Revue scientifique - Les grands fléaux humains

Revue scientifique - Les grands fléaux humains
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 205-216).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES GRANDS FLÉAUX HUMAINS

De tous les grands fléaux morbides qui étiolent et ravagent l’humanité, les plus graves, les plus néfastes sont sans conteste à l’heure actuelle la tuberculose, le cancer et la syphilis. Certes, à côté d’eux, les épidémies soudaines et meurtrières qui, de-ci, de-là, déciment le troupeau humain : la peste, le choléra, la fièvre jaune, la fièvre typhoïde et tant d’autres ont un caractère plus effrayant par leur violence. Mais en fait les désastres qu’elles causent sont, comparativement, presque négligeables : et, dans le corps social comme dans la nature inorganique, les causes lentes mais continues, et qui ont pour elles tout l’espace et tout le temps, ont des effets beaucoup plus profonds en dépit des apparences, que les phénomènes violens, mais éphémères el localisés. Les torrens que les orages produisent dans les montagnes ont moins d’action sur l’érosion de la croûte terrestre que les fleuves paisibles, mais durables ; les tremblemens de terre ou les éruptions volcaniques les plus effrayans n’ont jamais autant modifié le relief du globe que ne fait l’action lente et insensible, mais éternelle, du vent ou de la pluie. Il en est ainsi des maladies, et c’est pourquoi cette sinistre trinité que font ensemble la tuberculose, le cancer et la syphilis sont si funestes, et c’est pourquoi elles fauchent chaque année plus d’hommes que n’a jamais fait la guerre, même dans les époques où sévit le plus cette folie homicide collective. C’est presque une dérision de voir les progrès pourtant admirables, que fait l’art humain de tuer, rester malgré tout bien en arrière de ce que peut faire cet horrible trio d’ « affections, » comme disent les médecins, par une bizarre anomalie du langage, qui désigne du même mot les choses les plus nécessaires et les plus douces au cœur de l’homme, et celles qui font gémir sa pauvre chair douloureuse.

Il n’entre point, dans le programme que nous nous sommes tracé, d’exposer ici d’une manière complète l’état de nos connaissances sur ces maladies, et tout ce dont s’est enrichi à leur endroit l’arsenal thérapeutique. Des volumes n’y suffiraient pas. Nous nous contenterons d’examiner ces choses du point de vue pastorien, et de mettre en évidence dans ce domaine les progrès réalisés qui relèvent du mouvement créé par Pasteur, et baignent par quelque racine dans le puissant torrent d’idées qui eut sa source au fond des cerveaux de ce grand homme et de ses disciples.

On nous permettra au préalable quelques mots nécessaires sur l’esprit dans lequel il convient à notre sens d’aborder l’étude de ces maladies. Un long atavisme de bestialité, puis d’ignorance, fait que les hommes ne savent point en général regarder les choses les plus simples d’un œil parfaitement achromatique. Toujours entre elles et eux les préjugés ou les habitudes irraisonnées viennent interposer leur prisme déformant. Les maladies elles-mêmes n’ont point échappé à cette règle. Le temps n’est pas très loin où les maladies mentales, par exemple, étaient considérées comme d’une essence spéciale, où on ne les regardait qu’avec une sorte de terreur superstitieuse. On trouverait aujourd’hui bien des gens, se piquant d’être des esprits dégagés, et qui considèrent encore les aliénés comme des sortes de « possédés, » relevant vaguement de la sorcellerie. Si sur ce point pourtant on a fait des progrès, ils sont par ailleurs bien incomplets, et il y a toujours, pour la plupart des gens du monde, des maladies a distinguées » et des maladies « honteuses. » A ces deux catégories extrêmes appartiennent respectivement et tout justement la tuberculose et la syphilis, laissant entre elles le cancer qui n’évoque jusqu’ici dans les âmes sentimentales qu’une neutralité suspecte, comme s’il ne méritait ni l’excès d’honneur de celle-là, ni l’indignité de celle-ci. La tuberculose fut très à la mode vers les 1 830 ; ne lui devait-on pas la pâleur romantique ? Elle a inspiré les poètes, les dramaturges, les romanciers : chacun le sait sans que nous ayons besoin d’évoquer ici Millevoye, Alexandre Dumas et sa Dame aux Camélias, ou même tout près de nous, — horresco referens ! — ce Phalène dont les feux de la rampe eurent tôt fait de brûler les ailes impétueuses. Bien qu’un peu déchue de son piédestal poétique, la tuberculose ne laisse pas de conserver encore un certain charme élégant et languide aux yeux des gens qui ne savent pas, et c’est le plus grand nombre, nil admirari... sed intelligere.

