Revues étrangères - Gladstone et Disraëli

Revues étrangères - Gladstone et Disraëli
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 458-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

GLADSTONE ET DISRAËLI
D'APRÈS UN TÉMOIN DE LEUR VIE


Studies in contemporary biography, par James Bryce, 1 vol. in-8o ; Londres, Macmillan, 1903


Député de l’Ecosse à la Chambre des Communes et l’un des chefs du parti libéral, ancien professeur de l’université d’Oxford, ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, auteur d’un Saint Empire romain et d’une République américaine qui ont été traduits en plusieurs langues, M. James Bryce est un personnage si considérable qu’un nouveau livre signé de son nom ne saurait manquer de produire aussitôt un vif mouvement de curiosité. Mais le livre nouveau qu’il vient de publier, Études de biographie contemporaine, offre encore ce supplément d’intérêt qu’il est consacré tout entier à la biographie d’hommes que M. Bryce a connus, dont il a été l’ami, le collaborateur, ou l’adversaire politique, et dont personne ne pouvait parler avec plus de compétence que lui, ni plus d’autorité. Les vingt « études » qui forment son volume sont d’ailleurs plutôt des portraits que de véritables biographies. « Mon objet, nous dit-il, a été surtout d’analyser le caractère et le talent de chacune des personnes décrites, et, autant que possible, de traduire l’impression que produisait chacune d’elles dans le commerce journalier de la vie. » Ainsi son livre apparaît en quelque sorte comme une série de souvenirs intimes, toute remplie d’anecdotes, de citations inédites, de menus traits caractéristiques. Sur les théologiens Stanley et Robertson. Smith, notamment, sur les historiens Freeman et Green, sur le romancier Trollope et le philosophe Sidgwick, on trouvera dans le recueil de M. Bryce une foule de renseignemens des plus précieux ; on en trouvera aussi sur le cardinal Manning et le célèbre chef irlandais Parnell, bien que les jugemens que porte sur eux M. Bryce ne laissent pas de faire voir un certain parti pris ; et, dominant le reste du volume à la fois par leur importance propre et par celle de leurs sujets, deux grandes études sur Disraeli et sur Gladstone suffiraient, à elles seules, pour recommander à notre attention l’œuvre de l’éminent écrivain anglais. C’est elles que je vais essayer de résumer aujourd’hui, sauf à tirer parti, une autre fois, de quelques-uns des autres chapitres du recueil.


Une étonnante carrière, en vérité, celle de lord Beaconsfield, et qui a de quoi surprendre tout autant ceux qui vivent au milieu de la politique et de la société anglaises que les étrangers qui nous jugent du dehors. Un homme ne possédant que fort peu d’avantages extérieurs, ne possédant pas même celui d’une éducation universitaire et des amitiés qui en sont la conséquence habituelle, un homme qui a en outre le très grave désavantage positif d’être Juif d’origine, et d’avoir assez fâcheusement débuté dans la vie publique, un tel homme se fraie un chemin, pas à pas, à travers des échecs et des déboires qui le retardent sans jamais le décourager ; il prend, comme de droit, la direction de tout un grand parti, et du parti aristocratique, d’un parti soupçonneux entre tous à l’égard d’hommes nouveaux et d’hommes sans fortune ; il s’acquiert une réputation de sagesse qui fait oublier ses anciennes erreurs ; et il finit par devenir le favori d’une cour, le maître d’un royaume, l’un des trois ou quatre arbitres des destinées de l’Europe. Il y a là plus d’un problème à résoudre, ou du moins un problème qui mérite d’être étudié sous plus d’un aspect. Quel était le véritable caractère de l’homme qui a joué un tel rôle ? A-t-il conformé sa vie à des principes qu’il avait dans le cœur, ou bien ne s’est-il servi des principes que pour en jouer comme de jetons ? Par quels talens ou par quels artifices a-t-il obtenu l’invraisemblable succès qu’il a obtenu ? Cachait-il réellement un mystère sous le manteau de sorcier dont il aimait à s’affubler ? Et comment, différant autant qu’il différait des Anglais parmi lesquels il avait à vivre, est-il parvenu à les fasciner et à les dominer autant qu’il l’a fait ?


