Revue scientifique - Le Choléra (Charles Nordmann)

Revue scientifique - Le Choléra (Charles Nordmann)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 106-116).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE CHOLÉRA

Les grandes chaleurs sont revenues et, avec elles, la saison des intoxications digestives. C’est surtout la chaleur humide qui fatigue, anémie et prédispose aux affections du tube digestif. Les atteintes de toute nature vont apparaître, simples, banales, ou graves, mortelles, sous formes d’épidémies plus ou moins localisées.

Le choléra des nourrissons refait son apparition. Contre cette terrible maladie, des conseils par voie d’affiche sont donnés aux mères de famille. Mais contre le vrai choléra, le choléra asiatique, qui peut éclater brusquement comme un coup de foudre dans un ciel serein, que faire ? et quelle panique !

Quand il s’agit de « guerre, » le choléra n’effraie pas ; on n’y pense pas. Pourtant il fut avec elle aux Balkans, les années dernières, et comme elle aussi il se termina avec la paix.

Il est retourné dans ses foyers : l’Inde, qui, depuis mémoire d’homme, aussi loin que l’on voit dans les vieux livres sanscrits, se retrouve immuable dans ses symptômes, dans sa forme.

Toutes les autres maladies évoluent, se modifient ; le choléra reste. Y a-t-il donc des exceptions pour la mort des maladies ?

Toutefois, l’Europe est toujours inquiète en été, car depuis la première fugue du choléra en 1832, depuis son apparition en Europe, il a laissé quelques traînards, quelques foyers qui peuvent se réveiller à un moment donné.

Le terrible vibrion est en France, il y était l’an dernier dan » le Midi, à Toulon, à Marseille ; bien plus, dans l’eau de la Seine. L’an dernier, à Saint-Cloud, MM. Violle et Poitevin trouvaient un microbe identique au vibrion vrai du choléra.

Il pouvait déchaîner une épidémie, il ne le fît point ! Pourquoi ? C’est là le secret du génie épidémique.

Ces microbes sont comme des nihilistes, reconnus, identifiés loin de leur patrie. Ils n’ont commis aucun crime, mais ils le pouvaient faire ; c’est une bombe qui a avorté.

Le vrai choléra se trouve aux Indes ! L’Europe lui est trop inhospitalière, il ne se trouve point dans son élément ; il ne tue point comme en Asie sa patrie.


Il semble qu’en Asie toutes choses prennent une proportion énorme, inconnue en Europe ; les montagnes sont gigantesques, les parfums des fleurs violens, les grands fauves et les serpens venimeux abondent, les cyclones d’une puissance inouïe sont fréquens, les épidémies (peste et choléra) formidables.

Le choléra aux Indes, aussi loin qu’on a les statistiques anglaises, fait au minimum actuellement des centaines de mille décès et les corps sont brûlés dans des bûchers ou jetés dans les rivières. Les grands centres de mort sont les grands centres de religion, surtout Bénarès et les bords du Gange. Chaleur étouffante, humidité écrasante, miasmes, humus putride, saleté, etc., que de conditions pour le développement de la maladie !

Ni la fréquence, ni la virulence ne sont en diminution aux Indes et régions voisines (d’après M. Pottevin).

Le décès par choléra aux Indes était en moyenne par an : de 1877 à 1886, 298 000 ; de 1901 à 1910, 380 000.

La proportionnalité des décès n’a pas cessé d’être considérable.

Elle était en 1912, dans la résidence de Madras, de 50 pour 100 ; à Bombay, de 77,8 pour 100 ; en Indo-Chine, de 78,2 pour 100.

Malheureusement, le choléra ne reste pas localisé dans l’Inde.

Il se propage lentement et bientôt apparaît en Europe. Le siècle dernier a vu quatre grands exodes : 1° 1817-1823 ; 2° 1827-1837 ; 3° 1841-1850 ; 4° 1892-1894.

1er exode. Le choléra éclate dans la vallée du Gange et du Bramahpoutre et tue une multitude de personnes en peu de semaines ; les malades tombent foudroyés dans les rues ; les fugitifs transportent le choléra à Calcutta, Bombay. Toute l’Inde est envahie. En trois ans, il y eut 3 millions de victimes. Il passe ensuite en Indo-Chine, au Japon, aux Indes néerlandaises.

