Revue scientifique - Les Tanks

Revue scientifique - Les Tanks
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 445-456).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES TANKS

Une dépêche venue de la Hollande nous annonçait, il y a quelques jours, que les contrebandiers de ce pays se servaient de « tanks » pour passer la nuit, à travers la frontière, des produits prohibés, tels que le caoutchouc, que les Allemands leur paient fort cher. Bien que le pays des tulipes soit de ceux où les correspondans de journaux sont le moins sujets aux hallucinations d’une imagination débordante, je pense qu’il y a quelque exagération dans ces nouvelles, car étant donné leur faible vitesse, les tanks, signalés par le bruit énorme de leur marche, seraient facilement cueillis au passage par la main incorruptible des douaniers. J’imagine plutôt que cette contrebande batavo-germanique doit être faite par le moyen d’automobiles blindés marchant vite et que leur blindage met à l’abri des coups de feu des surveillans. Mais comme, ainsi que nous allons voir, le « tank » n’est finalement qu’une sorte d’auto blindé à faible vitesse, il y a moins de fantaisie qu’on ne croirait dans son application supposée à la contrebande, et, si j’ai cité cette dépêche, c’est seulement pour montrer que cet engin, naguère inconnu, est déjà tellement entré dans les habitudes humaines, qu’on lui attribue plus de fonctions qu’il n’en peut remplir.

Pour aujourd’hui, c’est spécialement la fonction guerrière des tanks que je voudrais examiner, leur histoire, leur rôle, les diverses modalités présentes et peut-être futures de leur emploi tactique. On peut maintenant le faire sans inconvénient, car il est arrivé déjà que quelqu’un de ces engins tombe aux mains de l’ennemi qui n’ignore plus rien à leur sujet.

D’ailleurs, à la suite précisément de ces faits, la censure anglaise qui est intelligente et libérale, et la nôtre, qui l’est devenue beaucoup depuis qu’elle est morte, — en quoi elle diffère précisément de la jument de Roland, — ont laissé publier déjà de nombreuses photographies et descriptions authentiques de ces engins. J’aurai soin, pour ma part, de ne pas m’écarter de ce qui i été ainsi déjà connu, et de m’interdire tout renseignement technique qui ne doit pas être divulgué. Aussi bien les détails n’importent-ils guère ici, et ce que je veux montrer par quelques vues générales, c’est comment la force impérieuse des choses a amené la naissance de ces machines et comment la physionomie des batailles s’en trouve modifiée.


Lorsque, il y a un peu plus d’un an, les premiers tanks firent leur apparition sur le front anglais de la Somme, l’imagination des chroniqueurs de guerre multipliée par celle du public et déchaînée par le secret qui alors s’imposait, en fit d’abord des machines fabuleuses. Un vrai prurit de réminiscences mythologiques et apocalyptiques fut provoqué dans certains encriers ; et l’on réveilla pour les apparenter au nouvel engin le cheval de Troie, la Tarasque, le diplodocus, tous les monstres de l’Apocalypse et des Mille et une nuits. J’ai sous les yeux quelques-unes de ces descriptions faites alors dans la pénombre amplificatrice du mystère ; malgré leur lyrisme et les horribles détails dont elles sont émaillées, elles feraient bien rire mes lecteurs si on les remettait sous leurs yeux, aujourd’hui qu’ils ont pu voir dans la cour des Invalides, le monstre en chair et os… si j’ose dire, servant de pacifique, réceptacle aux souscriptions du dernier emprunt.

La vérité, c’est que les tanks n’avaient guère de commun avec les fabuleux ancêtres qu’on évoquait à leur sujet : ce sont simplement des automobiles blindés et armés munis d’un mode de propulsion spécial.


