Revue scientifique - Le bruit de la bataille/02

REVUE SCIENTIFIQUE

LE BRUIT DE LA BATAILLE [1]
II
LA DÉTONATION DES OBUS ET DES BALLES

C’est au cinéma que les Parisiens vont aujourd’hui recueillir l’écho et le reflet amortis de la bataille ; c’est lui qui aujourd’hui « verse quelque héroïsme au cœur des citadins. « Mais il ne faudrait Pas se fier plus que de raison aux impressions qu’on en rapporte. Lorsque, par exemple, sur la toile blanche se projette soudain le petit nuage pommelé d’un obus lointain qui éclate, ou la légère fumée d’une pièce lançant son projectile, celui des musiciens de l’orchestre qui est spécialement préposé au sonore maniement de la grosse caisse déclenche simultanément et d’un coup formidable le « boum » qui est censé être celui de cet éclatement ou de ce coup de canon. Or ce faisant, l’artiste commet une grave erreur et il contribue à donner au public une fausse idée de ce qui se passe : si en effet l’obus éclate par exemple à un kilomètre de l’observateur, c’est seulement 3 secondes après l’avoir vu éclater qu’on entendra le fracas de l’éclatement, puisqu’il faut ce temps au son pour parcourir 1 kilomètre à sa vitesse dans l’air de 330 mètres environ, tandis que la lumière se propage d’une façon pratiquement instantanée (300 000 kilomètres à la seconde, près d’un million de fois plus vite que le son). Il s’ensuit qu’il existe continuellement une disjonction, une séparation, une sorte de décalage entre ce qu’on voit d’un coup de canon et ce qu’un en entend, et comme les distances auxquelles sont tirés et éclatent les obus sont très variables par rapport à un observateur donné, il en résulte une sorte de dislocation très curieuse des impressions auditives et visuelles, et il arrive continuellement, par exemple, que lorsqu’on voit éclater successivement deux obus, c’est le dernier arrivé qu’on entend éclater d’abord.

Si on veut me permettre cette expression empruntée à l’hippologie, les sensations sonores et les visuelles causées par les coups de canon sont « désunies. » C’est précisément cette disparité des vitesses de propagation de la lumière et du son qui a permis jadis de mesurer la vitesse du son, et on n’a pas oublié l’expérience classique dans laquelle les membres du Bureau des Longitudes firent, l’autre siècle, cette détermination, en se divisant en deux groupes placés à Villejuif et à Montlhéry. À chacune des deux stations, on tirait des coups de canon à blanc et les observateurs placés à l’autre déterminaient au chronomètre le temps écoulé entre l’instant où on voyait la lueur de départ du coup (cela se passait la nuit) et celui où on l’entendait. Connaissant la distance exacte de Villejuif à Montlhéry on en déduisait facilement la distance parcourue par le son en une seconde, c’est-à-dire sa vitesse.

Inversement, connaissant le temps qui s’écoule entre l’instant où est vue une explosion quelconque et celui où on l’entend, on en déduit couramment la distance où elle s’est produite. C’est ainsi qu’en temps d’orage chacun de nous peut s’amuser à déterminer la distance qui nous sépare de la décharge électrique dont nous voyons d’abord l’éclair avant d’en entendre le coup de tonnerre. On s’est proposé de même de déterminer la distance des pièces d’artillerie, et les règlemens indiquent comment, connaissant l’instant où on voit la lueur d’un coup de canon et celui où on l’entend, on en déduit sa distance. C’est un moyen très simple et classique de repérer les canons éloignés ; malheureusement, il n’est pas souvent applicable parce qu’on ne voit pas la lueur de la plupart des pièces, celles-ci étant soigneusement défilées en général. On a résolu cette difficulté dans la guerre actuelle par d’autres moyens dont ce n’est pas encore le moment de parler.

