Revues étrangères - Jane Welsch Carlyle, d’après des documens nouveaux

Revues étrangères - Jane Welsch Carlyle, d’après des documens nouveaux
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 934-945).
REVUES ÉTRANGÈRES

JANE WELSH CARLYLE
D'APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX


New Letters and Memorials of Jane Welsh Carlyle, annotated by Thomas Carlyle and edited by Alexander Carlyle, 2 vol. in-8o, illustrés. Londres, John Lane, 1903.


Les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas oublié l’attachant récit que leur a fait naguère Mme Arvède Barine, d’après des documens qui venaient de paraître en Angleterre, du martyre domestique de Mme Carlyle[1]. Ils ont gardé présente devant leurs yeux l’image de cette pauvre femme, remarquablement belle, intelligente, et bonne, qui, ayant daigné se donner à un homme d’une condition fort au-dessous de la sienne, avait été condamnée par lui au rôle d’une servante, ou encore d’une esclave prisonnière, s’était vue contrainte à habiter, seule avec lui, le désert sinistre et malsain d’une ferme d’Ecosse, puis, transportée de force à Londres, non seulement y était restée soumise toute sa vie à la même servitude, mais avait dû encore assister sans se plaindre aux relations familières de son terrible maître avec une grande dame toujours prête à l’humilier de son mépris, jusqu’à ce qu’enfin elle eût « succombé à la peine, » attestant une fois de plus, par son exemple, ce que comportait de souffrances matérielles et morales l’honneur d’être la femme d’un homme de génie. Et bien qu’une telle image ait tout de suite péniblement surpris ceux qui avaient eu l’occasion de connaître Carlyle, force leur était de la tenir pour vraie : car elle ne résultait pas du témoignage, toujours plus ou moins suspect, d’un biographe, mais du témoignage même de Mme Carlyle, expressément énoncé à la fois dans ses lettres et son journal intime. Lettres et journal avaient été publiés, au lendemain de la mort de Carlyle, et conformément à la volonté de celui-ci, par son plus intime élève et ami, l’historien James Anthony Froude. Le témoignage était formel : aucune objection ne pouvait prévaloir contre lui. Les admirateurs de Carlyle en étaient réduits à chercher en sa faveur des circonstances atténuantes, à soutenir notamment qu’il ne s’était jamais rendu compte de la cruauté du traitement qu’il infligeait à sa femme, ou encore qu’il avait agi envers elle d’après des principes moraux respectables, en somme, malgré les suites fâcheuses de leur rigidité. Je dois même ajouter que, d’année en année, l’opinion du public anglais tendait à considérer la conduite de Carlyle avec plus d’indulgence. D’autres témoignages, non moins authentiques, surgissaient de divers côtés, qui montraient que le grand homme avait été, sa vie durant, non seulement un modèle de droiture et de probité, mais aussi un excellent fils, un frère plein de tendresse et de sollicitude, un ami parfait, capable du plus généreux dévouement pour les quelques personnes qu’il avait aimées. Sous le paysan égoïste et sauvage que l’on s’était d’abord figuré qu’il était, on avait vu apparaître, peu à peu, la touchante figure d’une sorte de bourru bienfaisant, peut-être un peu trop bourru, à la vérité, mais avec un beau cœur de poète tout parfumé de douceur et de compassion. Et l’on s’était dit que, l’homme étant ainsi fait, sa manière d’agir à l’égard de sa femme devait avoir une excuse, encore qu’on ne parvînt pas à la découvrir. On avait eu l’impression qu’il y avait là un mystère, dont l’explication risquait d’ailleurs d’échapper toujours aux futurs biographes de Carlyle, puisqu’elle avait échappé au plus autorisé d’entre eux, et au mieux renseigné[2]. Mais les faits n’en restaient pas moins établis ; et, tout en excusant Carlyle, on était bien forcé d’admettre et de déplorer le « martyre » de la pauvre femme qui, pendant quarante ans, avait été la compagne de sa vie.

