Revues étrangères - Chez les Boers : un exemple curieux de la contagion du venin allemand

Revues étrangères - Chez les Boers : un exemple curieux de la contagion du venin allemand
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 698-708).
REVUES ÉTRANGÈRES

CHEZ LES BOERS: UN EXEMPLE CURIEUX
DE LA CONTAGION DU VENIN ALLEMAND


The Capture of De Wet, par Philip J. Sampson. 1 vol. in-8o, illustré, Londres, librairie Edward Arnold, 1915.


Lorsque, au mois de février de l’année 1914, le général boer C. F. Beyers, commandant des troupes nationales du Transvaal, revint dans son pays après être allé s’enquérir à Berlin des derniers progrès de l’art militaire européen, ses amis furent frappés de l’étrange changement qu’ils découvraient dans toute sa personne. C’était comme si leur naïf et exubérant compatriote de naguère se fût maintenant transformé en un type parfait d’officier prussien. Et il n’y avait pas, en vérité, jusqu’aux principes et procédés politiques les plus secrets de l’Allemagne nouvelle dont il n’eût reçu profondément l’empreinte, — ainsi qu’il l’avait fait assez voir dès le jour même de son retour d’Europe. Une longue et sanglante grève venait alors de finir, dans toute la région minière et industrielle du Transvaal, qui pendant plusieurs semaines avait menacé de prendre les allures d’une révolution anarchiste, à tel point que le gouvernement du général Botha, par mesure de précaution, avait cru devoir armer de 60 000 fusils les paisibles burghers. La grève terminée, ceux-ci s’apprêtaient ingénument à restituer les fusils, quand soudain le général Beyers, dans un superbe élan d’enthousiasme patriotique, leur avait enjoint d’emporter ces armes chez eux et de les y garder pieusement, comme un souvenir de l’impérissable gratitude du Gouvernement pour le service qu’ils lui avaient rendu en l’aidant à obtenir la soumission des grévistes ! Nul moyen, après cela, pour le Gouvernement, de révoquer une donation aussi solennelle, proclamée en son nom par le commandant des troupes nationales ; et voilà de quelle façon le général Beyers, dès ce début de l’année 1914, aura pu annoncer à ses confidens et inspirateurs berlinois l’acquisition, à la fois toute gratuite et toute « légale, » de 60 000 excellens fusils neufs pour les hommes qu’il comptait bientôt soulever contre le « joug anglais ! »

Encore n’était-ce là qu’une entrée de jeu. Pas un instant, depuis lors, l’ancien compagnon de luttes des simples et probes héros de la résistance sud-africaine n’allait cesser d’étonner péniblement ses amis de jadis par l’emploi d’une duplicité où je doute que ses maîtres allemands eux-mêmes l’aient jamais dépassé. Écoutons-le par exemple, le samedi 29 août 1914, encourager publiquement au « loyalisme » le plus zélé des troupes que, depuis longtemps déjà, en secret, il ne se lassait pas d’exciter à la rébellion contre l’Angleterre :


Soldats et chers compatriotes, — leur disait-il, — voici qu’à défaut des régimens anglais, rappelés en Europe, c’est à vous que revient l’honneur d’avoir à chasser de notre sol l’envahisseur allemand ! Je suis certain d’avance que vous allez faire de votre mieux ! Et je tiens seulement à vous répéter une fois de plus, comme je l’ai fait bien souvent déjà aux quatre points du pays, que, dès l’instant où celui-ci se trouve menacé, Boers et Anglais doivent s’unir étroitement et combattre ensemble jusqu’au dernier homme !… Allons, amis, découvrons-nous, et poussons trois hourras pour Sa Majesté le roi George !


