Revue scientifique - Des poids et des mesures

Charles Nordmann
Revue scientifique - Des poids et des mesures
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 937-948).
REVUE SCIENTIFIQUE

DES POIDS ET DES MESURES

Si l’on me demandait quelle est de toutes les œuvres, de toutes les idées, de toutes les entreprises jaillies de ce pays celle qui a porté le plus loin dans l’espace, celle qui portera le plus loin dans le temps la gloire du nom français, je répondrais sans hésiter : c’est le système métrique des poids et mesures. Aussi loin qu’on peut trouver des hommes sur cette planète, — et chaque jour davantage comme on verra ci-dessous, — c’est avec des termes français, suivant des normes françaises, avec des objets issus d’une idée française qu’ils désignent, pèsent, mesurent les choses. Aussi longtemps qu’il y aura des peuples dans l’avenir sur la croûte lentement refroidie de ce globe, on peut affirmer qu’il en sera ainsi.

De toutes les idées jaillies de la Révolution française, le système métrique est la seule dont les conquêtes n’ont fait que s’accroître, dont les annexions durent encore et grandiront sans fin. Elle est la plus belle et la plus durable victoire de la Révolution, et nos ennemis mêmes, ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui, se sont joyeusement rangés sous sa loi.

Ce nous est donc un devoir de suivre attentivement les progrès de cette colonisation du monde par une idée française. Ces progrès, la sixième Conférence générale des poids et mesures qui vient de se tenir à Paris nous donne une occasion de les marquer ici.

La conférence précédente, la cinquième, s’était tenue en 1913. Que d’événements depuis lors ! Que de deuils, de gloires, de misères, de vicissitudes politiques ! On a vu dans les huit dernières années qui ont séparé ces deux conférences, vaciller toutes nos notions, on a vu déchirer tous les rêves de l’idéalisme, on a vu la guerre semer la désolation, l’héroïsme et la cruauté à travers le monde, on a vu les plus mornes désillusions succéder aux plus triomphales espérances. Une seule chose a continué à travers tout cela sa marche lente et sûre : le système métrique. Et alors même qu’ils fabriquaient contre nous des obus, c’était en millimètres que les Allemands appréciaient leurs calibres et en kilogrammes qu’ils mesuraient leur chargement, c’était quelque chose de français qui, en dépit d’eux-mêmes, avait conquis sans retour jusqu’à leurs instruments brutaux de conquête. Sur toute la terre, pendant ces huit années terribles, le système français des poids et mesures a poursuivi ses progrès d’une marche aussi régulière, fatale et sans retour que celle des éléments naturels. Telle est la force des idées lorsqu’elles sont simples et grandes.

Ἀεὶ ὁ θεὸς γεωμετρεῖ, disait le philosophe antique, et en divinisant ainsi l’art de mesurer les choses il voulait assurément marquer son importance essentielle. Cette importance ne saurait être exagérée tant dans la science que dans la vie pratique des peuples.

Elle est si considérable dans la science que certains savants vont jusqu’à ramener celle-ci tout entière à une sorte de métrologie. C’est ainsi qu’il y a quelques jours encore un de nos meilleurs mathématiciens, M. Émile Borel, écrivait (Le Temps, 5 février 1922) : « La science a comme but de connaître et de prévoir les phénomènes, et ce but ne peut être atteint que par la description exacte, numérique, de ces phénomènes ; expliquer le monde ne peut signifier pour le savant que donner du monde une description numériquement exacte. »

J’avoue que cette définition de la science me paraît un peu trop limitative, car elle ne considère que la quantité en excluant tout ce qui est purement qualitatif. Certes, il est très beau de savoir que 2 grammes d’hydrogène combinés à 16 grammes d’oxygène donnent 18 grammes d’eau. C’est là une constatation scientifique au premier chef. Mais la constatation purement qualitative que de l’oxygène combiné à de l’hydrogène peut donner de l’eau (la combinaison peut donner aussi de l’eau oxygénée) est certainement scientifique aussi. Pourtant la définition de M. Borel la laisse en dehors de la science. Cette définition conduirait à rayer de la science la plupart des conquêtes de la biologie et des sciences naturelles. Elle ne saurait donc être acceptée sans réserves formelles, mais le seul fait qu’un esprit aussi distingué que M. Borel ait pu la formuler suffit à montrer quelle importance a pour le savant la connaissance des relations numériques existant entre les objets, la mensuration, l’art de mesurer.