De tout temps, dans l’histoire, on a employé dans les guerres des véhicules plus ou moins armés et protégés. Les divers chars de guerre et surtout les chars à faux des anciens peuples de l’Orient sont bien connus. L’emploi des éléphans de guerre dans l’antiquité procédait d’un besoin analogue. L’éléphant jouait le rôle à la fois d’un véhicule armé (à cause des guerriers qu’il portait et de l’effet d’écrasement et d’enfoncement qu’il produisait lui-même) et d’un véhicule blindé (à cause de sa peau épaisse et presque invulnérable aux lances et aux flèches). Les Romains avaient appris d’Alexandre à se servir des éléphans de guerre et ils en firent ensuite un large emploi. C’est ainsi que pour la première fois en Gaule, plus de cent ans avant notre ère, le proconsul Domitius Ahenobarbus les employa. Si je rappelle incidemment ce fait, c’est qu’il m’est venu à l’idée que les ossemens d’éléphans qu’on trouve dans nos régions et dont les géologues tirent maintes déductions, savantes, mais hasardeuses, pourraient bien provenir de là. Il est si difficile de savoir la vérité, même sur les faits d’aujourd’hui, qu’il est vraiment permis d’exercer sa censure personnelle sur les nouvelles empruntées à quelques ossemens, qu’on nous mande d’il y a plusieurs millénaires.

Dès le XVIe siècle, le grand Mogol employa dans ses guerres des éléphans porteurs de canon avec leurs serrans, et, dans le passé, ceci est vraiment le souvenir qui me semble le mieux évoqué par les tanks, blindés et lents comme ces éléphans et porteurs comme eux d’artilleurs avec leur pièces. Mais là ne s’arrête pas l’analogie : si les éléphans ont été jadis tant employés dans les guerres, si même dans les temps modernes l’armée anglaise des Indes en a fait un si large usage, c’est non seulement parce qu’ils constituent des véhicules blindés et armés, c’est pour deux autres raisons encore.

La première est que la masse puissante de l’éléphant lui permet de renverser aisément les obstacles moyens, par exemple les lianes et buissons dans la jungle, de même que la masse du tank lui permet de renverser les réseaux de fils barbelés. La seconde est que le pied très large de l’éléphant lui permet de franchir les terrains les plus mous et les plus marécageux, de même que le tank, grâce, comme je l’expliquerai, à sa large surface portante, peut déplacer sa masse énorme dans les terrains bouleversés du front.

Je crois donc être fondé à dire que l’éléphant du combat est le seul ancêtre dont puisse légitimement se réclamer le tank.


Il devait être tout indiqué, dans la présente guerre, d’utiliser tactiquement les automobiles blindés et armés Au début de ! a guerre, sur notre front, plus tard en Galicie, au Caucase (où les auto-canons belges et anglais firent d’excellente besogne), puis sur le front italien, on a vu les autos blindés faire des randonnées foudroyantes, exercer d’assez grands ravages avec leurs petits canons en tourelles et leurs mitrailleuses, tandis qu’eux-mêmes étaient à peu près à l’abri des balles par leurs blindages, et des obus par leur vitesse. La vitesse, — c’est une idée que j’ai souvent développée ici même et sur laquelle on ne saurait trop insister, — la vitesse d’un objectif, qui interdit sur lui les tirs réglés, précis, répétés, est, en effet, une sécurité bien supérieure à celle des blindâmes et des abris les mieux faits. N’être pas repéré vaut mieux que d’être abrité ; or, un objectif qui se déplace très vite est comme s’il n’était pas ou était mal repéré.

Les conditions d’emploi des autos blindés se sont trouvées fort limitées lorsque la guerre de mouvement s’est stabilisée. De tels autos ne peuvent, en effet, guère circuler en dehors des routes et surtout dans les terrains, bouleversés et amollis par les obus, des fronts stables, car leurs roues s’y enlizeraient.

C’est pour ces motifs que l’usage courant en vue d’attaques terrestres des autos blindés a à peu près disparu sur notre front. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que, pour certains autres usages spéciaux, les autos armés ne rendent pas de grands services ; en particulier on emploie beaucoup les auto-canons dans le tir contre aéronefs (ballons ou avions), dans le « tir anti-aérien, » comme on dit maintenant en un déplorable langage, qui eût fait frémir Vaugelas. C’est que les batteries qui tirent contre avions sont facilement repérées par les avions mêmes qu’elles bombardent, et sujettes à voir à leur tour un tir réglé sur elles par l’intermédiaire même de l’avion objectif. C’est pourquoi il a paru utile de rendre mobiles ces batteries spéciales. C’est ce que les auto-canons réalisent fort bien.