Mais aucun des innombrables traits de fourberie « teutonne » qui remplissent le récit des derniers mois de la vie du général Beyers, — noyé, par accident, le 8 décembre 1914, — n’égale l’aplomb vraiment prodigieux avec lequel cet élève improvisé des Bismarck et des Bernhardi, prenant la parole après ses collègues Botha et De Wet à l’enterrement du général Delarey, a protesté contre l’accusation « abominable » d’avoir voulu enrôler son défunt ami dans un complot antianglais. Parmi force sanglots et sous la garantie des sermens les plus sacrés, Beyers a exposé à ses auditeurs l’objet, éminemment innocent, du voyage qu’il faisait avec Delarey, le soir où celui-ci avait été tué d’un coup de fusil par un gendarme trop scrupuleux qui, devant leur refus d’arrêter leur automobile, avait pris les deux généraux pour des malfaiteurs échappés de prison. Certes, s’écriait-il, tout le monde au Transvaal savait le « loyalisme » du glorieux Delarey, son amitié privée pour Botha, son horreur naturelle de la moindre trace de dissimulation : mais plus pure encore était, à tous ces points de vue, la conscience du collègue survivant qui lui disait adieu !

Or, il se trouvait que, dès ce jour, le général Botha et le général Smuts connaissaient aussi parfaitement que tous leurs compatriotes s’accordent à le connaître aujourd’hui, l’objet véritable du voyage qui avait coûté la vie au général Delarey. Le fait est qu’il n’y avait pas de moyen dont Beyers n’eût tâté, depuis son retour d’Allemagne, pour essayer de « convertir » son vieil et vénérable ami Delarey à la cause d’une rébellion dont il était, lui-même, l’actif instigateur. N’était-il pas allé jusqu’à vouloir tirer parti du « piétisme, » volontiers trop crédule, du vieillard pour le convaincre des sympathies du ciel en faveur de l’Allemagne ? Et comme, cependant, aucun de ses efforts ne parvenait à vaincre les scrupules du héros boer, Beyers avait enfin résolu d’emmener celui-ci quasiment de force, — ou du moins sans l’avoir mis au courant des réalités de la situation, — dans une ville voisine de la frontière allemande, où un nombreux contingent de troupes n’attendait que son arrivée pour arborer décidément le drapeau de la guerre civile ! Déjà toutes les mesures préparatoires avaient été prises : non contens de soutenir les rebelles de leurs conseils et de leur argent, les Allemands s’engageaient à leur envoyer une armée de renfort. Et de là, sans doute, l’obstination de leur complice Beyers à ne pas vouloir arrêter, devant les sommations des gendarmes, l’automobile où il emmenait l’infortuné Delarey : car d’abord il risquait d’inspirer lui-même des soupçons aux autorités, ayant annoncé son départ vers une direction toute contraire de celle qu’il suivait ; et peut-être, aussi, craignait-il que son compagnon ne profitât de l’occasion du premier arrêt pour se refuser à faire un pas de plus vers cette ville-frontière où il l’entraînait, et où les instincts d’honnête homme du vieux Delarey commençaient à soupçonner quelque chose de « louche ? »

Toujours est-il que, sans le funeste hasard de cette mort de son compagnon de route, le général Beyers allait, dès le matin suivant, se mettre ouvertement à la tête d’une armée de rebelles ; et l’on peut juger par-là du degré d’audace qu’il lui a fallu pour protester, ainsi qu’il l’a fait, de l’entière droiture de ses intentions, en présence d’auditeurs dont plusieurs, tout au moins, devaient être sûrement informés des moindres détails de son rôle. Mais quelques mois de séjour en Allemagne, comme je l’ai dit, avaient suffi pour substituer à l’ancienne franchise naturelle de ce fils de paysans hollandais un mélange à peine croyable d’effronterie et de mauvaise foi, L’auteur d’une très intéressante relation anglaise de la rébellion de 1914, M. Philip J. Sampson, pense même pouvoir affirmer, d’après certains témoignages des confidens les plus intimes de Beyers, que celui-ci travaillait depuis trois ans déjà, — depuis le temps d’un premier voyage en Europe, — à servir dans son pays les intérêts allemands, sous prétexte de vouloir délivrer le Transvaal de la domination anglaise : de telle sorte que l’étonnante « germanisation » que nous révèlent chez lui ses derniers actes publics y aurait été précédée d’une longue période latente d’« entraînement » et de « mise au point. » Hypothèse qui aurait, en effet, l’avantage de nous mieux expliquer de quelle façon il a été possible à Beyers de « germaniser » à son tour ce colonel Maritz qui, sans l’ombre d’un doute, a été avec lui le seul véritable auteur de l’essai de guerre civile tenté dans l’Afrique du Sud, durant l’hiver de 1914, avec l’appui constant et sous l’inspiration immédiate du gouvernement de Berlin.


