Revues étrangères - Beethoven et Schubert

Revues étrangères - Beethoven et Schubert
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 937-946).
REVUES ÉTRANGÈRES

BEETHOVEN ET SCHUBERT


Franz Schubert, par Richard Henberger, 1 vol. in-8o, illustré, Berlin, 1902.


Vers quatre ou cinq heures de l’après-midi, durant l’automne de l’année 1825, les habitans de la Bognerstrasse, à Vienne, voyaient souvent passer devant leurs maisons un personnage extraordinaire. Toute la rue, tout le quartier, le connaissaient ; on l’appelait der Narr « le fou ; » et en effet il avait l’apparence et les manières d’un fou. C’était un homme d’une soixantaine d’années, courtaud et trapu, avec une épaisse crinière de cheveux d’un gris sale, que surmontait, toujours rejeté jusque sur la nuque de la façon la plus comique du monde, un chapeau haut de forme à bords très étroits : à moins cependant que le personnage n’allât nu-tête, car parfois, — de préférence les jours de pluie, disait-on, — il avait négligé d’emporter son chapeau. Vêtu d’une redingote crasseuse et d’un pantalon tout effiloché, il allait, d’un pas décidé et rapide, le nez au vent, les mains jointes derrière le dos, sans paraître entendre les cris des gamins qui le poursuivaient. Puis, tout à coup, on le voyait s’arrêter au milieu du trottoir. Il tapait du pied, hochait la tête, semblait battre la mesure avec ses deux mains ; après quoi, il tirait de sa poche un gros carnet auquel était attaché un crayon, et, très vite, il y inscrivait quelque chose qui ressemblait à des notes de musique. Mais ces notes, elles aussi, étaient folles, semées au hasard, de droite et de gauche, sur le papier blanc, sans la moindre trace d’une portée, ni d’une clef, ni de rien qui pût leur donner une signification définie. Et puis le « fou, » reprenant sa course, se dirigeait vers un petit restaurant, Au Chameau, où une table lui était réservée dans un coin de la salle. Là, il s’asseyait, commandait son souper, et aussitôt recommençait à battre la mesure, de la tête et des mains, tout en fredonnant entre ses lèvres une sorte de grognement informe et monotone, comme un chant d’idiot ; ou bien encore il se parlait à mi-voix, éclatait de rire, et promenait ensuite autour de lui un regard effaré.

Aux étrangers qui les questionnaient sur cet extravagant, les garçons du Chameau répondaient que c’était un vieux musicien, demeurant dans une rue voisine. « Il y demeurait, en tout cas, récemment, ajoutaient-ils ; mais peut-être a-t-il déménagé une fois de plus, car les propriétaires des maisons où il se loge lui donnent tous congé, les uns après les autres. Non pas qu’il soit aussi absolument fou qu’on le supposerait : mais le pauvre homme est sourd comme une borne, ce qui doit avoir un peu contribué à lui troubler la raison. Et avare ! un vrai grippe-sou ! Quand nous lui apportons sa demi-livre de café, — c’est chez nous qu’il s’approvisionne de café et de sucre, — figurez-vous qu’il renverse le paquet sur la table et compte les grains, tant il a peur d’être volé par sa femme de ménage ! Et ivrogne ! Vous allez le voir se soûler, tout à l’heure, avec M. Holtz, le seul homme qui consente à lui tenir compagnie ! Qui pourrait croire, monsieur, qu’un maniaque tel que celui-là ait été reçu, autrefois, dans les meilleures maisons de la ville ? Il a même donné des leçons à Son Altesse l’archiduc Rodolphe ! Et on dit que, pendant le Congrès, toute la cour l’a complimenté, pour un certain morceau qu’il a fait jouer quelque part. Il s’appelle Beethoven. Peut-être le connaissez-vous de nom ? »

Beethoven ? Oui, quelques-uns des étrangers se souvenaient de ce nom. Et, en effet, il évoquait surtout dans leur mémoire l’image des fêtes de toute sorte qu’on avait naguère organisées à Vienne, à l’occasion du Congrès. Dans la grande salle de la Redoute, ils se rappelaient avoir entendu deux morceaux composés expressément pour la circonstance par l’homme qu’ils voyaient à présent devant eux : une cantate, Le Moment glorieux, et cette inoubliable Bataille de Vittoria, une symphonie où l’orchestre imitait tour à tour le galop des chevaux, le choc des armées, les coups de canon.

