Revue scientifique - L'agriculture et la rééducation des blessés de guerre

REVUE SCIENTIFIQUE

L’AGRICULTURE ET LA RÉÉDUCATION DES BLESSÉS DE GUERRE.

Les questions dont je vais aujourd’hui entretenir mes lecteurs, la rééducation des blessés de guerre et la production agricole du pays, — problèmes en apparence disparates et que des circonstances récentes viennent de conjuguer de la façon la plus heureuse, — ces questions sont à l’heure présente d’un intérêt dont l’importance n’échappe à personne. À la dure leçon des faits, les milieux les plus dédaigneux naguère des contingences utilitaires et des questions économiques comprennent maintenant que les grandes nations ont besoin pour vivre de pain avant tout. L’éloquence elle-même, l’art, la poésie, les délicieux passe-temps de la métaphysique, la science pure cloîtrée dans sa tour d’ivoire, toutes ces fleurs charmantes de l’idéalisme ne peuvent s’épanouir librement que si l’arbre qui les porte plonge fortement dans le solide humus des réalités nourricières. L’expérience du passé montre que toujours les travaux délicats de l’esprit ont besoin, pour s’épanouir pleinement, de l’aisance des sociétés florissantes dans la liberté qu’elle seule apporte. Aujourd’hui tout le monde comprend chez nous que sinon la meilleure, du moins la plus essentielle façon de travailler pour l’idéal est d’abord de travailler pour le développement économique sans lequel il ne peut vivre, puisque nous ne sommes pas encore tout à fait des esprits purs. Personne ne doute plus maintenant chez nous de ces choses ; c’est un signe réconfortant.


Il y a un an, j’attirais ici même l’attention sur la nécessité de trouver des moyens énergiques et nouveaux pour mettre en valeur la terre de France déjà trop délaissée avant la guerre et que celle-ci a, par la force des choses, fait négliger de plus en plus. Bien qu’il soit presque toujours inutile de jouer les Cassandre, je prévoyais alors et j’annonçais que de graves difficultés pourraient provenir de là avant la fin de la guerre et après celle-ci. Mais les considérations de ce genre ne faisaient même pas sourire alors, pour la bonne raison qu’on n’y prêtait même pas attention. Quant au déficit alimentaire et agricole du pays, eh bien ! l’importation des pays étrangers était là pour y remédier, sans autre effort pour nous que l’abandon d’un peu d’or. C’est cette exportation de notre or, la crise du change, l’appauvrissement en boule de neige qui en devait résulter, c’est en un mot le côté purement financier de la question qui a d’abord un peu inquiété dans ce domaine notre administration. Les réalités de la guerre sous-marine que mènent sauvagement nos ennemis est venue, depuis peu, montrer que le problème est bien plus impérieux encore qu’on n’imaginait, car il ne touche plus seulement à des fictions financières et à des questions de crédit qu’on peut toujours résoudre, mais aux réalités les plus aiguës. Il ne s’agit plus seulement de savoir si les Alliés peuvent acheter et payer ailleurs le blé qui leur manque ; il s’agit de savoir si ce blé acheté et payé peut arriver jusqu’à eux. Le développement de la guerre sous-marine y met pour le moins de sérieux obstacles.

Or, dans le moment même que nos transports par mer deviennent plus difficiles, les quantités que nous avons besoin d’importer augmentent. Le contre-blocus allemand a pour but de nous mettre dans la situation du personnage de la fable qui mourait de faim sur son tas d’or. Il n’en saurait être autrement parce qu’avec la prolongation de la guerre, le nombre des bras valides et des animaux de trait disponibles dans les campagnes diminue, quoi qu’on fasse, et aussi parce que les terres insuffisamment soignées s’étiolent et ont un rendement à l’hectare qui, lui aussi, diminue.