Celui-là était un jeune officier plein de promesses, et honoré tout particulièrement de la confiance du général Botha, qui, dès la première menace d’une invasion allemande dans le Nord du Transvaal, lui avait fait avancer de grosses sommes d’argent pour lui permettre de lever et d’équiper au plus vite un régiment capable d’arrêter les envahisseurs dans les déserts de sable de la frontière, jusqu’à l’arrivée de troupes régulières. « Et, en effet, le colonel S. J. Maritz s’était hâté d’obéir, et le Gouvernement n’avait pu d’abord que se féliciter de l’avoir choisi pour cette grave mission. Après une longue conférence avec Beyers à Pretoria, il avait rassemblé un très beau corps de cavaliers, avec lesquels il avait couru à la frontière. Dire exactement ce qui s’est passé là ne nous est point possible : mais c’est chose absolument certaine que, tout de suite, des négociations secrètes se sont engagées entre Maritz, le général Beyers, et le commandant militaire de la colonie allemande du Sud-Ouest africain. » Maints témoignages ont même établi, plus tard, que le jeune colonel ne s’était pas fait faute d’abuser de la confiance du général Botha dès le début de sa mission, et que ses achats de chevaux, notamment, lui avaient permis de s’assurer de fructueux « pots-de-vin. » Mais surtout il y a le fait avéré de cet empressement d’un officier boer, jusque-là irréprochable, à profiter, par traîtrise, de la sympathie de ses chefs pour créer et pour armer, à leurs frais, des troupes destinées à combattre contre eux !

Le 30 septembre, Maritz, se sentant hors d’état de continuer désormais le double jeu qu’il jouait depuis quinze jours à l’endroit du Gouvernement, résolut de proclamer expressément sa rébellion. A la grande surprise d’un certain nombre des hommes de son régiment, il leur fit savoir que l’ennemi contre lequel il les conduisait n’était pas l’Allemand, mais bien l’Anglais. Puis, comme l’attitude de ses mitrailleurs, en particulier, lui avait semblé quelque peu inquiétante, il imagina d’ordonner une revue, pendant laquelle les susdits mitrailleurs se virent soudain entourés, désarmés et remplacés auprès de leurs pièces par d’autres hommes plus sûrs. Et le plus curieux, — j’allais dire : le plus « allemand, » — dans toute l’aventure, était que toujours le « loyal » colonel s’amusait à justifier les divers actes de traîtrise qu’il commettait en lisant aux soldats de prétendues dépêches du général Botha ou du général Smuts !

Vers le milieu d’octobre, l’élève et complice du général Beyers reçut l’avis qu’un de ses collègues, le colonel Brits, venait d’être nommé en son lieu. Il répondit qu’il « ne voyait aucune objection à remettre son commandement entre les mains du colonel Brits, mais demandait seulement que celui-ci lui apportât l’acte officiel de sa révocation. » Il attendrait donc son successeur le lendemain, dans son camp de Van Rooisvlei. Et lorsque, le lendemain, il vit arriver dans son camp, non pas en vérité le colonel Brits lui-même, mais son délégué le major Bouwer, il se hâta de signifier à celui-ci qu’il allait le garder comme prisonnier, ainsi que tous les membres de l’escorte qui l’accompagnait !