Or nous savons aujourd’hui, et avec autant de certitude que peuvent en comporter les sujets de ce genre, que le soi-disant « martyre » de Mme Carlyle est simplement une légende, sortie tout entière de l’imagination de son biographe. La clef du mystère, nous la possédons désormais ; et nous n’avons plus même à nous mettre en quête d’une excuse pour justifier la conduite de Carlyle à l’égard de sa femme, car cette conduite ne semble pas avoir jamais rien eu qui méritât d’être justifié. Un nouveau témoignage vient de se produire, à l’encontre de celui qui nous avait trompés il y a vingt ans : et ce témoignage émane, lui aussi, de Mme Carlyle. C’est elle-même qui se charge de nous montrer que, si peut-être nous avons eu raison de la plaindre, certainement nous avons eu tort d’accuser son mari. Une nouvelle série de ses lettres, et de nouveaux extraits de son journal, que publie aujourd’hui un neveu de Carlyle, la révèlent pleinement à nous dans l’intimité de son cœur ; et nous y découvrons, du même coup, l’histoire complète d’une des plus étonnantes aventures littéraires qu’ait produites, à coup sûr, notre malheureuse habitude de vouloir pénétrer de force dans la vie privée des hommes de génie.


Dans son testament, écrit en février 1873, Carlyle avait dit :


D’un manuscrit intitulé : Lettres et Mémoires de Jane Welsh Carlyle, qui se trouve parmi mes papiers, mon bon et fidèle ami J.-A. Froude prendra soin en mon lieu, ainsi qu’il me l’a affectueusement promis ; à lui donc je le laisse, en le priant solennellement de faire à son sujet ce qu’il jugera le meilleur et le plus sage, comme du reste je suis certain qu’il le fera. J’ai joint une foule de menus souvenirs autobiographiques à ce manuscrit, par manière d’annotations, mais sans y attacher d’importance que pour autant qu’ils peuvent servir à élucider ou à compléter le texte ; et quant à une biographie véritable de moi, je préférerais qu’on n’en écrivit point. J. -A. Froude, John Forster, et mon frère Jean auront à examiner soigneusement le susdit manuscrit avec ses appendices ; la réunion de leurs précieuses droitures et impartialités leur permettra de juger mieux que je ne saurais le faire quel parti pourra être tiré de ce manuscrit. En tout cas, celui-ci n’est pas prêt le moins du monde pour la publication ; et je n’ai aucune idée arrêtée sur la question de savoir comment le tout ou des parties auront à être publiés, ni après quel délai, sept ans, dix ans ? Mais, sur tous ces sujets, je m’en remets à l’expérience pratique de J.-A. Froude, et souscris d’avance à sa décision. Je lègue à ma nièce, Mary Carlyle Aitken, une copie incomplète du susdit manuscrit, qui se trouve parmi mes papiers avec les originaux des lettres de ma femme.


Malheureusement, lorsque Carlyle mourut, en 1881, son frère Jean et son ami Forster (le célèbre biographe de Goldsmith et de Dickens) étaient morts : de telle sorte que les manuscrits de Mm0 Carlyle se trouvaient entièrement confiés à « l’impartialité, » et à « l’expérience pratique » de James Anthony Froude. Celui-ci était un des hommes les plus intelligens de son temps, et, comme l’on sait, un admirable écrivain[3]. Il ne manquait pas non plus de « droiture, » bien que ses compatriotes lui reprochassent de n’être que modérément scrupuleux en fait de véracité. Désintéressé, généreux, toujours plein de passion sous l’apparence affectée de son scepticisme, il n’avait qu’un défaut, mais qui se trouvait être, dans l’espace, d’une gravité exceptionnelle : il était fou. Sur ce point ses admirateurs eux-mêmes s’accordaient avec ses ennemis, dont le nombre dépassait peut-être encore celui des ennemis de Carlyle. L’historien d’Henry VIII et d’Elisabeth était victime de ce qu’un critique a appelé « la folie de l’inexactitude. » Il ne pouvait pas copier un document sans y introduire des variantes qui souvent en altéraient le sens. Décrivant une ville qu’il venait de visiter, il la représentait comme perchée sur une montagne tandis qu’elle s’étalait dans une plaine, ou comme arrosée par un fleuve dont elle était séparée par des centaines de lieues. Sans compter une fantaisie constamment en travail, et un goût naturel du paradoxe dont je ne crois pas qu’aucun autre écrivain, même anglais, ait offert l’exemple.