Le succès avait été immense : toute la ville avait cru à la révélation d’un second Joseph Haydn. Mais on s’était trompé. Ni un ancien opéra de Beethoven, Fidelio, qu’un théâtre avait repris à la suite de ces fameux concerts, ni une nouvelle symphonie, énorme et incompréhensible, avec un grand chœur en guise de finale, — une symphonie, hélas ! bien différente de la Bataille de Vittoria, — rien de tout cela n’avait réalisé les belles espérances de 1814. Sans compter que, depuis lors, on avait eu la révélation d’un véritable génie musical : Le Barbier de Séville, Tancrède, Otello avaient été accueillis à Vienne avec plus d’enthousiasme, peut-être, que dans le reste de l’Europe ; et d’année en année, à la lumière de ces chefs-d’œuvre, le public viennois s’était mieux rendu compte de ce qu’il y avait de contraint, de pédantesque, de démodé à jamais, non seulement dans l’art obscur et mal venu de ce Beethoven, mais jusque dans celui du « père » Haydn, ou de Mozart lui-même.

Pourtant, le nom de l’auteur de la Bataille de Vittoria ne laissait pas de garder encore un certain prestige : et sa figure, telle qu’on la voyait à cette table de restaurant, offrait un spectacle à la fois si drôle et si pitoyable qu’on ne pouvait s’empêcher d’en être frappé. Il était maintenant en train de manger son dîner ; tantôt dévorant à la hâte de grosses bouchées, tantôt s’interrompant au milieu du repas, étalant son carnet sur la table toute tachée de graisse, inscrivant fiévreusement quelques notes, et, coup sur coup, vidant deux ou trois verres de son vin du Rhin. Mais parfois aussi une rêverie soudaine l’envahissait. Il se renversait sur sa chaise, relevait la tête, et, immobile, regardait longtemps le vide devant lui : de telle sorte que les étrangers assis aux tables voisines pouvaient avoir tout le loisir d’examiner son visage. Et ils découvraient alors, avec surprise, que c’était un visage d’une admirable beauté. Ceux d’entre eux surtout qui avaient connu Beethoven dix ans auparavant, au temps de son élégance mondaine et de ses succès, s’émerveillaient du changement que l’âge, ou peut-être la souffrance, avait produit en lui. L’ovale de la face, naguère un peu boursouflé et d’une vigueur un peu commune, s’était aminci, affiné, en quelque sorte ennobli. Tous les traits, plus nettement accusés, avaient pris une harmonie plus douce et plus pure : le vaste front bombé, le nez droit et ferme, le pli impériaux des lèvres, la saillie du menton, où s’était désormais creusée une large ravine. Et, sous de terribles sourcils en broussailles, les deux grands yeux noirs trop ouverts s’étaient chargés d’une tristesse si profonde, si tragique, si désespérée, qu’on se sentait tout à coup frémir d’angoisse à les voir, comme si toute la douleur humaine s’y fût trouvée reflétée.