C’est ce qu’a lumineusement exposé M. Emile Picard, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, lorsque, ouvrant récemment la sixième conférence générale des poids et mesures, il s’exprimait ainsi :

« Dans maintes recherches scientifiques l’âge héroïque est passé, où, avec un matériel très simple, on pouvait faire de grandes découvertes. Quoique tout reste possible aux hommes de génie qui, de loin en loin, ouvrent des voies nouvelles avec des moyens de fortune, le progrès scientifique résulte le plus souvent aujourd’hui de longs et patients efforts, qu’il s’agisse de laborieux calculs ou de minutieuses observations et expériences. L’astronome trouve à peine suffisant le centième de seconde et des mesures sur des quantités infiniment petites lui sont nécessaires pour évaluer l’infiniment grand. Le physicien apporte une extrême précision dans la recherche des densités et trouve des gaz nouveaux dans l’atmosphère. Le chimiste modifie sur les éléments avec les nombreuses décimales des masses atomiques et les corps isotopes... Nous accumulons approximations sur approximations, mais un des articles de notre foi scientifique est que ces approximations successives sont convergentes, comme disent les mathématiciens, et que nous approchons sans cesse d’un petit nombre de vérités toujours plus compréhensives, synthèses des nombreuses vérités partielles peu à peu découvertes.

« C’est peut-être une chimère, mais elle soutient des générations de chercheurs dans leur labeur jamais terminé.

« Où trouverait-on un plus bel exemple de la patience inlassable du savant que parmi les métrologistes, en lutte tous les jours avec une matière en apparence inerte, mais se transformant cependant comme un être vivant... »

Si on veut me permettre de résumer d’un trait ce qui se dégage de tout cela, il me semble que dans les sciences (j’entends dans les sciences expérimentales, sources seules de toute vérité, selon le mot profond d’Henri Poincaré) la métrologie, la détermination des relations numériques des phénomènes soit en quelque sorte l’achèvement de l’œuvre, celle-ci consistant d’abord dans la constatation du phénomène lui-même. Lorsque Rœntgen remarque qu’en faisant tomber des rayons cathodiques sur une anticathode métallique, il émane de celle-ci des rayons ultrapénétrants doués de la propriété d’impressionner les plaques photographiques et de décharger les corps chargés d’électricité à travers des écrans formés des substances opaques les plus variées, il constate un fait scientifique qualitatif de la plus haute importance. Ce n’est qu’ensuite que les mensurateurs, les métrologistes font passer, si j’ose dire, la nouvelle recrue sous la toise, et recherchent les relations numériques existant entre l’intensité des rayons cathodiques générateurs et celle des rayons X émis, entre le pouvoir ionisant de ceux-ci et l’épaisseur d’écran traversée, entre l’absorption de ces rayons par l’écran et la densité de la matière dont il est formé, etc.. Hâtons-nous d’ajouter que les relations numériques, métrologiques ainsi trouvées conduisent souvent à la découverte d’un nouveau phénomène qualitatif. C’est ainsi que l’argon, ce gaz rare de notre atmosphère, a été trouvé par une détermination rigoureuse des densités d’échantillons de gaz azote de provenances différentes, et qui avait montré que la densité de l’azote atmosphérique différait un peu de celle de l’azote obtenu chimiquement.

En résumé, la métrologie n’est pas toute la science, mais elle est l’adjuvant indispensable, le complément nécessaire de l’observation qualitative des phénomènes. C’est ainsi qu’un joaillier commence par apprécier d’abord qualitativement Veau d’un diamant qu’il doit estimer, puis ensuite le pèse, pour établir sa valeur en tenant compte de ces deux facteurs.

Si la métrologie constitue un des piliers de la science, son rôle n’est pas moins essentiel dans la vie sociale de l’humanité tout entière.

