Revue scientifique - La Lutte sociale contre la tuberculose

REVUE SCIENTIFIQUE




LA LUTTE SOCIALE CONTRE LA TUBERCULOSE




Comme je l’ai montré dans ma dernière chronique, si le taux de mortalité par tuberculose d’avant-guerre reste constant dans notre pays, quatre millions de Français actuellement vivants sont condamnés à mourir de cette maladie, et, à un moment quelconque de l’existence future de notre pays, quatre millions de Français alors vivants seront condamnés à mourir de même.

De tous les dangers qui menacent l’avenir de la nation française, le plus angoissant, le plus redoutable est donc la tuberculose.

Il y a maintes autres manières de mettre en évidence ses ravages. Si nous prenons par exemple les statistiques municipales de la Ville de Paris, nous voyons que la moyenne de la mortalité hebdomadaire en cette saison y est de 682, dont 173 par tuberculose sous ses diverses formes. Ainsi plus du quart des décès à Paris en cette saison sont en moyenne causés par la tuberculose.

J’entends bien que, dans le reste de la France, la proportion est moindre, puisque, en moyenne, un Français sur huit meurt de tuberculose. Ces chiffres n’en sont pas moins effrayants, puisqu’il s’agit d’une maladie presque toujours évitable et généralement guérissable.

Les Américains, en entreprenant généreusement, et par leurs méthodes ingénieuses, l’éducation antituberculeuse de la population française, ont attaqué le problème par le bon côté : la première chose est en effet de savoir ce qu’il faut faire pour se protéger et guérir, et dans le peuple, il faut bien reconnaître qu’on ne le sait guère.

L’ignorance n’est pas la seule cause initiale de la grande mortalité par tuberculose, trop longtemps tolérée chez nous. J’y ajouterai volontiers une certaine paresse d’esprit qui nous fait dédaigner les maladies à évolution lente. J’y ajouterai même un certain tour d’imagination qui a fait longtemps considérer la tuberculose comme un mal poétique, élégant, auréolé de je ne sais quelle noblesse prestigieuse.

Ce singulier préjugé à rebours dont il faut chercher l’origine dès le début du XIXe siècle, avec son « jeune malade à pas lents » a dû au romantisme l’épanouissement de son étrange floraison. La « pâleur romantique » dont la vogue fut due à une foule de causes qu’il serait facile, mais trop long de rechercher ici, la morbidesse fatale du poitrinaire, à qui le sort de certains tuberculeux célèbres comme Chopin a ajouté un lustre nouveau, tout cela est pour quelque chose dans les ravages qu’a causés chez nous le bacille de Koch. La force, la santé furent alors, ainsi que la gaîté elle-même, considérées comme des choses un peu vulgaires, indignes d’un véritable dandy, ou d’une femme distinguée.

Tout ce singulier prestige s’écroula le jour où on se mit à parler des tuberculeux, et non plus des poitrinaires, et où, à ce dernier mot qui se prête à tous les flous poétiques de la rêverie, on substitua l’autre qui évoque avec une précision toute pathologique la nature des lésions dont il s’agit. La Dame aux camélias fut la dernière héroïne, le champ du cygne de la tuberculose littéraire, et peu à peu on se reprit, suivant la noble esthétique des classiques et des Grecs, à aimer et à chanter ce qui est sain, gai et fort.

La vérité, c’est que la maladie est toujours une déchéance, — déchéance physique s’entend, — pour les individus comme pour leurs agrégats nationaux.


* * *

Pour éviter, comme pour guérir à ses débuts, la tuberculose, il n’y a, comme je l’ai rappelé déjà, qu’un procédé éprouvé et véritablement efficace aujourd’hui : c’est la cure hygiéno-diététique dont tout le secret peut se résumer en ces trois termes : grand air, bonne alimentation, repos ; mais qui, dans l’application, comporte une quantité de précautions et de soins dont l’énumération, serait trop longue ici.