Mais, à vrai dire, et pour nous en tenir à la simple détermination des distances par l’intervalle entre la vision et l’audition d’un coup de canon, la méthode réglementaire n’est pas rigoureusement exacte, même avec les coups de canon à blanc, et pour la raison que voici : lorsqu’on tire une charge de poudre dans un canon, le son est produit comme je l’ai expliqué par l’expansion violente des gaz dégagés en grande quantité par l’explosion de la poudre. Ces gaz sont projetés au dehors par la bouche du canon, avec une énergie très considérable puisque c’est elle qui suffit à envoyer les obus à des kilomètres de distance. Il s’ensuit qu’il se produit à la bouche du canon, même tirant à blanc, une sorte de coup de vent très fort. Puisque ce vent souffle dans la direction du coup et que, comme je l’ai déjà expliqué, la vitesse du son est accentuée par un vent favorable et diminuée par un vent contraire, il y a là une cause perturbatrice, et il est certain que la vitesse du son mesurée dans les expériences du Bureau des Longitudes à Villejuif et Montlhéry a dû être trouvée trop forte, et légèrement plus élevée qu’elle n’eût été dans un air parfaitement calme. C’est effectivement ce qui a été constaté depuis. A vrai dire d’ailleurs, le vent produit à la bouche du canon par les gaz de la poudre ne fait sentir son action que sur quelques mètres, et son influence sur la propagation du son est négligeable dès qu’on l’entend d’une certaine distance. Il n’y en a pas moins là une légère complication qui ne pouvait en toute rigueur être laissée de côté.

Lorsqu’on entend un coup de canon lointain sans qu’un indice optique quelconque, tel que la lueur ou la fumée, vous indique d’où il vient, il est très difficile d’avoir une idée exacte, même approximative, de sa direction. Tandis que le rayon lumineux grâce à sa faible longueur d’onde, d’où résulte sa faible diffraction autour des obstacles, est une chose nette, rectiligne et limitée, et qui nous indique, comme une flèche dardée sur la rétine, la direction du point d’émission, au contraire les ondes sonores, à cause de leur diffraction intense, ne donnent, comme nous l’avons vu, qu’une sensation très vague et très insuffisante de la direction. A priori pourtant, il semblerait qu’il dût en être autrement la disposition des pavillons de nos oreilles est telle que l’une perçoit certes avec plus d’intensité que l’autre en général un son d’une direction quelconque, d’autant que l’interposition de la tête, qui sert d’écran, doit augmenter encore la différence, s’il s’agit par exemple d’un tir venant de droite ou de gauche. En outre, il y a environ une quinzaine de centimètres d’une oreille à l’autre ; il faut au son un demi-millième de seconde pour parcourir cette distance et lorsqu’il s’agit d’un son venant de droite ou de gauche, il doit y avoir une petite différence entre les instans des deux perceptions auriculaires qui doit contribuer à déterminer une orientation. De tout cela il résulte que c’est la perception latérale qui doit assurer le mieux cette détermination. C’est ce que nous savons tous inconsciemment lorsque nous « prêtons l’oreille, » ce qui consiste précisément à se placer latéralement par rapport à un bruit.

Cette question est d’ailleurs d’une haute importance, notamment pour la navigation où l’on doit localiser les signaux acoustiques en temps de brume. Elle a fait en Angleterre l’objet de recherches systématiques qui ont conduit l’Amirauté britannique à la conclusion suivante : pour définir la direction d’où provient un son, la meilleure méthode est de se placer de façon à obtenir la perception latérale la plus nette possible, on tourne alors d’un angle droit et on a la direction cherchée en face de soi... ou derrière.

Mais cette méthode n’est applicable qu’aux sons continus et relativement durables comme ceux d’une sirène ou d’un sifflet. Avec un coup de canon qui est instantané, il ne saurait être question d’opérer de même, et en fait l’expérience prouve que les résultats obtenus à l’oreille sur l’orientation d’un coup de canon isolé sont généralement très incertains et erronés. La preuve en est dans les discordances énormes de plusieurs observateurs. Il semble qu’il soit impossible de définir avec certitude à moins de 30 degrés près à l’oreille la direction d’un coup de canon ; si élevé que soit ce chiffre, il correspond à l’avis des techniciens les plus éminens et notamment du général Nivelle, commandant l’armée de Verdun, qui, lorsque nous avions l’honneur de servir sous ses ordres, estimait à cette valeur l’incertitude possible dans de pareilles déterminations. Cette incertitude est donc telle que l’erreur commise sur un canon placé à une distance donnée pourrait conduire à le placer trop à droite ou à gauche de la vraie position, d’une quantité égale à sa distance de l’observateur. Rien ne montre mieux d’ailleurs l’incertitude énorme régnant dans ce domaine que les erreurs considérables qu’on commet lorsqu’on cherche du regard dans le ciel un avion dont on a entendu le bourdonnement. Quelquefois on commence par lui tourner exactement le dos.