Mais bientôt l’arrivée d’un compagnon tirait le malheureux de sa rêverie. Ce compagnon, le violoniste Charles Holtz, était un jeune homme à figure de coquin, sournois et plat, avec l’air à moitié d’un artiste, à moitié d’un commis de boutique. Évidemment ivre déjà, il s’installait près de Beethoven, se commandait une bouteille de vin : et entre les deux hommes s’engageait un étrange et navrant dialogue. Holtz écrivait sur le carnet ce qu’il avait à dire ; Beethoven, seul, parlait, — d’une voix rude, sauvage, à peine distincte ; et, par instans, lui-même, oubliant qu’il avait une voix, s’emparait du crayon et écrivait ses réponses au-dessous des demandes. Puis venaient des intervalles de silence, sans cesse plus fréquens, sans cesse plus longs. Assis l’un près de l’autre comme des étrangers, les deux amis ne pensaient plus qu’à vider leurs verres ; jusqu’à ce qu’enfin le « fou, » stimulé par l’ivresse, momentanément distrait par elle de la souffrance qui tout à l’heure l’avait accablé, transporté par elle, de nouveau, dans le monde bienheureux de la création artistique, se remît, plus bruyamment encore qu’avant son repas, à taper des pieds en fredonnant sa lugubre chanson, et à faire trembler la table sous la violence soudaine de ses coups de poing.


Or, pendant que Beethoven s’occupait ainsi à terminer son Quatuor en la mineur, — la plus puissante, peut-être, et certainement la plus pathétique de toutes ses œuvres, — un autre musicien, habitant le même quartier, passait souvent par les mêmes rues, où il n’était pas sans piquer, lui aussi, la curiosité des badauds. C’était le petit homme le plus amusant qu’on pût voir ; un ventre rond sur des jambes torses, un des rond, de petits bras ronds avec des doigts trop courts, et une tête ronde d’une grosseur disproportionnée, une tête qui, plantée sur ce corps de nain, faisait l’effet d’une boule sur une autre boule. Pareillement le visage, tout bouffi, avec ses lèvres charnues, son nez épaté, ses yeux de myope cachés derrière d’épaisses lunettes, avec son front bas et ses favoris en buisson, ce bon visage de maître d’école d’opérette exprimait un mélange tout à fait comique d’innocence puérile et de solennité. Le personnage à qui il appartenait avait-il vingt ans ? En avait-il quarante ? Il était de ces hommes qui, nés vieux, gardent toute leur vie la même figure. Et, indolemment, il se promenait par les rues de Vienne, toujours vêtu à la dernière mode, beau linge, chapeau de feutre gris, redingote olive à col de velours. Puis, lorsqu’il avait pris sa provision d’air, il entrait dans son café, où aussitôt dix voix joyeuses acclamaient sa venue. « Hourrah ! criait-on, voici Canevas ! » ou encore : « Voici l’Éponge ! » On l’avait surnommé « Canevas » parce qu’il avait l’habitude de demander invariablement, à propos de tout homme dont on lui parlait : Kann er was ? — « A-t-il quelque valeur ? » Et quant à son autre surnom, « l’Éponge, » c’était un hommage rendu à ses remarquables qualités de buveur. Le vrai nom du petit musicien était François Schubert.

Les jeunes gens qui l’avaient appelé se serraient pour lui faire place à leur table. L’un d’eux était le peintre Maurice Schwind, qui allait devenir plus tard le plus délicieux poète de la peinture allemande ; d’autres rêvaient d’écrire des drames ou des symphonies ; et parmi eux se détachait la svelte et élégante figure du Suédois Schober, qui, peintre, poète, musicien, avait encore à leurs yeux le mérite supplémentaire d’être un « homme du monde. » Depuis plusieurs années déjà, ils formaient une sorte d’association fraternelle ; et c’était Schubert qui en était l’âme. Ils s’intitulaient volontiers les « Schubertiens ; » ils donnaient le nom de « Schubertiades » à leurs grosses et bruyantes parties de plaisir. Et ce n’était pas que leur petit compagnon eût rien d’un brillant causeur, ni d’un boute-en-train. Timide, taciturne, et d’intelligence médiocre, il faisait même assez pauvre figure, toutes les fois que la musique n’était pas en jeu. Mais la musique jouait un rôle énorme dans les plaisirs de ces jeunes Allemands : et Schubert était en vérité la musique faite homme ; la musique jaillissait de lui spontanément, sans arrêt, comme l’eau d’une source, s’écoulant autour de lui en danses et chansons.