Quant à l’emploi, contre le front même, des autos armés, il n’est plus guère possible que dans les lieux et les époques où réapparaît la guerre de mouvement. Alors il reprend toute sa valeur comme l’ont montré des exemples récens : en particulier lors de la dernière retraite italienne, ce sont des sections d’automobiles blindés de nos alliés qui avaient la lourde charge de défendre les ponts du Tagliamento et de la Piave jusqu’à ce que les arrière-gardes de cavalerie les eussent passés, puis de les brûler derrière elles. Elles se sont fort bien acquittées de cette mission avec des pertes relativement minimes.


Au point où nous en sommes arrivé de cet exposé, on pourrait croire que les tanks sont nés de la nécessité d’avoir, sur le front stabilisé, des engins remplissant le rôle des autos blindés dans la guerre de mouvement. Or il n’en est rien, et la preuve c’est que la principale qualité tactique de celles-ci est, comme nous avons vu, leur vitesse, tandis que la vitesse des tanks est infime. Il en résulte que si tel avait été le problème posé, il eût été bien mal résolu. Mais c’est en réalité un besoin très différent, la solution d’une difficulté tout autre qui a donné naissance au tank.


Dans une de ses anticipations les plus saisissantes, Wells a, plusieurs années avant la guerre, imaginé des « cuirassés de terre » qui devaient à son avis jouer un rôle considérable dans les combats. Il les a décrits avec cette précision imaginative qui caractérise son esprit de poète versé dans les choses de la science. Il nous a dépeint l’« insolite engin » pareil à « un insecte de la taille d’un croiseur cuirassé » envoyant « des bordées par les sabords de sa carapace » et « sa carcasse où les balles crépitaient avec un acharnement et un vacarme pires que ceux de la grêle sur un toit de zinc. »

Il nous a décrit « le réseau ajouré des tranchées et de leurs défenses accessoires[1] à travers lesquelles ces énormes tortues de fer avançaient à la vitesse d’un cheval au trot, réduisant et brisant méthodiquement toutes les résistances partielles qui subsistaient encore[2].

C’est de cela précisément, c’est de la nécessité de renverser et détruire les défenses accessoires qu’est né en réalité le tank. Les grandes attaques brillantes, mais coûteuses, qui nous ont valu tant de sacrifices dans les premiers temps de la guerre stabilisée, ne se sont en réalité brisées d’abord que contre un seul obstacle, le fil de fer. Le tank est né de là, je n’irai pas jusqu’à dire que le tank est le fils du fil de fer barbelé, car l’image serait peut-être un peu hardie. Mais il est vrai qu’il est, pour employer des termes chers aux pastoriens, l’antigène ou l’anticorps du fil de fer barbelé.

De divers rapports faits à la Chambre des Communes, il y a quelques mois et analysés par l’Engineering, il semble résulter qu’en Angleterre, c’est sur la suggestion de M. Winston Churchill, alors premier lord de l’Amirauté, que les recherches ont été faites en vue d’établir un engin très protégé et armé, et capable de franchir les terrains bouleversés entre les tranchées en écrasant les défenses accessoires.

Les plans de l’engin finalement adopté par nos alliés ont été établis par M. Tennyson d’Eyncourt, directeur des constructions navales britanniques. C’est dans l’été de 1915, d’après ces renseignemens, que le premier tank fut commandé pour être construit suivant les plans ainsi établis. Et on sait que l’apparition des tanks britanniques sur le champ de bataille de la Somme date du milieu de septembre 1916. — Les tanks français ne devaient apparaître que quelques semaines plus tard, mais cela ne veut nullement dire qu’ils eussent été conçus et commandés postérieurement à ceux de nos alliés britanniques. Cela veut dire seulement que nos alliés employèrent, dès qu’ils furent construits, leurs quelques premiers exemplaires, tandis que nous préférâmes ne sortir les nôtres que lorsque nous en eûmes prêts un nombre beaucoup plus grand et suffisant pour produire un effet de masse.

