Revues étrangères - Deux romans anglais

Revues étrangères - Deux romans anglais
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 457-468).
REVUES ÉTRANGÈRES

DEUX ROMAN ANGLAIS


John Chilcote, M. P., par Mme Katherine Cecil Thurston ; The Prodigal Son, par M. Hall Caine ; 2 vol., Londres, 1904.


Deux romans nouveaux se partagent, en ce moment, la faveur du public anglais : John Chilcote, député, par Mme Thurston, et l’Enfant prodigue, par M. Hall Caine. Publié d’abord dans une revue, puis dans le plus répandu des journaux quotidiens, John Chilcote était célèbre déjà avant de paraître en volume : il l’est bien davantage encore à présent, et chacune de ses éditions s’épuise sitôt imprimée, et tous les critiques s’accordent à reconnaître que rarement succès a été plus légitime. Quant à l’Enfant prodigue, — dont on nous annonce qu’il va être traduit bientôt dans toutes les langues du globe, — je ne serais pas étonné qu’il eût trouvé déjà plus d’acheteurs dans son pays, que l’ouvrage précédent de M. Hall Caine, la Ville éternelle, qui passe pourtant pour être, de tous les romans anglais, celui qui s’est le mieux vendu jusqu’ici. J’ajouterai que, certes, les deux romans ne doivent leur merveilleuse fortune ni à la beauté de leur style, ni à l’excellence de leurs qualités d’observation ou de fantaisie. L’auteur de John Chilcote écrit platement et prétentieusement ; ses peintures sont d’une banalité parfaite ; ses personnages, vagues et sans vie, simplement empruntés au répertoire traditionnel des héros de roman, n’intéressent que par le rôle qu’ils jouent dans l’action du récit. Et, bien que M. Hall Caine soit à coup sûr un conteur infiniment plus habile, quoiqu’il ait même mis autrefois, dans ses premiers livres, d’agréables descriptions et quelques caractères vigoureusement dessinés[1], on sent qu’il s’est désormais tout à fait dégagé de son ancien souci de sacrifier à la « littérature. » Tout l’attrait, tout le mérite des deux romans ne tiennent qu’à leur sujet, à l’invention de l’intrigue principale et des épisodes qui s’y entremêlent ; et je me bornerai donc à exposer les deux sujets aussi fidèlement que possible, laissant au lecteur le soin d’en apprécier l’intérêt et la nouveauté.


John Chilcote est un jeune député conservateur à la Chambre des communes. Riche, beau, éloquent et spirituel, marié à une femme charmante, il a malheureusement un vice dont aucun effort ne parvient plus à le délivrer : le pauvre garçon est morphinomane. Si bien que, sous l’influence toujours plus déprimante de la morphine, il en est venu à craindre et à détester toutes les obligations de sa vie. Les séances du Parlement, les dîners et soirées où il se trouve forcé d’assister, l’administration de sa fortune et les intérêts de ses électeurs, tout cela lui pèse plus lourdement de jour en jour, sans qu’il ait le courage d’y renoncer, une fois pour toutes, et de reprendre sa liberté. Or voici que, un soir, en revenant de la Chambre, il rencontre sur son chemin un homme misérablement vêtu qui, par un hasard tout à fait étrange, lui ressemble, et non point comme peuvent se ressembler deux frères jumeaux, mais trait pour trait, comme un autre lui-même, avec une identité absolue de figure, de taille, de voix et d’accent, de port, d’expression, d’habitudes extérieures. Ce personnage lui dit son nom, John Loder, lui donne l’adresse du taudis qu’il habite, et lui raconte sa désolante histoire : né d’une bonne famille, la ruine de ses parens l’a contraint à quitter l’Angleterre sans avoir pu achever ses études à l’université ; maintenant, de retour à Londres après une longue absence, ne connaissant personne, n’ayant point l’audace nécessaire pour se pousser dans le monde, et d’âme trop fière toutefois pour s’abaisser à mendier, il vit d’obscures besognes maigrement payées. Et les deux hommes se séparent, après cette rencontre d’un instant ; mais quand ensuite Chilcote se retrouve aux prises avec les exigences de sa situation, — c’est-à-dire quand il est forcé de donner des ordres à ses domestiques, de diriger le travail de son secrétaire, d’accompagner sa femme de salon en salon, de suivre les débats de la Chambre des communes, — sans cesse la tentation se fait plus impérieuse, en lui, de profiter de sa ressemblance avec John Loder pour échapper à une contrainte décidément au-dessus de ses forces. Enfin il cède à la tentation. Il se rend chez Loder, s’ouvre à lui de ses angoisses, et lui demande, moyennant une grosse somme, de le remplacer pendant quelques jours : de le remplacer en toute façon, dans sa maison, à la Chambre, dans le monde, tandis que lui-même, Chilcote, enfermé dans le galetas de son remplaçant, pourra s’adonner aux délices de sa chère morphine.