Dans une société idéale où chacun ferait spontanément son devoir, il est clair que l’éducation antituberculeuse du public serait non seulement l’alpha, mais aussi l’oméga de la lutte contre le fléau. Il suffirait que chaque individu sût exactement par quels moyens il peut éviter celui-ci pour qu’il appliquât ces moyens et que tous fussent préservés. Malheureusement, nous sommes encore à une petite distance de cet état idéal de la société, et une fois que tout le monde saura ce qu’il faut faire contre la tuberculose, — et nous n’en sommes pas là, hélas ! — celle-ci aura encore deux sortes de complices, volontaires ou non : ceux qui ne veulent pas le faire et ceux qui ne le peuvent pas. Il y aura par exemple ceux qui savent que l’alcool est, comme dit le professeur Robin, l’antichambre de la tuberculose, et qui boiront pourtant de l’alcool parce que ça leur chatouille agréablement le gosier ou qui vendront pourtant de l’alcool, parce que c’est un commerce fructueux et facile. Et il y aura aussi ceux qui savent qu’une bonne nourriture et un logement sain sont nécessaires pour leur éviter la tuberculose menaçante et qui pourtant n’auront ni l’un ni l’autre parce qu’ils sont trop pauvres.

Tous ceux-là, tous ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas faire le nécessaire deviennent un danger non seulement pour eux-mêmes, mais pour les autres, pour ceux qui peuvent et veulent. Et c’est pourquoi la société a le devoir impérieux d’intervenir dans la lutte antituberculeuse. Ce devoir lui est dicté non seulement par l’altruisme et la haine de la souffrance, mais par le souci de sa propre conservation.

Je ne veux donner qu’un exemple, emprunté celui-ci à une autre maladie que la tuberculose, de l’efficacité des mesures sanitaires que seul peut prendre l’État : on sait que, depuis que la pratique de la vaccination s’est généralisée, la variole, fléau jadis redouté des collectivités humaines, a à peu près disparu des pays civilisés. Pourtant, en France notamment, il s’en produit encore quelques cas malgré le caractère obligatoire de la vaccination : or, ces quelques cas se produisent presque tous parmi les femmes. Pourquoi ? C’est que tous les hommes, au moment du conseil de révision, presque tous ensuite à la caserne et dans les périodes d’instruction militaire, tombent, un moment, entre les mains de l’État qui en profite pour les vacciner d’autorité. Il n’en est pas de même des femmes. Et ceci nous permet de mettre le doigt sur une des plaies, sur la plaie principale sans doute de notre organisation administrative : c’est que beaucoup de gens ne se croient pas obligés aux choses légales obligatoires, et pour l’unique motif qu’il n’y a pas de sanctions. J’en indiquerai tout à l’heure de curieux exemples qui touchent à notre sujet, car je m’écarterais de celui-ci si je faisais la démonstration facile que, avec des sanctions soulignant ses décisions légales, la France eût dans cette guerre économisé 1 million d’hommes, et la vie y serait actuellement deux fois moins chère.


* * *

Une première et grave question s’est posée à propos de la tuberculose. Doit-on déclarer cette maladie et rendre cette déclaration obligatoire ? Cette mesure, qui paraît a priori tentante pour diminuer les ravages de cette maladie, a soulevé et soulève encore les discussions les plus passionnées.

L’Académie de médecine s’est prononcée contre cette mesure. J’estime qu’elle a bien fait, pour les raisons suivantes :

Déclarer les cas de tuberculose n’aurait de résultat utile que si on les isolait. On ne peut, comme le remarque le professeur Robin, désinfecter le local habité par un tuberculeux que si on répète continuellement cette désinfection. Or, on ne peut songer à isoler, à faire vivre en parias tous les tuberculeux : ils sont trop nombreux. En dehors des nombreux individus qui meurent de tuberculose, il y en a un très grand nombre qui en sont atteints à un moment donné de leur existence, et qui guérissent spontanément. Par exemple Brouardel a constaté que plus de la moitié des individus ayant succombé à des morts violentes et autopsiés par lui présentaient des foyers de tuberculose généralement éteinte. Pareillement, le professeur Letulle a constaté 92 fois, sur 192 autopsies faites par lui, des traces de tuberculose ancienne.