Tout le contraire a lieu pour cette maladie dont on n’osait pas parler, dans la bonne compagnie, avant que M. Brieux eût le courage de la mettre en scène. Pourtant, je n’approuve point le nom d’ « avarie, » que l’éminent dramaturge a substitué à un vieux mot mal famé. Il n’est point précis, ni spécifique, et il est trop péjoratif, car il n’est aucune maladie qui ne soit une avarie pour l’organisme ; et puis, ce n’est point en modifiant le nom des choses qu’on en change le caractère. Nous continuerons donc à l’appeler de son vieux nom médical, la « syphilis, » dont l’assonance rappelle les noms que l’on donnait autrefois aux héros des anciennes bergeries. Donc la syphilis est tenue couramment pour une maladie « honteuse, » sous prétexte qu’elle est parfois une des tristes rançons de la débauche, et que celle-ci est honteuse, ce qui est vrai. Mais la syphilis qui contamine l’enfant dans le sein de sa mère, celle qu’il suce avec le lait de sa nourrice, celle qu’une innocente jeune femme reçoit d’un mari criminel, en quoi ces pauvres victimes doivent-elles en être honteuses ? Laissons là ces vains préjugés ; la science et la vérité ne les peuvent épouser. Ce qu’il faut qu’on sache, et nous le dirons tout à l’heure, c’est que cette maladie est, après la tuberculose, la plus funeste au genre humain, et qu’il convient de l’en protéger pour l’avenir de la race. Ce qu’il faut qu’on sache, on doit pouvoir y penser ; et il n’est point de choses, quoiqu’on en ait dit, auxquelles il faille penser toujours sans pouvoir en parler jamais


Les ravages du cancer sont vraiment effrayans. En 1911, les décès causés par lui en France ont atteint la moitié des décès par tuberculose pulmonaire et dépassé de beaucoup le total fourni par toutes les maladies épidémiques réunies. Il y a en Europe 70 à 100 cas de cancer pour 1 000 habitans contre 6 seulement en Chine, et 5 à Ceylan. La mortalité par cancer paraît augmenter d’année en année, si l’on s’en rapporte brutalement aux statistiques officielles. Cette augmentation est-elle réelle ? C’est une question fort agitée en ce moment dans les milieux médicaux. Pour les uns, il n’y a là qu’une augmentation apparente due à diverses causes. D’abord, le diagnostic des cancers internes, qui souvent naguère passaient inaperçus, a fait des progrès remarquables ; ensuite, on opère beaucoup plus que par le passé les cancers in extremis ; les malades demandent plus volontiers et plus fréquemment l’avis de leurs médecins ; enfin, la durée moyenne de la vie humaine augmente d’année en année, et comme le cancer est une maladie de gens ayant dépassé la maturité, rarement de jeunes gens, très exceptionnellement d’enfans, il est naturel que la fréquence absolue du cancer paraisse augmentée sans que sa fréquence moyenne relative, à un âge donné, le soit en réalité. Enfin un autre argument tend à la même conclusion : si on répartit les cancers en deux groupes, ceux qui sont visibles, superficiels et facilement reconnaissables, et ceux qui sont cachés et profonds, on trouve que l’augmentation apparente porte sur le second groupe. Nous verrons, il est vrai, tout à l’heure M. Borrel, de l’Institut Pasteur, interpréter tout différemment ce fait, que, proportionnellement aux cancers de la peau et de la face, ceux du tube digestif (qui comptent 65 pour 100 du nombre total des cas) paraissent augmenter. De l’autre côté de la barricade, certains médecins affirment que la progression du cancer est réelle ; cette manière de voir s’accorderait assez avec les idées si originales, si profondes que M. Le Dantec vient de développer sur l’origine de ce mal<ref> Biologica, 15 février 1914. < :ref> et que nous examinerons.