Vêtu de l’élégant costume de Chilcote, Loder, non sans un peu d’alarme, fait son entrée dans la maison du député. Ni la femme de chambre, ni le secrétaire, ne s’aperçoivent de la substitution ; et pas davantage ne s’en aperçoit la jeune femme de Chilcote, lorsque, rentrant chez elle après avoir dîné chez le leader du parti conservateur, elle vient dire à son mari que, malgré tout, le parti continue à compter sur lui. Tout au plus éprouve-t-elle une agréable surprise lorsque le faux Chilcote, au lieu de la congédier, la remercie de l’intérêt qu’elle veut bien lui garder, et lui promet de penser à ce qu’elle vient de lui dire. Le lendemain, Loder s’acquitte le plus heureusement du monde de toutes les obligations de son nouveau rôle : il reçoit les visites des électeurs, travaille avec le secrétaire au règlement des affaires courantes, va déjeuner avec le leader et d’autres députés du parti, s’entretient longuement avec la délicieuse Eve Chilcote, qu’il s’est mis à aimer dès le premier regard, et qui, elle-même, émerveillée du changement imprévu qu’elle découvre chez son mari, est déjà toute prête à lui rendre son ancien amour. Et des journées se passent ainsi, actives et heureuses, jusqu’à ce que, un soir, pendant une causerie avec Eve, à la minute même où celle-ci le supplie tendrement de persévérer dans sa conversion, Loder reçoit un télégramme de Chilcote, qui lui annonce qu’il est prêt à rentrer chez lui.

Il reprend donc son collier de misère, — ayant apparemment oublié la grosse somme d’argent qu’il a reçue, pour prix de sa « suppléance ; » — et Chilcote, de son côté, rentre en possession de son ancienne vie. Mais tous deux, maintenant, ayant goûté au bonheur qu’ils rêvaient, n’ont plus de pensée que pour le ressaisir. Et bientôt la substitution recommence ; et le remplaçant a fort à faire, cette fois, pour vaincre la mauvaise humeur d’Eve Chilcote, toute découragée d’avoir vu son mari retomber, d’un seul coup, dans la dégradation d’où elle se flattait de l’avoir tiré. Par bonheur, la déloyauté du gouvernement russe — il n’y a plus guère, aujourd’hui, un seul roman anglais qui n’use et n’abuse de ce postulat, — ne tarde pas à pourvoir Loder d’une excellente occasion de se relever aux yeux de la jeune femme. On apprend en effet, un matin, que la Russie s’est permis d’envahir certain territoire d’Asie sur lequel l’Angleterre prétend avoir droit de protection. Le parti conservateur décide aussitôt d’attaquer le ministère libéral ; et c’est au faux Chilcote que revient l’honneur d’engager la lutte. Il parle, son discours produit une impression extraordinaire, la majorité ministérielle tombe à quelques voix ; Loder Chilcote devient le grand homme du jour ; et Eve lui tend les bras, et il est sur le point de s’y abandonner, lorsqu’un nouveau télégramme du véritable Chilcote le condamne, une fois encore, à restituer à un autre homme la gloire et la tendresse qu’il s’est gagnées sous son nom.