C’est en ces termes que M. Bryce, au début de son étude, pose ce qu’il appelle très justement le « problème » ou encore l’ « énigme » de Disraeli ; et il ajoute que, aujourd’hui comme il y a trente ans, le problème attend encore une solution. Aujourd’hui comme il y a trente ans, des Anglais se trouvent « pour révérer en Disraeli un profond penseur et un noble caractère, animé du plus pur patriotisme, » tandis que d’autres continuent à le tenir « pour un cynique charlatan, n’ayait jamais eu de pensée au monde que pour son propre succès, n’ayant jamais permis au sentiment du devoir public, ni, presque jamais, à la compassion humaine, de l’embarrasser sur la route d’une ambition insatiable. » Et c’est ce problème que M. Bryce s’est efforcé de résoudre, dans la longue étude qu’il a consacrée à la personne et à l’œuvre du célèbre fondateur de l’impérialisme anglais. Mais je dois ajouter tout de suite qu’il ne me paraît pas, lui non plus, y avoir réussi, et que la lecture de sa très intéressante étude n’a fait que me rendre plus étonnante encore, sinon plus obscure, l’ « énigme » de la fortune politique de lord Beaconsfield.

Peut-être, après cela, l’insuccès de la tentative d’explication de M. Bryce tient-il surtout aux conditions spéciales où elle a été entreprise. Car on sent trop, d’abord, que M. Bryce a toujours été d’un parti opposé à celui de Disraeli, et que, aujourd’hui encore, il ne peut s’empêcher de voir en celui-ci un adversaire, le représentant d’une politique qu’il désapprouve, l’estimant dangereuse pour la prospérité de son pays. Il a beau s’appliquer à être impartial : on sent qu’il n’y parvient pas, que l’éloge lui coûte plus à écrire que le blâme, et que, dans l’éloge même, il ne peut s’empêcher de glisser des réserves qui en atténuent ou parfois en détruisent tout à fait la portée. Et je croirais volontiers aussi que l’insuccès de la tentative de M. Bryce est dû à une autre cause, d’ordre plus purement littéraire : au dédain de l’auteur pour les règles logiques de la composition, telles du moins que les requièrent nos esprits latins. Le fait est que M. Bryce, avec les plus remarquables qualités d’intelligence et de jugement personnel, a de quoi nous apparaître un représentant bien caractéristique de l’un des défauts les plus communs de l’esprit anglais : de ce manque de suite dans l’expression d’une idée, de cette impuissance à ordonner un discours, qui font que, avec son apparence d’être la plus claire de toutes les littératures de l’Europe, la littérature anglaise en est peut-être la plus confuse, du moins lorsqu’il s’agit d’autre chose que d’énoncer un à un des faits particuliers.

Ayant, par exemple, posé avec la netteté qu’on vient de voir le « problème » de la carrière de lord Beaconsfield, M. Bryce se met en devoir, pour le résoudre, d’étudier tour à tour les origines du personnage, sa race, son éducation, ses débuts politiques, les circonstances au milieu desquelles il a joué son rôle, et les qualités propres qu’il y a employées. A la considérer du dehors, son explication semble la mieux ordonnée du monde, la mieux faite pour résoudre le problème qu’elle veut résoudre. Mais on s’aperçoit bientôt que, étudiant tour à tour les divers sujets que j’ai dits, l’auteur néglige de les étudier « en vue » de ce problème : il traite chacun d’eux comme un sujet distinct, ne s’inquiétant crue d’y mettre le plus de vérité et d’exactitude possible, si bien que, de proche en proche, sous l’accumulation de petits détails biographiques isolés et dont nous avons peine à voir le lien, nous en arrivons à nous sentir encore plus étonnés de l’extraordinaire fortune d’un homme aussi singulier, offrant un mélange aussi complexe de menues qualités et de menus défauts. A force de vouloir nous dire tout ce qu’il sait de Disraeli, et tout ce qu’il en pense, et tout ce qu’en ont pensé ceux qui l’ont approché, M. Bryce évoque devant nous vingt images différentes, dont nous avons peine à composer une même figure. Et ce n’est qu’en dégageant çà et là, de son étude, des traits qui auraient demandé à être mis en lumière, c’est en y introduisant après coup l’ordre et la suite qu’il a négligé d’y introduire lui-même, que l’on pourrait, je crois, parvenir à se rendre compte de ce qui a fait au juste l’originalité et le succès de lord Beaconsfield.