On voit que la statistique, avec son apparence de brutale logique, est une arme bien délicate à manier. Les faits qu’elle nous apporte sur la répartition du cancer et sa dissémination ne sont guère plus faciles à interpréter. Il semble plus fréquent dans les pays du Nord de l’Europe que dans ceux que baigne la Méditerranée, et surtout dans les vallées, près des cours d’eau, dans les pays de culture maraîchère. Les recherches entreprises par l’Impérial Cancer Researche fund dans la totalité de l’Empire britannique ont montré que certaines races indigènes présentent une répartition du cancer, selon les organes, tout à fait autre que chez les Européens. L’interprétation de tous ces faits est encore trop délicate pour que nous nous y risquions.

Il faudrait d’abord que fussent résolues ces trois questions : en quoi consiste le cancer ? quelle est sa cause ? comment le prévenir et le soigner ? De ces trois problèmes, le premier est, hélas ! le seul dont la solution est aujourd’hui acquise.

Chez l’homme comme chez les animaux, le cancer est caractérisé par une tumeur qui se développe en un point du corps, formé de cellules histologiquement à peu près semblables aux cellules normales, et qui se développent et prolifèrent indéfiniment comme un être nouveau et parasite implanté sur le malade, en détruisant et digérant tous les tissus sains voisins, et en empoisonnant peu à peu l’organisme, par les déchets qu’il y déverse. On peut comparer le corps humain à une vaste société dans laquelle il y a, suivant la juste expression de M. Le Dantec, coordination. Les élémens de cette société sont les cellules (il y en a chez l’homme environ soixante mille milliards) qui chacune, dans le cadre que lui imposent le squelette et le tissu conjonctif, collabore pour sa part à la bonne marche de l’ensemble, et profite d’autre part et en même temps de cette bonne marche qui assure son alimentation et l’évacuation de ses excrétions. La liberté dont jouissent les cellules dans la machine humaine est donc, comme dans les sociétés bien organisées... s’il en fut jamais, limitée étroitement par les besoins de l’ensemble. Or voilà que soudain, en un point, une ou plusieurs cellules se mettent à proliférer pour leur compte personnel, empiétant sur les cellules voisines et, au lieu de collaborer au fonctionnement général, l’entravent peu à peu par leur indépendance parasitaire : un corps nouveau, un corps anarchique et destructeur est né, c’est le cancer, c’est, comme on l’a si bien appelé, le néoplasme. Donc, si j’ose dire, et on me permettra la définition à la faveur de sa brièveté et des images, peut-être justes qu’elle évoque, le cancer est un État dans l’État.

Peu à peu, l’amas des cellules anarchiques s’étend et gagne du terrain, il digère tout autour de lui, il produit par ses excrétions un empoisonnement terrible de tout l’organisme, et si rien ne l’arrête, si on ne l’extirpe à temps, c’en est bientôt fait de l’individu envahi. Car 60 trillions de cellules saines ne peuvent rien contre ces envahisseurs, elles sont à leur merci, elles ne se défendent pas contre eux, et rien dans l’organisme ne prévaut contre ce mal effroyable.