Aussi s’empressait-on à fêter sa venue. Les jeunes amis causaient gaiement, à la table du café ; après quoi, ils allaient boire de la bière dans des brasseries, en attendant le souper. Et, lorsqu’ils avaient achevé de souper, ils montaient dans la chambre de l’un d’eux, de Schober, par exemple, ou bien ils allaient passer la soirée chez les Sonnleithner, une famille de riches bourgeois passionnés de musique.

Là, dès son entrée, Schubert s’installait au piano, pour n’en plus bouger. Il jouait la grande symphonie (aujourd’hui perdue) qu’il avait composée en quelques jours à Gastein, le mois précédent, ou encore une sonate de piano, qu’il venait d’écrire dans la matinée. Et tout le monde, respectueusement, orgueilleusement, l’écoutait, en regardant sautiller sur les touches ses doigts trop courts, de petites boules de chair. Le morceau qu’il jouait était, le plus souvent, fort long : car, depuis quelques années surtout, Schubert avait renoncé à écrire d’abord des brouillons de ses œuvres ; symphonies, messes, sonates et quatuors, ils les improvisait d’emblée, en une ou deux séances ; et, — je ne connais pas d’homme à qui cette locution ingénieuse puisse s’appliquer plus exactement, — il avait de moins en moins « le temps de faire court. » On l’écoutait respectueusement, orgueilleusement, patiemment. Mais, quand il avait fini, et qu’on avait fini de le complimenter, lui-même et son auditoire avaient l’impression d’avoir suffisamment sacrifié au « grand art. » Et alors Schubert, ou l’une des demoiselles Frœlich, se mettait à chanter les derniers lieds du jeune maître, les Cinq Chants sur des Poèmes de Walter Scott, où le piano, avec ses arpèges, rappelait la harpe des bardes écossais, et la Jeune Religieuse, dont la plainte se mêlait, tour à tour, au fracas du tonnerre et au son lointain des cloches d’une église. Tous les yeux brillaient sous les larmes. Et soudain Schubert attaquait une danse, une allemande, une scottisch, un lændler, — choisissant à dessein des tonalités à nombreux dièses ou bémols, fa dièse majeur, la bémol mineur, pour que, sur les touches noires, ses gros doigts puisent courir avec plus d’aisance. Ah ! l’excellent petit Schubert ! personne ne s’entendait comme lui à rendre la vie aimable ! On écartait les chaises, les mains se joignaient, et bientôt tous les cœurs s’étaient consolés de la plainte tragique de la religieuse.

À minuit, les Schubertiens se retrouvaient dans la rue. Marchant l’un derrière l’autre, au milieu de la chaussée, ils chantaient en canon un air formé des notes do, la, fa, fa, mi, mi, ce qui, traduit en lettres, signifiait caffee. Malheureusement les cafés étaient fermés : on allait donc dans les brasseries, où l’on buvait encore quelques chopes de bière pour bien finir la journée. Et parfois Schubert s’apercevait, tout à coup, qu’il avait oublié de composer un quatuor vocal, promis à des camarades pour le lendemain. Aussitôt ses amis tiraient de leurs poches un livre, un journal, contenant des vers : des vers de Goethe ou d’un rimailleur anonyme, une ode romantique ou une chanson à boire. Ils savaient que, pour Canevas, tout était également bon à mettre en musique ; ne l’avaient-ils pas vu, certain dimanche, improviser un lied sur le texte, en simple prose, de l’évangile du jour ? Et, en effet, Schubert se mettait aussitôt en devoir de composer son quatuor : de sa belle écriture de maître d’école, il inscrivait le titre, notait le chant et les paroles des quatre parties, copiait, au-dessous, le reste des couplets. Puis on déchiffrait l’œuvre nouvelle, séance tenante, on buvait une dernière chope, et l’on montait se coucher, après s’être donné rendez-vous pour le soir suivant.