Faut-il alors, restreignant le problème, n’exiger la déclaration que des tuberculoses ouvertes, autrement dit de celles des malades qui crachent et qui par-là sont contagieux ?

Cette déclaration faite, quelle en sera la conséquence ? Qui pourvoira aux besoins matériels et aux soins des innombrables, des centaines de mille tuberculeux désignés en parias à leurs concitoyens ? Il faut, comme disait je ne sais plus quel homme politique, sérier les questions. Il ne faut pas construire le 4e étage de la maison, alors que le rez-de-chaussée n’existe pas encore, car ce 4e étage serait dans le vide et tomberait lamentablement à terre.

J’ai dit plus haut que la première pierre de l’édifice antituberculeux, le premier terme de la lutte offensive et défensive contre le fléau est le grand air. L’État est-il disposé à supprimer les taudis nauséabonds où se contractent, se propagent et se perpétuent la plupart des tuberculoses ?

Sans doute la loi sur l’hygiène publique de 1902 donne mandat aux maires de veiller sur l’hygiène de l’habitation. La même loi prescrit la déclaration obligatoire de certaines maladies épidémiques, et c’est ici que nous allons voir l’inutilité de légiférer lorsqu’on n’a pas en même temps la volonté de sanctionner.

Je connais un directeur de bureau municipal d’hygiène qui avait proposé au maire de poursuivre tous les habitants d’une ville qui ne s’étaient pas soumis à la revaccination obligatoire prescrite par la loi. Le maire haussa les épaules : 50 p. 100 des électeurs soumis légalement à cette revaccination s’y étaient soustraits. Les maires ne sont pas nécessairement des héros.

Le maire d’une petite commune voisine avait fait poursuivre quelques-uns de ses administrés qui ne s’étaient pas fait revacciner conformément à la loi : il ne fut plus réélu et voilà tout. Eh bien ! la même chose a lieu pour la lutte contre les taudis, pour les désinfections, etc. J’en pourrais citer mille exemples.

Certaines mauvaises langues prétendent que la loi sur l’hygiène publique de 1902 a donné intentionnellement aux magistrats municipaux, et non à d’autres, les pouvoirs de justice et de police prévus par la loi, afin de rendre celle-ci inapplicable. C’est pourquoi la suppression des taudis, pépinières de tuberculeux, est pratiquement impossible avec la législation actuelle.

Il faut, — c’est un devoir urgent, — refondre la loi sur l’hygiène publique de 1902, la rendre pratique, opérante, sévère ; en soustraire l’application aux contingences électorales ; l’accompagner de sanctions qui ne soient pas seulement théoriques. En un mot, il faut que cette loi soit une loi et non un objet de risée.

Voilà un problème bien digne de tenter le docteur Clemenceau, lorsque aura définitivement réussi la petite opération de chirurgie européenne en cours.


* * *

Et, puisque nous tâchons de sérier les questions, de commencer par la base l’édifice antituberculeux, de ne pas mettre la charrue devant les bœufs, il nous faut maintenant dire un mot du deuxième terme de la lutte contre le fléau : la bonne alimentation.

La question de la suralimentation des tuberculeux a fait l’objet de discussions répétées. Il est certain que le tuberculeux doit être suralimenté. Il est non moins certain que cette suralimentation doit être empruntée aux féculents et aux graisses plutôt qu’aux viandes et aux autres aliments azotés parce que, comme je l’ai montré dans ma chronique récente sur les questions alimentaires, l’organisme ne peut assimiler quotidiennement plus d’une quantité assez limitée de substances protéiques. Le surplus est éliminé mais non sans produire fréquemment une sorte d’empoisonnement azoté de l’organisme, d’auto-intoxication, une sorte de diabète urique qui est, sans qu’ils s’en doutent, la cause des malaises d’un grand nombre d’oisifs gros mangeurs de viande.