La Reine Topaze, frégate anglaise, le transporte à l’ile Maurice ; de là il passe à la Réunion et à Zanzibar. D’autre part, de Bombay il envahit le golfe Persique, mais s’éteint à Astrakan.

2e exode. Le choléra part du nord de l’Inde en 1827, arrive dans le Thibet en 1828, en Perse en 1829. Il envahit l’Europe par voie de terre (Russie) et par voie de mer (venant d’Arabie).

A Londres, en 1832, il fait 4 000 victimes ; à Paris, 7 000 ; en France, 100 000.

3e exode. L’épidémie chemine lentement, atteint la France en 1848 et fait 110 000 victimes ; elle revient en 1854 et tue 143 000 personnes. Nos troupes la transportent en Crimée.

4e exode. Le choléra venu des Indes, comme toujours, gagne le nord de l’Europe. Cette fois, l’épidémie fut moins importante et ne fit que 4 500 victimes en France.

La Mecque, lieu saint des Musulmans où affluent chaque année 350 à 400 000 pèlerins, est également un foyer de choléra, moins important toutefois que celui de l’Inde.

En Europe, les épidémies sont relativement rares et bénignes. Depuis les grandes épidémies de 1832, 1848 et 1854, nous n’avons eu en France [1] que quelques cas isolés dans le Sud, à Marseille et à Toulon, à bord de navires de guerre. L’épidémie de 1832 fit 107 000 victimes, celle de 1848, 100 000, et celle de 1854, 143 000.

Dans les autres pays d’Europe, on a constaté également une diminution considérable du nombre absolu des atteintes.

En Allemagne, par exemple, on trouve comme décès : en 1866, 114 683 ; en 1873, 28 790 ; en 1892, 866 ; en 1905, 85 ; en 1910, 14.

Pourtant, la mortalité relative n’a pas subi de diminution depuis les épidémies du siècle dernier ; elle était autrefois de 40 à 60 pour 100, elle est aujourd’hui (1910) de 40 pour 100 en Italie, 40,8 en Russie, 58,4 en Turquie.

Cette dernière épidémie (1904-1910), importée au Hedjaz par les pèlerins indiens en mars 1902, avait peu à peu fait son chemin jusqu’en Russie en passant par l’Egypte, la côte Méditerranéenne, Bagdad, la Perse, les rives de la mer Caspienne. De la Russie, le choléra gagna l’Allemagne par propagation de proche à proche, sans à-coups ; et la Hollande par transport.

Le navire qui a été le véhicule du choléra avait à bord un malade, et, malgré la quarantaine et les précautions, la maladie s’est développée à Rotterdam. Le fait doit tenir à la présence de porteurs de bacilles à bord.

Le choléra a de là envahi la Hollande, mais ne l’a frappée que légèrement, parce que les Hollandais ont exercé, contre l’épidémie, une lutte organisée de manière admirable.

Tout suspect était isolé, ainsi que toute sa maison, et cet isolement ne cessait qu’après examen bactériologique négatif. On isola ainsi jusqu’à 114 personnes pour un seul cas. Les résultats de cette tactique furent tels que la plupart du temps les cas furent uniques et jamais on n’arriva à en compter plus de quatre dans le même endroit. Les exemples de la Hollande, de l’Allemagne, de la Belgique montrent comment peut être désormais instituée une méthode définitivement efficace contre le choléra.

En temps de guerre la lutte contre le choléra est bien difficile ; aussi fît-il, pendant la guerre des Balkans, beaucoup de victimes en Serbie, moins en Bulgarie.

Quant au traitement du choléra asiatique, on peut dire qu’il n’a pas fait de progrès.

La mortalité relative est aussi forte maintenant qu’il y a cinquante ans ; elle varie de : 20 à 70 pour 100. Dernièrement en Serbie, pendant l’été 1913, la mortalité fut très élevée. A Istip, un des grands laboratoires organisés par le gouvernement serbe pour le choléra, il y eut 650 malades dont 273 morts, et à Vêles, un des cinq autres laboratoires, sur ! 500 malades, 800 décès.

Les progrès sont dans la prophylaxie individuelle, c’est-à-dire les moyens préventifs par l’hygiène corporelle (la propreté, les précautions alimentaires) et la prophylaxie des agglomérations (villes, contrées, départemens, frontières).

Elle va du particulier au général. D’ailleurs, cette prophylaxie est relativement aisée, car le microbe est aisément détruit ; il ne résiste pas à une température supérieure à 60 degrés pendant plus de 10 minutes ; il est tué en quelques minutes à 80 degrés et instantanément à l’ébullition [2].