Le major Bouwer allait d’ailleurs être bientôt relâché, moyennant sa promesse de transmettre au Gouvernement un ultimatum suivant lequel, si tous les autres chefs de la rébellion n’étaient pas autorisés à rejoindre librement le colonel Maritz avant un délai de trois jours, une armée considérable attaquerait et détruirait aussitôt toutes les places fortes de la région. Et ceci nous montre la maîtrise accomplie du jeune colonel boer dans cet autre procédé familier de la nouvelle stratégie allemande que nous avons coutume d’appeler le bluff. Car non seulement l’armée dont disposait alors Maritz ne comptait guère plus de 500 hommes : il faut voir, en outre, avec quelle complaisance l’officier « germanisé » a étalé devant les yeux du major les preuves les mieux faites pour le persuader de l’invincibilité de ses armes. « Il exigea que le major Bouwer constatât par soi-même qu’il possédait des howitzers, des balles dum-dum, et maints autres moyens d’agression également fournis par les Allemands, — en même temps que ceux-ci lui conféraient le rang d’un général de leur propre armée. Il se vanta d’avoir reçu des Allemands autant et plus d’armes, de munitions, et d’argent qu’il en pouvait désirer. Puis il fit lire au major nombre de télégrammes et de messages sans fil qui lui avaient été envoyés par des Allemands depuis le début de septembre, et puis encore la copie d’un traité qu’il avait signé naguère avec les autorités allemandes, et qui garantissait l’entière indépendance des diverses républiques sud-africaines, — document qui, s’il était authentique, avait de quoi « illustrer » à merveille le désintéressement des cosignataires du colonel Maritz, car l’Allemagne n’y demandait nulle autre récompense, en échange de ses sacrifices d’hommes et d’argent, que le seul plaisir d’être témoin de la satisfaction de ses nouveaux amis les Boers !


Aussi bien n’en finirais-je pas à vouloir extraire, de l’instructif récit de M. Sampson, des exemples typiques de la fourberie et de l’impudence foncièrement « allemandes » du colonel Maritz. De la même manière que son premier « germanisateur, » le général Beyers, le jeune colonel a vraiment égalé, sans trace d’effort, les modèles allemands qu’il avait eu l’occasion de connaître : à tel point que ce serait assez de l’observer d’un peu près pour mesurer tout ce qu’a d’aisément et de terriblement « infectieux » le contact familier d’une race qui d’ailleurs, cette fois comme toujours, ne s’est pas fait faute de décorer orgueilleusement du nom de « culture » son émancipation des scrupules et « préjugés » moraux de l’ancienne civilisation européenne. Mais encore pourrait-on dire que Beyers et Maritz ont eu besoin de ce contact personnel de leurs maîtres allemands pour devenir semblables à eux : tandis que la leçon à beaucoup près la plus u suggestive » qui ressort pour nous du livre de M. Sampson nous y est donnée par le spectacle de la rapide et profonde « germanisation » de milliers d’autres agens de la rébellion sud-africaine de 1914 qui, ceux-là, n’ont guère pu approcher leurs alliés et inspirateurs allemands, et qui cependant, dès le jour où ils ont commencé à respirer, pour ainsi dire, un air saturé d’influence allemande, se sont montrés tout de suite les dignes émules des envahisseurs de la Belgique et de la Pologne. Car le fait est que, d’un bout à l’autre de cette guerre civile heureusement arrêtée par l’admirable énergie du général Botha, c’est comme si tous les paysans boers enrôlés dans l’armée anti-anglaise, c’est comme si ces hommes jusqu’alors tout naïfs et loyaux avaient dorénavant deviné d’instinct les secrets d’une stratégie nouvelle, consistant à se servir des ruses les plus basses pour vaincre l’ennemi. Il y a là un cas si singulier de contagion « à distance » du venin allemand que je doute qu’on lui trouve autre part rien d’équivalent. Sous l’effet d’un rayonnement mystérieux, une foule innombrable d’honnêtes burghers changés en autant de « Boches » éhontés et perfides, pour qui les contrats qu’ils ont signés ne sont plus que des « chiffons de papier, » et qui jugent tout naturel, par exemple, de revêtir l’uniforme de l’armée ennemie ou bien encore de tirer sur elle après avoir feint de vouloir se soumettre.