Ainsi vivaient ces deux hommes, Beethoven et Schubert, les deux plus grands musiciens de leur temps. Ils habitaient la même ville, le même quartier. Ils publiaient leurs œuvres chez les mêmes éditeurs, Steiner, Harlinger, Diabelli. Ils faisaient exécuter leurs compositions de musique de chambre par le même quatuor, le fameux quatuor Schuppanzigh, dont le violoniste Charles Holtz, précisément, était l’un des membres. Ils avaient des amis communs : Schindler, l’élève et confident de Beethoven, se mêlait volontiers au groupe des « Schubertiens, » et ce fut un des plus intimes compagnons de Schubert, Anselme Huttenbrenner, qui assista Beethoven à son lit de mort. J’ajoute que, sans aucun doute possible, chacun des deux maîtres connaissait, au moins en partie, les œuvres de l’autre : car Schubert, surtout depuis qu’il avait secoué l’influence de Salieri, ne cessait pas de prendre pour modèles les symphonies, les quatuors, les sonates de Beethoven ; et celui-ci ne pouvait manquer d’avoir lu non seulement les recueils de lieds de Schubert, mais aussi quelques-unes de ses œuvres de musique de chambre, ne fût-ce que ses pièces pour le piano (dont l’une lui était dédiée) et son grand Octette en fa majeur, dont l’exécution, sous la conduite de Schuppanzigh, avait eu à Vienne toute l’importance d’un événement musical. Et sans cesse, dans le cercle restreint où se passait leur vie, Beethoven et Schubert avaient l’occasion de se rencontrer : plus d’une fois pendant ce même automne de 1825, les garçons du Chameau durent les voir assis à des tables voisines. Mais, avec tout cela, on est aujourd’hui à peu près certain que, jusqu’à la mort de Beethoven, en 1827, jamais les deux hommes n’ont échangé une seule parole. Vivant côte à côte, se connaissant de nom et de visage, ils sont restés jusqu’au bout étrangers l’un à l’autre. Pourquoi ? Il y a là un petit problème que, depuis trois quarts de siècle, les musicographes allemands débattent sans pouvoir le résoudre.

Une chose, du moins, paraît évidente : si un obstacle s’est dressé entre Beethoven et Schubert pour les empêcher d’entrer en rapports, cet obstacle n’a pas pu venir du côté de Schubert. Celui-ci, à vrai dire, n’a pas toujours admiré Beethoven autant qu’on l’imagine. A propos du jubilé de son maître Salieri, dans un fragment de journal de l’année 1816, il écrivait : « Quel plaisir et quel réconfort doit éprouver un artiste à voir réunis autour de soi tous ses élèves, dont chacun s’efforce de produire en son honneur ce qu’il peut de plus parfait, et à trouver dans toutes ces compositions la vraie nature directement exprimée, sans aucune de ces bizarreries qui dominent aujourd’hui chez la plupart des musiciens, et qui ont eu pour unique initiateur un des plus grands de nos artistes allemands ! » Cet « initiateur des bizarreries, » dans la musique allemande de 1816, c’était, incontestablement, l’auteur de la Symphonie héroïque qui, l’année précédente, avec sa sonate de piano en la majeur (op. 101) et ses deux sonates pour piano et violoncelle (op. 102), venait précisément d’inaugurer ce qu’on appelle « sa dernière manière. »