En fait (et sans parler des produits nécessaires à l’industrie et des objets fabriqués, ce qui nous entraînerait trop loin), tandis qu’en 1913 nous importions environ 29 millions de quintaux de céréales, grains et farines, en 1916 nous en importions 47 millions de quintaux. Cela nous coûtait 565 millions en 1913 et 1 550 millions en 1916 (et, soit dit en passant, la comparaison de ces deux groupes de chiffres suffit à montrer combien le prix unitaire des céréales importées a augmenté dans ces trois années). Si au lieu des seules céréales nous considérons tout l’ensemble des produits alimentaires, nous voyons qu’en 1913 nous en avons importé pour 1 817 millions et pour 4 076 millions en 1916. Rien n’indique, — pour employer une expression chère aux mathématiciens, — un « point d’inflexion » prochain dans la marche ascendante de cette courbe. La décision récente de nos nouveaux alliés, les États-Unis, de nous consacrer de préférence et d’abord leurs exportations est évidemment un symptôme rassurant ; mais si nous admettons qu’il suffise à mettre en balance les effets d’un développement encore plus grand de la piraterie sous-marine allemande, il n’en restera pas moins que notre facilité d’importer a diminué pendant que notre besoin d’importer augmente. Pour que cette situation n’aboutisse pas à une impasse, on a fini — on aurait pu commencer par là — par comprendre que le meilleur moyen est de développer notre propre production agricole. (Tout ceci d’ailleurs pourrait s’appliquer avec peu de changement aussi à notre industrie.)

Il y aurait théoriquement plusieurs manières d’augmenter la production de notre sol. La plus rationnelle serait d’améliorer son rendement moyen à l’hectare par des procédés scientifiques que j’ai indiqués naguère ici même, et basés sur un travail plus minutieux de la terre ; la seconde serait de remplacer la main-d’œuvre humaine et animale de plus en plus rares, par les procédés mécaniques de la motoculture. Malheureusement, ces deux méthodes qui s’imposeront après la guerre ne sont pas applicables sous l’aiguillon des nécessités présentes : la première parce qu’elle exige une expérimentation scientifique de longue haleine et des perfectionnemens dans l’enseignement agricole qui ne peuvent être l’œuvre de quelques semaines ; la seconde parce que l’importation des appareils de motoculture est actuellement très difficile, et que leur fabrication sur notre territoire est actuellement presque impossible, toutes nos industries mécaniques et celles notamment de l’automobile étant réquisitionnées pour les besoins immédiats de l’armée.

Il ne reste donc qu’un remède, c’est de tâcher de récupérer tant bien que mal, périodiquement, les hommes nécessaires au travail de la terre. On sait quelles discussions passionnées ont eu lieu récemment sur ce sujet à propos des permissions agricoles à accorder aux classes anciennes de mobilisés, et comment une entente qui respecte tous les intérêts en cause, — et dont le plus immédiat est, il ne faut pas l’oublier, le maintien de l’effectif utile de nos armées, — a pu s’établir à cet égard entre le ministre de l’Agriculture et le commandement.

La main-d’œuvre étrangère et celle de nos colonies peuvent et doivent également fournir un appoint important, si les ministres intéressés le veulent et savent imposer vite leur volonté, en balayant, au besoin, les barrages bureaucratiques et les réseaux barbelés des longues formalités réglementaires qui pourraient être placés en travers.

Une utilisation plus judicieuse de la main-d’œuvre des prisonniers de guerre peut également apporter ici un contingent précieux. On a trop longtemps et trop souvent considéré que le travail des prisonniers était uniquement destiné à les occuper, sans se soucier de savoir si leur travail était utile ou non, et c’est ainsi qu’on ne les a pas, autant qu’il aurait fallu, consacrés à l’agriculture. Tout cela heureusement s’améliore peu à peu, et pour peu que la guerre dure encore cent ans, il n’est aucune partie de notre administration, si bien cachée soit-elle derrière ses toiles d’araignée, qui ne finisse par savoir qu’une nation qui combat pour sa vie a droit qu’on lui épargne des attentes trop longues sur la molesquine des antichambres.

Il est enfin une classe de travailleurs qui peuvent constituer un contingent précieux, ce sont les milliers de combattans qu’une blessure légère a arrachés pour un temps aux champs de bataille et qui peuvent dans les champs pacifiques retrouver leur santé affaiblie et l’usage intégral de leurs membres. Mais ce serait aborder par son tout petit côté l’importante question de la rééducation des blessés de guerre que de la juger d’abord du point de vue utilitaire de notre production agricole. Celui-ci ne doit être que secondaire, et il faut avant tout considérer la santé et l’avenir des glorieux meurtris de la guerre qui priment ici toute autre préoccupation. C’est cette face de la question que je voudrais envisager maintenant.