Voici cependant quelques considérations générales qu’il importe de relever. En premier lieu, M. Bryce estime que le succès de lord Beaconsfield est dû, pour une bonne part, à ce qu’on pourrait simplement appeler la chance, c’est-à-dire à un concours exceptionnel « de causes secondaires qui lui ont permis de surmonter les obstacles qui encombraient son chemin. » Une de ces « causes secondaires » a été, d’après M. Bryce, la faiblesse, en talent et en hommes, du parti conservateur anglais, au moment où le jeune Disraeli s’y est insinué. « Dans ce parti, un homme doué de qualités brillantes n’avait guère à craindre de compétiteurs ; en effet, M. Disraeli s’y est tout de suite élevé au premier rang. Étant, à la Chambre, seul de son parti à posséder les dons d’un tacticien et d’un orateur, il devint aussitôt indispensable et ne tarda pas à s’acquérir une suprématie que, en d’autres temps, des années de patient travail n’auraient point suffi à lui procurer. » Sans compter que le parti où il entrait, étant celui des gros propriétaires, et se trouvant ainsi lié par une communauté d’intérêts matériels, « possédait une cohésion, une loyauté à ses chefs, un tenace esprit de corps, bien différens de ce que Disraeli aurait trouvé dans le parti opposé. » Du jour où il avait su se gagner la confiance de ce parti, il était assuré de la garder jusqu’au bout, à la condition seulement de servir ses intérêts et de paraître partager ses idées. Et ce n’est pas tout. Disraeli a eu encore la grande chance de vivre longtemps, et de pouvoir durer. « Si sa carrière s’était close en 1854, il ne nous aurait guère laissé que le souvenir d’un gladiateur parlementaire ayant produit quelques discours incisifs, un budget indigeste, et quelques brillantes esquisses sociales et politiques. » Il n’y a pas, en vérité, jusqu’à l’origine étrangère du député juif qui n’ait fini par tourner à son avantage. « Inconsciemment, son parti en était venu à le juger suivant d’autres mesures que celles qu’il appliquait à l’ordinaire des Anglais, de telle sorte qu’on ne songeait presque plus à regretter chez lui un manque de véracité qui aurait gravement scandalisé de la part d’un autre homme. Disraeli avait donné l’impression qu’il n’était pas comme les autres hommes, que ses paroles ne devaient pas être prises au sens naturel, qu’on ne devait le considérer que comme l’habile joueur d’un grand jeu, l’incomparable acteur d’un grand rôle. »

Mais on entend bien que ces causes « secondaires » ne suffisent pas à expliquer l’étonnante aventure de Disraeli. La plupart d’entre elles auraient même risqué plutôt de nuire à un homme que sa chance n’aurait pas armé, par ailleurs, de dons exceptionnels. La question reste donc toujours de savoir quels pouvaient être ces dons qui ont permis à un étranger de s’imposer au parti conservateur anglais, de le dominer pendant un quart de siècle, et de devenir sans cesse plus fort, au lieu de s’user. Écoutons encore, là-dessus, l’auteur des Études de biographie contemporaine : « Pour s’élever au premier rang, nous dit-il, quatre qualités différentes sont nécessaires à un homme politique anglais. Il doit être un orateur ; il doit être un tacticien parlementaire ; il doit comprendre son pays ; et il doit comprendre l’Europe. Cette dernière qualité, à dire vrai, n’est pas toujours indispensable : il y a des momens où l’Angleterre peut se désintéresser du reste de l’Europe pour ne s’occuper que de ses propres affaires ; mais, lorsque l’orage menace, sur l’Europe, l’homme d’État anglais est tenu de sortir de l’ignorance où il affecte parfois de se complaire. » Voilà de nouveau une distinction d’une netteté parfaite ; et si nous découvrons que Disraeli a possédé ces quatre qualités, « nécessaires à un homme d’État anglais pour s’élever au premier rang, » le problème de sa fortune politique se trouvera pour nous résolu. Mais le malheur est que, après avoir établi cette distinction, M. Bryce oublie qu’il s’est engagé à résoudre un « problème » : si bien que, ne se souciant que de l’exactitude des nuances et de la stricte justice historique, peu s’en faut qu’il n’en vienne à nous affirmer que Disraeli n’a possédé aucune des quatre qualités qu’il a spécifiées.