Tout cela, on doit l’avouer, constituait un fâcheux ensemble de conditions pour une œuvre aussi délicate que la mise au jour des documens intimes légués par Carlyle. Et voici que, pour comble de malechance, Froude se rappela tout à coup, en présence de ces documens, un des mots favoris de son cher vieux maître. Il se souvint que celui-ci, au cours de leurs promenades, lui avait maintes fois parlé de « ses remords » à l’endroit de sa femme. Maintes fois, en effet, le vieillard, que la mort de sa compagne avait laissé inconsolable, lui avait dit qu’il se repentait de n’avoir pas suffisamment apprécié les qualités d’esprit et de cœur de sa bien-aimée Jeannie, pendant qu’il avait eu le bonheur de l’avoir près de lui. « Où est sa pareille au monde ? s’écriait-il. Et je l’ai eue à moi, et je n’ai pas pu la préserver d’amères souffrances ! » Quand il passait avec Froude dans un endroit où il était allé avec sa femme, « il découvrait sa tête grise, sous le vent et la pluie, et ses traits prenaient une expression d’infinie détresse. »

Il était vieux, malade, et ne pouvait s’accoutumer à sa solitude. Le « remords » dont il parlait était d’ailleurs un des sentimens où il se laissait aller le plus volontiers. Avec ses habitudes d’exagération poétique, « remords » avait été de tout temps pour lui le synonyme de « regret. » Il écrivait dans son journal que, Froude étant un jour venu le voir pendant qu’il relisait les lettres de sa femme, il se voyait contraint, « avec remords, » à se séparer d’elle. Et quant à la détresse que lui inspirait la vue des lieux où il s’était promené avec elle, nous savons par son propre témoignage qu’il l’éprouvait toute pareille dans les lieux qui lui rappelaient ses parens, ses sœurs, tous ceux qu’il avait aimés et qui l’avaient quitté. Mais il n’en a point fallu davantage pour exciter l’imagination maladive de son exécuteur testamentaire. Aussitôt, et pour toujours, avec l’obstination passionnée d’un maniaque, Froude s’est figuré que Carlyle se repentait vraiment de sa conduite à l’égard de sa femme, que son « remords » était celui d’un criminel poursuivi par la hantise de son crime, et que la publication des papiers de sa femme avait surtout à ses yeux la portée d’une confession publique et d’une expiation. « Tout à coup, nous dit-il lui-même, s’abattit sur Carlyle, comme un éclair descendant du ciel, la terrible révélation qu’il avait sacrifié la santé et le bonheur de sa femme, et que, dans son égoïsme, il avait oublié ses obligations les plus sacrées envers elle. La faute était grave : le remords qu’il en eut lui fut une véritable agonie. »