C’est par centaines de mille... pour ne pas dire plus... que se comptent, dans chacune des grandes nations belligérantes, les blessés que le champ de bataille envoie sur les hôpitaux pour que ceux-ci en refassent, sinon de nouveau des combattans, du moins des hommes utiles à la société et qui ne lui soient point des poids morts. L’ordre de grandeur des chiffres précédens suffit à montrer quelle est l’importance pour le pays de la destinée faite aux blessés de la guerre.

On sait aujourd’hui — et dans presque toutes nos familles, hélas ! — que lorsqu’un blessé sort des mains du chirurgien avec ses plaies cicatrisées, il n’est pas encore pour cela véritablement guéri : les plaies fermées ont laissé après elles des muscles diminués ou disparus, des articulations qui ne jouent plus ou qui jouent mal, des nerfs qui obéissent peu ou point, des os déformés, des cicatrices adhérentes, profondes ou superficielles. Toutes ces navrantes séquelles des blessures de guerre laissent le blessé plus ou moins impotent. Il a besoin, comme un tout petit enfant, de réapprendre peu à peu à se servir à nouveau de son corps ou de ses membres meurtris.

Cette « rééducation » des blessés, — je ne sais si le mot est très français mais la chose l’est assez pour que le mot lui-même ne tarde pas à entrer dans la langue, — cette remise en train de leur organisme qui a pour but de rétablir les fonctions diminuées et de suppléer à celles qui sont abolies, est en réalité la partie la plus importante de la guérison. C’est elle qui, d’un impotent qui fût sans cela devenu non seulement une inutilité mais une charge pour la nation, doit refaire soit un combattant pour le front, soit un travailleur productif pour l’arrière. Mais il ne s’agit point seulement ici de l’intérêt collectif ; celui de l’homme qui a saigné pour la Patrie doit légitimement primer tous les autres.

Ce mutilé qui, abandonné à lui-même, fût tombé dans le découragement et dans une oisiveté néfaste pauvrement nourrie par une médiocre pension, en le guérissant lorsqu’on le peut de l’incapacité fonctionnelle de ses membres, on lui rend la dignité et la liberté, qui sont les deux ailes d’une belle vie et sans lesquelles il n’y a point de joie à respirer.

Si, hélas ! un certain nombre sont condamnés presque sans merci à l’impuissance, la plupart des blessés et même des grands blessés sont justiciables d’une rééducation.

Déjà avant la guerre, dans beaucoup de pays et notamment dans les pays scandinaves, il existait, il y a de longues années, des centres destinés, pour un but analogue, aux infirmes. La Russie fit ensuite des établissemens du même genre destinés aux mutilés de la guerre russo-japonaise. Il n’y avait qu’à s’inspirer de ces précédens ; mais on a fait mieux encore.

Depuis de nombreux mois, dans presque tous les principaux hôpitaux de France ont été créés des centres de rééducation où on emploie surtout les diverses méthodes de la « physiothérapie. » Encore un mot nouveau et qui désigne une chose vieille comme l’humanité puisqu’il s’agit du traitement physique des patiens. Ainsi, lorsqu’un contemporain d’Hippocrate massait un de ses cliens qui s’était d’aventure cassé un bras, il faisait, à l’instar de M. Jourdain, de la physiothérapie sans le savoir.

Comme chaque fois qu’on trouve un nouvel agent physique les médecins s’empressent de l’expérimenter sur leurs cliens, il s’ensuit qu’avec les nombreux phénomènes et rayonnemens physiques nouveaux qu’on a découverts depuis quelques années dans les laboratoires, la physiothérapie s’est notablement développée. Elle comprend aujourd’hui, outre le massage, la mécanothérapie, l’hydrothérapie, la thermothérapie, l’électrothérapie, la radiothérapie, la radiumthérapie, la kinésithérapie... j’en passe et des meilleures, et je m’excuse de devoir emprunter tous ces termes un peu moliéresques au jargon de la Faculté ; mais nous n’en avons point d’autres, les poètes ayant bien à tort évité de traiter jusqu’ici ces sujets et de les doter de mots plus élégans.