Mais Schubert avait alors dix-neuf ans : et, peu de temps après, il a dû pardonner à Beethoven ses « bizarreries, » car le fait est que, depuis l’année 1822 surtout, comme je l’ai dit, et jusqu’à sa mort, en 1828, il n’a plus cessé de vouloir l’imiter. Chacune de ses compositions, depuis lors, a été, en quelque sorte, directement inspirée d’une œuvre de Beethoven ; et je supposerais volontiers que, si sa Symphonie en si mineur (qu’on nomme, bien à tort, la « symphonie inachevée, ») n’est faite que d’un allegro et d’un andante, c’est qu’il l’a écrite sous l’influence d’une sonate de Beethoven en mi mineur (op. 90), faite, pareillement, d’un pathétique allegro en mineur que suit une façon de canzone en majeur. Au reste, tous ses amis sont unanimes à affirmer que, dans les dernières années de sa vie, il « tenait Beethoven pour un dieu. » La façon dont il l’imitait prouve, malheureusement, qu’il continuait à ne pas le comprendre : mais, à coup sûr, il l’adorait, et nous n’avons pas de peine à croire son ami Spaun quand il nous dit que « Schubert se serait estimé infiniment heureux s’il lui avait été possible d’approcher Beethoven. »

L’obstacle est donc venu entièrement du côté de ce dernier. Spaun, — le plus autorisé des biographes de Schubert, — nous le dit encore expressément : « Mais Beethoven, vers la fin de sa vie, s’était assombri au point d’être inaccessible. » Et cependant il n’avait pas été « inaccessible » pour les amis de Schubert, — pour Schwind, pour Grillparzer, pour Hüttenbrenner, — dont aucun n’avait autant de droits à attirer son attention que le jeune auteur de l’Octette et de la Belle Meunière. De telle façon qu’on se trouve forcément conduit à penser que Beethoven a dû avoir contre Schubert une prévention spéciale, qui toujours l’a empêché non seulement de se lier avec lui, mais même de faire sa connaissance et d’accueillir son hommage.

Et, en effet, pour peu que l’on considère la personne et l’œuvre des deux musiciens, les motifs de cette prévention se devinent aisément. L’avouerai-je ? Je ne serais pas surpris que, en premier lieu, Beethoven ait été jaloux de son jeune confrère. Avec tout son génie, ce grand homme n’était toujours qu’un homme ; et la souffrance avait encore avivé en lui la fièvre d’une âme naturellement passionnée. Pauvre, malade, délaissé, condamné par sa surdité à une solitude éternelle, comment n’aurait-il pas envié un heureux garçon qui ne lui apparaissait jamais qu’entouré d’une troupe enthousiaste d’admirateurs et d’amis ? Comment n’aurait-il pas envié le talent de Schubert, sa prodigieuse facilité à trouver des rythmes et des mélodies, tandis que lui-même, d’année en année, se désolait davantage de la faiblesse de son invention musicale ?

Toute sa vie, du reste, il avait eu à lutter contre ce défaut naturel : et je ne crois pas qu’aucun musicien, si ce n’est peut-être Hændel, ait aussi souvent « plagié » autour de lui les motifs de ses œuvres, — sauf ensuite, pour Hændel comme pour Beethoven, à soulever des mondes à l’aide des misérables outils ainsi empruntés. Et maintenant, aux dernières années de sa vie, la moindre ligne à écrire lui valait des semaines d’hésitations, de fatigues, d’angoisses ; comment n’aurait-il pas éprouvé quelque jalousie à l’endroit d’un musicien qui, spontanément, sans l’ombre d’efforts, et du matin au soir, improvisait des sonates, des symphonies, des quatuors, plus riches en mélodie et plus longs que les siens ?