« Ma cuisine, disait Dettweiller à propos de la tuberculose, c’est ma pharmacie. »

Tout ceci relève plutôt de l’hygiène individuelle ; mais nous allons voir maintenant que, par divers côtés, l’alimentation des tuberculeux relève hautement de l’hygiène sociale et de l’intervention de la collectivité.

Après de nombreuses discussions et des expériences contradictoires, il semble aujourd’hui démontré, notamment par les belles recherches du professeur Vallée d’Alfort, que la pénétration du bacille de Koch par le tube digestif est fréquemment l’origine de la tuberculose pulmonaire. Dans quelle proportion ? Les avis diffèrent encore là-dessus.

Quoi qu’il en soit, le devoir de la société est donc de surveiller à cet égard les denrées alimentaires. On a déjà fait dans cette voie des progrès relativement à l’inspection des viandes et du lait, notamment, mais ils sont bien insuffisants, surtout pour les raisons déjà indiquées. Le mieux est de traiter tous les aliments par la cuisson qui détruit les germes.

La guerre a donné une acuité singulière à un autre côté du problème de l’alimentation des tuberculeux et des prétuberculeux : c’est la cherté de la vie.

Trop de gens à l’heure actuelle, surtout parmi les petits employés, les fonctionnaires et les femmes travaillant à domicile, ont été obligés par la modicité de leurs ressources de réduire leur ration alimentaire à une valeur tout à fait insuffisante, et qui fait d’eux, suivant l’expression consacrée, des « candidats à la tuberculose. » Combien d’entre eux demain seront les victimes du fléau ; combien le sont déjà aujourd’hui ? On tremble à y penser. Et c’est pourquoi l’État se devrait dès aujourd’hui, suivant l’exemple si efficace de l’Angleterre, d’intervenir plus énergiquement qu’il ne fait dans la question des prix des denrées alimentaires de première nécessité. À leur renchérissement il y a des causes fatales, telles que la raréfaction de la main-d’œuvre et des moyens de transport ; il en est d’évitables, telles que la spéculation et l’accaparement illicites, ces champignons vénéneux qui poussent, depuis l’antiquité, sur le terrain ensanglanté des guerres. Les moyens d’agir contre eux ? Ils sont faciles à imaginer et je n’ai pas à les indiquer ici : il y suffirait de la volonté et du courage et que, des qualités d’audace, de détermination, qui, à une heure critique, ont fait de M.  Clemenceau le pilote immortel de ce pays, quelques miettes tombassent sur tous ses satellites ministériels. Malheureusement, la proportion de la lumière du soleil réfléchie par les planètes qui gravitent autour de lui est souvent faible.

Non moins étroitement que la précédente, la question, l’angoissante question de l’alcoolisme se pose au seuil de la lutte sociale antituberculeuse, en particulier en ce qui concerne le rôle de l’alimentation dans cette lutte.

Lord Rosebery disait en 1895 : « Si l’État ne se hâte pas de devenir le maître du commerce des liqueurs, le commerce des liqueurs deviendra le maître de l’État. » Il semble que cette prédiction soit aujourd’hui réalisée. Mais il ne faut jamais désespérer devant l’ennemi ; nous venons d’en faire, dans l’ordre militaire, la glorieuse expérience. Dans l’ordre social il ne tient qu’à nous de la faire aussi. Avant de voter là-dessus de nouvelles lois, il faudra commencer par appliquer celles qui existent, ce qu’on ne fait guère. Je ne veux pas insister aujourd’hui sur ce terrible problème qui a déjà été à diverses reprises traité magistralement dans cette Revue et notamment par mon regretté maître Dastre[1].

Cependant quelques points essentiels ne peuvent être passés ici sous silence.