Donc les fruits (pèches, poires, prunes, raisins, etc.), trempés dans de l’eau bouillante, peuvent être mangés en toute sécurité en temps d’épidémie.

La désinfection par les antiseptiques est facile à réaliser par le sublimé, le permanganate de potasse, l’acide phénique, etc., à doses relativement faibles.

Le vibrion du choléra est un des bacilles les plus fragiles.

Dans l’eau qui le contient, il est détruit par des traces infinitésimales d’hypochlorite de soude (procédé couramment employé en temps d’épidémie). Fait curieux de la part d’un bacille qui vit si bien dans les contrées tropicales : il résiste au froid, il vit après des semaines, des mois de congélation.

Il y a là un danger à signaler ; il faut se méfier des fruits frigorifiés venant des pays chauds (Indes, Japon, etc.)

Le traitement. On a tout essayé, mais en vain. D’ailleurs, théoriquement, il semble très malaisé de guérir un cholérique typique, parce que la maladie évolue trop rapidement, en l’espace parfois de quelques heures. Les cas de choléra foudroyans sont très nombreux.

Il n’y a pas d’incubation manifeste ; brusquement le malade vomit, a de la diarrhée, devient rigide et tombe dans le coma, parfois deux heures après le début. Dans ce cas, il est impossible de neutraliser les effets foudroyants des toxines circulant dans l’organisme et ayant atteint les organes nobles [3].

Le remède chinois consiste à ébouillanter le malade, et s’il résiste au remède, il est guéri. En Europe, on n’a rien de mieux, curativement parlant. Le sérum agit, il est vrai, mais seulement tout au début, lorsque le poison est en petite quantité et en circulation dans le sang. Mais lorsqu’il est fixé dans certains organes et qu’il est en grande quantité, le sérum est inactif.

L’épidémie cholérique durant la guerre balkanique ne nous a apporté aucun enseignement, aucune méthode intéressante nouvelle ; et pourtant, quel champ d’études !

Il y eut des milliers de morts et le choléra se présenta sous des formes extrêmement variées. La seule thérapeutique efficace (et encore !) qui diminua la mortalité dans la proportion de 20 à 25 pour 100, était l’injection dans les veines de doses massives de sérum artificiel (eau salée). L’effet immédiat est toujours excellent, car le malade, à la suite de vomissemens et de diarrhées en débâcle, a perdu une quantité prodigieuse d’eau et cette déshydratation est la cause de l’aspect du malade (yeux caves, peau épaisse, mate). Pouls qu’on ne peut sentir, douleurs dans les articulations, crampes dans les membres, etc., tout cela disparait ; le malade revient à la vie, c’est une résurrection, mais malheureusement souvent temporaire, car la toxine persiste et tue le malade ultérieurement.

Il y a trente-deux ans que la cause de cette terrible affection est connue. Ce fut Koch, celui qui découvrit le bacille de la tuberculose, qui découvrit aussi, dans une mission aux Indes, le microbe du choléra. En examinant les selles des diarrhéiques il fut frappé de la présence d’innombrables élémens microscopiques ayant la forme d’une virgule et doués de mouvemens extraordinairement rapides. C’est que ces microbes ont un petit cil, une sorte de godille à une de leurs extrémités, et ils vont à une vitesse vertigineuse. On les appelle « vibrions » ou encore bacille comma (Κόμμα, virgule).

Lorsqu’on les cultive dans le laboratoire, ils poussent avec une rapidité extraordinaire. C’est assurément une des bactéries qui se multiplient le plus abondamment. Si on en dépose une goutte dans un grand ballon, contenant du bouillon stérile, le lendemain on voit un trouble très prononcé dans le ballon, indiquant la présence de vibrions, et, à la surface, un voile épais constitué uniquement par la multitude de ces vibrions venus à la surface.

On peut juger du nombre extraordinaire des vibrions, de la faculté de reproduction phénoménale de ces bactéries, si l’on considère qu’un centimètre cube du liquide en contient des milliards, une gouttelette des millions.

D’autre part, on perçoit tout le danger de ces vibrions, puisque quelques-uns seulement suffisent pour tuer un homme du choléra, parce que l’intestin est comme le ballon de bouillon dont nous parlions plus haut, c’est-à-dire qu’il est un excellent milieu de culture, et une fois amorcé avec quelques vibrions, quelques heures après, tout le tube digestif sera plein de ces bactéries.