Mais, cette fois, l’interruption du beau rêve de Loder n’est plus que momentanée : cinq jours après ses brillans débuts à la Chambre des communes, il se retrouve installé de nouveau dans la maison de Chilcote, et de nouveau la jeune femme, ravie d’avoir retrouvé son mari tel qu’elle l’aime, lui fait part des grandes espérances qu’elle a conçues pour lui. Et comme le gouvernement russe vient à présent de faire attaquer, par une bande de cosaques, une caravane appartenant à un citoyen anglais, le ministère libéral est décidément renversé, et le faux Chilcote, à qui revient surtout le mérite de sa chute, se trouve naturellement appelé à faire partie du nouveau ministère. Ai-je besoin de dire qu’il reçoit, à la même minute, un troisième télégramme de l’homme qu’il remplace ? Il le reçoit, en effet ; mais il décide maintenant de n’en tenir aucun compte, sans que nous puissions trop savoir si c’est l’intérêt de l’Angleterre, ou seulement le sien propre, qui le conduit à cette résolution. Cependant sa conscience n’est pas tout à fait en repos. Et voici que, pour comble d’ennui, une femme, qui a été autrefois sa maîtresse, s’avise de découvrir qu’il n’est pas le vrai Chilcote : car il porte, à l’un de ses doigts, une cicatrice, résultant de la morsure d’un chien, et qui est l’unique trait qu’il possède en propre. La maîtresse, jalouse, le dénonce à Eve : sur quoi il se décide enfin à tout confesser. Mais Eve ne se borne pas à lui pardonner : elle l’aime, elle le lui dit, et qu’elle ne peut plus désormais se passer de lui, de telle sorte qu’il en coûte plus encore à Loder d’avoir désormais, lui-même, à se passer d’elle. Du moins, il veut tenter un dernier effort pour la rendre heureuse : il va la mener auprès de son mari, et tous deux vont sommer celui-ci de renoncer à son vice, sous peine de l’abandon et du déshonneur.

Ils arrivent dans la chambre de Loder, ils frappent : personne ne leur répond. Ils entrent, et découvrent que Chilcote est mort. Alors, en présence du cadavre, une longue discussion s’engage entre eux, au sujet de la façon dont ils devront profiter de ce que l’on peut bien appeler une délivrance providentielle. Loder propose qu’ils aillent vivre à l’étranger, ou cacher leur amour dans quelque coin perdu de l’Angleterre : mais la généreuse jeune femme s’indigne à l’idée d’un tel sacrifice : non, non, ce n’est point Chilcote, mais Loder, qui vient de disparaître ; et il y aurait en vérité trop d’injustice à priver le nouveau Chilcote des avantages d’une situation qui, il l’a bien montré, lui convient infiniment plus qu’elle ne convenait à l’ancien. « Et que de vains scrupules ne vous arrêtent pas ! s’écrie l’adorable veuve en le pressant fiévreusement sur son cœur. Croyez-le, John, il y a infiniment plus de noblesse à remplir une niche vide qu’à s’en creuser une pour soi-même ! » Ils rentrent dans la maison de Chilcote, où les attend une délégation chargée d’offrir définitivement au jeune député le portefeuille des Affaires étrangères, dans le cabinet en formation.


— John, dit lentement Eve, vous connaissez l’objet de cette démarche ! Vous savez que M. Fraide est venu pour recevoir, en personne, votre refus, — ou votre consentement !

Elle cessa de parler ; il y eut une minute d’hésitation ; puis Loder se retourna. Son visage était encore pâle et grave, de la gravité d’un homme qui vient d’échapper à un danger de mort ; mais sous la gravité se lisait un regard nouveau, ou plutôt l’ancienne expression de force et de confiance en soi, mais tempérée, relevée, dignifiée, par une humilité nouvelle.

S’avançant vers elle, il lui tendit ses deux mains.

— Mon consentement ou mon refus, dit-il, d’une voix très calme, dépendent de ce que m’ordonnera… ma femme !