L’hypothèse conçue, restait à trouver des argumens pour la confirmer. Faute de pouvoir les trouver auprès des amis de Carlyle, dont aucun ne se souvenait d’avoir jamais aperçu la moindre trace d’un véritable « remords » dans les propos du vieux maître, Froude eut la malencontreuse idée de s’adresser à une amie de Mme Carlyle, miss Géraldine Jewsbury, auteur d’une foule de romans aujourd’hui oubliés. Il le fit, je crois bien, avant même d’avoir lu complètement les lettres qu’il avait entre les mains : car, s’il les avait lues, il y aurait vu à chaque page l’opinion qu’avait Mme Carlyle de miss Jewsbury. Le 12 juillet 1844, Mme Carlyle, qui était en visite à Seaforth, chez ses amis les Paulet, écrivait à son mari « qu’un nouveau supplice lui était venu de la jalousie de tigre de Géraldine Jewsbury. » Puis elle ajoutait : « Vous aurez peine à croire qu’il y ait là matière à autre chose qu’à rire : mais je vous assure qu’elle a entièrement gâté mon repos depuis vingt-quatre heures, et non seulement le mien, mais celui de Mme Paulet et de toute la maison… Elle m’a reproché de vouloir la sacrifier à Mme Paulet et âmes cousines… Rien que des éclats d’impertinence et de folie du matin au soir, le tout terminé par une grande scène dans ma chambre, où j’étais allée me mettre au lit… En vérité, je ne suis pas sûre du tout qu’elle ne soit pas en train de devenir folle ; et Mme Paulet me dit qu’elle éprouve à son sujet la même inquiétude. » Quelques jours après, Mme Carlyle étant à Liverpool chez ses cousines, miss Jewsbury était venue « avec toute une troupe » pour l’emmener de force. « D’accepter la séance qu’elle avait préparée pour moi, c’était plus que ma patience ne pouvait supporter… J’ai vraiment détesté Géraldine pour sa cruelle conduite envers mon oncle et Jeannie. » Le lendemain, heureusement, miss Jewsbury avait laissé un peu de repos à son amie, pour s’en retourner à Seaforth et « y flirter avec un M. X., une brute d’homme à qui elle essaie à tout prix d’inspirer une grande passion. » Le 28 novembre 1856, Mme Carlyle, écrivant à une amie de sa mère, la suppliait de ne pas lire les lettres qu’elle pourrait recevoir de miss Jewsbury. « Elle a par nature un défaut que son métier de romancière a encore aggravé : le désir d’éprouver et de produire des émotions violentes. » Le 25 août 1857, Mme Carlyle écrivait d’Ecosse à son mari, resté à Londres, qu’elle venait de recevoir une lettre de Géraldine, où celle-ci « faisait tout son possible » pour la tourmenter. « Elle s’est complu à vous représenter plein d’entrain et de bonne humeur, insistant là-dessus comme si elle avait voulu me faire sentir combien vous étiez plus heureux quand je n’étais pas là. » Une autre fois encore, Mme Carlyle appelait miss Jewsbury « la plus commérante et la plus intrigante » de toutes les personnes qu’elle connaissait. Et dans une de ses dernières lettres, elle disait : « Géraldine a été très aimable pour moi, mais, mon Dieu ! que d’affaires elle fait pour la moindre chose, et combien elle manque de tout sens commun ! » Telle était cette dame, dont Froude a cru devoir solliciter la collaboration pour son récit de la vie domestique de Mme Carlyle ! C’est sur son témoignage qu’il s’est constamment appuyé, pour prouver que Carlyle avait commis une « faute grave » à l’égard de sa femme : et cela contrairement à l’opinion formelle de Carlyle lui-même, qui traitait de « papotages mythiques » ceux des prétendus souvenirs de miss Jewsbury qu’il avait pu connaître.

Quant aux lettres de Mme Carlyle, Froude ne paraît avoir vu en elles que des matériaux pouvant être utilisés au profit de l’ingénieux roman qu’il venait d’inventer. Tout en feignant de les publier telles que les lui avait remises son illustre ami, il en a d’abord supprimé une bonne moitié : il a supprimé toutes celles qui contredisaient son roman, et celles aussi qui, consacrées à d’autres sujets, ne pouvaient pas servir à le justifier. et y a, en outre, naturellement, prodigué les menues erreurs et les inexactitudes matérielles : le professeur Eliot Norton, qui a eu en main les manuscrits lors de la publication du premier volume de Froude, n’a pas relevé moins de cent trente-six fautes dans les cinq premières pages. Mais ce n’est pas tout. Avec une liberté qui mériterait les qualifications les plus sévères, si l’on ne devinait qu’elle est simplement le fait d’un maniaque, Froude a constamment altéré la signification, et le texte même, des lettres que Carlyle lui avait léguées. Des centaines d’exemples ne suffiraient pas à donner une juste idée de la façon dont il a travesti la vérité pour faire dire, de force, à Mme Carlyle qu’elle était une victime de l’égoïsme de son mari. Il a commencé par imaginer de toute pièce un amour d’enfance de son héroïne pour l’ami de Carlyle, Irving, qui, après lui avoir donné des leçons, l’avait quittée quand elle avait onze ans. Il a soutenu, tout en ayant entre les mains la preuve du contraire, que Mme Carlyle avait été élevée dans le luxe, qu’elle avait été traînée malgré elle à Craigenputtock, qu’elle y avait été « condamnée » à cuire le pain et à traire les vaches : tout cela formellement contredit par nombre de lettres, que Carlyle avait annotées pour la publication, et que Froude a eu soin de supprimer tout entières.