Nous avons vu que le logement de l’ouvrier manque trop souvent du confort et des conditions hygiéniques indispensables, — car, comme nous l’avons dit, la loi sur l’hygiène n’est guère appliquée en ce qui le concerne. — Ne parlons même pas, pour lui du « superflu, chose si nécessaire, » comme dit finement Voltaire. Et pourtant, l’ouvrier anglais ou américain connaît ce confort et cette hygiène dans sa maison particulière qui est pourvue, comme on le sait, d’une salle de bains, par exemple. Donc, après son dur travail, l’ouvrier français est trop souvent porté à éviter de rentrer dans son home inconfortable et de lui préférer le cabaret ou l’assommoir de bas étage, que l’on a osé, par un singulier abus des mots, appeler « le salon du pauvre. »

Construire des maisons ouvrières, dont l’occupant pourra devenir facilement le propriétaire au bout d’un certain nombre d’années, c’est là une fructueuse et noble besogne ; par là la lutte contre l’alcoolisme se lie intimement à la question des logements sains : ce sont des armes étroitement jumelées dans le combat antituberculeux.

Tâcher de multiplier les usages industriels de l’alcool et des produits de la distillation, — on sait combien la fabrication des poudres a besoin d’alcool aux moments actuels, — voilà un autre côté de la prophylaxie antialcoolique et antituberculeuse. En y joignant la suppression du monstrueux privilège des bouilleurs de cru, qui fraude le pays et contribue à miner la race, on peut concevoir une série de mesures bienfaisantes sur lesquelles, après bien d’autres, avait insisté le docteur Jacquet dans un livre très étudié, dont la préface éloquente et persuasive était due à la plume du docteur Georges Clemenceau.

Pour prendre un exemple, assez éloigné de notre sujet, de ce mépris où l’on tient chez nous les prescriptions publiques relatives à la santé des citoyens, je ne veux citer que celui-ci : on sait que, depuis la guerre, le nombre des cas de rage a beaucoup augmenté sur le territoire, et que cette maladie, aujourd’hui complètement inconnue en Angleterre, fait depuis quelques mois des ravages grandissants chez nous.

On a rappelé maintes fois à ce sujet les décrets, lois et ordonnances relatifs au musellement des chiens : or, je dois avouer que, si j’ai vu souvent depuis un an, sur divers points du territoire, des agents de la force publique et des chiens non muselés se rencontrer et échanger même des regards, je n’ai pas vu une seule fois un des premiers s’emparer d’un des seconds ou de son propriétaire pour faire respecter les décrets de notre providence administrative. C’est que le pauvre sergent craint de tomber sur le toutou de quelque personnage influent de la mare électorale, et que ce soit lui qui soit finalement muselé.

Quand donc la loi, dura lex sed lex, que les magistrats de la république romaine appliquaient plus durement à leurs propres fils qu’aux inconnus, sera-t-elle appliquée chez nous ? Quand il y aura des sanctions sévères, inflexibles, inviolables.

Une bien curieuse et suggestive observation peut être d’ailleurs faite en ce moment, au sujet de la sévérité, très variable d’une administration à l’autre, qu’il convient d’apporter aux choses qui touchent à la santé publique : dans un très grand nombre de gares de nos chemins de fer, on peut voir actuellement de petites fontaines surmontées d’une belle inscription émaillée : « Eau potable… » et, au-dessous, on peut lire sur une autre pancarte en vulgaire carton, celle-ci, et concernant d’ailleurs la même fontaine : « Not appruved for drinking for U. S. troops. » — N’est-ce pas admirable, et ces deux inscriptions voisines ne symbolisent-elles pas mille choses sur lesquelles il n’est point besoin d’égrener la gerbe fleurie des commentaires, car cela parle de soi-même ?


Il nous reste à examiner brièvement, du point de vue social, le troisième des facteurs qui, avec le grand air et l’alimentation, est à la base de toute lutte antituberculeuse ; je veux dire : le repos.

Il est certain que le surmenage dans des conditions hygiéniques défectueuses, la durée trop longue des heures de labeur parmi certaines catégories de travailleurs constituent un terrain favorable au développement de la tuberculose. Tout ce que l’État fera pour améliorer, à cet égard, le sort des humbles sera autant de pris contre cette ennemie. C’est dans ce sens que se vérifie la parole de Casimir Perier. « La lutte contre la tuberculose est intimement liée à la solution des problèmes économiques les plus complexes, et tout plan sera imparfait qui n’aura pas à sa base l’amélioration des conditions matérielles et morales du peuple. »

Quant aux tuberculeux avérés, ou du moins dépistés, ils trouvent dans la plupart des pays civilisés le repos qui leur est nécessaire dans des sanatoria ou des hôpitaux spéciaux, ou même simplement chez eux, si leur mal est assez peu avancé pour leur permettre de vaquer encore en partie à leurs occupations habituelles.