On peut à ce propos déplorer une fois de plus l’absence, sur notre front, de l’unité de commandement qui eût empêché cette dislocation d’efforts. Si cette unité eût existé, si nos alliés avaient attendu, pour mettre en lignes leurs quelques dizaines de tanks, que le très grand nombre que nous avions en construction fût prêt ; si les uns et les autres avaient été déclenchés synchroniquement, la mise en ligne, imprévue pour l’ennemi, de plusieurs centaines de ces chars d’assaut eût permis peut-être de produire un effet de surprise irrésistible et de porter à l’Allemand un coup qui eût pu percer avec certitude son front au jour et à l’heure choisis. — Au lieu de cela, l’ennemi, averti et mis en garde par le premier « lâcher » de tanks, a pu étudier des moyens de défense qui ont rendu plus difficile et neutralisé en partie la besogne de ceux qui ont agi ensuite et supprimé, pour une part, l’effet de surprise.

Tout ceci n’est point dit pour récriminer, mais au contraire en vue de l’avenir, et parce que la meilleure manière d’éviter la perpétuation des erreurs est de les signaler.

Quoi qu’il en soit, du fait que les premiers tanks britanniques se sont montrés sur les champs de bataille avant les nôtres, il ne faut point déduire que les études qu’on a faites chez nous aient été postérieures. En fait, les recherches dans ce domaine ont été poursuivies simultanément et en parfait accord chez nos alliés et chez nous-mêmes, et il n’est pas très facile à l’heure actuelle d’établir exactement les priorités, qui d’ailleurs importent peu, car ce sont les résultats seuls qui comptent, et c’est sur eux que je voudrais maintenant jeter un coup d’œil.


Il était de toute nécessité que les nouveaux engins marchant en terrain découvert fussent à l’épreuve des balles de fusil et de mitrailleuses, sinon leurs occupans eussent été immédiatement mis hors de combat et leurs moteurs hors de service. Or, il faut pratiquement une épaisseur d’acier environ 8 millimètres pour résister à la balle moderne à toute distance. On conçoit immédiatement quel surcroît de poids considérable allait être amené fatalement par le seul blindage protecteur enveloppant l’engin, et qui s’ajoutait au poids des moteurs et de leur combustible, de l’armement, de l’équipage, de la carrosserie. En fait le tank anglais pèse une trentaine de tonnes. Comment déplacer des véhicules aussi lourds dans le terrain chaotique, effondré, bouleversé par les explosions, des premières lignes et surtout de cette zone qui s’étend entre les tranchées et que les Anglais appellent pittoresquement le « No man’s land ? »

La solution à laquelle on s’est arrêté est fort ingénieuse… mais ce n’est pas celle de Wells : Le cuirassé de terre de cet auteur était porté par « une rangée de pieds, — des pieds trapus, épais — de larges, masses plates, rappelant les pieds des éléphans ou les pattes ventouses de la chenille… et ces pieds étaient agrafés, pour ainsi dire, à la jante des roues. »

Deux choses qu’on n’a, je crois, pas assez remarquées sont curieuses dans ce texte de l’ingénieux et scientifique romancier : tout d’abord la comparaison avec la chenille, alors que, étrange coïncidence, le mode de propulsion des tanks porte précisément, et à tort comme nous allons voir, le nom de « chenille. » Ensuite l’évocation des pieds de l’éléphant prouve que Wells a admirablement compris le problème à résoudre et qui se posait ainsi :

Les conditions de propulsion sur un sol mou ou irrégulier d’un véhicule quelconque dépendent surtout de la surface de contact avec le sol des supports du véhicule. Plus cette surface est grande, moins celui-ci s’enfonce, parce que le poids total, la pression totale par centimètre carré sur le sol sont forcément d’autant plus petits que le nombre de ces centimètres carrés est plus grand. Or il est évident qu’un véhicule doit être porté par le sol, sans y enfoncer d’une quantité qui rende impossible son déplacement par le moyen de l’énergie dont il dispose. C’est pourquoi nous ne pouvons circuler sur une couche épaisse de neige fraîche ou de boue sans nous y enlizer, alors que l’homme muni de skis ou de raquettes s’y aventure sans risque et n’enfonce pas.

