu jusqu’aux chutes de Handeck ; à Meyringen : monté à Grindelwald par Rosenlaui…


La relation se poursuit, du même ton, pendant encore une vingtaine de lignes ; et Spencer ajoute simplement que la Suisse, comme le Rhin, a été pour lui une déception. « Au point de vue de la grandeur, elle a réalisé mon attente, mais non pas au point de vue de la beauté. » En effet « la beauté manque à la Suisse parce que les couleurs brillantes et chaudes y font défaut, et que les formes ne s’y combinent pas bien. » Sur quoi l’auteur, pour donner plus d’autorité à son jugement, nous dit qu’il a pour les montagnes un goût très prononcé. « On répète souvent une réflexion de Kant, qui disait que deux choses excitaient son respect : le ciel étoile au-dessus de lui et la conscience morale au dedans de lui. C’est là un sentiment que, pour ma part, je ne partage point. Chez moi, le respect a été particulièrement produit par trois choses : la mer, une grande montagne, et de belle musique dans une cathédrale. Encore la première de ces trois choses a-t-elle beaucoup perdu de son pouvoir sur moi, sans doute par le fait d’une trop longue familiarité. »


Si vraiment Herbert Spencer n’a écrit lui-même sa biographie que pour empêcher que personne autre pût se charger de l’écrire, on devra reconnaître que sa précaution n’a pas été heureuse. Peut-être un autre biographe aurait-il négligé de nous révéler que les grands-parens de la mère du philosophe, qui s’appelaient Brettell, se piquaient de descendre de la famille française des Breteuil ; peut-être ne nous aurait-il point parlé des longues et vaines démarches faites en 1867 par Spencer pour découvrir si c’étaient des Brettell de sa famille qui, jadis, s’étaient alliés avec des Shakspeare : du moins, aux faits qu’il aurait notés il n’aurait pas manqué de donner le relief et la proportion sans lesquels ils demeurent pour nous comme s’ils n’existaient pas. Mais, au reste, je ne crois pas que le motif allégué par l’auteur des Premiers Principes soit le seul, ni même le principal, qui l’ait conduit à s’engager dans une telle entreprise. Il n’était pas sans savoir que plus d’un grand homme de son pays, et dont le nom avait été plus encore que le sien « familier au public, » avait cependant réussi à éviter que personne s’occupât, après sa mort, d’écrire le détail de sa biographie. Et s’il a lui-même employé tant d’années à écrire la sienne, c’est précisément qu’il voulait qu’elle fût écrite, et qu’elle nous le représentât tel qu’il s’est représenté à nous, c’est-à-dire, à la fois, comme un philosophe qui ne doit rien à personne, et comme l’unique philosophe véritable qu’il y ait jamais eu.

Car, d’année en année, dans l’âme de ce solitaire, s’était amassée une vanité naïve et énorme, dont chaque page de ses deux volumes vient nous apporter quelque preuve nouvelle. Chaque page, oui : on peut affirmer cela sans exagération. Aux premières lignes de la préface, Spencer, après nous avoir dit « qu’une histoire naturelle de lui-même lui semblait devoir former un supplément utile à ses autres livres, » ajoute : « Que, ni dans mon enfance ni dans ma jeunesse, je n’aie reçu une seule leçon de langue anglaise, et que jusqu’à l’heure pressente je n’aie jamais appris les moindres élémens de la syntaxe, ce sont là des faits qui méritent d’être connus, car la conclusion qui s’en dégage contredit des opinions universellement acceptées. » Et l’un des derniers épisodes du second volume nous montre le vieillard faisant une excursion aux ruines d’Èze, durant un séjour dans le midi de la France. « Après avoir contemplé un moment le magnifique panorama, nous dit-il, je tirai de ma poche un chapitre de mes Données de l’Éthique, et passai une demi-heure à le revoir ; et, me rappelant tout ce dont l’endroit avait été témoin jadis, je fus frappé de l’étrange contraste entre les destinations diverses qu’il avait reçues alors et la destination à laquelle je l’employais maintenant. »