Si on parcourt un centre de physiothérapie, celui de l’hôpital du Grand Palais par exemple, qui est un des plus ingénieusement installés et des plus complets, on est frappé par la variété des appareils qui y fonctionnent. Ici dans la salle de mécanothérapie s’alignent les engins les plus divers mus, les uns par un balancier, d’autres par une manivelle, d’autres encore par un moteur électrique. Ils sont construits pour faire exécuter passivement (je souligne à dessein) des mouvemens corrects aux articulations paresseuses. L’un élève le bras, un autre l’étend, un autre le fléchit ; plus loin, des poignets sont mobilisés, des doigts fléchis, des genoux pliés par les machines que surveillent et règlent les médecins et infirmiers. Ailleurs des douches d’air chaud, des plaques chauffantes, des bains de lumière, ailleurs encore des machines à courans galvaniques et faradiques ou seulement statiques, des appareils de haute fréquence, des tables d’électro-diagnostic, triturent les corps des blessés suivant les rites de la thermothérapie, de la photothérapie ou de l’électrothérapie. Ailleurs les ampoules radiologiques tendent dans un clair, obscur leurs ventres verdâtres et phosphorescens gonflés de vide...

L’accumulation de tous ces engins bizarres donne un peu, et bien à tort, l’impression de je ne sais quelles chambres de tortures médiévales. Qui de nous n’y a vu, admiré... et peut-être plaint un peu, nos blessés tournant et s’agitant sur place parmi ces étranges instrumens, comme des écureuils dans leur cage grillagée, l’esprit et le corps tendus dans un fatigant effort ?

Et pourtant ces installations ont rendu entre des mains habiles de signalés services ; c’est par millions que se comptent les sommes économisées par elles ; c’est par dizaine de milliers que se comptent les blessés impotens rendus ainsi capables de marcher et de travailler.

Mais... il y a plusieurs mais : tout d’abord il est incontestable que certaines des méthodes physiothérapiques, comme l’hydrothérapie ou l’électrothérapie, provoquent des réactions utiles que rien ne peut remplacer ; mais les autres, celles qui imposent au blessé une sorte de gymnastique artificielle, celles-là présentent des inconvéniens qui ont apparu à l’expérience.

Le premier est que dans la rééducation des blessés, le succès dépend, pour les trois quarts, de la volonté ou plutôt de la bonne volonté du patient. Celui qui subit son traitement avec passivité — et cela est surtout vrai dans les impotences fréquentes et longues, consécutives aux blessures des nerfs, — celui-là risque fort de s’éterniser dans une demi-impotence. Celui qui au contraire recherche avec joie toutes les occasions d’exercer ses forces renaissantes, d’assouplir ses membres malades, de faire des progrès, celui-là a pour lui de grandes chances de réussite.

Il faut que le patient fasse sans ennui, sinon avec plaisir et avec intérêt, ce qu’on lui demande et c’est par là surtout que pèchent les gymnastiques physiothérapiques en usage, qui semblent, à l’homme du peuple habitué à l’action en vue d’un résultat connu, inefficaces et engendrent chez lui l’ennui, la fatigue nerveuse, l’incompréhension.

En outre l’expérience a montré que, pour refaire des muscles, résorber des œdèmes, assouplir des cicatrices, refaire des surfaces articulaires, innerver un territoire, quelques mouvemens artificiels qui ne peuvent durer que peu de temps chaque jour, à cause de la tension qu’ils exigent, sont bien loin de valoir des mouvemens naturels exécutés durant une grande partie du jour et accomplis presque d’une façon réflexe, c’est-à-dire sans fatigue, parce qu’ils sont habituels.

Un praticien éminent et de grand bon sens, — le professeur Bergonié de l’Université de Bordeaux, l’inventeur de l’ingénieux électro-vibreur si précieux pour les recherches des projectiles dans les plaies, — a voulu changer tout cela. Il s’est dit que 92 pour 100 de nos blessés sont aujourd’hui des agriculteurs, que plutôt que de leur faire tourner à vide des machines inutiles pour eux, il valait mieux les faire, doucement et sous la surveillance du médecin, rééduquer leurs membres au moyen des variétés infinies d’attitudes et de mouvemens que permet le travail agricole et entre lesquels le praticien peut choisir selon les cas.