Tel est le roman de Mme Thurston ; et je m’aperçois qu’à l’intérêt de son intrigue il joint la portée d’une thèse philosophique et morale. Poussant à ses conséquences extrêmes la vieille formule anglaise : the right man in the right place, — chacun à la place qui lui convient, — ce roman nous affirme que, lorsque deux hommes ne-sont pas à la place qui leur convient, celui des deux qui occupe la moins bonne a le droit de s’installer dans l’autre, pour peu qu’il puisse le faire sans causer trop de dommage au premier occupant. Thèse socialiste ? ou peut-être nietzschéenne ? C’est ce que l’on serait fort en peine de savoir, tant la thèse elle-même est imprévue, mais aussi tant les faits d’où elle doit résulter sont étranges et exceptionnels. Et par là, déjà, John Chilcote diffère de l’Enfant prodigue. Car il n’y a, au contraire, rien de plus simple ni de plus clair que la thèse morale qui ressort du roman de M. Hall Caine. Celle-ci consiste toute, en quelque sorte, à protester au nom du bon sens et de l’expérience contre les belles illusions que risque de faire naître en nous la parabole évangélique. « Ne vous figurez pas qu’en revenant à la maison vous aurez à manger du veau gras ! dit M. Hall Caine aux enfans prodigues. Loin de là, tous les péchés de votre jeunesse vous attendront au foyer familial, chacun accompagné de la sanction qu’il mérite. Ni l’humiliation ni le repentir ne vous serviront de rien : force vous sera de récolter ce que vous aurez semé. Et d’ailleurs il vaut mieux, en bonne justice, que ce soit ainsi. » C’est de cette vérité morale que l’écrivain anglais a résolu de convaincre ses lecteurs : et, sans doute pour y mieux réussir, il a fait de son enfant prodigue un type parfait d’égoïsme, de lâcheté, et de bassesse d’âme, et qui demeure tel longtemps encore après son départ de la maison paternelle, durant la période d’exil où le héros de la parabole nous était montré gardant les pourceaux. Mais, pour « bourgeoise » qu’elle soit, j’imagine que la thèse de M. Hall Caine ne doit guère avoir eu à ses yeux plus d’importance que n’en a eu aux yeux de Mme Thurston, la « thèse subversive » de son John Chilcote ; et il est temps que j’arrive à exposer le sujet de l’Enfant prodigue.


Nous sommes dans l’île d’Islande, où M. Hall Caine a déjà souvent conduit ses lecteurs, mais qui, nous affirme-t-il dès la première ligne, « n’avait encore jamais paru aussi merveilleusement belle » qu’un certain jour d’automne où commence le récit. Le gouverneur de l’Ile a deux fils, Magnus et Oscar : Magnus est lourd, maladroit, sans grâce, mais avec un esprit solide et un cœur excellent ; Oscar est un aimable vaurien, paresseux, menteur, toujours prêt à laisser punir son frère pour les fautes qu’il a commises. Or, pendant que le second fils, sous prétexte d’études, s’amuse et fait des dettes dans une université anglaise, l’aîné, à force d’amour et d’humble dévouement, s’est gagné le cœur d’une charmante jeune fille, Thora, s’est fiancé avec elle, et déjà s’apprête à célébrer ses noces. Tout à coup survient, chassé d’Oxford, l’irrésistible Oscar ; et Thora, dès qu’elle le revoit, n’aime plus que lui ; et lui, sans avoir pour elle un goût bien profond, se met aussitôt en devoir de la séduire. Le pauvre Magnus, le matin même du jour fixé pour la signature du contrat, assiste, caché derrière une roche, à une scène d’amour entre sa fiancée et son frère. Aussitôt, avant même de songer à son propre chagrin, il somme Oscar d’avoir à épouser la jeune fille et à lui être fidèle ; et puis il va trouver le père de Thora, et lui déclare que les termes du contrat ne lui conviennent pas, qu’il veut avoir une dot infiniment plus forte, que d’ailleurs, en tout cas, sa fiancée n’est pas assez riche pour qu’il daigne l’épouser. Le père de Thora, comme l’on pense, se fâche et rompt le mariage ; et le père de Magnus, indigné de cette nouvelle folie de son fils aîné, le chasse de chez lui, en lui défendant de reparaître jamais devant ses yeux. — Mais, demandera-t-on, pourquoi Magnus n’invente-t-il pas plutôt quelque autre moyen de faire rompre le mariage, de façon à dégager la jeune fille sans se perdre lui-même ? Pourquoi ne déclare-t-il point, par exemple, tout simplement, qu’il a découvert que Thora lui préférait son frère ? À cette question le roman de M. Hall Caine ne nous offre pas de réponse, non plus qu’à vingt autres que nous ne pouvons nous empêcher de nous poser au cours de l’histoire. Le fait est que Magnus s’en va, renié par son père, et qu’aussitôt son frère Oscar se fiance avec Thora.