D’un bout à l’autre des deux volumes, l’objet évident de l’auteur est d’établir qu’il n’a jamais eu aucun maître, que personne n’a jamais exercé la moindre influence sur lui, et que c’est lui seul qui a conçu et constitué de toutes pièces la doctrine tout entière de l’évolution. Cet ordre chronologique, qu’il s’obstine à suivre avec une rigueur désastreuse, je ne serais pas éloigné de penser qu’il l’a adopté surtout pour pouvoir nous montrer, de proche en proche, comment il s’est construit son système sans aucun secours étranger. Le fait est que sa préoccupation de ne rien devoir à personne finit par prendre chez lui le caractère d’une vraie manie. Son père ayant écrit de lui en 1847, dans une lettre à un de ses oncles, qu’il énonçait des opinions très hardies, « dérivées apparemment de la lecture d’Emerson, » le voilà qui se fâche, et proteste vivement. « Mes convictions rationalistes, s’écrie-t-il, s’étaient développées lentement et insensiblement, depuis des années ; et mon père a tout à fait exagéré la soi-disant influence d’Emerson. » Une autre fois il proteste contre lui-même. Il vient de citer une lettre où il annonçait à son père « qu’il était en train de lire Auguste Comte, et de réunir contre lui un dossier formidable. » Mais non, il nous affirme qu’il s’est mal exprimé, et qu’à ce moment ni jamais il n’a « lu Auguste Comte. » Il a lu simplement un petit résumé anglais de la Philosophie Positive, et où il n’a d’ailleurs rien trouvé qui eût l’ombre de sérieux.

Jamais il n’a pu lire aucun philosophe ancien, depuis Platon et Aristote jusqu’à Kant et Hegel. Plus d’une fois, en vérité, il a essayé de les lire : mais, dès les premières pages, l’absence complète de tout talent littéraire et la pitoyable niaiserie des argumens l’ont contraint à s’arrêter. Stuart Mill, Darwin, Alexandre Bain, il ne les a lus que très tard, et fragmentairement, et il n’y a rien vu qu’il ne sût d’avance, ou qui ne lui parût absolument faux. Mais tout particulièrement il s’échauffe et s’irrite chaque fois qu’il rencontre sur son chemin le nom d’Auguste Comte. Il ne se résigne pas à l’idée qu’on ait pu voir en lui un élève ou un continuateur du positiviste français. Cent fois il revient là-dessus, multipliant les preuves de fait et les raisonnemens, alléguant son ignorance du français, énumérant une à une les théories de Comte qui ne se retrouvent point dans son propre système ; et d’ailleurs, il faut bien l’avouer, ne nous offrant pas un seul argument qui vaille à nous convaincre. Car de ce que, sur maints points, il ait différé de Comte, et même de ce que jamais il ne l’ait lu en entier, nous ne voyons pas qu’on doive conclure nécessairement qu’il n’ait point connu les grandes lignes de la doctrine de Comte, et qu’il n’en ait point subi l’influence. Combien d’hommes, aujourd’hui, sont évolutionnistes sans avoir lu une seule ligne de Darwin ou de Spencer ! Et qui d’entre eux s’aviserait de prétendre, cependant, qu’il ne doit rien à ces deux penseurs ?