Il se refuse à admettre, d’abord, que Disraeli ait jamais été un bon orateur. « Il n’y avait chez lui aucune trace du talent de Pitt à exposer clairement des faits compliqués, ni à serrer une argumentation. La déclamation soutenue et enflammée de Fox était également ; au-dessus de ses moyens. Et moins encore il avait ce signe suprême de la véritable éloquence, le don d’émouvoir. Il ne savait pas faire pleurer ses auditeurs. Quand il cherchait à être profond ou solennel, il n’arrivait qu’à être lourd et affecté. Pour la richesse de la pensée ou l’éclat du langage, ses discours sont très au-dessous non seulement de ceux de Burke (qu’il a parfois essayé d’imiter), mais de ceux de deux ou trois orateurs de son temps et de son parti… Et, de même qu’il n’avait pas le tempérament de l’orateur il n’avait pas non plus les avantages extérieurs qui souvent en imposent à un auditoire nombreux. Sa voix était médiocre, ses manières raides, son visage manquait d’expression. » Tout au plus M. Bryce reconnaît-il que, n’ayant point le secret de faire pleurer ses auditeurs, il avait celui de les faire rire, qu’il avait aussi un grand sens de l’à-propos, et un don sans pareil de repartie sarcastique.

Pour ce qui est de l’art du « tacticien parlementaire, » M. Bryce consent que Disraeli y ait excellé ; mais il affirme, en revanche, que cet adroit stratégiste de la Chambre des communes « n’a jamais eu qu’une compréhension très imparfaite de l’Angleterre et du peuple anglais. » Étranger, n’ayant jamais vécu parmi ce peuple, il était avec cela trop constamment préoccupé de ses « petites combinaisons » pour avoir le loisir d’observer et de chercher à comprendre la vie nationale. « Dès sa jeunesse, il s’était formé des théories sur les relations réciproques des différentes classes de la société anglaise. Ces théories, dès ce moment, étaient loin d’être tout à fait conformes à la réalité ; et Disraeli a continué toute sa vie à y adhérer, tandis que mille changemens, survenus au cours d’un demi-siècle, avaient achevé de leur ôter ce qu’elles avaient pu d’abord contenir de vrai. » Enfin, au dire de M. Bryce, il n’a jamais connu ni compris l’Europe. « Il était à l’aise vis-à-vis des individus, anglais ou étrangers, et par-là s’explique le succès obtenu par lui dans les débats d’un congrès. Mais, dans l’Europe d’aujourd’hui, les peuples comptent plus que les volontés individuelles : et Disraeli ne s’inquiétait point de deviner les passions n les sympathies des peuples, pas plus qu’il n’était homme à se rendre compte du rôle et de l’influence des forces morales. »

Comment donc un tel personnage a-t-il pu « s’élever au premier rang » et « devenir l’un des trois ou quatre arbitres des destinées de l’Europe ? » M. Bryce, comme je l’ai dit, échoue à nous l’expliquer. Nous avons l’impression que lui-même, avec son invincible antipathie pour l’homme dont il nous parle, n’a pas encore cessé de s’étonner du paradoxe historique qu’a été son succès. Au fond de son cœur, il continue à tenir lord Beaconsfield pour « un cynique charlatan, n’ayant jamais pensé qu’à sa propre fortune, et qui jamais n’a permis au sentiment du devoir public de l’arrêter dans le chemin de son ambition personnelle. » Et comme il a, d’autre part, un désir scrupuleux d’impartialité, nous le voyons s’ingénier à représenter sous des couleurs aussi réservées, ou même aussi favorables, que possible cette image qu’il se fait du vrai Disraeli. Après nous avoir dit, par exemple, que « le cynisme de celui-ci venait d’un cœur froid, » il ajoute que Disraeli, « s’il avait le cœur froid, n’était cependant pas sans cœur. » Il avait simplement « une de ces natures fortes qui ne souffrent point que des personnes ni des principes leur barrent la voie. » Mais, au demeurant, il était loin d’être méchant. Il savait « s’attacher les hommes, aussi bien par des services que par de bonnes paroles. » Et M. Bryce nous cite un mot de Gladstone affirmant « qu’il y avait deux choses qu’il avait toujours admirées chez lord Beaconsfield : sa parfaite fidélité à l’égard de sa femme et sa parfaite fidélité à l’égard de sa race. » Toute l’étude est faite ainsi de touchans efforts pour tempérer des jugemens dont la sévérité foncière n’en ressort, peut-être, qu’avec plus de force.