C’est pourquoi encore les roues des grosses pièces d’artillerie, — ceux qui n’ont point vu cela au front le peuvent voir au cinéma, — sont munies, tout autour, de palettes articulées plates dont chacune, pendant la marche ou le recul de la pièce, vient successivement, comme un large pied, poser tout entière sur le sol. La roue ordinaire est en effet un très mauvais organe d’avancement dans un terrain meuble. C’est ce qui fait que les autos ordinaires n’y peuvent avancer facilement, car le poids total du véhicule, repose sur la très petite fraction de la surface des roues qui touche le sol — simple point de tangence.

C’est pourquoi le large pied de l’éléphant est déjà une bonne solution, car l’éléphant peut avancer dans des terrains où la légère gazelle aux pieds fins s’enlizerait. Mais il y avait encore une meilleure solution, c’est celle du caterpilar (chenille, en anglais) que l’agriculture nous a fournie.

On sait qu’en Amérique d’abord, et, depuis, un peu partout, on a remplacé de plus en plus les chevaux par des automobiles pour la traction des charrues et des autres instrumens agricoles. Or, la nécessité de déplacer ces machines dans la terre molle des labours a amené les Américains, plusieurs années avant la guerre, à créer des tracteurs, dits caterpilars, où les roues sont remplacées par une sorte de trottoir roulant sans fin, analogue à celui qui, dans les grands magasins, transporte les voyageurs ou les paquets. Le caterpilar est fait d’une série de palettes ou de sabots plats, larges et articulés, formant un ruban ininterrompu qui tourne avec les roues dentées sur lesquelles il est tendu, et que meut le moteur comme la chaîne d’une bicyclette est mue par ses pignons.

Il y a encore d’autres modes de transmission du mouvement du moteur au caterpilar mais ces détails techniques n’importent guère ici.

Il est clair qu’un tel mode de propulsion permet à des masses considérables d’avancer en terrain mou, car elles sont réparties sur une large surface de ruban en contact avec le sol, et c’est ainsi qu’un véhicule monté sur caterpilars pourra être des centaines de fois plus lourd que s’il est sur roues, sans enfoncer davantage. C’est d’ailleurs bien à tort qu’on a appelé chenille ce mode de propulsion, car la chenille ne progresse nullement d’une manière analogue, mais en s’aggrippant au sol de l’avant de son corps pour s’allonger après, en prenant point d’appui de l’arrière, et ainsi de suite.

Les tanks ne sont que des autos blindés et armés portés sur des « caterpilars. »

Dans les tanks anglais, la chaîne sans fin des sabots articulés du caterpilar et qui forme chemin de roulement pour les galets supportant l’ensemble du véhicule, fait entièrement le tour de celui-ci, en épousant sa forme extérieure. Cette forme est spécialement étudiée pour faciliter le passage des obstacles, et la partie avant est relevée, de manière à aborder les obstacles sur lesquels les sabots des chaînes prennent directement contact.

Dans les tanks français, au contraire, la chaîne sans fin du caterpilar revient sur elle-même au bas de l’appareil qui est tout entier placé sur le support qu’elle forme avec ses chariots de roulemens. — Dans les deux espèces de tanks, on fait tourner l’appareil et on le dirige, en soustrayant à l’action des moteurs, en débrayant à volonté plus ou moins la chenille de droite ou de gauche, autour de laquelle l’appareil tourne alors sous l’impulsion de l’autre chenille.

Les moteurs, l’armement en mitrailleuses et canons, l’approvisionnement en munitions l’inspection périscopique de l’extérieur, l’aménagement des tourelles et de l’intérieur où la température, à cause des moteurs, est toujours élevée, tout cela a donné lieu à mille dispositifs ingénieux et délicats qui n’offrent d’ailleurs rien de particulier… ou du moins rien de particulier qui puisse être dit ici.

La vitesse atteinte et largement suffisante, — Napoléon ne fit pas plus vite ses randonnées à travers l’Europe, — est celle d’un homme au pas. Il n’est fils de fer, si épais soient-ils, qui ne soient écrasés comme fétus par ces engins. Il n’est guère d’obstacles et de tranchées, que, bien conduits, ils ne puissent franchir.