Il n’entre point dans mon sujet d’étudier en détail la question des sanatoria et des établissements parallèles. Il y faudrait un volume et même plusieurs.

Qu’il me suffise de dire que, dans ce domaine, notre pays a fait jadis et fait chaque jour un sérieux effort. L’initiative privée non moins que les organisations collectives se sont multipliées pour créer partout des œuvres dont beaucoup sont admirables, dont aucune n’est inutile. On en a réalisé toute une gamme, depuis les sanatoria somptueux et largement dotés jusqu’aux « jardins ouvriers, » aux petits dispensaires, aux « offices antituberculeux » du professeur Robin.

Des personnalités éminentes, à la tête desquelles il faut placer après le regretté professeur Landouzy, M.  Léon Bourgeois, M.  Brisac, le professeur Letulle, le professeur Léon Bernard, M.  Küss, depuis longtemps spécialisées dans ces problèmes, se sont préoccupées de donner à tous ces moyens de lutte contre la tuberculose un développement nouveau, qu’imposent impérieusement les causes de recrudescence du fléau amenées par la guerre.

J’ai déjà parlé des raisons diverses (fatigues de la guerre et contagiosité des grandes agglomérations, afflux des populations vers les villes, cherté de la vie, retour et débilité des rapatriés) qui ont fait augmenter beaucoup depuis la guerre les ravages de la tuberculose. Ce sont elles qui donnent aujourd’hui, qui donneront demain une importance sans précédent à la lutte contre le fléau.

Les militaires tuberculeux ont été appelés justement les parents pauvres de la gloire. Ils ont été trop longtemps négligés ou ignorés par l’administration, qui les laissait d’abord séjourner, au-delà de toute mesure, parmi leurs camarades, et qui les renvoyait ensuite chez eux, sans autre forme de procès et sans aucun souci du mal qu’ils portaient en eux et qu’ils allaient répandre dans leur entourage.

Après beaucoup de luttes et de tâtonnements, on est enfin parvenu à mettre sur pied une organisation encore loin d’être parfaite, hélas ! mais qui a donné et donne des résultats extrêmement précieux. Cette organisation est née d’une entente entre le ministère de la Guerre et celui de l’Intérieur. Le Service de santé, submergé d’abord par la tâche nouvelle qui lui incombait relativement aux tuberculeux et à laquelle il n’était guère préparé, craignant de voir ses formations encombrées par les tuberculeux aux dépens des blessés, avait en effet appelé à la rescousse la direction de l’Assistance et de l’hygiène publiques, au ministère de l’Intérieur. Grâce à l’intelligente activité du directeur de cette administration, une collaboration précieuse ne tardait pas à s’établir.

Elle consiste essentiellement à faire passer, avant de les réformer, les militaires reconnus tuberculeux et destinés à être éliminés de l’armée, dans des établissements dits « Stations sanitaires » (j’emprunte ces détails à un intéressant rapport du professeur Léon Bernard). D’une part, on leur y donne, en plus des soins nécessaires, une éducation hygiénique destinée à les rendre moins dangereux une fois revenus dans leurs foyers ; d’autre part, on les met sous la tutelle bienveillante de l’administration, en vue de leur sort ultérieur dans la vie civile. Le fait de procéder à ce passage avant la réforme offre cet avantage de les contraindre à recevoir les préceptes d’hygiène, ce qui est d’un intérêt social évident. Enfin, il s’agit là d’œuvres d’assistance et d’hygiène publiques qui incombent justement aux services du ministère de l’Intérieur.