Malheureusement, celle-ci a, de son côté, une sœur plus jeune, Helga, qui est par rapport à elle à peu près ce qu’est Oscar par rapport à Magnus : plus séduisante et plus fine, mais tout à fait dénuée de scrupules moraux. A la veille du mariage de sa sœur, elle revient de Copenhague, comme naguère Oscar était revenu d’Oxford : et aussitôt elle attire à elle le beau fiancé, si bien que celui-ci, sans l’intervention de Magnus, serait prêt à délaisser Thora pour épouser sa sœur. Du moins ne se prive-t-il pas de laisser voir à Thora, avant comme après son mariage, qu’une autre femme, désormais, l’a remplacée dans son cœur. Il obtient que Helga accompagne sa sœur dans le voyage de noces ; et, de semaine en semaine, à Paris, à Venise, à Monte-Carlo, la malheureuse Thora est traitée plus cruellement par le misérable mari qu’elle s’obstine à aimer. Enfin lorsqu’un jour, revenue en Islande, elle s’enhardit à prier son mari de rester près d’elle au lieu d’aller, avec Helga, à une fête des environs, sa méchante sœur lui signifie que son mari ne l’aime plus, qu’il ne l’a même jamais aimée, et que l’enfant qui va naître d’elle sera encore, en vérité, l’enfant de Helga plus que le sien : car, jusque dans les bras de sa femme, c’est toujours à Helga qu’ont appartenu tout le cœur d’Oscar et toute sa pensée. De telle sorte que Thora, dans un accès de fièvre, annonce à sa belle-mère qu’elle tuera son enfant, si vraiment elle découvre qu’il ressemble à sa sœur. L’enfant, cependant, ne ressemble qu’à Thora ; et celle-ci, du reste, a tout de suite oublié sa folle menace. Mais Helga l’a entendue, et ne l’a pas oubliée. Elle obtient d’Oscar qu’il enlève l’enfant à sa femme, le jour même de sa naissance, pour le lui confier ; et Thora, désespérée, se relève de son lit pour aller reprendre sa fille. Quelques heures après, on la trouve morte, serrant l’enfant dans ses bras. Alors Magnus, pour punir son frère, dénonce au gouverneur un faux commis par Oscar pendant son séjour à Monte-Carlo ; et maintenant, c’est Oscar, l’enfant prodigue, qui, à son tour, se voit chassé de la maison paternelle.

Il se rend à Londres, où, après de longs mois de misère, il trouve une place de chef d’orchestre dans un petit théâtre. La place lui est procurée par Helga, qui, elle-même, a réalisé sa destination naturelle en devenant actrice. Et c’est elle encore qui, la saison suivante, emmène Oscar, toujours amoureux, dans une ville d’eaux française, où son talent de chef d’orchestre lui vaut tout de suite un succès extraordinaire. Mais le malheureux, pour subvenir au luxe de sa maîtresse, se remet à jouer. Puis, quand il a perdu jusqu’à son dernier sou, un fantastique directeur de casino lui propose de jouer avec des cartes biseautées qu’il lui remettra, exigeant seulement pour lui la moitié des gains. Et Oscar finit par accepter la proposition, non plus par amour pour Helga, dont la dureté et l’égoïsme ont fini par le détacher d’elle, mais par amour pour ses parens, qu’il a ruinés, pour sa fille, qu’il rêve de rendre riche. Il joue, il fait sauter la banque ; on découvre sa tricherie ; et le directeur du casino, après l’avoir secrètement renvoyé à Londres, annonce qu’il s’est tué pour échapper à sa honte. De Nice à Paris, de Paris en Islande, la nouvelle se répand du crime et du suicide d’Oscar Stephensson.