Quelle est la cause de ce cancer, de ce mal si conforme à son nom et qui, comme un crabe vorace, ne lâche plus la proie qu’il a saisie dans ses pinces atroces ? Telle est la question qu’il importe avant tout de résoudre, si on veut un jour prévenir et guérir. Or, à cet égard, on n’en est guère qu’au point qui caractérisait l’étude des maladies infectieuses avant Pasteur. A l’heure qu’il est, et si l’on met de côté des doctrines d’ailleurs ingénieuses, comme la théorie embryonnaire de Cohnheim, qui sont insuffisantes en général ou contredites par les faits, deux explications possibles du cancer se dressent l’une en face de l’autre : la théorie microbienne ou plus généralement parasitaire, à laquelle le docteur Borrel a, par ses magnifiques travaux poursuivis à l’Institut Pasteur, apporté, comme nous le verrons, des contributions qui légitiment tous les espoirs, et la théorie qu’on appelle d’un nom qui n’est peut-être pas très heureux, la théorie de l’irritation, dont le docteur Ménétrier s’est fait l’éloquent champion et à laquelle M. Le Dantec vient d’apporter une adhésion éminente[1].

A l’appui de la théorie qui veut que le primum movens du cancer soit un microbe, — d’ailleurs non encore isolé, peut-être à cause de sa petitesse, — les expériences du docteur Borrel ont apporté des faits profondément troublans. Reprenant la voie ouverte jadis par Moreau, M. Borrel a montré qu’on peut transplanter le cancer d’un animal à un autre de même espèce, à la condition que celui-ci soit dans des conditions extérieures analogues. C’est la souris qui, à cause de son prix modique et de la commodité de son élevage et de sa surveillance, a été surtout employée comme sujet d’expériences. Tout d’abord, il a transplanté de souris à souris des morceaux de cancer qui ont fort bien prospéré sur leurs nouveaux hôtes. Mais, comme cela a été montré de diverses manières, cette transplantation n’est pas une inoculation, mais une greffe. Les cellules cancéreuses de la centième souris cancérisée de proche en proche à partir de la première sont issues par descendance directe des cellules cancéreuses de celle-ci. C’est dans ce sens qu’il faut entendre la définition si profonde proposée par M. Borrel : « Un cancer est constitué par des cellules qui ont acquis la propriété de se multiplier indéfiniment dans le temps et indéfiniment dans l’espace. » Il ne s’agit nullement d’une inoculation par un virus microbien, car on n’a obtenu que des résultats négatifs en voulant transmettre le cancer des souris au moyen d’une bouillie obtenue par trituration d’un fragment cancéreux de façon à en détruire les cellules. Ceci ne prouve donc rien pour ou contre un virus cancéreux, mais, en revanche, M. Borrel a trouvé fréquemment chez la souris, le cheval, l’homme même, au centre d’une tumeur cancéreuse naissante, un ver parasite ou un acarien minuscule qui semble en avoir été le point de départ. Le virus cancéreux serait fréquent partout autour de nous, mais ne pourrait agir que sur un terrain déjà préparé et en quelque sorte prédisposé. Ces parasites seraient à la fois, par l’irritation qu’ils produisent, les agens de cette prédisposition, et, d’autre part, les véhicules du virus. A l’appui de ces idées, on peut invoquer une fort curieuse expérience de Fibiger dans laquelle on produit le cancer de l’estomac chez des rats parasités par un ver particulier dont la blatte américaine dévore les œufs avant d’être elle-même mangée par le rat.

Les faits les plus éloquemment favorables à l’origine virulente et externe du cancer sont tirés de l’élevage des souris : dans certaines cages, 10 souris sur 10 sont devenues cancéreuses par contagion, alors que, dans des cages voisines, toutes restaient indemnes : tout ou rien.

D’autre part, on peut invoquer à l’appui d’une origine virulente et externe du cancer la remarque du professeur Quénu : que le cancer est surtout extrêmement fréquent au niveau des organes en large contact avec le milieu extérieur et très rare dans les organes profonds ; tandis que le cancer des voies digestives et du sein sont d’observation courante, ceux de la glande thyroïde et des organes cachés sont une rareté.