Pourquoi ces vibrions sont-ils dangereux ? Nous avons dans le tube digestif des milliards de milliards de bacilles, et nous nous portons à merveille. Mais le vibrion n’agit pas seulement par sa présence, par une action mécanique : il sécrète encore, si petit soit-il, une substance très active, une sorte de poison mal déterminé jusqu’ici, et la réunion de ces milliards de petites sécrétions forme finalement une grande quantité de poison, que l’on appelle toxine, et qui, résorbé par l’intestin, tue l’individu.

Il y a un fait très curieux dans l’histoire de ce bacille, son électivité pour le tube digestif ; c’est son « port d’attache, » pour ainsi dire. Si l’on inocule ce vibrion chez un animal, quel que soit le lieu d’inoculation, on remarque que l’intestin est toujours atteint. Ceci est dû à la toxine qui se porte, aussitôt formée, dans l’intestin, ou plus exactement qui agit sur l’intestin, quel que soit le lieu d’inoculation (sous la peau, dans les muscles, veines, le péritoine, ou directement dans l’intestin).

Cette toxine, nous l’avons dit, agit sur l’intestin, c’est là sa première action ; en second lieu, elle agit sur le système nerveux central. La rigidité des agonisans, l’hypothermie (32°, 30° et au-dessous) l’indiquent ainsi que l’élévation de la température (40° et plus) quelques heures après la mort.

On voit immédiatement, d’après cela, que si l’on veut essayer de guérir la maladie, il faut employer un sérum qui combatte l’effet de la toxine, c’est-à-dire un sérum antitoxique.

La toxine sera obtenue en laissant les vibrions pousser plusieurs jours dans le milieu où ils se trouvent ; ils sécréteront alors beaucoup de toxines, et après ces quelques jours, comme ils ont une vie très courte, beaucoup d’entre eux, la majorité, sera morte, et le produit de leurs cadavres sera aussi une toxine. Le mélange de toxines externes et de toxines internes, ou encore d’exo-et d’endo-toxines, qui n’est plus vivant, mais qui est un produit de sécrétion en décadence, sera injecté à des chevaux et le sang de ces chevaux fournira le sérum qui, comme nous l’avons vu précédemment, sera injecté aux malades et produira de bons effets surtout au début de l’affection.


Le problème du choléra est difficile comme tous les grands problèmes de biologie où les facteurs sont toujours et tous instables, jamais définitifs. La guérison entière du choléra n’existe pas ; les grandes méthodes de guérison par le sérum ou de prévention de la maladie par le vaccin sont tout à fait vagues, parce qu’elles n’ont jamais été expérimentées sur l’homme. A priori cela semble étrange ; un remède fait pour l’homme doit être essayé sur l’homme. Finalement, oui, mais on ne commence jamais par là ; si l’on veut établir des bases scientifiques rigoureuses d’une méthode biologique, on est obligé de recourir d’abord à des animaux. Les magnifiques résultats de la sérologie ont été obtenus par ces procédés ; autrement, ce n’est que de l’empirisme. Avant d’injecter pour la première fois, chez un enfant atteint du croup, le sérum antidiphtérique qui immortalisera son nom, M. Roux avait fait toutes ses expériences sur les animaux ; elles avaient donné des résultats triomphans ; elles devaient réussir sur l’homme ; elles réussirent.

Prenons le cas du vaccin cholérique. Aux Indes, devant les épidémies foudroyantes qui chaque année tuent des centaines de milliers d’individus, les médecins anglais ont appliqué la vaccination, qui consiste à injecter préventivement chez un individu sain des vibrions cholériques en petite quantité, puis en grande, pour le protéger contre une atteinte éventuelle de la maladie, et en tâtonnant (que d’incertitude dans ces tâtonnemens ! si la dose était trop faible, il n’y avait pas d’immunité ; si la dose était trop forte, il y avait des réactions extrêmement dangereuses et parfois fatales), on arrive à obtenir des résultats qui paraissent, mais sans preuve absolue, probans.

Et pourtant, à cette heure, les statistiques anglaises portent sur plus de 100 000 personnes vaccinées. Il est juste d’ajouter que, dans les Indes, les procédés d’investigation diffèrent des nôtres : et ils ressemblent à ceux que l’on emploierait chez les animaux.