Dix après, toute l’Islande accueille en triomphe le plus grand et le plus fameux compositeur de l’Europe entière, un certain Christian Christiansson, qui, en imprégnant de son propre génie les légendes et les chansons populaires islandaises, s’est acquis une gloire telle que n’en connurent jamais Rossini ou Wagner. Ce Christiansson est, naturellement, l’enfant prodigue, Oscar Stephensson. Sur le bateau qui l’amène, puis à Reykjavik, il retrouve d’anciens compagnons ; et bien que, dans toutes les conversations qui nous sont rapportées, il ne leur parle jamais que d’Oscar Stephensson, personne n’a l’idée de le reconnaître. Personne ne songe même à s’étonner de ce que cet Islandais n’ait pas, en Islande, quelque coin où il soit né, quelque parent qui lui soit resté. Lui, cependant, comme je l’ai dit, n’a de pensée que pour les Stephensson. Il apprend que, après la mort de son père, sa mère et sa fille sont allées demeurer, avec Magnus, dans une ferme de la montagne ; que, peu à peu, la ruine a envahi jusqu’à ce dernier reste de la fortune familiale ; et que la ferme va être vendue aux enchères, le lendemain même, de grand matin. Aussitôt, tandis que la population de Reykiavik prépare une fête en son honneur, il s’enfuit de la ville, sous une effroyable tempête, et parvient miraculeusement jusqu’à la ferme de son frère aîné. Là, il s’entretient d’abord d’Oscar avec sa mère, sans que celle-ci ait la moindre idée de reconnaître, dans l’étranger qui l’interroge, le fils bien-aimé qu’elle a vu s’éloigner d’elle, quinze ans auparavant. Il s’entretient ensuite avec sa fille, que sa grand’mère a élevée à chérir la mémoire de son père, et qui, de plus, se trouve être une admiratrice passionnée du génie musical de Christian Christiansson. Ainsi tout semble s’arranger le mieux du monde pour l’enfant prodigue. Les habitans de la ferme s’inquiètent de la vente du lendemain, qui va achever de les dépouiller : mais Oscar a, dans sa poche, cent fois plus d’argent qu’il n’en faut pour racheter la ferme. Sa mère et sa fille ne le reconnaissent pas : mais l’une lui a depuis longtemps pardonné, l’autre est, d’avance, toute prête à l’aimer. Reste bien Magnus, le frère, qui, sans doute, le hait encore : mais celui-là même ne songera certainement pas à lui faire grand mal, s’il apprend que, corrigé, réhabilité, glorieux et riche, il est revenu pour sauver les siens et pour vivre avec eux. Et cependant Oscar, — surpris et choqué, sans doute, de l’inexplicable obstination des siens à ne pas le reconnaître, — ne se décide pas à révéler son vrai nom. Il offre simplement à son frère d’adopter la jeune fille, s’engageant en échange à racheter la ferme. Magnus demande à sa nièce de répondre pour lui ; et comme l’enfant répond qu’il ne lui est point possible d’abandonner l’oncle qui l’a nourrie, Oscar, sans un mot de plus, va s’enfermer dans sa chambre. Là-dessus, l’honnête, le noble, l’héroïque Magnus, qui lui a vu entre les mains une liasse de billets de banque, forme le projet de l’assassiner pour lui voler son argent. Mais quand il pénètre dans la chambre de l’étranger, le lendemain avant l’aube, il constate que celui qu’il voulait tuer est parti, en laissant sur la table, à l’adresse de la jeune fille, une liasse de billets, toute sa fortune. L’enfant prodigue, décidément fatigué de vivre, est allé se jeter dans le cratère de l’un des volcans islandais.