Nous avons considéré jusqu’ici dans l’appréciation de l’origine d’un son uniquement les erreurs provenant de l’imperfection de nos sens. Nous allons examiner maintenant un autre phénomène fort curieux et tout différent, et qui fait que souvent, même si nos sens et nos instrumens étaient assez parfaits pour définir exactement la direction d’où vient le son d’un coup de canon, cela ne nous donnerait nullement la direction où est le canon lui-même. Il s’agit d’un phénomène fort subtil, mais d’une importance telle dans la guerre, où il a souvent conduit les combattans à des erreurs ayant entraîné les conséquences les plus graves, que mes lecteurs me pardonneront, malgré l’aridité du sujet, de l’exposer avec quelques détails. Il n’est aucun effort qu’on ne doive s’imposer lorsqu’il s’agit d’avertir nos soldats d’une embûche qui leur est périlleuse, même si, comme c’est le cas, cette embûche est posée par la nature elle-même, et non par la volonté de l’ennemi.

Chose étonnante, ce phénomène d’illusion acoustique était jusqu’ici presque complètement ignoré des physiciens et beaucoup des traités de physique et d’acoustique les plus récens et les plus complets n’en font même point mention. En revanche, il n’avait point échappé aux balisticiens et aux spécialistes des armes à feu, et il avait été, déjà il y a près de trente ans, découvert, mis en évidence par eux. Cela prouve que la science pure a toujours à gagner à ne point perdre contact avec les sciences appliquées ; si celles-ci dérivent toujours d’elle comme le fleuve de la source, en revanche la réciproque est plus souvent vraie qu’on ne pense : « on a souvent besoin d’un plus petit que soi, » et les faits nouveaux apportés à la physique par le maniement des armes à feu, que nous allons examiner maintenant, en sont une fois de plus la preuve.

Ces faits se rapportent à ce que nous appellerons, pour simplifier, la fausse détonation des projectiles. Constatés déjà vers 1888 dans les expériences des capitaines français Journée et Sabouret et de l’Autrichien Mach, ils étaient connus des spécialistes surtout, grâce à une série d’articles du capitaine Hartmann parus dans la Revue d’artillerie, et à la remarquable brochure du capitaine Moch : La poudre sans fumée et la tactique, à laquelle j’ai déjà fait allusion.

Sans s’astreindre à un exposé rigoureusement scientifique dont la précision exigerait un appareil de formules rébarbatives dont la place n’est point ici, on peut, je crois, expliquer simplement de la façon suivante ce dont il s’agit.

Lorsqu’on étudie, dans les polygones et champs de tir, les armes (fusils ou canons) tirant des projectiles à grandes vitesses initiales, on constate souvent des écarts entre les distances de tir mesurées sur le terrain et celles déduites, par la méthode que nous avons indiquée, des temps que met le son pour arriver au but. On constate que ces écarts correspondent à une vitesse du son dans l’air très supérieure à 330 mètres par seconde et qu’ils sont, toutes choses égales d’ailleurs, d’autant plus grands que la vitesse initiale du projectile est elle-même plus grande. En particulier avec les balles du fusil modèle 1886, on réalise dans les expériences des vitesses initiales d’environ 700 mètres par seconde, et avec les obus de certains canons longs de marine récens la vitesse initiale atteint 1 200 mètres par seconde. Ainsi, souvent dans les champs de tir d’infanterie, un observateur placé derrière la cible entend simultanément le bruit de la détonation et le choc de la balle contre la cible, lorsque le tireur n’est pas trop loin, et comme si le son se propageait avec la même vitesse que ses balles. Pour rendre compte des résultats ainsi obtenus, il faudrait admettre que le son a dans l’air des vitesses dépassant 4 et 500 mètres par seconde.