Mais, par-dessous les argumens, la protestation indignée de Spencer se fonde sur la conscience qu’il a du néant de toute œuvre philosophique autre que la sienne. Lui seul, — il nous le dit en propres termes, — a découvert le critérium définitif de la certitude ; lui seul nous a fourni une explication raisonnable de tous les problèmes de la nature, une explication ayant le double avantage de s’adapter à l’ensemble des phénomènes et d’être en accord avec l’expérience. Et, depuis la métaphysique jusqu’à la politique, il n’y a pas un domaine où il ne prétende avoir raison, eût-il contre lui l’unanimité des hommes de son temps et de tous les temps. C’est de quoi ses jugemens sur les artistes nous fournissent une illustration tout à fait typique. De la même manière, en effet, qu’il ne supporte point qu’on prononce à son sujet le nom d’Auguste Comte, il ne supporte point que l’on doute de la sûreté de son goût en matière d’art. Toute sa vie, il a passionnément cherché la beauté ; et le fait est que, deux ou trois fois, il a eu le bonheur de pouvoir la trouver. Le Palais de Cristal de Sydenham, par exemple, l’a toujours émerveillé. « Sa beauté a vaincu toutes mes prévisions, nous dit-il. C’est un royaume féerique, un miracle dépassant tous les autres. » Pareillement, en peinture, les paysages de J. B. Pyne, et un Combat de Taureaux de Burgess, lui ont donné l’impression d’une beauté parfaite. Mais d’autant plus il s’indigne de voir l’enthousiasme factice des prétendus connaisseurs pour des œuvres foncièrement dépourvues de tout intérêt et de tout mérite, comme le Don Juan de Mozart, le plafond de la Chapelle Sixtine, le Tournoi de Rubens, la Transfiguration de Raphaël, la Leçon d’anatomie de Rembrandt, ou encore les frontons du Parthénon, ou encore les poèmes d’Homère, de Dante, de Wordsworth. De chacune de ces œuvres fameuses il nous prouve péremptoirement le manque de beauté : Mozart ne sait pas donner la vie à ses personnages ; Rubens ne sait ni composer un tableau, ni l’orner de couleurs agréables à l’œil ; Michel-Ange ne se rend aucun compte des lois esthétiques de la décoration ; Raphaël ne réussit pas même à faire deviner le sujet de ses tableaux ; Rembrandt prête aux élèves du docteur Tulp « des attitudes insignifiantes et des expressions imbéciles ; » Homère est simplement illisible ; Dante est d’une monotonie fatigante ; et la plupart des poèmes de Wordsworth « sont de la bière au lieu d’être du vin. » Jugemens qui, ainsi isolés, risqueront peut-être de sembler comiques : mais, c’est le plus naturellement du monde qu’Herbert Spencer les énonce, au cours de son récit ; et c’est d’un ton pareil qu’il juge toutes choses, avec l’assurance imperturbable d’un homme qui se sent, seul, en possession complète et définitive de la vérité. Quoi d’étonnant qu’un tel homme, tout en méprisant du fond du cœur la biographie d’un Napoléon ou d’un Descartes, ait tenu pour indispensable que la postérité possédât sa biographie ? Et quoi d’étonnant que, avec une pareille opinion de sa propre valeur, il se soit estimé seul capable de nous parler de lui ?


Resterait à savoir, après cela, si tous les grands constructeurs de systèmes ne se sont pas imaginé, de la même façon, être seuls en possession de la vérité. Descartes, Hegel, s’ils nous avaient laissé leur autobiographie, peut-être y aurions-nous retrouvé un mélange analogue de mépris pour autrui et de confiance en soi. Et, sans prétendre apprécier la valeur propre du système philosophique d’Herbert Spencer, on doit bien constater qu’il a, tout comme ceux de Hegel et de Descartes, rencontré un nombre suffisant d’admirateurs et d’adeptes pour justifier l’orgueilleuse satisfaction de son créateur. Mais peut-être aussi, d’autre part, les Descartes et les Hegel ont-ils fait sagement de ne pas nous laisser leur autobiographie : car le système le plus parfait du monde risque de perdre pour nous une part de son prestige lorsque nous en apercevons, pour ainsi dire, le revers, en assistant au détail quotidien de sa construction. Pour le système de Spencer, en tout cas, la chose ne saurait faire de doute : à force de vouloir nous en expliquer la genèse, le vieux philosophe nous en a offert une image si morcelée et si décolorée que personne n’aura l’idée de voir, comme lui, dans cette « histoire naturelle de lui-même, » un « supplément utile » à ses autres ouvrages. Et il n’y a personne qui, je crois, en lisant son Autobiographie, ne soit amené à se faire encore les deux réflexions que voici, sur l’origine véritable et sur les chances de durée de tout l’ensemble du Système de Philosophie synthétique :