De plus, les blessés ne sont pas lésés seulement par leurs plaies ; les fièvres, les infections et suppurations, la perte de sang, le long séjour au lit, tout cela affaiblit leur organisme tout entier ; leur foie, leur rein, leur rate, leur cœur, leurs poumons, sont plus ou moins affaiblis. Il est clair qu’à cet égard aussi le travail fait aux champs en plein air sera beaucoup plus propre à fortifier les convalescens et favorable à leur état général, que les gymnastiques physiothérapiques faites, toutes portes closes, dans les salles des hôpitaux.

Le docteur Bergonié a voulu en un mot créer la physiothérapie agricole, et il a eu foi dans ce qu’elle pouvait faire de blessés qui seraient, grâce à elle, traités en hommes et non plus en machines à expériences, qui vivraient en plein air et librement sous la surveillance du médecin et y feraient un travail connu et aimé de la plupart d’entre eux, et seulement d’ailleurs pour guérir et non pas pour le résultat utilitaire qu’ils produiraient pourtant comme corollaire.

Tout cela était très séduisant en théorie. Mais dans la pratique, cela ne soulèverait-il pas des difficultés d’organisation ? et quels seraient finalement les résultats thérapeutiques et pratiques ? Ces questions, le docteur Bergonié n’a pas voulu qu’elles fussent préjudicielles et c’est pourquoi, avec une prudence toute scientifique, il a attendu pendant deux ans que l’expérience leur eût fourni une réponse avant de faire connaître son projet, voulant apporter au monde médical des résultats et non des promesses, des données et non des hypothèses.

Ces résultats et ces données ont été communiqués à l’Académie des Sciences dans une de ses toutes dernières séances et je voudrais ici dégager très brièvement les enseignemens qu’ils comportent.

L’expérience de la physiothérapie agricole a été faite avec toutes ses modalités et de la façon la plus complète depuis plus de deux ans dans un petit hôpital situé à Martillac, dans la Gironde, à la limite de la région des vignobles et de la région des pins et qui compte actuellement 125 lits. C’est là que le docteur Bergonié a substitué le travail agricole d’abord à la mécanothérapie, puis à toutes les méthodes de la thérapeutique physique. Ce travail agricole, par la gamme très riche des efforts à développer, des mouvemens à exécuter, des attitudes à prendre qu’il comporte, se prête au traitement de toutes les variétés d’impotences. Il suffit qu’une prescription du médecin indique le mouvement utile, proportionne l’effort à l’état des muscles et fixe le temps du travail : la nature du travail à exécuter s’en déduit immédiatement. C’est ainsi que l’on a été amené à prescrire la taille ou l’abatage des arbres, les semailles ou l’arrachage des pommes de terreaux blessés des épaules ; les transports à la brouette, le sarclage, le piochage, l’arrachage des vignes aux blessés des bras ; la taille au sécateur, la traite des vaches, les vendanges aux blessés des mains ; le jardinage aux blessés des hanches ; divers travaux de labourage, de jardinage, de bêchage, de sulfatage, d’abatage d’arbres aux blessés des genoux ou des pieds, etc.

L’hôpital où se fait la physiothérapie agricole est une annexe d’un grand hôpital urbain où sont sélectionnés pour y être envoyés les blessés qui peuvent et doivent pratiquer la cure agricole. Ils sont, sous la surveillance constante des médecins et de quelques gradés blessés eux-mêmes et circulant à bicyclette, répartis dans les installations agricoles qui en font la demande, mais avec cette obligation pour l’employeur d’exécuter les prescriptions du médecin inscrites sur la carte du blessé, de le nourrir comme lui-même et de lui payer une indemnité qui est la même, quels que soient le travail fait et le degré de validité du travailleur, étant entendu que celui-ci est là avant tout pour se guérir et ne peut recevoir de salaire.

Au point de vue administratif, il y avait plusieurs manières d’envisager l’organisation du travail agricole ; notamment les suivantes qui ont été successivement préconisées et essayées :

1° Travail dans l’hôpital même ou dans une ferme-hôpital. On a dans ce cas l’avantage d’une très bonne et facile surveillance médicale et disciplinaire. En revanche, la surface cultivable dans ces conditions est ordinairement insuffisante ; il y a trop de main-d’œuvre pour le travail à faire ; le travail lui-même est un peu factice, et au total le rendement économique est médiocre.