Contre eux les fusils et mitrailleuses sont impuissans ; pareillement les obus de l’artillerie tirant de loin, ou même des obusiers tirant de près, à cause de la faible vitesse restante des obus. L’action de l’artillerie à distance n’est d’ailleurs guère à redouter, car, étant donné le terrain d’action des tanks, elle risquerait souvent d’atteindre sa propre infanterie. Les tanks ne sont réellement vulnérables qu’à l’action de canons tirant, de plein fouet et de près, des obus à grande vitesse initiale. Aussi les Allemands ont-ils spécialement installé contre eux des batteries de petits canons de 37 placés en première ligne, dont le maniement n’est d’ailleurs guère commode dans ces conditions.

Mais ceci nous amène à considérer les conditions d’emploi tactique et stratégique des tanks, et ce n’est pas le moins intéressant des points de vue qui nous soient offerts. Car si l’embryologie, si ensuite l’anatomie d’un engin de guerre sont passionnantes, combien ne doit pas l’être davantage sa physiologie, son étude dans l’action, dans la vie… je devrais dire ici dans la mort !


Il y a peu de jours, dans le Berliner Tageblatt, le général allemand von Ardenne a déclaré que, dans la récente attaque britannique sur Cambrai, on avait dénombré deux cents tanks anglais. C’est bien possible. En tout cas, cette offensive subite par tanks paraît avoir quelque peu déconcerté les idées tactiques de l’ennemi, et, si elle a été suivie, depuis, d’un nouveau retour offensif de celui-ci, c’est pour des raisons complètement étrangères à l’emploi de ces engins et qui laissent intacte la démonstration nouvelle apportée par eux.

En fait, dans l’attaque anglaise du Cambrésis, on a vu pour la première fois, — et ce fait restera, quelles que soient les péripéties futures de la lutte dans ce secteur, — se réaliser en un point formidablement fortifié, et sans préparation d’artillerie, la fameuse percée si souvent déclarée impossible. Et cette percée, elle a eu lieu en plein dans la redoutable « ligne Hindenburg, » où tous les derniers raffinemens de la fortification de campagne sont accumulés. Si cette percée n’a pas été plus étendue, si elle n’a pas été utilisée stratégiquement plus à fond, c’est pour des raisons de commandement et de répartition des réserves générales qui n’entrent pas dans ma démonstration, mais qui touchent à la question, hélas ! toujours pendante de l’unité de commandement.

Pourquoi donc cette percée a-t-elle été réalisée dans des conditions si imprévues ? C’est qu’au lieu de mettre en action, comme on avait eu le tort de le faire antérieurement, les tanks après une longue préparation d’artillerie qui avertissait l’ennemi, lui faisait garnir les points menacés et y préparer l’arrêt et la riposte, on a, au contraire, supprimé cette préparation indiscrète ; on a manœuvré les tanks non plus après l’artillerie, mais à la place de celle-ci. Aussi bien qu’elle, ils écrasent les fils de fer, mais ils le font silencieusement, ce qui permet la surprise de l’attaque.

Lorsqu’on employait les tanks comme complément à la préparation parle canon, on les avait voués à l’inutilité, sinon à la destruction ; les substituer à elle a conduit au succès. N’est-ce pas une preuve que cette guerre n’est pas seulement, comme on l’a dit, une accumulation de matériel, une concurrence effrénée dans la production multipliée d’engins ? Un engin n’est rien si on l’emploie mal ; mille engins mal manœuvres seront écrasés par un seul d’entre eux si un œil clair, devant un cerveau juste, le guide. Henri Poincaré a dit qu’une accumulation de faits n’est pas plus la science qu’un tas de pierres n’est une maison. Parallèlement on peut affirmer que l’art de la guerre n’est pas plus une accumulation de machines qu’un tas de pierres n’est une maison. Cette guerre est industrielle, certes, mais elle est surtout, comme toutes les guerres, cérébrale, spirituelle, si j’ose dire. La fermeté des âmes, l’éclat des pensées directrices y comptent plus encore que celles de l’acier. Vérités trop oubliées peut-être.