L’idée que la balle suffit à modifier assez l’air ambiant pour que le son de la détonation s’y propage avec une vitesse très supérieure à sa vitesse ordinaire heurterait à tel point toutes nos notions physiques qu’on ne s’y est pas arrêté un instant ; on a d’autant mieux fait qu’on n’a pas tardé à constater, en se plaçant dans des conditions favorables, que, dans ces expériences, le son de la détonation de départ n’a pas cessé d’exister et continue à se propager classiquement à l’allure de 330 mètres à la seconde, et qu’on l’entend, quoique affaibli, un certain temps après la détonation à grande vitesse dont nous venons de parler, et qu’on a appelée le claquement du projectile.

Le départ des balles ou des obus à grandes vitesses initiales est donc signalé par deux détonations successives, l’une très vive et très sèche (d’où provient son nom imagé de claquement), et qui, tout en étant un son, se propage plus vite que le son dans l’air calme, l’autre affaiblie qui se propage suivant les lois ordinaires de l’acoustique. D’où provient cette détonation parallèle, et souvent prépondérante par son intensité, au point que la détonation du départ en avait paru éclipsée ? Quelle est la nature de ce claquement ? Quels sont ses fallacieux effets, dans le service d’exploration et de repérage, sur le champ de bataille ? c’est ce que nous allons voir maintenant.

C’est Mach qui a élucidé exactement la nature du phénomène, aussi appelle-t-on souvent ondes de Mach les ondes sonores très particulières qui produisent le claquement du projectile. Une comparaison va faire comprendre sa nature : lorsqu’un vaisseau s’avance dans une mer calme, sa proue trace de part et d’autre de sa route, un long sillage double qu’on voit de très loin, qui est formé par deux lignes droites divergeant de part et d’autre du navire et qui se rejoignent à sa proue. Eh bien ! l’onde de Mach est une onde analogue formée dans l’air par le choc très violent du projectile. En heurtant énergiquement les couches d’air calme qu’il rencontre, celui-ci y détermine une condensation, une sorte de sillage pointu et divergent formant un cône dont la pointe du projectile occupe le sommet, et qu’il entraîne avec lui dans l’espace avec sa vitesse propre. Quand une barque se trouve à quelque distance à droite ou à gauche d’un navire en marche dans une mer calme, elle subit un léger clapotis au moment où elle est rencontrée par le sillage angulaire qui part de la proue du navire. De même, lorsque l’onde condensée conique, que le projectile à grande vitesse entraîne avec lui, rencontre l’oreille d’un observateur, celle-ci est frappée par un son (car une onde sonore n’est qu’une condensation suivie d’une raréfaction de l’air) ; elle entend le claquement de l’obus, et ce n’est qu’un moment après qu’elle entend le son de la détonation de départ qu’on avait faussement d’abord confondu avec ce claquement. L’expérience montre d’ailleurs que l’obus ou la balle ne produisent le claquement que lorsqu’ils ont une vitesse, dans l’air, supérieure à celle du son. Pourquoi ? Une comparaison nous aidera à le comprendre : si une barque est presque immobile dans l’eau calme, les ondes circulaires qu’elle produit à la surface et qui sont analogues à celles que fait un caillou qu’on y jette, se propagent avec une certaine vitesse ; si la barque se déplace très lentement, elle continue à produire des ondes circulaires centrées sur elle, et si on augmente peu à peu sa vitesse, on constate qu’elle ne commence à produire un double sillage rectiligne de part et d’autre de sa proue que lorsqu’elle avance plus vite que ces ondes circulaires. Ce phénomène est le même avec les projectiles, et c’est pourquoi ils ne créent l’onde de Mach que lorsque leur vitesse est supérieure à celle du son.

Un grand nombre de pièces, tous les mortiers, tous les canons courts, une bonne partie des obusiers, tous les canons de tranchée lancent leurs projectiles avec une vitesse initiale faible et inférieure à 330 mètres par seconde. Pour toutes ces bouches à feu, le phénomène du claquement n’existe pas et on n’entend qu’une seule détonation au départ du coup. Avec les canons longs à grande vitesse initiale, on peut, au contraire, en entendre deux, et il en résulte diverses conséquences curieuses.