Il a supprimé également les nombreux passages où Mme Carlyle expliquait à ses amis qu’elle préférait n’avoir à son service qu’une seule domestique, pour pouvoir plus à l’aise diriger son ménage. Il a supprimé les passages où Mme Carlyle expliquait que c’était elle-même qui, l’été, renvoyait son mari, afin de pouvoir procéder à un nettoyage général de sa maison. Et il a affirmé, on s’en souvient, que Carlyle exigeait de sa femme qu’elle n’eût qu’une seule domestique, et qu’il s’enfuyait tous les étés, laissant à sa malheureuse femme l’ennui du nettoyage. D’autres fois, pour pouvoir prétendre que Carlyle avait négligé d’écrire à sa femme, il a supprimé d’un seul coup plusieurs lettres où celle-ci remerciait son mari de sa ponctualité à lui écrire tous les jours. D’autres fois encore, Mme Carlyle ayant parlé de la « démoralisation du mariage » à propos d’un homme qui avait empoisonné sa femme, Froude a supprimé tout le contexte, de façon que Mme Carlyle semblât parler à propos de son propre mari. Et je n’ai pas besoin de dire qu’il a inévitablement supprimé tous les endroits où Mme Carlyle célébrait la tendre bonté de Carlyle pour elle-même ou pour ses parens, vingt endroits du genre de celui-ci, qui se trouve dans une lettre de Mme Carlyle à la mère de son mari : « Ma mère, qui a demeuré quelque temps chez nous, a été très heureuse, et très sensible aux bons soins de Carlyle pour elle. Elle m’a dit de lui qu’il avait été pour elle tout ce que son cœur pouvait désirer. Hélas ! quand serez-vous en droit de dire la même chose de moi ! »

Mais le principal effort de Froude semble s’être porté sur l’épisode des relations de Carlyle et de sa femme avec lady Ashburton II s’est mis en tête de nous prouver que Carlyle avait contraint sa femme à connaître cette dame, que celle-ci l’avait souvent traitée avec une hauteur humiliante, qu’elle l’avait même un jour fait voyager avec ses domestiques, et qu’une rupture avait failli se produire, de ce fait, entre elle et son mari. Or, des lettres de Mme Carlyle, — que Froude n’a point publiées, mais qu’il a certainement connues, — établissent qu’il n’y a point dans tout cela un mot qui soit vrai. Elles nous font voir que Mme Carlyle a été présentée à lady Ashburton par un ami commun, Monckton Milnes, pendant un séjour de Carlyle en Écosse, que depuis lors elle n’a point cessé de fréquenter cette dame en l’absence de son mari, que jamais elle n’a été traitée par elle qu’avec une extrême amabilité, que Carlyle l’a toujours laissée « absolument libre » d’agir avec elle comme elle le voudrait, et que c’est elle-même qui, lors du fameux voyage, a préféré à la compagnie de lady Ashburton celle de son médecin dans un autre wagon. Mais, au reste, je ne saurais songer à relever ici les fausses affirmations de Froude touchant cet épisode, qui lui est évidemment apparu comme la scène dominante de tout son roman.

Et ce roman est bâti tout entier à l’aide des procédés que je viens de signaler. Non seulement Froude n’a tenu aucun compte des recommandations de Carlyle ; non seulement il a publié des pièces dont Carlyle, en termes exprès, avait défendu la publication ; non seulement il a poussé le manque de tact jusqu’à faire imprimer ses « révélations » trois mois à peine après la mort de l’homme qui lui avait ingénument confié le soin de sa mémoire : il a encore constamment travesti et défiguré les documens qu’il détenait, avec l’incessante préoccupation d’en tirer un témoignage de l’égoïsme de Carlyle, de sa brutalité, de son impitoyable tyrannie à l’égard de sa femme. Aussi le neveu de Carlyle, pour réhabiliter la mémoire de son oncle, n’a-t-il eu qu’à publier, presque sans commentaire, les lettres et les fragmens de lettres que Froude avait supprimés. Les deux volumes qu’il vient de nous offrir ne sont ainsi qu’une sorte de supplément aux recueils que nous possédions déjà de la correspondance de Mme Carlyle : mais un supplément précieux à tous les points de vue, et dont un des principaux effets va être de modifier de fond en comble la portée et le caractère des recueils précédons.