La théorie de l’irritation est toute différente : d’après elle, la prolifération cancéreuse des cellules ne serait nullement engendrée par un agent spécifique, un virus, un parasite, mais seulement par une sorte d’état inflammatoire des cellules dû à des causes variées d’irritation chronique (mécaniques, physiques, chimiques ou même microbiennes). Des cellules ainsi irritées, un certain nombre s’accoutumeraient peu à peu à des conditions anormales de nutrition et de reproduction ; par une sorte de sélection pathologique, et l’exagération de leurs réactions définitives, elles acquerraient cette autonomie anarchique qui aboutit au cancer. Les deux théories, en somme, admettent le rôle de l’irritation cellulaire, mais, dans la première, celle-ci sert seulement à frayer les voies au virus pathogène ; dans la seconde, elle suffit à créer la maladie. Le cancer bien connu des radiologistes (dont le pauvre Radiguet et tant d’autres sont morts) survenant à la suite de l’irritation répétée causée par les rayons X paraît à cet égard au docteur Ménétrier une preuve sans réplique. Mais les partisans de la doctrine virulente lui répondront sans peine que les rayons X ont pu frayer seulement la voie au virus latent autour du sujet.

En somme, la querelle n’est pas tranchée, adhuc sub judice lis est. Tant mieux, car du choc des doctrines jailliront de nouvelles expériences, et c’est l’expérience seule qui nous donnera la vérité.

Les contributions théoriques que M. Le Dantec vient d’apporter à la doctrine irritative du cancer et auxquelles nous avons déjà fait allusion sont tellement ingénieuses, suggestives et originales que nous ne pouvons les passer sous silence : pour lui, — il développe cette idée avec une logique si ingénieuse que le talent du plaidoyer vous emporte sans vous laisser presque la force de résister, — pour lui, dis-je, nous serions tous candidats au cancer dans une de nos innombrables cellules. Sous l’influence des excitations extérieures, l’une d’elles finit par se rebiffer, si j’ose dire ; elle se défend de son mieux, acquiert des qualités nouvelles de résistance et de vigueur par adaptation et prolifère avec toutes les désastreuses conséquences. La cellule cancéreuse serait pour M. Le Dantec l’aboutissant merveilleux de l’adaptation lamarckienne de l’organisme : et la preuve, c’est qu’elle est la plus stable des cellules et c’est pourquoi elle supplante victorieusement les autres moins bien adaptées. La dernière étape de l’évolution de la substance humaine serait donc l’homme cancéreux, et ce serait lui le surhomme des poètes philosophes. Je ne sais si cette orgueilleuse constatation suffira à consoler tous les malheureux que ronge ou que guette l’horrible cancer.

Au point de vue thérapeutique, l’extirpation chirurgicale précoce reste encore le meilleur mode d’action contre les tumeurs cancéreuses..., mais, hélas ! pas contre toutes. Pourtant, les rayons X et les rayons radioactifs divers ont donné dans beaucoup de cas des améliorations qui laissent dans cette direction beaucoup d’espoir, car, en dépit de leur merveilleuse stabilité, les cellules cancéreuses semblent avoir heureusement ce défaut à leur cuirasse, d’être détruites plus facilement que les cellules normales par ces rayonnemens.