Avant de les examiner, je voudrais montrer brièvement que le phénomène de l’onde de Mach, qu’on appelle aussi onde de choc, à cause qu’elle est produite par le choc des projectiles contre l’air, n’est pas seulement une hypothèse ingénieuse, mais bien une réalité démontrée et sensible. La preuve que l’onde de choc existe bien réellement, c’est qu’on peut la voir, non pas à l’œil nu, mais grâce à la plaque photographique qui est, comme disait Janssen, la vraie rétine du savant. On y arrive en photographiant des balles à grande vitesse initiale au sortir même du fusil. Il est évident qu’on ne saurait songer à faire ces photographies par la méthode ordinaire, en ouvrant, puis en fermant un obturateur. En admettant en effet qu’on veuille obtenir des images un peu nettes, il faut que pendant la pose le déplacement de la balle ne soit pas de plus d’un cinquième de millimètre. Si, pendant ce parcours, il fallait couvrir et découvrir un objectif ayant seulement 1 centimètre d’ouverture, il faudrait donc que l’obturateur fût animé d’une vitesse cent fois plus grande que celle de la balle elle-même, c’est-à-dire de l’ordre de 70 kilomètres à la seconde. Il est clair que c’est impossible. On a réussi néanmoins à photographier la balle en mouvement grâce à l’artifice suivant : en ouvrant la chambre photographique, on actionne une sonnerie qui donne au tireur le signal du départ ; la balle au sortir de l’arme, passe entre deux fils métalliques entre lesquels elle forme un circuit électrique qui déclenche une vive étincelle, et c’est celle-ci qui projette instantanément l’image de la balle sur la plaque photographique. La durée de l’étincelle n’étant que d’un ou deux millionièmes de seconde, on obtient ainsi des clichés très nets. Sur ces clichés, on voit non seulement la balle, mais l’onde de choc qu’elle entraîne (car la condensation de l’air qu’elle produit réfracte un peu la lumière sur son bord et se traduit sur la plaque par une double ligne noire très nette). L’onde ainsi photographiée est d’une forme tout à fait analogue à celle du bourrelet liquide que forme contre les piles d’un pont un fleuve rapide. Elle est d’ailleurs due à une cause analogue. Ce dispositif a permis d’étudier en détail toutes les modalités de l’onde de Mach.


Le fait que les obus à très faible vitesse initiale ne produisent qu’une seule détonation qui se propage dans l’air à la vitesse de 330 mètres environ, permet d’être averti de l’arrivée de ces projectiles un certain temps avant qu’elle n’ait heu. Le temps qui s’écoule entre l’instant où on entend le départ du coup et celui où il arrive, — supposé qu’il tombe près de l’observateur, — est d’autant plus grand que la pièce est plus éloignée et que la vitesse initiale est plus faible. Ainsi, pour prendre un exemple qui correspond à des conditions moyennes fréquemment réalisées, l’obus de 51 kilogrammes de l’ancien obusier allemand de 15 centimètres lancé à la vitesse initiale de 245 mètres par seconde, lorsqu’il est tiré à 1 500 mètres de distance, arrive au point de chute environ 2 secondes après qu’on y a entendu le départ du coup. Lorsqu’il est tiré à 5 400 mètres, il arrive au but 27 secondes après qu’on y a entendu le départ.

On a donc largement le temps de s’abriter, dans un grand nombre de cas. On est d’ailleurs mis en garde non seulement par la détonation, du départ du projectile, mais aussi, lorsque la direction qu’il prend est dangereuse pour l’observateur, par le sifflement avertisseur qu’il fait dans l’air. Ce sifflement est dû au frottement dans l’atmosphère de l’obus qui est animé d’une rotation rapide, a une forme imparfaitement homogène et subit d’ailleurs sur sa trajectoire des mouvemens de balancement, de rotation périodiques ; en outre, la cause principale du sifflement de l’obus parait être qu’il rencontre dans l’air les discontinuités (condensations et dépressions) des ondes sonores de la détonation qui l’y ont précédé.

Dans la très curieuse et pénétrante étude qu’il a consacrée naguère ici même [2] à « l’esthétique des batailles » M. Robert de la Sizeranne a rappelé que « jadis à Sébastopol, chaque coup de l’ennemi était annoncé par le veilleur qui criait : « Mor-tier ! » et tout le monde se jetait à terre, attendant que la bombe eût éclaté. » Le souvenir évoqué par M. de la Sizeranne est redevenu dans la guerre actuelle une réalité, et beaucoup d’hommes ont été sauvés des éclats mortels par le bruit précurseur de la détonation qui les avertit de s’abriter ou simplement de se coucher. Mais, à cette époque, les obus n’avaient jamais de vitesses moyennes supérieures à celle du son. Aussi la physionomie acoustique des batailles était bien moins complexe que maintenant.