Tel est le cas de cet essai fait dans une prison contenant 2 000 prisonniers. La moitié, prise au hasard, est vaccinée, l’autre pas. Puis tout le lot est envoyé à travailler dans une région contaminée par le choléra. Les sujets vaccinés résistent beaucoup mieux que les autres, c’est-à-dire qu’ils contractent beaucoup moins le choléra et que plusieurs guérissent. Mais ce ne sont point là des procédés courans. Il faut donc tenter ces expériences sur les animaux, c’est là le premier pas à faire.

Or, jusqu’à ces dernières années, il était impossible de reproduire expérimentalement le choléra chez les animaux, et on était arrêté au début de la question. C’était grave, car toutes les autres questions du choléra ne sont que secondaires, absolument accessoires, la clef du problème du choléra résidant tout entière dans la reproduction chez les animaux. Le jour où cette difficulté sera vaincue, on peut dire que la guérison du choléra sera très proche.

On comprend donc la ténacité avec laquelle certains chercheurs ont poursuivi la solution de ce problème. M. Metchnikoff, le premier, a obtenu la reproduction de l’affection par une clairvoyance admirable. A la suite de ses belles recherches sur la flore intestinale, il avait pensé que, si le vibrion du choléra ne paraissait pas dans l’intestin, quoique se trouvant en grande quantité dans l’estomac, que si les animaux étaient absolument réfractaires, quelles que soient les espèces, les races considérées, cela devait être dû à ce fait que le vibrion se trouvait en présence d’autres bactéries extrêmement nombreuses et diverses dans le tube digestif, et que ces bactéries devaient, par leur présence ou leurs sécrétions, favoriser ou annihiler le développement du vibrion, de même que certaines plantes arrêtent ou favorisent la culture d’autres espèces.

Il y avait antagonisme dans la flore comme dans la faune. M. Metchnikoff supprime cette question ; il se débarrasse de la flore en expérimentant sur des lapins nouveau-nés qui ne se nourrissent que de lait maternel, et dont par suite le tube digestif ne contient, pendant les premiers jours après la naissance, qu’un nombre infime de microbes.

Dans ce cas, les petits lapins qui ingèrent des vibrions cholériques meurent dans une grande proportion. Allons plus loin : M. Metchnikoff étudie l’action de beaucoup de bactéries vis-à-vis du vibrion cholérique et voit que certaines vivent, pour ainsi dire, en bonne intelligence avec ce vibrion et favorisent son développement, et que d’autres, au contraire, l’arrêtent. L’association de bactéries favorables au vibrion cholérique donne plus certainement encore aux petits lapins nouveau-nés, le choléra.


Le problème en était là, lorsque la question fut reprise par MM. Violle et Poitevin. Ils furent frappés de ce fait que, dans une épidémie, lorsqu’on venait de donner à un individu sain un purgatif, ce sujet contractait à coup sûr le choléra. De très vieilles observations puisées dans l’antiquité relataient ce fait. D’autres témoignages le confirmaient ; la vieille sentence : « il est mort de peur » n’est pas absolument ridicule. Un individu qui, en temps d’épidémie, est angoissé, cerné de toutes parts par des cadavres, hypnotisé par ce fait qu’il peut d’un moment à l’autre avoir une diarrhée mortelle, contracte la diarrhée. C’est une diarrhée nerveuse, diarrhée de suggestion, peu importe le mot, en tout cas il a la diarrhée. C’est une diarrhée émotive comme chez le soldat jeune qui voit pour la première fois le feu.

Rappelons l’expérience faite l’an dernier en Allemagne pour démontrer le rôle de l’émotivité chez des hommes tout à fait indemnes.

Des soldats sont réunis dans la cour de la caserne. Le colonel arrive, suivi du médecin-major et dit aux soldats qu’un des leurs vient de succomber à un empoisonnement intestinal en quelques heures ; peut-être y a-t-il eu quelque substance dangereuse dans la soupe ? Il invite les soldats, au premier symptôme léger, à la plus petite diarrhée, de courir à l’infirmerie pour être soigné. Sur le coup, un très grand nombre de soldats sont pris de diarrhée, et quelques-uns très gravement.

En Bulgarie, pendant la dernière guerre, la mortalité fut de 26 pour 100 (d’après Rosenthal). Dans une ville où la panique provoquée par le choléra fut énorme, la mortalité s’éleva à 50 pour 100, et seulement à 6 pour 100 dans l’hôpital de la même ville.