Voici d’ailleurs un passage où M. Bryce résume, en quelques lignes, son opinion personnelle sur les causes de la fortune politique de Disraeli[1] :


Dans plusieurs de ses romans, et surtout dans le premier d’entre eux, Vivian Grey, M. Disraeli a esquissé un caractère et décrit d’avance une carrière qui ne sont point sans analogie avec le caractère et la carrière que nous venons de rappeler. Je ne me permettrai pas, cependant, de considérer comme une autobiographie le portrait de Vivian Grey, bien que maints critiques aient cru pouvoir le faire. Mais ce livre singulier nous prouve du moins certainement que, à un âge où les Anglais de son temps ne s’occupaient que déjouer à la balle ou de composer des vers latins, Disraeli avait déjà profondément réfléchi aux conditions et aux méthodes du succès dans le monde, qu’il avait déjà repoussé les séductions du plaisir, les attraits de la littérature, l’idéal d’une vie toute consacrée à la philosophie, et que déjà il s’était formé l’image d’une âme solitaire, ambitieuse, concentrée, résolue, libre de tout scrupule, contraignant le reste des hommes à servir ses fins, flattant leurs faibles, usant de leurs défauts, exploitant leur égoïsme au profit du sien.

Ce rêve de sa jeunesse, Disraeli l’a réalisé plus tard dans sa carrière politique ; il est devenu lui-même le héros de roman qu’il avait conçu. Ou encore, en d’autres termes, il a toujours envisagé la politique comme une aventure, et où le seul objet à poursuivre pour lui était sa réussite personnelle. « Ne partageant aucun de nos préjugés communs, il calculait les différentes forces en jeu comme un ingénieur calcule la solidité et la résistance de ses matériaux. Et le résultat qu’il avait à obtenir n’était point le succès d’une cause, succès qui pouvait dépendre de mille élémens hors de sa portée, mais bien son propre succès : ce qui lui rendait la tâche infiniment plus simple. » par-là s’explique que, aidé d’un concours exceptionnel de « causes secondaires, » il ait pu s’élever ainsi qu’il l’a fait. Dans cette hypothèse seulement nous comprenons qu’il n’ait pas eu besoin d’autres dons naturels que ceux que lui reconnaît M. Bryce : un détachement complet de tout principe supérieur, une aptitude extraordinaire à s’absorber dans une même poursuite, un désir passionné de réussir à tout prix. Il avait en outre, au service de son ambition, une remarquable connaissance des faiblesses humaines, comme aussi une verve d’ironie et de sarcasme qui, habilement entremêlée de flatterie, a dû être un des principaux facteurs de sa fortune. Ce qui reste de lui, désormais, se réduit surtout à une série de « mots ; » mais quelques-uns sont vraiment délicieux. Un jour que, en sa présence, le fameux doyen de Westminster, Stanley[2], se plaignait de l’importance excessive attribuée au dogme dans l’Église d’Angleterre : « Permettez-moi cependant de vous rappeler une chose, monsieur le Doyen, lui dit aimablement lord Beaconsfield : c’est que, sans dogme, pas de doyen ! » Spirituel et cynique, ambitieux et libre de scrupules, passionnément dévoué à la satisfaction de son égoïsme : tel aurait été Disraeli, d’après son nouveau biographe. Mais, en admettant même que cette hypothèse suffît à expliquer la brillante carrière du personnage, toute une partie du « problème » reste encore à résoudre, sur laquelle M. Bryce ne nous apprend rien : et nous continuons toujours à nous demander comment, si Disraeli n’a été rien de plus que l’aventurier politique qu’il nous montre, des Anglais peuvent se trouver, aujourd’hui comme il y a trente ans, « pour révérer en lui un profond penseur et un noble caractère, animé du plus pur patriotisme. »