Si on peut d’autre part exprimer un vœu, ce sera que, des deux théories en présence, la vraie soit la théorie parasitaire, ou si j’ose dire pastorienne, du cancer : dans ce cas, en effet, on peut espérer quelque jour une thérapeutique sérothérapique ou vaccinothérapique du cancer. Dans le cas contraire, la guérison de ce mal affreux paraît, même dans l’avenir, beaucoup plus problématique. En tout cas, dès maintenant l’hygiène peut sans doute beaucoup comme moyen de prophylaxie anticancéreuse, car si, comme l’a remarqué M. Borrel, le cancer de la face est beaucoup plus rare dans les classes aisées que dans les campagnes, c’est peut-être que les paysans ne savonnent pas assez leurs peaux ravagées par des colonies innombrables de démodex porteurs possibles du virus. Si plus de 65 pour 100 des cas de cancer sont des tumeurs du tube digestif, n’est-ce pas parce que la culture maraîchère use du fumier des chevaux dont l’intestin fourmille de parasites, et qui sont peut-être, de tous les animaux, les plus fréquemment cancéreux (plus de 1 pour 100 d’entre eux le sont) ?


Après la tuberculose et peut-être avant le cancer, la syphilis est sans doute la plus grande faucheuse d’hommes qui soit. Il n’est pas exagéré de dire, suivant l’expression récente du docteur Roux, que la moitié des cas pathologiques sont sous sa dépendance.

Depuis quelque temps, nos connaissances sur cette maladie ont fait des progrès remarquables. Schaudin en a découvert le microbe, le fameux Treponema pallidum, ce qui permet de caractériser immédiatement une lésion suspecte au moyen de l’ultra-microscope. Des méthodes nouvelles de diagnostic permettent aujourd’hui de déceler la maladie même quand elle se dissimule, et surtout la célèbre réaction de Wassermann qui comporte l’analyse, par un procédé ingénieux, du sang du sujet. Enfin, comme le disait naguère le directeur de l’Institut Pasteur, « Ehrlich a mérité la reconnaissance universelle en fournissant contre elle un médicament plus efficace que tous ceux employés précédemment. »

Tout ce mouvement a eu pour origine les recherches faites à l’Institut Pasteur par M. Metchnikoflf sur l’inoculation de la syphilis aux singes anthropomorphes. Jamais auparavant on n’avait réussi à inoculer réellement la maladie aux espèces animales et à obtenir ainsi un moyen de l’étudier systématiquement par l’expérimentation. Grâce à l’habileté de M. Metchnikoff, on a réussi à inoculer cette affection aux singes anthropomorphes et notamment au chimpanzé, d’une manière si parfaite que les lésions obtenues ont présenté tous les caractères spécifiques jadis exclusifs à l’homme. C’est de là qu’est sortie en partie la belle découverte d’Ehrlich sur le traitement de la syphilis par les composés organiques de l’arsenic. Déjà les recherches ingénieuses de Salmon sur l’ « atoxyl » avaient marqué dans cette voie une étape.

Pour bien juger de l’importance sociale de tous ces progrès, quelques chiffres ne seront peut-être pas inutiles. Le professeur Fournier estime que 1 sur 6 des hommes est atteint de syphilis à Paris, et M. Blaschko affirme qu’à Berlin, parmi les jeunes gens au-dessous de trente ans, 1 sur 4 est syphilitique. Ce qui rend la maladie particulièrement grave au point de vue général, c’est d’abord sa contagiosité qui dure de longues périodes, et qui notamment, par le contact de la salive avec les verres et les assiettes, risque de contaminer des innocens. Quant à la mortalité due à cette cause, elle est bien plus grande qu’on ne croit communément. Le professeur Leredde a soutenu, il y a quelques semaines, cette thèse, peut-être un peu trop pessimiste, mais fortement appuyée d’argumens, qu’en 1910, par exemple, à Paris 11 000 décès furent dus à la tuberculose, 2 500 au cancer, plus de 3 000 à la syphilis, ‘au moins indirectement, car on sait maintenant et notamment par I les recherches récentes de Levaditi et de Noguchi, que le tabès et la paralysie générale sont causés par le Treponema pallidum et qu’on le .retrouve dans toute une série d’affections d’origine naguère mal connue, et fréquemment dans les hémorragies cérébrales, dans certains anévrysmes de l’aorte, dans certaines néphrites, etc.