La première de ces réflexions ressort en droite ligne de ce que nous apprend Spencer sur ses sentimens et ses travaux favoris jusqu’à l’âge de quarante ans, où, comme on sait, l’idée lui est venue d’édifier son système. Non seulement il nous dit que, « né avec un tempérament plus originatif que réceptif, » il a toujours « pris pour devise le mot de Danton : De l’audace, de l’audace, et encore de l’audace ; » non seulement il nous avoue que, s’il avait été astronome, ou naturaliste, il y a nombre de ses théories astronomiques ou biologiques qu’il n’aurait point hasardées : nous voyons en outre que, jusqu’à quarante ans, la philosophie n’a tenu dans sa pensée qu’une place secondaire, tandis que son occupation principale a été d’inventer toute sorte de petits appareils pratiques pour la vie usuelle, ou plutôt des perfectionnemens à tous les appareils, comme à tous les procédés, que les hasards de son existence lui faisaient connaître. C’est ainsi que j’ai compté, dans le tome Ier de son Autobiographie, au moins 24 mentions d’instrumens ou de procédés inventés par le futur philosophe, et se rapportant aux usages les plus divers : en janvier 1836, une nouvelle façon de manier la pompe à air ; à l’automne de la même année, un nouveau modèle de maison de campagne ; en 1838, un nouveau moyen de dresser des plans, une nouvelle manière de vider les étangs ; l’année suivante, une façon nouvelle de projeter les ombres, un nouveau cyclographe, un nouvel appareil pour décharger les wagons, etc. Viennent ensuite, pour citer au hasard, une « épingle à relier, » une canne à pêche, un « céphalographe. » Tout cela extrêmement ingénieux, autant du moins que j’en puis juger ; et cependant le pauvre Spencer reconnaît tristement que, pour différens motifs, au premier rang desquels il cite « l’apparition d’obstacles mécaniques imprévus, » aucune de ses inventions n’a réussi à s’imposer comme il l’aurait espéré. Et nous nous demandons involontairement si l’invention à laquelle il a employé la seconde période de sa vie, y transportant le « tempérament originatif » qui lui était naturel, si l’invention de son Système synthétique ne se heurterait pas, elle aussi, enfin de compte, à des « obstacles imprévus. » Déjà en 1833, dans son enfance, comme il avait longuement exposé à son père sa façon propre de s’expliquer un certain fait d’expérience : « Oui, avait répondu le père, des gens qui ne connaissent point la question seraient très frappés de ton explication ; mais, avec tout cela, elle n’est pas vraie. « La postérité ne réserverait-elle pas un jugement du même genre à l’explication que nous a offerte, plus tard, Herbert Spencer du vieux problème de l’origine et de la fin des choses ?

Ce qui nous porterait encore à le supposer, c’est que certainement Spencer lui-même, dans ses dernières années, si son Système de Philosophie synthétique avait été inventé par un autre que lui, aurait été aussi sévère pour ce système-là que pour tous les autres. Je regrette de ne pouvoir pas analyser ici les soixante pages de l’épilogue qui, écrit quatre ans après les chapitres précédens, en 1893, termine le second volume de son Autobiographie : mais je puis bien dire qu’elles sont d’une mélancolie et d’un désenchantement sans pareils. Le vieillard y va presque jusqu’à nous laisser entendre que tout son patient effort a été inutile. « Les croyances, écrit-il, tout comme les créatures, ne peuvent vivre et se développer que dans un milieu approprié : et le milieu fourni par les idées et les sentimens qui ont cours à présent est aussi peu approprié que possible aux croyances que j’ai exposées. » Et il ne s’en tient pas à accuser son « milieu. » Il s’accuse lui-même, expressément, d’avoir fait la part trop grande à l’élément « intellectuel, » dans toute sa doctrine psychologique et sociologique, et de n’avoir pas assez tenu compte de l’élément « sentimental. » Il reconnaît que, ni en matière de politique, ni en matière de religion, il n’a plus tout à fait les mêmes « croyances » qu’il a exposées dans ses livres. En politique, « tandis qu’il se figurait autrefois que tout irait bien si l’on transformait les procédés de gouvernement, il a fini par comprendre que les transformations des procédés de gouvernement ne pouvaient avoir de valeur que si elles résultaient d’une transformation dans les idées et les sentimens des citoyens. « En religion, « tandis que, naguère, l’unique question avait été pour lui de savoir si les diverses doctrines religieuses étaient vraies ou fausses, peu à peu il s’est aperçu que c’était loin d’être l’unique question. » Il s’est aperçu que les doctrines religieuses ont eu et gardent encore une précieuse efficacité morale, et que, en outre, ces doctrines ont pour objet de remplir, dans les âmes, « une sphère qui, décidément, ne s’arrangerait jamais de n’être pas remplie. » « J’en suis donc venu à considérer avec une sympathie croissante les croyances religieuses, qui, d’une façon ou d’une autre, occupent cette sphère que l’interprétation rationnelle cherche vainement à occuper, y échouant d’autant plus qu’elle s’y efforce davantage. » C’est sur cet aveu que se termine l’Autobiographie d’Herbert Spencer.


T. DE WYZEWA.