Il serait injuste de ne pas reconnaître, toutefois, que Mme Carlyle elle-même a collaboré, pour une certaine part, avec Froude et miss Jewsbury, à la confection du roman de son « martyre. » Le fait est que, surtout dans ses dernières lettres, elle se plaignait souvent de son mari. Elle se plaignait de lui, par exemple, par ce qu’il travaillait trop assidûment à son Frédéric, ou parce qu’il s’était trompé sur la date de l’achèvement de ce livre, ou parce qu’il ne consentait pas à se laisser photographier, ou encore parce que, au contraire, il avait autorisé un peintre à faire son portrait. Parfois même ses doléances allaient plus loin : souffrant d’une grippe, ou d’un rhumatisme, elle accusait son mari d’être absorbé par Frédéric au point de ne pas se rendre compte de la gravité de son état. Mais Froude, qui insiste beaucoup sur cette seconde catégorie de plaintes, ne peut certes pas avoir ignoré leur monstrueuse injustice, puisque, aux mêmes dates, des lettres de Carlyle à ses amis attestent éloquemment l’extrême inquiétude où il était de la santé de sa femme. Je cite cet exemple au hasard : j’en aurais une foule de pareils à citer. Quand Mme Carlyle se plaint de son mari, toujours nous avons la preuve certaine que sa plainte est injuste : et le plus souvent cette preuve se trouve dans ses propres lettres, précédentes ou suivantes. Et, d’ailleurs, son mari est peut-être la seule personne au monde dont elle ait quelquefois parlé autrement que pour s’en plaindre : car cette femme remarquable avait à un degré vraiment singulier le besoin naturel de se plaindre de tout et de tous. Vient-elle demeurer chez des amis riches ? Elle se plaint aussitôt de leur sottise et de l’ennui qu’elle éprouve chez eux. En des termes qui ne laissent point d’être pénibles à lire, elle se plaint de sa mère, de son oncle, de ses tantes, de tous les parens de son mari dont, par hasard, elle se voit forcée de subir la compagnie. Elle s’obstine, malgré l’avis de son mari, à aller passer des semaines chez cette lady Ashburton chez qui Froude prétend que Carlyle l’a traînée de force ; et, dès qu’elle y est, elle se plaint de lady Ashburton, de ses invités, de la nourriture et du logement.

J’aurais voulu, ici encore, citer quelques exemples : mais je m’aperçois qu’il y en a trop : on en trouverait un, en moyenne, à chacune des six cents pages du recueil publié par M. Alexandre Carlyle. Voici seulement deux ou trois passages où Mme Carlyle parle de sa mère, dont Froude accuse Carlyle de l’avoir séparée. Le 27 mai 1834, elle écrit à son mari que sa mère lui a proposé de voyager avec elle, mais qu’elle s’est « fortement opposée » à cette proposition. « J’ai assez à faire en ce moment, ajoute-t-elle, sans avoir encore à subir des scènes. » Le 2 août 1836, elle écrit à son mari : « Vous connaissez les façons de ma mère. Elle est toujours prête à tout donner, excepté ce qu’on lui demande ; toujours prête à tout faire, excepté ce qu’on la prie de faire. Du lait frais, par exemple, je puis en avoir autant que je veux, mais seulement avant mon déjeuner, ou après mon thé ; et quant au petit verre d’eau-de-vie, sans lequel je ne puis boire mon lait, elle me l’offre, me le verse de force, dans mon pudding, dans mon eau, partout, excepté dans mon lait, depuis que j’ai témoigné le désir de l’avoir dans mon lait. » Et, trois ans plus tard : « Ma mère continue d’être la plus insupportable des femmes ; mais je la laisse faire et ne m’en soucie pas. Une fois par jour, généralement après le déjeuner, elle tente une attaque sur moi. Mais, en trois mots, je lui donne à sentir que je n’entends pas être molestée : étant bien résolue à tout faire plutôt que de me soumettre encore à de pareils traitemens. » Et quant à la façon dédaigneuse et féroce dont elle parle en toute occasion de la famille de son mari, de son frère Jean, d’une sœur pauvre chez qui elle a consenti à s’arrêter pour quelques heures, de cela je ne puis me résoudre à citer des exemples : le lecteur risquerait, se méprenant sur la signification de ces fâcheuses paroles, d’y voir autre chose qu’une simple manie naturelle de se plaindre. Le frère de Carlyle ayant perdu sa jeune femme, Mme Carlyle ne va-t-elle pas jusqu’à reprocher à celle-ci d’avoir, à dessein, « gaspillé » sa propre vie et celle de l’enfant qui allait naître d’elle ? « Sans doute, elle devait mourir de sa maladie ; mais si elle était restée chez elle, au lieu de passer son temps à chercher des maisons, elle aurait pu du moins mettre son enfant au monde. » C’est là toute l’oraison funèbre qu’elle consacre à sa jeune belle-sœur !