Il n’en est en effet plus de même pour les canons à grandes vitesses initiales tirant aux distances moyennes. Les projectiles tirés par eux se propagent d’abord beaucoup plus vite que le son ; il s’ensuit que lorsqu’on est près de leur point de chute, aucun bruit de détonation et non plus aucun sifflement ne nous a averti du danger. Aussi les soldats redoutent beaucoup plus que les projectiles des obusiers, ceux des canons longs qui arrivent, si j’ose dire, à l’improviste et sans crier gare.

Tout ce que nous venons de dire ne s’applique aux projectiles à grande vitesse initiale que dans la première partie de leur trajet où leur vitesse moyenne est supérieure à celle du son ; mais cette vitesse moyenne diminue quand la portée augmente, puisque le projectile se ralentit peu à peu ; il arrive un moment où celui-ci tiré de très loin a une vitesse moindre que celle du son. A partir de cet instant les ondes sonores de la détonation de départ regagnent peu à peu leur retard sur l’onde de choc, et il arrive un moment, ou plutôt il se trouve un point de la trajectoire où elles la rattrapent ; pour les portées supérieures à celle-là, l’obus, quelle que soit d’ailleurs la grandeur de sa vitesse initiale, est de nouveau précédé au point de chute par le bruit du coup de canon et par son sifflement avertisseur.

De tout cela résulte dans la nature, l’intensité et la succession des divers bruits produits par les coups des canons à grande ou à faible vitesse initiale une profonde diversité où seule une grande habitude, jointe à beaucoup de sens critique, permet de se reconnaître.

Quelques chiffres illustreront par un exemple ce qui précède : l’obus de notre 75 lancé à la vitesse initiale de 529 mètres va d’abord beaucoup plus vite que le son du coup de départ, et son claquement le précède d’une quantité qui augmente peu à peu jusqu’à valoir 1 seconde à 2 200 mètres ; à cet instant, la vitesse de l’obus est réduite à 330 mètres environ ; il s’ensuit qu’à partir de ce moment, le retard de l’onde ordinaire sur l’onde de choc diminue de nouveau jusqu’à ce qu’à 4 700 mètres la première ait rejoint la seconde. Un observateur situé dans la direction de la trajectoire entendra donc 2 détonations successives, s’il est à moins de 4700 mètres environ de la pièce ; au delà, il n’en entend plus qu’une. En outre, à partir de 2 200 mètres, il entend l’obus siffler, ce sifflement se plaçant entre les deux détonations qui l’encadrent. Au delà de 4 700 mètres, le sifflement suit la seule détonation qui reste entendue.

Ces phénomènes ont des conséquences bien étranges : tout d’abord, au delà d’une certaine distance, la détonation du départ du coup est tellement affaiblie qu’on n’entend souvent que le seul claquement du projectile. Lorsque l’oreille reçoit l’onde de choc, elle tend naturellement à reporter l’origine de ce son à une direction perpendiculaire à celle du front de cette onde ; or il est clair que cette direction diffère beaucoup de celle de la bouche à feu et qu’elle passe toujours très en avant de celle-ci, et d’une quantité d’autant plus grande que la vitesse initiale du projectile est plus forte. Autrement dit, la direction où l’on croit entendre le coup n’est nullement celle d’où il est parti. De là résultent fréquemment des illusions et des erreurs très dangereuses en campagne. Si on entend une détonation devant soi, rien ne prouve qu’elle provienne d’une bouche à feu située dans cette direction. On ne peut même pas affirmer, comme l’ont fait par erreur des techniciens, que si on a réciproquement une batterie devant soi, c’est bien dans sa direction qu’on entendra la détonation, car ce n’est vrai que si la batterie tire vers l’observateur, mais nullement si elle tire à droite ou à gauche. Donc, dans le service d’exploration, on commettra souvent de graves erreurs, si on veut déduire la direction d’une pièce ou d’un fusil de celles d’où leurs détonations semblent provenir. Ainsi, si tout le long d’une tranchée on entend la détonation d’une balle tirée de la tranchée opposée, tous les observateurs entendront le son dans des directions erronées et d’ailleurs discordantes, sauf l’homme qui aura été directement visé.