Feuilletons au hasard le livre anglais de M. Sampson ! « En arrivant à Treurfontein, le 29 octobre, le colonel Alberts apprit que plusieurs détachemens de rebelles se cachaient dans le voisinage. Le commandant De Villiers fut envoyé, avec une forte patrouille, pour reconnaître ce qui en était : mais il tomba dans un piège et, avant même de savoir ce qui lui arrivait, se trouva prisonnier avec tous ses hommes. Ce fut ce jour-là que, pour la première fois, les rebelles s’avisèrent d’employer le stratagème du drapeau blanc. Un groupe nombreux de rebelles se montrèrent à De Villiers avec des mouchoirs blancs attachés à leurs fusils ; et lorsque le commandant et ses hommes s’approchèrent d’eux, comptant les voir se rendre, les rebelles les attaquèrent, et n’en laissèrent pas échapper un seul… Quelques jours plus tard, la même aventure arriva au colonel Royston. Ses observateurs lui ayant rapporté qu’une troupe nombreuse approchait avec un drapeau blanc et des brassards blancs comme ceux des soldats de l’Union, le colonel prit ces approchans pour un régiment de l’Union qu’il attendait : si bien qu’il ordonna de les laisser venir. Mais voilà que, parvenus aux avant-postes, les prétendus soldats de l’Union descendirent soudain de cheval et se mirent à lancer volée sur volée contre la cavalerie légère du colonel Royston ! Quatre hommes de celle-ci furent tués et plusieurs autres blessés. Après quoi le gros des rebelles essaya de prendre par surprise le camp ennemi : mais ils furent repoussés, et s’enfuirent avec des pertes infiniment supérieures à celles qu’avait causées aux loyalistes leur ruse du drapeau blanc. »

Ne croirait-on pas lire tels récits de notre « front » de l’Artois ou des Vosges, durant ces premières semaines de la guerre où nos officiers et leurs « poilus, » — tout de même qu’au Transvaal les officiers et soldats de l’Union, — ignoraient encore les nouveaux procédés stratégiques de leur adversaire ? Et ne nous semble-t-il pas également avoir rencontré naguère, dans nos journaux, d’autres traits d’« ingéniosité allemande » tout pareils à l’émouvant épisode que voici :


La bataille de l’Albert Silver Mine, le matin du 4 novembre, était proche de sa fin, lorsque se produisit un fait des plus fâcheux. Deux drapeaux blancs furent hissés par les rebelles ; sur quoi le lieutenant S. R. Haines, des carabiniers du Natal, croyant le combat terminé, se releva du tertre où il était assis et fit quelques pas en avant pour aller recevoir la soumission des vaincus. Et comme déjà il était tout près d’eux, il reçut à bout portant, dans l’intestin, une blessure dont il mourut quelques minutes après. Parmi les nombreux témoignages relatifs à cette mort, l’un des plus saisissans est celui du sous-inspecteur Betts. Ce dernier rapporte sous serment que, pendant la mêlée, il a vu se dresser en l’air deux fusils, avec un mouchoir blanc attaché à chacun d’eux. Aussitôt, le lieutenant Haines a donné l’ordre de cesser le feu, et s’est relevé pour aller recevoir la soumission ainsi offerte. Mais voilà que, soudain, l’un des deux fusils a été délibérément abaissé, et a fait feu sur le lieutenant Haines ; après quoi, il s’est de nouveau, précipitamment, redressé au niveau de l’autre fusil orné d’un mouchoir blanc ! Et lorsque, environ une demi-heure plus tard, les rebelles ont décidément exprimé leur désir de se rendre, le sous-inspecteur Betts a couru à l’endroit où avaient été traîtreusement arborés les drapeaux blancs : mais ceux-ci avaient disparu. Il n’y avait là, maintenant, qu’un ancien pasteur devenu officier dans l’armée des rebelles : le révérend M. Fourie, frère du chef rebelle Japie Fourie. L’ex-pasteur gisait, gravement blessé, tout juste à l’endroit d’où l’inspecteur Betts avait vu tirer sur le lieutenant Haines : mais quand on lui a demandé s’il avait pris part à la mort du lieutenant, il l’a nié énergiquement, d’un signe de tête.