Elle dit quelque part de miss Jewsbury que celle-ci « est en train de tourner à la vieille fille méchante. » Je ne vois pas, en vérité, de mot qui puisse mieux la définir elle-même, telle que nous la montrent ses lettres et son journal intime. Telle, du reste, elle était apparue à tous ceux qui avaient eu l’occasion de l’approcher. Il n’y a pas jusqu’à Froude qui ne nous avoue qu’avec toutes ses qualités elle était « dure comme la pierre. » Browning, qui la connaissait bien, l’appelait « une femme dure, n’aimant personne, et impossible à aimer. » Et, en vérité, quand on a lu la série de ses lettres, c’est la profonde, fidèle, et invincible affection de Carlyle pour elle qui finit par apparaître comme l’unique mystère de leurs relations.

On a répété qu’elle était fort intelligente : et peut-être l’était-elle vraiment, mais d’une intelligence toute positive, sèche et dure comme son cœur. Jamais elle n’a eu de goût pour une belle œuvre, ni pour une grande idée. La nature lui faisait horreur. « Vous aimez à dire que Dieu a fait la campagne, et que l’homme a fait la ville, écrivait-elle à son mari : mais je vous assure que le diable a pris une grosse part à l’une et à l’autre. » Sa lecture favorite était, avec les romans du jour, le compte rendu des séances de la cour d’assises. Et, quand la cour d’assises chômait, Mme Carlyle lisait, relisait des histoires de crimes anciens ; elle occupait ses nuits à dévorer de vieux volumes de la chronique de Newgate. Elle ne cessait point de se quereller avec ses fournisseurs, et aimait à se vanter des victoires qu’elle remportait sur eux. Ses bonnes, aussi, ont dû tenir dans sa vie une place énorme, à en juger par celle qu’elles tiennent dans ses lettres. Mais l’on peut dire que le principal effort de son intelligence consistait à briller dans la conversation. Elle en avait un désir si constant et si naturel qu’elle ne pouvait se trouver dans un wagon, dans une diligence, dans une salle d’attente, sans engager aussitôt l’entretien avec ses voisins et sans chercher à les émerveiller de ses traits d’esprit. Vingt fois, écrivant à son mari, elle se glorifie de complimens que lui ont faits des compagnons de voyage inconnus. Dans les salons, elle souffre cruellement dès qu’elle n’est pas seule à être écoutée. « Une seule personne brillante à la fois, dit-elle, c’est charmant ; mais une maison toute pleine de personnes brillantes me donne toujours l’envie de partager le goût de George Sand pour la stupidité. » Sa mauvaise humeur contre lady Ashburton ne vient, — aucun doute désormais n’est possible là-dessus, — que de ce qu’elle a trouvé chez cette dame des talens de conversation supérieurs aux siens : et lorsque, plus tard, la seconde lady Ashburton lui prodigue, ainsi qu’à son mari, les mêmes amabilités que leur avait prodiguées la première, elle avoue qu’elle est ravie, parce que celle-là s’occupe davantage de faire briller ses visiteurs que de « se montrer elle-même et d’être admirée. » Revoyant un certain Rennie, qui a été amoureux d’elle dans son enfance, elle note dans son journal : « Il m’a regardée, à un moment, comme s’il trouvait vraiment que je parlais bien. » Et, une autre fois, elle se plaint qu’un de ses visiteurs ne lui ait parlé que de lui, « tandis qu’autrefois les hommes écoutaient avec un intérêt réel ou simulé ce qu’il me plaisait de leur dire de moi. »