Mais ce grand homme avait le cœur si noble qu’un sentiment comme celui-là aurait eu de quoi, plutôt, lui faire rechercher l’amitié de Schubert. Si réellement il s’est refusé de parti pris à cette amitié, c’est qu’il aura eu contre son jeune rival d’autres griefs encore qu’une jalousie toute personnelle. Et, en effet, il n’a pu manquer de sentir que, avec tout son talent, Schubert achevait de gâter, de désorganiser, de corrompre et de tuer la musique, telle que lui-même, Beethoven, la comprenait et l’aimait, telle que l’avaient patiemment constituée, avant lui, quatre ou cinq générations de maîtres de génie. Avec l’ensemble séculaire de ses règles et de ses traditions, cette musique était devenue un puissant appareil de beauté artistique, capable tout à la fois, — l’exemple de Mozart l’avait bien montré, — d’exprimer dans leurs nuances les plus fines tous les sentimens humains, et de les revêtir d’une grâce, d’une pureté, d’une harmonie merveilleuses. Depuis la statuaire antique, aucun art n’était parvenu à une perfection aussi riche, ni aussi profonde. Sans compter que, sous les règles et les traditions extérieures, cette musique en avait d’autres, plus intimes, qui prêtaient à ses moindres détails une signification propre. Les diverses parties d’une sonate ou d’une symphonie étaient réunies entre elles par un bien secret : chaque tonalité, chaque rythme avait pris un caractère spécial, qui comportait un mode spécial d’expression et de beauté. Tout était simple, clair, organisé, vivant. Et sans doute, aux dernières années du XVIIIe siècle, un vent de révolution avait soufflé sur ce délicat édifice de la musique de Bach et de Hændel, de Gluck et de Mozart. Beethoven lui-même, alors, avait eu des aspirations « romantiques : » il avait essayé de rompre l’entrave des vieilles règles ; il avait sacrifié au goût nouveau d’un art moins savant, plus brillant, plus pathétique et moins recueilli.

Mais bientôt, sous l’heureuse influence de la solitude, il s’était arrêté dans la fausse voie, où il s’était engagé : il s’épuisait désormais à redevenir un « classique, » de toute son âme, il luttait contre la mode de son temps ; et ses dernières œuvres ne sont qu’un prodigieux effort pour créer, — pour ressusciter, — une musique savante et vivante, traduisant, dans la langue et suivant l’esprit des maîtres anciens, l’océan infini de passions qui coulait en lui. La sobriété, la simplicité, la vie intime et profonde, c’est tout cela qui, toujours plus impérieusement, lui apparaissait comme l’idéal de son art. Et voici que, dans les compositions du jeune Schubert, il voyait se manifester un esprit nouveau. Sous l’apparence trompeuse des formes classiques de la symphonie et de la sonate, il découvrait un art tout d’éclat extérieur et de sensiblerie, un art où des motifs et des rythmes, souvent très beaux, ne produisaient plus l’émotion que par eux-mêmes, et non par le vivant travail de leur mise en œuvre. Le jeune confrère que lui vantaient Schindler et Schuppanzigh pouvait avoir de quoi mouiller les yeux des « belles Viennoises : » mais Beethoven sentait bien qu’avec tout son génie d’invention, il ne savait ni varier, ni développer, ni transformer en « art » les idées musicales dont il était rempli. En vain il tentait d’employer les formes anciennes : il était l’homme de son temps, d’un temps que le vieux Beethoven haïssait et méprisait sans cesse davantage. Jusque dans ses lieds, il introduisait l’esprit de ce temps : il imitait le son de la harpe et le fracas du tonnerre, il décrivait les sauts d’une truite dans l’eau, il sacrifiait au murmure d’un rouet la plainte amoureuse de Marguerite délaissée. Et, certes, ses lieds étaient des chefs-d’œuvre de grâce pittoresque : mais comment Beethoven les aurait-il aimés, lui qui, toute sa vie, s’était ingénié à resserrer, à simplifier, à rendre plus concise et plus pénétrante la traduction musicale de ces quatre vers de Goethe : « Celui-là seul qui connaît la mélancolie sait combien je souffre. Sans amis, et privé de toute joie, en vain je regarde l’horizon ! » Comment ce dernier « classique » n’aurait-il pas détesté, en Schubert, l’homme qui allait achever de détruire le glorieux et vénérable édifice que, lui-même, de toutes ses forces, vingt ans, il s’était épuisé à vouloir sauver ?


T. De WYZEWA.