2° Travail en équipes envoyées chez l’employeur sous la surveillance d’un gradé. Ce système, qui a l’avantage de ne nécessiter qu’une organisation très simplifiée, présente les inconvéniens que voici : la surveillance médicale est à peu près nulle et la surveillance disciplinaire dépend exclusivement du gradé choisi et est par conséquent très variable. Dans ces équipes les grands impotens sont difficilement acceptés ou ne font rien ; il y a trop de blessés ensemble.

3° Congé de travail ; l’homme est envoyé chez lui pour cultiver son champ, ce qui est pour lui une satisfaction morale énorme et est en somme plus juste que de le faire travailler pour autrui. En revanche, il n’y a plus dans ce cas aucune surveillance médicale, ce qui facilite l’avènement d’habitudes et d’attitudes vicieuses ; le rendement est très mauvais avec les blessés qui n’ont pas été déjà rééduqués fonctionnellement.

En revanche, il est meilleur, ou même très bon, avec ceux qui ont fait déjà du travail agricole sous la surveillance du médecin avant de partir chez eux. En un mot, ce système doit être adopté seulement comme une continuation de la cure en bonne voie ; il en est une récompense aussi, et son refus est une sanction éventuelle d’une volonté de travailler ou de guérir insuffisante.

4° Finalement, l’organisation qui a donné les résultats les plus favorables consiste dans l’emploi de petits centres hospitaliers agricoles à la campagne. Voici comment fonctionne un de ces centres. D’abord comme local, on peut employer un petit hôpital désaffecté, pourvu qu’il soit dans un bourg, un canton rural, ou mieux en pleine campagne. Au besoin, une école, une mairie, un ancien couvent, pourraient très bien convenir.

Comme personnel, il faut avant tout un médecin ayant une ou plusieurs de ces formations à surveiller, et entraîné déjà par un stage. Il faut en outre un gradé pour assurer la discipline militaire, lui-même blessé et ayant besoin d’être rééduqué. Enfin, le centre ainsi constitué a besoin d’un administrateur choisi parmi les personnalités du lieu, maire, conseiller général ou d’arrondissement, etc. qui sert de trait d’union entre les employeurs de la région et l’autorité militaire qui répartit les blessés. Quant au personnel subalterne d’une formation de ce genre, on conçoit qu’il puisse être très réduit.

Les blessés ainsi traités rentrent au petit centre hospitalier pour le repas de midi ou seulement celui du soir suivant leur état ; dans certains cas même, ils n’y rentrent que le samedi soir pour la visite et la contre-visite du médecin local et du médecin inspecteur venu du grand hôpital. Ils sortent du centre de rééducation agricole soit guéris pour retourner au front, sur l’avis du médecin inspecteur et la proposition du médecin traitant, soit pour aller chez eux en congé de travail, soit pour rentrer au grand hôpital en cas de maladie ou de nouvelle intervention chirurgicale nécessaire, en cas d’indiscipline, ou en cas de réforme. Toute cette organisation présente comme on voit beaucoup de souplesse et mille nuances modelées sur l’infinie variété des circonstances.

La place me manque pour entrer dans des détails plus complets relatifs à la surveillance médicale et disciplinaire, au traitement, au transport des blessés ainsi rééduqués. Je puis dire, cependant, que tous ces détails témoignent d’un ingénieux bon sens et d’un sentiment très avisé des nécessités ; tout cela, qui a fait ses preuves depuis plus de deux ans, fait honneur aux organisateurs de la station de Martillac qui dès maintenant a des filiales, ou plutôt des imitatrices dans d’autres parties du même département.

Si nous examinons maintenant les résultats obtenus, on constate d’abord que la santé locale et générale des patiens se refait très vite. L’appétit, le sommeil, la gaîté renaissent joyeusement ; le plaisir de se retrouver dans un milieu familial, d’y faire œuvre utile à soi-même et aux autres, le sentiment de n’être plus un homme « fini, » ou du moins diminué, régénère ceux que la souffrance et le séjour à l’hôpital avaient déprimés. Ce sont, suivant l’expression d’un témoin, de véritables résurrections.

Au point de vue pratique, deux chiffres soulignent, mieux que tous commentaires, la valeur des résultats obtenus :

1° Plus de 90 pour 100 des blessés traités à Martillac par le travail agricole continu ont été récupérés pour le service militaire.