La glorieuse fortune du rival de Disraeli, Gladstone, n’est pas, elle non plus, sans soulever un « problème » historique ; et M. Bryce nous l’avoue, et il nous expose ce second problème non moins nettement qu’il a fait pour le premier. « Tous ceux qui ont suivi la carrière politique de Gladstone, nous dit-il, ont été frappés de la divergence radicale des opinions de ses compatriotes sur lui. Personne, en vérité, n’a mis en doute l’énergie sans limite de Gladstone, ni son éloquence. Mais l’accord s’arrêtait là. Et une section du peuple anglais admirait en outre, chez Gladstone, une droiture, une conscience, un enthousiasme moral, que jamais, depuis des siècles, un chef politique n’avait possédés à un tel degré. Une autre section, au contraire, l’accusait d’être un sophiste, un homme inintelligent, un mauvais patriote, un ambitieux vulgaire. Lorsque nous aurons brièvement examiné les qualités de son esprit et les aptitudes politiques dont il a fait preuve, nous ne manquerons pas de revenir sur cette divergence des vues du public à son sujet, pour essayer de découvrir laquelle des deux vues renferme la plus grande part de vérité. » Et le fait est que, tout le long de son étude sur Gladstone, M. Bryce nous laisse bien voir quelle est celle de ces deux « vues divergentes » qui lui semble « renfermer le plus de vérité » : mais n’aurait-il pas dû prendre encore la peine de nous expliquer expressément ce qui a pu donner lieu à la « vue » opposée, et la maintenir en faveur, durant un demi-siècle, auprès d’une bonne moitié du public anglais ?

Du moins il a si bien connu Gladstone, il l’a tant aimé, il en a conservé un souvenir à la fois si fort et si tendre, que le portrait qu’il nous offre de lui se dresse devant nous infiniment plus vivant que celui qu’il vient de nous offrir de Disraeli. Et nous sentons que le Gladstone qu’il nous montre est le vrai, un peu embelli seulement, çà et là, par la fidèle piété de son biographe. Figure à peine moins singulière que l’autre, d’ailleurs, et assez « excentrique, » avec le mélange de qualités opposées qui la constitue, pour expliquer la diversité des jugemens qu’on a portés sur elle.


L’individualité de Gladstone était si vigoureuse que tout ce qu’il disait ou faisait en portait l’empreinte. Et cependant c’était une individualité si complexe qu’elle produisait parfois l’effet d’un paquet de contrastes, capricieusement réunis dans une même personne. On pouvait, avec une égale justesse, l’appeler un conservateur et un révolutionnaire. Avec une nature impulsive dont il a eu souvent à souffrir, il n’était pas seulement prudent et réfléchi, mais si astucieux qu’on a pu l’accuser de dissimulation. Il était si respectueux de la tradition que, sur l’origine des poèmes homériques et sur la date des livres de l’Ancien Testament, il s’en tenait obstinément à des opinions désormais délaissées de tous les spécialistes ; et telle était sa hardiesse en matière pratique qu’il a introduit des changemens décisifs dans la constitution anglaise, modifié le courant de la politique anglaise en Orient, renversé une Église Etablie dans une des parties du royaume (en Irlande), et collaboré au renversement de deux autres (en Écosse et dans le pays de Galles). Ses opinions religieuses étaient toutes proches de celles d’un catholique romain ; et il fut avec cela, durant les vingt dernières années de sa vie, le chef accrédité des non-conformistes anglais et des presbytériens écossais. Scrupuleusement sérieux et sincère comme il l’était, il donnait de son caractère une opinion si fausse que les quatre cinquièmes des hautes classes anglaises en étaient venues à le considérer comme un rêveur égoïste, capable de sacrifier son pays à son ambition. Sans compter que, aux différentes époques de sa longue vie, il a employé les mêmes méthodes et les mêmes argumens. tantôt à défendre, tantôt, à attaquer les mêmes institutions. Certes, si quelqu’un, au début de sa carrière, avait pu discerner en lui le mélange de tant de diversités et de contradictions, il n’aurait pas manqué de lui prédire un échec fatal ; et, en vérité, ce mélange aurait sûrement fini par perdre un homme d’une volonté moins ferme et d’une trempe d’âme moins vigoureuse.