Postérieurement à l’institution de ces « Stations sanitaires, » le Service de santé l’a complétée heureusement en créant des « hôpitaux sanitaires » qui lui sont propres et où il assure le strict isolement des contagieux, qui ne sont plus mêlés aux autres malades et blessés, et d’où on ne dirige sur les établissements du ministère de l’Intérieur que ceux des malades qui ne sont ni trop gravement, ni trop légèrement atteints pour en être justiciables.

En résumé, l’hôpital sanitaire dépiste les malades susceptibles d’être récupérés par l’armée ; il héberge les tuberculeux définitivement alités, dont on ne peut plus qu’entourer le sort irrévocable de toute la sollicitude possible.

Vers la Station sanitaire au contraire sont dirigés ceux des tuberculeux qui doivent être réformés, mais peuvent encore, après des soins convenables, conserver une fonction utile dans la société.

Sur cette organisation se ramifient les très belles et très utiles institutions, nées généralement de l’initiative privée ou de la coopération, et qui ont pour but de suivre, de soutenir moralement et matériellement, de soigner et d’aider le tuberculeux militaire après sa rentrée dans la vie civile.

Que l’institution des hôpitaux sanitaires et des stations sanitaires telle que nous venons de la décrire soit parfaite, c’est ce qu’on ne saurait évidemment soutenir, comme le démontrent bien les docteurs Galup et Vallet dans un intéressant travail que vient de publier la Presse médicale (no 50, 9 septembre 1918). D’autre part, trop de paperasseries, trop de lenteurs inintelligentes sont encore amoncelées par M.  Lebureau militaire sous les pas des soldats tuberculeux. Il n’en est pas moins vrai qu’un grand progrès a été fait dans cet ordre d’idées.

Il appartient aux pouvoirs publics de poursuivre leur œuvre dans ce sens, de la maintenir et, mieux encore, de la développer, de manière que toute la France profite demain de ces institutions agrandies et adaptées à sa vie pacifique. De même que nos industries de guerre s’adapteront demain, par de faciles modifications, à l’activité économique de la paix, de même il faut que l’organisation antituberculeuse née de la guerre se modèle à son tour sur la paix reconquise dans la victoire prochaine.

Dès maintenant, des efforts très précieux sont faits dans ce sens parmi lesquels il convient de signaler particulièrement les projets de MM. Brisac et Léon Bernard, et le projet de loi déposé par MM. Honnorat et Merlin, relativement à l’organisation, avec le concours de l’État, de dispensaires, de sanatoria et d’hôpitaux spéciaux contre la tuberculose.

Mais n’oublions pas pourtant qu’avec tout cela on ne s’attaque qu’aux effets et non aux causes. Il vaut mieux, dit la sagesse des nations, prévenir que guérir ; elle dit aussi : si vis pacem, para bellum, et c’est vrai contre le bacille de Koch aussi bien que contre les compatriotes de son découvreur.

Tant qu’on se contentera de soigner les tuberculeux, on n’aura employé que des palliatifs. Ce qu’il faut c’est attaquer courageusement le mal à sa racine, et non pas se défendre contre lui. Guerre à l’alcoolisme, guerre au taudis, application sérieuse des lois d’hygiène publique, amélioration du sort des humbles : voilà où il faut assaillir l’ennemi, si on veut que la France vive. Tout le reste, si beau que ce soit, n’est rien sans cela, ou du moins est peu de chose.

L’offensive, dans la guerre sociale comme dans l’autre, — et on devine que j’appelle guerre sociale la guerre de la société contre ses germes pathogènes, — est bien supérieure à la défensive.


Charles Nordmann.


P.-S. — Par suite du déplacement typographique d’une virgule, il s’est glissé dans ma dernière chronique une coquille numérique que je dois rectifier : à la page 459, les mortalités tuberculeuses indiquées sont non pour 10 000, mais pour 1 000 habitants, et les chiffres indiqués pour 1909 et les années suivantes en France sont 2,113 ; 2,116, etc. et non pas 21,13 ; 21,16, etc. Le contexte aura d’ailleurs permis à mes lecteurs de rectifier d’eux-mêmes.


  1. Voyez dans la Revue du 1er août 1899 : Dastre, La lutte contre l’alcoolisme.