La syphilis n’est pas seulement contagieuse, elle est aussi héréditaire, et c’est à ce titre qu’elle est surtout dangereuse pour la race et pour le pays dont elle tue les enfans dans le sein même de leurs mères. La parole navrante du professeur Fournier : « cette maladie est, de toutes, celle qui produit le plus d’avortemens et qui tue le plus d’enfans en bas âge » est tristement illustrée par les statistiques récentes. A l’hôpital Saint-Louis, par exemple, on relevait récemment 123 mort-nés ou morts avant terme sur 148 grossesses de femmes syphilitiques, et à l’hôpital Broca, plus de 73 pour 100 de mortalité analogue.

On voit quelle est l’étendue du péril dans ce pays où la trop faible natalité pose les problèmes d’avenir les plus angoissans.

C’est pourquoi tous les esprits désintéressés ont accueilli avec tant d’espoir la découverte thérapeutique d’Ehrlich. Son salvarsan et son néosalvarsan, qui sont des produits arsenicaux, marquent un glorieux retour offensif de la vieille thérapeutique médicamenteuse dont l’arsenal était surtout chimique. Mais, loin d’être en opposition avec les méthodes pastoriennes, c’est en accord avec elles et en s’appuyant cette fois sur elles qu’Ehrlich a fait son utile découverte. A l’heure qu’il est, cela ressort notamment des expériences faites à l’hôpital Broca par les docteurs Jeanselme et Hudelo, expériences qui portent sur plusieurs années et sur des milliers de cas, on peut considérer que l’on est enfin armé contre cette terrible maladie et que l’on a les moyens d’en enrayer l’évolution. Cette constatation est consolante, en dépit de quelques cas de cécité ou de mort dus au nouveau médicament, et qui sont dus peut-être à des erreurs de technique. M. Jeanselme a observé plusieurs cas irréfutables de réinfection syphilitique chez des individus traités auparavant par le salvarsan. C’est la preuve la plus péremptoire de son efficacité. En outre, dans le service du même savant, toutes les femmes enceintes syphilitiques traitées par les produits du professeur Ehrlich ont donné le jour à des enfans vivans et normaux. C’est un beau progrès et qui intéresse la nation tout entière.


La grande mangeuse d’hommes, la tuberculose, n’a malheureusement pas encore trouvé son Ehrlich, mais les progrès réalisés depuis quelques années par les pastoriens autorisent tous les espoirs. Nous ne rappellerons pas, car la Revue leur a consacré naguère plusieurs articles, les faits déjà anciennement connus sur la tuberculose : les merveilleuses intuitions de Laennec, inventeur de l’auscultation, l’inoculation expérimentale de la maladie par Villemin, la découverte, l’isolement et la culture du bacille de Koch, et la navrante aventure de sa trop fameuse tuberculine dont le gouvernement prussien avait projeté, comme on s’en souvient, de faire un instrument de sa politique. On sait que la tuberculine[2] a failli tragiquement aux espérances qu’elle avait fait naître, mais elle a conservé un rôle qui, pour être plus modeste, n’en est pas moins utile : elle constitue par sa réaction pour l’homme et les animaux un moyen excellent de diagnostic de la tuberculose.

Pour ne point parler des différens sérums anti-tuberculeux expérimentés jusqu’à ce jour (Maragliano, etc.), dont aucun à notre avis n’a donné de résultats nettement encourageans, venons-en maintenant aux faits nouveaux les plus remarquables apportés dans le domaine de la tuberculose et qui émanent des laboratoires pastoriens.

A défaut de traitemens spécifiques encore inexistans pour prévenir ou guérir la maladie, les méthodes d’hygiène demeurent notre meilleure arme : non pas uniquement d’hygiène générale, mais aussi d’hygiène spécifique. C’est pourquoi les recherches récentes sur les conditions dans lesquelles le bacille tuberculeux peut envahir l’organisme sont si importantes.