Cette réunion de contrastes s’explique surtout, chez Gladstone, d’après M. Bryce, par la présence en lui de deux tempéramens opposés. « Il était formé de deux hommes différens : joignant à la sensibilité la plus passionnée et la plus impulsive une intelligence éminemment prudente et conservatrice. » De là vient que, sans cesse porté par sa sensibilité à former de nouveaux projets, sa prudence intellectuelle l’empêchait longtemps de communiquer à personne ces projets nouveaux qu’il élaborait. Toujours prêt à réviser ses opinions, il s’enfermait dans un silence absolu jusqu’à ce que son travail de révision eût été achevé. Et cela seul suffirait, peut-être, pour faire comprendre le reproche qu’il a encouru de manquer de suite dans ses opinions, et d’être, pour ses compagnons mêmes, un guide peu sur. « On ne comprenait point qu’il pût tarder durant des années à révéler au public ce qui se passait en lui ; et sa réticence était volontiers prise pour de la déloyauté. » C’est ainsi qu’il avait mis quatorze ans à évoluer, dans le secret de son cœur, avant de passer du camp tory au camp libéral, et que, pendant cinq années de réflexions et de luttes intérieures, il s’était posé le problème de l’autonomie de l’Irlande, avant d’apporter à la Chambre son fameux projet de home rule. Extrêmement lent à mûrir ses opinions, « il oubliait que l’esprit de ceux qui le suivaient avait pu se modifier autrement que le sien, de telle sorte que parfois ses décisions ne surprenaient pas moins son parti que la nation tout entière. » Mais sa conduite, là comme en toute chose, tenait à l’extrême droiture de ses intentions, à son amour exalté du bien, à l’élan du sentiment religieux qui l’a inspiré toute sa vie. Entre tous les reproches qu’on lui a adressés, aucun n’est plus injuste que celui d’avoir cherché à flatter ou à suivre la foule.

L’intensité du sentiment religieux est peut-être, d’ailleurs, le trait le plus curieux et le plus frappant de la physionomie morale du « Grand Vieillard, » telle que nous la décrit M. James Bryce. « La religion a toujours eu bien plus de prise encore que les lettres ou la politique sur ses pensées et ses émotions… Tous ses actes politiques portaient le reflet de ses opinions religieuses. » Ce sont celles-ci qui ont fait de lui, sa vie durant, l’adversaire du divorce : ce sont elles qui l’ont souvent rendu injuste à l’égard de l’Allemagne, en qui il ne pouvait se défendre de voir la patrie du rationalisme et de l’esprit « anticatholique. » Il serait entré dans les ordres, au sortir d’Oxford, sans la défense formelle de ses parens : et, toute sa vie, il avait gardé la fervente et active piété d’un dévot. « Cette piété, jointe à un système de solides croyances dogmatiques, était la loi constante de ses actes, sa lumière dans le doute, sa force devant les obstacles, sa consolation dans la tristesse, son espoir au-delà des échecs et des déceptions du monde présent. Et, bien qu’il évitât de parler de ses sentimens intimes sur ce point, tous ceux qui l’ont bien connu savent qu’il a toujours appliqué, surtout, un critère religieux aussi bien au jugement des questions courantes qu’à la direction de sa propre conduite. »

Je ne serais pas éloigné de penser que c’est par-là, par cette conception « religieuse » de la vie, que Gladstone a le plus différé de son fameux rival. Car lui aussi, comme Disraeli, il a aimé le pouvoir ; il a, lui aussi, excellé dans les menues combinaisons de la tactique parlementaire ; et M. Bryce reconnaît que, par le tour subtil et fuyant de son argumentation, il a quelque peu mérité le reproche d’être un « sophiste, » ou tout au moins un « rhéteur. » Mais il était convaincu que l’univers ne se bornait pas tout entier à sa propre personne. Au lieu de se rendre compte qu’il ne travaillait que pour lui seul, il avait sincèrement l’illusion de collaborer à une œuvre plus haute, plus durable, plus belle. Et de là vient sans doute que, jugeant les deux hommes à distance, un penchant invincible nous fait préférer ce vaincu, l’initiateur du home rule, l’avocat infatigable des chrétiens d’Orient, au triomphant créateur de l’Empire anglais.


T. De WYZEWA.

  1. Sur les romans de Disraeli voyez, dans la Revue du 1er mai 1901, l’article du vicomte Eugène-Melchior de Vogüé.
  2. Sur le doyen Stanley, voyez, dans la Revue du 1er mai 1903, l’article de M. Thureau-Dangin, Une page de l’histoire de l’anglicanisme.