L’attaque foudroyante des tanks anglais sur le Cambrésis nous montre dans quelle voie il faudra dorénavant diriger l’emploi de ces engins. Ce qu’il convient de dire ici, c’est que cette conception que viennent, après combien de résistances, d’employer nos alliés britanniques, elle est née chez nous. C’est un technicien français dont les efforts tenaces abordaient dès 1914 la question des chars d’assaut et ne devaient plus la lâcher jusqu’à l’heureuse solution, c’est M. J.-L. Breton qui, il y a déjà un an, a démontré que les conditions favorables à la préparation d’artillerie sont précisément celles qui sont défavorables à l’emploi des chars d’assaut. Il en a déduit que, par conséquent, ceux-ci doivent être employés sans celle-là en profitant (comme l’ont fait les Anglais) d’un temps de brume ou de brouillard pour augmenter l’effet de surprise.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faille point employer simultanément la préparation d’artillerie, mais celle-ci doit avoir lieu ailleurs. Il me semble que des attaques synchrones, habilement alternées, se produisant en divers points d’un vaste front et précédées, les unes de préparation au canon, les autres de chars d’assaut, par temps propice, seraient d’un effet formidable avec une répartition convenable des uns et des autres, une utilisation stratégique bien prévue des résultats obtenues. Mais il faudrait pour cela, d’abord que les conceptions si justes et si brillantes de M. J.-L. Breton sur l’emploi des tanks ne trouvassent pas moins leur chemin dans leur pays d’origine que chez nos alliés.

Il faudrait enfin et surtout, — ceci est une tarte à la crème, un leitmotiv, mais, hélas ! nécessaire, — que tous les fils directeurs du mécanisme tactique fussent concentrés dans une main unique.

Il ne faudrait point croire d’ailleurs que le rôle tactique du tank, tel que je viens de le définir, soit limité seulement à l’écrasement des réseaux de fils de fer et à l’écrasement des tranchées. Bien manœuvré, cet engin fournit en outre une heureuse solution (je ne dis pas la seule… et je reviendrai quelque jour sur ce sujet) d’un des problèmes les plus angoissans et les plus graves que la forme nouvelle de la guerre ait posés au tacticien : le problème du canon d’accompagnement. Lorsqu’en effet, dans les attaques, l’infanterie s’est emparée d’une première ligne de tranchée elle trouve plus loin des centres de résistance, nids de mitrailleuses, blokhaus, etc. non encore ou insuffisamment détruits par notre artillerie, et sur lesquels il est pratiquement impossible d’attirer et de régler le feu lointain de celle-ci, car il risquerait d’être aussi dangereux, à cause de la distance de tir, pour nos fantassins que pour les ouvrages à battre. C’est ainsi que s’est imposée la nécessité, encore pendante, d’une artillerie spéciale accompagnant l’infanterie, dans chacun de ses bonds en avant et capable, immédiatement, de réduire les terribles nids de mitrailleuses qui se révèlent au passage et qui, si souvent, ont brisé l’exploitation d’une attaque heureuse.

Si cette question du canon d’accompagne, ment n’a pas jusqu’ici reçu de solution admise sans conteste, c’est surtout parce qu’il est difficile d’amener des pièces dans les terrains bouleversés des attaques où le seul déplacement du fantassin est déjà un problème gymnastique ; c’est aussi et surtout, d’une part, que les servans de ces canons du fantassin ne pourraient pas, sans être pris sous le feu des mitrailleuses ennemies, servir leurs pièces et en régler le tir ; d’autre part, que le transport en avant, et en quantité suffisante, des lourdes munitions nécessaires à ces pièces, est pratiquement très difficile.

Or, le tank, à qui ses moteurs donnent une grande capacité de transport, peut, lui, transporter munitions et canons du même coup ; il en abrite les servans contre les balles, et les nids de mitrailleuses qui résistent à ses projectiles succombent sous l’écrasement de sa masse.

En tout cas, les tanks, — et c’est ce qu’il faut retenir surtout de ceci, — ont montré que la percée d’un front formidablement fortifié est possible sans grandes pertes et par un effet de surprise. Cela nous ouvre quelques perspectives éventuelles dont on pourrait imaginer la matérialisation, sinon demain, du moins le jour où toutes les étoiles du drapeau américain seront venues, par myriades, peupler notre ciel sombre. On a toujours bien le droit de rêver.


CHARLES NORDMANN.

  1. C’est moi qui souligne. — C. N.
  2. C’est moi qui souligne. — C. N.