Il est vrai que les dénégations de l’ex-pasteur M. Fourie ne devaient guère avoir plus de portée que celles de la plupart des autres officiers de l’armée rebelle, qui cent fois, au cours du livre de M. Sampson nous apparaissent prêts à garantir de leur parole d’honneur les affirmations les plus mensongères. C’est ainsi que le propre frère du susdit Révérend, qui, au début de la guerre civile, se trouvait être capitaine dans l’armée régulière, n’avait réussi à entraîner ses hommes dans le parti des rebelles qu’en leur attestant que tous les Boers étaient de ce parti : si bien que très grande avait été la surprise de ces braves gens lorsque, faits prisonniers par l’armée du général Botha, ils avaient découvert que celle-ci était formée de leurs compatriotes, au lieu de ne contenir absolument que des soldats anglais. Au reste, l’on n’imagine pas le rôle qu’ont joué le mensonge et la mystification dans l’enrôlement de toutes ces troupes rassemblées et dirigées sous une impulsion allemande plus ou moins avouée. Ici, ce sont des chefs faisant croire à leurs hommes que les généraux Botha et Smuts sont de cœur avec eux, et n’attendent qu’une occasion pour mettre la main sur les représentans de l’Angleterre ; ailleurs, on obtient l’adhésion de centaines de naïfs burghers en leur annonçant que les Anglais ont subi en Europe une défaite irréparable, et que l’empire des mers appartient désormais à la flotte allemande. Pas une page du livre anglais où nous n’ayons ainsi l’impression de retrouver, presque mot pour mot, les récits que nous offraient nos journaux français d’il y a dix-huit mois ; et voilà que toutes ces ruses et toutes ces bassesses que nous supposions exclusivement réservées à l’usage des « Boches, » voilà qu’elles sont couramment pratiquées sous nos yeux par des compatriotes d’intrépides héros sud-africains qui, naguère, s’étaient conquis d’emblée l’admiration et le respect du monde, avec leurs âmes candides de grands enfans ignorans des secrets de la vieille perversité européenne !


Dira-t-on que cette facilité d’adaptation des Boers rebelles à de nouvelles mœurs politiques et militaires doit avoir résulté chez eux de certains penchans profonds, et jusqu’ici cachés, de leur race ? Nous pourrions le croire, en effet, si la vue de la parfaite candeur et limpidité d’âme des autres Boers, — de ceux qui n’avaient subi à aucun degré la funeste contagion allemande, — ne venait pas nous prouver à chaque instant l’impossibilité d’une telle hypothèse. Je regrette de tout mon cœur que la place me manque pour essayer même de signaler brièvement au lecteur français l’exemplaire beauté morale de ces simples et fortes figures de paysans-soldats, à commencer par celles de leurs deux incomparables chefs, les généraux Smuts et Botha : mais avec cela quelle étonnante ingénuité, chez tous les officiers et soldats « loyalistes » que nous montre le livre de M. Samp-son ! Les rebelles ont beau user indéfiniment des mêmes ruses telles que celle du drapeau blanc dont j’ai déjà cité des exemples : jusqu’à la fin de la guerre civile, les « loyalistes » continuent à s’y laisser prendre, comme aussi ils apparaissent incapables de résister à l’élan de pitié qui les porte à vouloir secourir des ennemis blessés, encore que cent fois déjà leurs compagnons aient payé de leur vie le même accès de confiante pitié. Il est vrai que, à la fin de toutes ces rencontres où les pièges « allemands » de l’ennemi leur ont fait perdre un bon nombre d’hommes, ce sont toujours les troupes M loyalistes » qui remportent l’avantage, parfois même avec des forces sensiblement inférieures, — car, si elles n’ont point la malice des Boers « germanisés » qu’elles sont chargées de poursuivre, à coup sûr, elles les dépassent beaucoup en habileté et valeur proprement militaires : mais quant à manquer de malice, je ne crois pas qu’on le puisse jamais plus entièrement que ces officiers d’une candeur enfantine, appelés à combattre des frères pervertis et dégénérés qui n’ont point d’autre pensée au monde que de les tromper.

Veut-on savoir, par exemple, de quelle manière un digne assistant du colonel Maritz, le commandant Wessel Wessels, a réussi à prendre possession de la place forte de Harrismith ? « Il a envoyé, d’un bureau de télégraphe voisin, un message au commandant de Harrismith, message qui prétendait venir du général Smuts, ministre de la Défense nationale. Celui-ci, dans le faux document, complimentait la garnison de Harrismith de sa superbe résistance aux assauts des rebelles, et lui annonçait que le commandant Wessel Wessels allait venir avec un commando pour renforcer cette garnison. Il espérait qu’il n’y aurait point de mésentente entre les deux officiers, mais ajoutait que l’autorité suprême devrait désormais appartenir au commandant Wessels. Le stratagème eut un succès merveilleux. Ordre fut donné de laisser entrer librement les troupes de renfort annoncées, si bien que le commandant rebelle et ses hommes pénétrèrent dans la ville avec des éclats de rire et des cris de joie où les gardes des portes virent, naïvement, l’expression du plaisir que causait à ces patriotes l’idée du précieux renfort apporté par eux à la garnison. »