Volontaire, capricieuse, gâtée par les flatteries de ses parens, et davantage encore peut-être par celles de son mari, elle en était arrivée à ne plus pouvoir supporter la moindre contrainte. « Je crains que lady Ashburton n’ait un penchant à faire la loi, disait-elle ; et moi, de mon côté, j’ai un véritable génie pour ne point subir qu’on me fasse la loi. » Ou bien : « Je défie le monde entier de me citer un seul cas où j’aie fait une chose quelconque, après avoir d’abord refusé de la faire. » Elle avait besoin de dominer, toujours et partout : et son mari s’était de bonne heure accoutumé à lui obéir. A soixante ans, Carlyle, qui couchait seul au second étage, n’avait pas la permission de fumer dans sa chambre : il était forcé de descendre au fumoir, la nuit, quand il ne pouvait pas dormir ; et souvent sa femme se plaignait à ses amis du bruit qu’il faisait dans les escaliers. Comme je l’ai dit, elle le « renvoyait, » littéralement, tous les étés, pour procéder à ce nettoyage annuel de sa maison qui paraît avoir été un des grands bonheurs de sa vie. En vain la priait-il de l’accompagner en Écosse, ou, plus tard, en Allemagne, lorsqu’il préparait sa biographie du grand Frédéric. Elle lui répondait : « Les lacs m’ennuieraient, dans les dispositions utilitaires où je suis en ce moment. Et puis ces Spedding, chez qui vous allez, sont assurément d’excellentes gens, mais, comme disait Sterling des Barton, si diablement peu stimulans ! » Quant au projet de voyage en Allemagne, elle lui écrivait : « Je vote pour que vous fassiez ce voyage sans moi. Je n’aurais que de l’ennui à être là-bas, avec l’idée de notre maison, ici, toute sens dessus dessous… Vous m’emmènerez une autre fois, si vous jugez que le pays vaille, pour moi, la peine d’être vu. » Et Carlyle partait seul, pendant qu’elle se délassait de son nettoyage par des séjours prolongés chez lady Ashburton : et, tous les jours, en de longues lettres, il lui décrivait ses sensations d’Allemagne, en échange du récit qu’elle lui faisait des confidences ou des révoltes de sa cuisinière.

« Je me suis mariée par ambition, écrivait-elle en 1856 ; mon mari a dépassé tout ce que mes plus folles espérances pouvaient attendre de lui : et cependant je suis malheureuse ! » Malheureuse, elle semble bien l’avoir été, en effet, étant née avec un besoin foncier de souffrir ; mais nous savons du moins, désormais, que ce n’est pas de Carlyle que lui est venu son malheur. Et nous ne pouvons nous empêcher de croire qu’elle aurait eu, malgré tout, une vie plus heureuse si, au lieu de ne s’être mariée que « par ambition, » elle avait, dès le début, essayé d’aimer l’homme qui, de toute son âme, ne demandait qu’à l’aimer. Son exemple, Dieu merci, n’est plus pour nous prouver qu’il n’y a pas au monde de profession plus pénible que d’être la femme d’un homme de génie : il nous prouve seulement que, même dans cette profession-là, les plus brillantes qualités intellectuelles ne valent pas la simplicité de cœur, la tendresse, et l’amour. « Ah ! madame, disait à Mme Carlyle le vieux Sterling, quel dommage pour vous que vous ayez tant d’esprit ! »


T. De WYZEWA.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1884.
  2. J’avais moi-même, à propos d’une série de lettres de Carlyle à sa sœur, essayé de montrer ce que la prétendue tyrannie conjugale du grand écrivain avait d’invraisemblable et d’énigmatique (dans la Revue du 15 janvier 1899).
  3. Sur la personne et l’œuvre de Froude, voyez la Revue du 1er janvier 1895.