Enfin, dernier témoignage : on sait qu’un individu venant d’un pays où sévit le choléra peut être très bien portant, et pourtant ses selles, son tube digestif peuvent contenir des vibrions qui ne l’auront point rendu malade. C’est ce qu’on appelle « importeur sain de germes ».

Or, les vibrions seront en quantité beaucoup plus grande dans les selles après l’administration d’un léger purgatif ; d’où la pratique, dans certains lazarets, de donner à toute personne venant de pays cholériques un purgatif, et de rechercher le vibrion ; et dans le cas positif, de l’isoler au lazaret. Or, on a vu un grand nombre de personnes qui étaient tout à fait saines, et sur lesquelles le choléra n’avait eu aucune prise, mourir d’une attaque cholérique rapide, après l’administration d’un tel purgatif.

Voilà une série de faits qui poussèrent les deux savants à aiguiller leurs recherches dans cette voie.

Ils prirent comme animal d’expérience le singe, singe adulte, le Bonnet chinois, venant des Indes anglaises, néerlandaises ou du Japon, et lui donnèrent des vibrions avec ses alimens ; les singes n’eurent aucun malaise, même après avoir absorbé des quantités foudroyantes. Ils firent la même expérience, mais cette fois ils déterminèrent d’abord une légère entérite, une diarrhée tout à fait banale, chez ces animaux, et qui, seule, eût passé tout à fait inaperçue. Mais en mélangeant à leur nourriture, à ce moment, un peu de vibrions, les singes eurent une attaque cholérique absolument typique, ressemblant point par point à celle de l’homme. Les selles si caractéristiques ressemblant à de l’eau de riz étaient présentes, les yeux caves, l’air éteint, la langue hypothermique (température descendant à 22°), le coma progressif, la diarrhée profuse, tout y était.

Mais quelle est la pathogénie de cette affection ? Comment se fait-il qu’une entérite banale prédispose, en temps d’épidémie, au choléra, et soit « l’agent provocateur ? »

Une observation très curieuse de MM. Violle et Pottevin nous mettra peut-être sur la voie :

Faisant des essais de dosage de la toxine (car une toxine se dose comme n’importe quelle substance) sur des lapins, ils examinent, immédiatement après la mort, l’intestin sur toute sa longueur. Un fait se révèle à leur attention très minutieuse : les biais de l’intestin sont un peu plus prononcés à partir d’un point. Ils recherchent quel est ce point, et voient que c’est immédiatement dans le voisinage de l’ouverture du canal du pancréas. Hypothèse aussitôt émise : les sucs digestifs, les glandes digestives doivent jouer un rôle dans le choléra.

Ils font de nombreuses expériences sur le pancréas, le foie, les glandes digestives, etc., et le résultat final est qu’il y a un lieu d’élection dans l’intestin pour la production du choléra, que le suc pancréatique favorise le développement du vibrion.

Le foie, au contraire, joue un rôle d’arrêt. Cette glande volumineuse, pesant plus de 1 200 grammes chez l’homme, sécrète une grande quantité de bile qu’elle verse dans l’intestin par un canal, le cholédoque qui y débouche immédiatement après l’estomac, neutralise ainsi beaucoup de poison, et entrave nettement le développement du vibrion ; mais s’il y a arrêt dans la production de la bile, ou si le canal empêche la bile de se déverser dans l’intestin, l’animal qui a reçu une quantité infime de vibrions meurt d’une attaque typique du choléra.

Tels sont les résultats des expériences de MM. Violle et Pottevin, très importantes, puisqu’elles mettent en évidence le rôle joué par le foie, et qu’elles permettront peut-être de comprendre plus tard pourquoi les épidémies sont plus fréquentes dans les pays chauds, ou en été, et chez des sujets surmenés, et dans toutes conditions où il y a surmenage du foie et arrêt de la bile.


CHARLES NORDMANN.

  1. Abstraction faite de la panique de 1892.
  2. La contagion se contracte par l’eau et d’homme à homme ; cette dernière est terrible. La contagion par l’eau est très variable, car le vibrion y devient plus ou moins virulent ; de même les vibrions de laboratoire changent subitement, radicalement.
  3. Le 9 octobre 1817, le choléra surprit, sur la rive droite du Betoah, l’armée anglaise, composée de 100 000 hommes, dont 10 000 Européens, et en tua 20 000 en six jours.