Ai-je besoin d’ajouter que, sitôt entrés à Harrismith, les rebelles s’y livrèrent à un pillage effréné ? « Ils s’abattirent comme des sauterelles sur la malheureuse ville, — nous raconte l’un des habitans de celle-ci. — Un saccage systématique de tous les magasins de provisions, publics ou privés, commença, et il n’y eut pas non plus, dans la ville, un cheval ou un mulet qui ne nous fût volé ! » Lorsque, après douze jours d’un véritable régime de terreur, les rebelles s’éloignèrent de Harrismith, — ayant appris qu’une troupe « loyaliste » allait y arriver, — ils emportèrent avec soi de nombreux chariots d’armes, de vivres, et même de meubles, dérobés aux maisons des pacifiques bourgeois de la ville.

Le fait est que tous ces rebelles avaient aussi le génie du pillage, et que, par-là encore, le récit de leurs exploits nous rappelle étrangement ceux de l’entrée des Allemands en Belgique ou dans nos villes de l’Est. Au Transvaal tout à fait comme en Lorraine, nous assistons à un relevé « systématique » du contenu des maisons privées : après quoi officiers et soldats emportent sur des « chariots » tout ce qu’ils ont trouvé de précieux, — sans en excepter les pianos, les tables, et le reste du mobilier. La « charmante petite ville » de Parys, sur les bords du Vaal, par exemple, s’est trouvée complètement vidée, après une visite des rebelles. On a compté que la valeur des objets emportés ou détruits par ceux-ci dépassait la somme de 25 000 francs. Ce fut également là qu’un vieillard, M. Botha, — dont le crime principal était peut-être de porter un tel nom, — fut rudement fouetté dans sa maison, en présence de deux dames. (Les vrais Allemands, sans doute, l’auraient fusillé, ou pendu par les pieds à un clou du plafond : mais il faut bien songer que les rebelles boers n’étaient toujours encore que des élèves, et à qui l’on ne saurait raisonnablement reprocher d’être restés, sur certains points, en deçà de leurs maîtres.)

Le croira-t-on ? ce sont surtout les troupes conduites par le fameux général Christian De Wet qui se sont ainsi livrées aux pires excès de pillage et de férocité, dans toutes les villes et bourgades où elles pénétraient. Et cependant, je n’oserais pas affirmer que l’ancien héros de la Guerre d’Indépendance, devenu maintenant, avec Beyers et Maritz, l’un des trois chefs d’une rébellion excitée et presque ouvertement dirigée par l’Allemagne, se soit laissé imprégner, lui aussi, de la contagion du virus allemand. M. Sampson nous rapporte que tous les compatriotes du vieux général, en apprenant son adhésion aux projets criminels de Beyers, « l’ont supposé atteint d’un ramollissement du cerveau. » L’hypothèse allait certainement trop loin ; mais le fait est que, d’un bout à l’autre de l’ouvrage anglais, l’altitude du général De Wet nous apparaît celle d’un homme si follement gonflé de toute espèce de rancunes et de haines personnelles qu’il se rend à peine compte de la portée de ses actes. Il n’y a pas jusqu’au mensonge et à la cruauté, — dont il ne se prive pas plus que ses deux complices, — qui n’aient pourtant chez lui une tout autre couleur que chez eux. Celui-là était décidément trop vieux, ou peut-être d’une nature trop fortement trempée pour cesser jamais de se comporter en hardi et fougueux paysan sud-africain ; tandis qu’autour de lui officiers et soldats, depuis ses égaux en commandement jusqu’aux plus obscurs des burghers enrôlés sous ses ordres, nous offrent le spectacle vraiment extraordinaire d’un peuple de braves gens transformés tout d’un coup en un troupeau de « Boches ! »


T. DE WYZEWA.