2° 28 000 journées ont été fournies par ce petit hôpital aux agriculteurs du canton de la Brède ; aussi ce canton, par l’état florissant de ses cultures, présente un contraste saisissant avec les cantons voisins où la méthode n’était pas appliquée.

Ces journées faites aux champs, la contribution des blessés à la culture des terres délaissées ou incultes n’est certes qu’un effet secondaire, ou, suivant l’amusante expression du professeur Bergonié, qu’un sous-produit de cette usine à guérir qu’est la station de physiothérapie agricole. N’y eût-il que ce sous-produit économique, la supériorité du rendement de ladite usine sur celui des dépôts antérieurs de mécanothérapie serait encore à considérer. Mais tout y est réuni : les conditions physiologiques les meilleures, le milieu le plus hygiénique moralement et physiquement, le rendement plus élevé en guérisons plus complètes, une contribution à l’agriculture chaque jour plus précieuse, enfin une charge pour le service de santé et pour le trésor sensiblement allégée. Et c’est, ainsi que, lorsque récemment le sous-secrétaire d’État du service de santé a visité la station de Martillac, il a eu la surprise paradoxale de trouver un hôpital vide... et pourtant rempli, mais dont les pensionnaires étaient aux champs.

Notre ministre de l’Agriculture, M. Fernand David, a été vivement frappé par les résultats concluans de ces deux ans d’expériences communiqués à l’Académie des sciences par le professeur Bergonié, et avec sa netteté de vue et sa décision coutumières, il a aperçu tout le profit qu’en les généralisant le pays tout entier pourrait en tirer. — Il a sur ce sujet communiqué ses vues à M. Justin Godart, avec qui il s’est mis facilement d’accord, et je suis en mesure d’annoncer qu’à très bref délai des mesures d’ensemble vont être prises pour que, dans tous les cas où cela est possible, dans toute la France, la physiothérapie agricole soit substituée aux méthodes antérieures de la physiothérapie mécanique. L’avenir de centaines de milliers d’hommes est en cause, et il nous faut espérer qu’aucune manœuvre de la routine ne pourra retarder l’application de cette heureuse mesure.

Pour être tout à fait complet, je devrais, à côté de la rééducation agricole des blessés, traiter parallèlement de l’utilisation par l’agriculture des mutilés guéris. C’est un aspect particulier et non le moins important des vastes problèmes que soulèvent ensemble l’avenir de nos grands blessés et celui de cette autre grande blessée qu’est la terre de France.

Dès aujourd’hui, le problème de la réadaptation des mutilés à leur vie agricole antérieure a été l’objet de travaux et d’essais fructueux dans divers centres-écoles répartis dans tout le pays. Les amputés des membres, les aveugles eux-mêmes y sont remis en état de rendre quelques services. Beaucoup d’aveugles y ont appris à vaquer aux soins du bétail, à la traite, au jardinage.

Les amputés du membre inférieur que gêne la difficulté de la marche dans une terre demi-consistante y sont dressés à vaquer de préférence aux travaux de l’intérieur de la ferme, comme leurs camarades aveugles, et à servir de conducteurs sur le siège des tracteurs et autres machines agricoles. Il y a là, pour toute cette catégorie de mutilés, un vaste débouché qui ne peut que s’étendre à mesure que, par suite des nécessités inéluctables que nous avons signalées, le travail de la terre se fera de plus en plus par des machines. Quant aux mutilés des membres supérieurs, leur utilisation agricole est devenue non seulement possible, mais d’un excellent rendement, grâce aux ingénieux appareils de prothèse que nos spécialistes ont réalisés : bras divers articulés, mains artificielles munies de crochets, de ressorts ou de pinces, spéciaux pour terrassiers, ou pour vignerons, ou pour arboriculteurs, ou pour conducteurs d’attelages ou de tracteurs. Mais tout ceci n’est qu’un corollaire de la question primordiale de la rééducation agricole des blessés de guerre.

Très souvent ces changemens qu’on appelle « réformes » sont seulement des déplacemens d’intérêts qui avantagent les uns aux dépens des autres. Aussi lorsqu’il se présente une réforme, comme celle-ci, qui constitue un progrès pour tous et pour tout ce qu’elle touche, le devoir est d’aider autant qu’on peut les premiers battemens d’ailes de cet oiseau rare. C’est ce que j’ai voulu pour ma part tenter ici.


CHARLES NORDMANN.