Mais pourquoi ? se demandera-t-on, une fois de plus, pourquoi tous ces personnages s’entêtent-ils à faire toujours l’opposé de ce que semblerait leur commander la saine raison ? Pourquoi Magnus s’expose-t-il sans nécessité aux malédictions de son père ? Pourquoi Helga veut-elle dérober l’enfant de sa sœur ? Pourquoi le directeur du casino choisit-il, précisément, son chef d’orchestre pour tricher au jeu avec des cartes préparées ? Et pourquoi enfin Oscar, le compositeur de génie, l’homme le plus glorieux de son temps, va-t-il se tuer de cette étrange façon, lorsqu’il n’aurait qu’un mot à dire pour s’assurer le bonheur qu’il rêve ? C’est évidemment parce que l’auteur a pensé que, en « corsant » ainsi l’intrigue de son roman, il produirait sur nous une émotion plus vive ; et, en effet, chacune de ces actions qui nous étonnent a pour résultat d’accentuer un contraste de caractères, ou l’horreur tragique d’une catastrophe. Mais comment M. Hall Caine n’a-t-il pas craint, d’autre part, que l’invraisemblance excessive des moyens qu’il imaginait, en nous empêchant de croire à la vérité de son récit, ne nous empêchât, du même coup, de ressentir pleinement l’émotion qu’il a entrepris de nous inspirer ?

Encore l’invraisemblance des actions humaines n’est-elle jamais absolue ; tandis qu’il y a une invraisemblance de fait qui, même présentée avec toute la somme de talent imaginable, risque toujours de nous choquer à la lecture d’un roman. Lorsque Stevenson, dans un de ses contes, nous montre un personnage parvenant à se dédoubler, au moyen d’une drogue plus ou moins magique, pour être tantôt un saint et tantôt un monstre, nous comprenons aussitôt à quel genre d’histoire nous avons affaire ; et, du reste, l’artifice d’une drogue magique n’a rien en soi d’entièrement contraire à notre conception des possibilités. Mais qu’un romancier, après nous avoir fait assister à la décapitation de son héros, nous raconte ensuite, le plus gravement du monde, les amours ou les souffrances ultérieures de ce héros ressuscité : quelque agrément qu’il y mette, jamais il ne réussira à nous convaincre assez de la vérité de son récit pour que nous puissions en être touchés. Et, pareillement, si même les figures des personnages de M. Hall Caine et de Mme Thurston étaient dessinées avec infiniment plus d’art qu’elles ne se trouvent l’être, je doute que les aventures de ces personnages parvinssent à attendrir profondément un lecteur français. En présence des situations les plus pathétiques, celui-ci songerait que c’est chose impossible qu’une femme ne sache point distinguer son mari d’un homme qui lui ressemble ; ou bien qu’une mère, après quinze ans, ne sache point reconnaître un fils qui avait plus de trente ans quand il l’a quittée. Ce sont là des obstacles qui, je crois, se dresseraient invinciblement devant chacun de nous, et, nous laissant une vague impression d’être mystifiés, rendraient vaines toutes les tentatives des auteurs pour nous émouvoir : mais en cela, apparemment, le lecteur anglais n’est point fait comme nous, puisque, de toutes les qualités qu’il admire dans John Chilcote et dans l’Enfant prodigue, aucune ne lui est aussi chère que l’émotion qui se dégage, pour lui, de ces deux récits.