Parmi les autres conséquences bizarres de ces phénomènes étranges, il est un fait que j’ai constaté, qui n’a, je crois, jamais été signalé, et que je voudrais rapporter ici, car il est étrangement paradoxal et paraîtrait incroyable s’il n’était élucidé par ce qui précède. Me trouvant sur le front de Lorraine, au bois de Mort-Mare, j’ai entendu plusieurs fois, tandis qu’une de nos batteries de 155 tirait à quelque distance derrière moi et par-dessus moi, le coup de canon un temps notable avant d’entendre le mot « feu » du chef de pièce qui l’avait manifestement précédé, puisque provoqué. C’est que le mot « feu » traversait l’espace à la vitesse du son et la détonation à la vitesse beaucoup plus grande du projectile, et lorsqu’elle arrivait à mon oreille, elle avait dépassé les ondes du mot « feu. »


Il n’est pas jusqu’à certains phénomènes météorologiques et astronomiques sur lesquels le claquement des projectiles ne projette une lumière imprévue. Par exemple on a signalé souvent lors de la chute de quelque bolide que beaucoup d’observateurs répartis sur un nombre assez grand de kilomètres assuraient avoir entendu le bolide éclater avec un grand fracas exactement au-dessus de leurs têtes. Or le bolide ne pouvait avoir éclaté en même temps juste dans la verticale d’observateurs aussi éloignés les uns des autres ; il le pouvait d’autant moins que souvent on le retrouvait intact et nullement éclaté dans la terre meuble où il s’était enfoncé. Mais le bolide pénétrant dans notre atmosphère avec une vitesse très supérieure à celle du son y produisait une onde de Mach énergique, et c’est elle qui, venant frapper violemment les oreilles des observateurs, leur donnait l’illusion d’une formidable explosion au-dessus de leurs têtes.

Dans le même ordre d’idées, on peut rappeler les circonstances romanesques qui accompagnent le retour à la terre de l’obus lancé dans la lune par l’imagination de Jules Verne dans son livre De la terre à la lune. L’auteur nous dit que l’arrivée du projectile qui s’enfonce en bruissant dans la mer est précédé d’un intense sifflement venu des couches élevés de l’atmosphère. Pour une fois l’ingénieux romancier s’est trompé, car il est manifeste que le sifflement de son obus tombant en vertu de la gravité avec une vitesse très supérieure à celle du son n’a pu en aucune façon précéder le plongeon dans la mer de l’obus lui-même.

Pour en finir avec les bizarreries qui se rattachent au bruit que font dans l’air les projectiles, il est une remarque que nous avons souvent faite en entendant sur nos têtes le long sifflement des obus, ou tout près de notre oreille le « pftt » léger et gazouillant des balles Mauser. On remarque, surtout avec les balles, que ce sifflement commence par être très aigu, puis prend brusquement un timbre beaucoup plus grave avant de s’évanouir. De même fait le hululement des gros obus qui soudain baisse de ton dans le moment qu’ils passent au zénith. La raison en est simple. Pendant que le projectile se rapproche de l’oreille, la longueur des ondes sonores qu’il nous envoie est diminuée de sa vitesse : ces ondes sont donc plus courtes que si la balle ou l’obus était immobile, donc le son est plus aigu. Au contraire, lorsque la balle ou l’obus nous a dépassés et s’éloigne, leur vitesse s’ajoute à la longueur des ondes sonores qu’ils nous envoient, et le sifflement devient plus grave. C’est le même phénomène qui fait que, lorsqu’un express traverse une gare à toute vitesse en sifflant, les voyageurs placés sur le quai remarquent que le son du sifflet devient brusquement plus grave dès que la locomotive les a dépassés.

C’est encore le même phénomène qu’on utilise dans la spectroscopie astronomique pour déterminer la vitesse d’éloignement ou de rapprochement des étoiles par le déplacement de leurs raies spectrales.

Ainsi, bon gré, mal gré, par une sympathie que crée la physique, le reflet furtif des étoiles vient mêler sa nostalgique douceur jusqu’aux tumultueuses réalités de la bataille.


CHARLES NORDMANN.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Voyez la Revue du 1er août 1915.