A rencontre de bien d’autres bactéries (fièvre typhoïde, choléra) le bacille de Koch a une très grande vitalité, il subsiste des journées et même des semaines à l’état virulent, hors de ses habitats ordinaires, qu’il soit sec ou enrobé dans des gouttelettes d’eau. Dans du fromage provenant de vaches tuberculeuses le bacille fut trouvé vivant au bout de 200 jours. C’est ce qui surtout le rend dangereux dans les agglomérations. Burnet a d’ailleurs montré récemment qu’il peut présenter suivant les circonstances toute une gamme de virulences atténuées.

On se souvient de la retentissante communication faite par Koch en 1901, dans laquelle affirmait la dualité irréductible des tuberculoses humaine et bovine. On a montré depuis qu’elle n’est pas rigoureusement exacte et que la tuberculose bovine peut très bien infecter l’homme par les voies digestives (lait, viande). Mais, en fait, comme l’a établi M. Calmette, 98 p. ! 00 des tuberculoses de l’adolescence et de l’âge adulte sont certainement attribuables à l’homme lui-même, et elles se propagent dans la grande majorité des cas par les voies respiratoires. Dans ce cas, le bacille continue son évolution dans un organisme semblable à celui qu’il vient de quitter, et sa virulence ne s’est en rien modifiée. Pourtant, s’il change de milieu, l’adaptation se fait après un certain temps, et on peut faire passer le bacille humain chez la poule par exemple, mais après quelques passages il s’est modifié, il constitue un type aviaire spécial et, cessant de devenir pathogène pour l’homme, il le devient alors pour les gallinacés. Voilà qui montre mieux que tout au monde la vérité de la doctrine transformiste. Mais puisque seul le bacille tuberculeux humain est réellement virulent pour l’homme, on comprend que la contagion interhumaine soit la plus redoutable, ce que les expériences de M. Calmette ont établi.

En résumé, c’est sous la forme interhumaine et spécialement inter-pulmonaire que la contagion tuberculeuse est le plus dangereuse. La restreindre, c’est diminuer la mortalité en France. Pour cela, il faut que l’hygiène individuelle et sociale progresse par l’amélioration des mœurs, disent les uns, par la force des lois, prétendent les autres. L’Académie de médecine a émis, il y a peu de semaines, après les discussions passionnées que l’on sait, un vœu formel en faveur de la déclaration obligatoire de la tuberculose. Si ce projet pénètre jamais à la Chambre, quand en sortira-t-il ? Pourtant, l’avenir du pays en dépend, car il est temps d’enrayer un mal partiellement évitable et de marcher sur les brisées de tant d’autres nations.

Qu’on en juge. En 1910, et par 1 000 habitans, les taux de la tuberculose ont été de 15 en Prusse et en Angleterre, de 21 en France pour toutes les tuberculoses ; pour la tuberculose pulmonaire, de 10 en Angleterre, de 18 en France, de 35 à Paris, et de 19 à Berlin. Les courbes qui figurent l’évolution de la maladie sont plus éloquentes encore : la Prusse et l’Angleterre ont diminué en trente-cinq ans de 55 p. 100 le nombre de leurs tuberculeux. Et nous, qu’avons-nous fait ? Tandis qu’à Paris il diminuait de 14 p. 100, il diminuait à Berlin de 45 p. 100. Nous ne parlons pas des pays Scandinaves où l’on a fait encore de meilleure besogne.

Certes, avec son climat délicieusement modéré, ses produits exquis, toutes les fleurs de sa terre, la France est toujours le jardin de l’Europe. Mais il y a des cimetières aussi qui sont pleins de fleurs ; nous l’apprendrons un jour si nous n’y prenons garde.


CHARLES NORDMANN.

  1. Biologica, loc. cit.
  2. On l’appelait aussi Kochine... prononcez coquine, disait je ne sais plus qui.