On pourra dire à la vérité que, dans tous les pays, existe un certain genre de roman qui s’accommode d’une dose d’invraisemblance à peu près infinie. Mais, d’abord, les deux romans que je viens d’analyser n’appartiennent à ce genre ni par leur tenue générale, ni par la qualité de leurs auteurs et celle du public à qui ils s’adressent. Bien loin d’être ce qu’on nomme, dans leur pays, des « romans à sensation, » ce sont des œuvres sévères, appliquées, faites évidemment pour être prises au sérieux. Et puis, du reste, on se tromperait à supposer que, même dans le genre en question, la nature de l’invraisemblance permise fût tout à fait pareille, d’un pays à l’autre. Qu’une intrigue soit nouée par des artifices d’une probabilité douteuse, que des rencontres, des reconnaissances, se produisent sans que l’auteur se soit suffisamment efforcé de les justifier : à cela le lecteur français d’un roman-feuilleton se résignera volontiers ; mais toujours, au contraire, il exigera que le point de départ de l’intrigue et son dénouement lui soient présentés de telle sorte qu’il puisse les croire vrais et s’y intéresser. Et tout l’aplomb d’un Alexandre Dumas, toute l’expérience professionnelle d’un Montépin, échoueront à lui faire admettre des sujets comme ceux des deux romans qui sont, aujourd’hui, en train de charmer et de passionner l’unanimité du public anglais.

D’où un amateur de paradoxes serait tenté de conclure que ce n’est point ce public, mais bien le nôtre, qui possède le gros bon sens, l’humeur positive, et les autres particularités intellectuelles attribuées, d’ordinaire, à l’esprit anglais ; et j’ajoute que la conclusion, sans être tout à fait exacte, contiendrait assurément une part de vérité. Car il est certain que, chez l’Anglais, la séparation est infiniment plus tranchée qu’elle ne l’est chez nous entre la vie des affaires et la vie privée. Le banquier, l’industriel, le marchand de la Cité, quand à la tombée du soir il quitte son bureau, aime à se dépouiller, jusqu’au lendemain, des préoccupations qui l’ont absorbé pendant la journée : il change de quartier, il change d’habits, et, en même temps, il change aussi de sentimens et de caractère. Rien ne lui est alors plus agréable que d’oublier le monde de pensées que lui impose la pratique de son métier : de telle sorte qu’un roman a d’autant plus de chances de lui plaire qu’il est plus « excentrique, » c’est-à-dire plus imprévu, plus étrange dans sa donnée et son développement, plus différent d’une réalité trop connue et trop longtemps subie. Ainsi s’explique, peut-être, le goût séculaire des Anglais pour ces inventions fantastiques et extravagantes que, depuis Swift jusqu’à M. Wells, aucune littérature n’a créées en aussi grand nombre, ni avec autant de succès, que la leur. Mais si l’on songe, après cela, à l’admirable souci de vérité des anciens romanciers anglais, de Fielding, de Walter Scott, de Dickens et de Thackeray, on s’aperçoit que, dans le roman tout au moins, cette introduction effrénée de l’invraisemblance constitue un phénomène nouveau, et qui ne saurait s’expliquer entièrement par les traits essentiels de l’esprit de la race. Et, en effet, je serais plutôt porté à croire qu’un tel phénomène a sa cause, non dans le goût naturel des Anglais pour l’excentricité, mais dans une évolution spontanée, et inévitable, du genre même du roman anglais.

Le fait est que ce genre est bien vieux, s’étant poursuivi sans interruption depuis plus de deux siècles. Il est vieux, fatigué, et je crains bien qu’il ne commence à s’user. Depuis deux siècles, avec une vigueur et une ténacité merveilleuses, il a exploré tout le champ du possible : je crains qu’aujourd’hui il n’ait, pour ainsi dire, perdu sa force vitale, qu’il ne soit réduit à ne plus subsister que d’expédiens au jour le jour, qu’il n’arrive plus à se renouveler qu’à force d’artifices et d’exagérations. Romanciers et public ont désormais l’impression que tout a été dit de ce qu’il y avait à dire d’humain et de raisonnable : si bien que les romanciers se bornent à répéter de vieilles histoires en les « corsant » d’un appareil d’étrangeté dont l’effet n’est obtenu qu’au prix de la vraisemblance ; elle public les suit, faute de mieux, heureux de la distraction momentanée que lui procurent leurs pénibles efforts, en attendant que le génie d’un nouveau Walter Scott, ou d’un nouveau Dickens, vienne rendre encore un souffle de vie au vieux genre épuisé du roman anglais.


T. DE WYZEWA.

  1. J’ai rendu compte de l’un de ces romans de M. Hall Caine, dans la Revue du 15 octobre 1897.