Comme l’a rappelé naguère M. Ch. Lallemand, de l’Académie des sciences, dans une belle étude sur les Nouvelles unités légales de mesures industrielles (et nous avons abondamment puisé dans cette étude de l’éminent géodésien), l’un des premiers besoins de l’homme a été d’évaluer, en la rapportant à une commune mesure, la grandeur des objets qui l’entouraient.

Cette commune mesure devait répondre à une double condition : 1° Elle devait permettre d’exprimer par des nombres simples les grandeurs en question. Celles-ci ne devaient donc être ni trop grandes ni trop petites. Il serait par exemple incommode d’exprimer en kilomètres la taille des objets familiers qui sont dans nos maisons. 2° L’unité choisie devait être en tous temps et lieux facile à reconstituer, tout au moins avec une certaine approximation ; la possibilité du commerce, du troc, du partage des terres était à ce prix.

L’homme s’est ainsi trouvé naturellement amené à choisir sur son corps même les divers étalons de longueur dont il avait besoin, et à choisir en conséquence ses unités de mesure. De là ces unités, pouce, pied, coudée, brasse, toise que tous les peuples ont employées à l’origine et que les Anglais et les Américains utilisent encore.

Mais comme la coudée ou le pouce varient d’un individu à l’autre, on a rapidement été forcé, pour assurer la sécurité des transactions commerciales, de fixer au moyen d’étalons officiels la grandeur des unités fondamentales, et d’arrondir les rapports des unités entre elles. C’est ainsi qu’en Angleterre comme en France on décréta anciennement que le pied contiendrait douze pouces. L’ancien pied français équivaut d’ailleurs à 324 de nos millimètres, tandis que le pied anglais égale 304 millimètres. Les archéologues de l’avenir en déduiront peut-être que les sportives compatriotes de M. Lloyd George avaient en moyenne les pieds plus petits que les Parisiennes. Sied-il de les détromper ?

Pour peser les marchandises, on créa de même une unité conventionnelle, la livre (du latin libra, balance), avec des subdivisions arbitrairement adoptées.

D’autre part, — pour ne parler que de la France, — à côté de la toise carrée ou du pied carré comme unités de superficie, on employait chez nous la perche (carré de 18 pieds de côté pour la perche de Paris ou de 92 pieds pour celle de l’administration des Eaux et Forêts). Pareillement, à côté du pied cube et de la toise cube on employait pour mesurer les capacités le boisseau valant 0,38 pied cube et le setier valant 12 boisseaux. On pourrait multiplier ces exemples de la complication des anciennes mesures variables par ailleurs d’une province à l’autre, et qui, comme M. Bigourdan l’a lumineusement montré dans son beau livre sur Le système métrique des poids et mesures [1], rendait par exemple très difficile le transport des blés. Ainsi, pour exprimer en livres, un poids donné en grain, il fallait diviser ce dernier par 9 216.

Le système métrique institué par la Convention nationale en 1795 est né de la nécessité de supprimer ces incohérences, ces difficultés signalées presque unanimement dans les cahiers des États généraux. C’est ainsi que la plupart des unités des diverses catégories dérivèrent du mètre, défini comme étant la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre, du kilogramme (masse du décimètre cube d’eau au maximum de densité et de la seconde, et que les unités secondaires devinrent des multiples et sous-multiples décimaux des unités principales. Admirable monument de la simplicité synthétique et de la clarté françaises !

Les multiples et sous-multiples étaient indiqués par les préfixes bien connus : déci, centi, milli : déca, hecto, kilo. Une loi récente (3 avril 1919) a ajouté à ces préfixes dès longtemps usuels les préfixes méga, hectokilo, myria désignés abréviativement par M, kk, ma et qui indiquent respectivement les unités secondaires un million, 100 000, 10 000 fois plus grandes. C’est ainsi qu’un mégamètre = 1 000 000 mètres = 1 000 kilomètres. Il faut y ajouter, en ce qui concerne les longueurs, le micron qui égale un millième de millimètre.

Le rapport que vient de présenter à la sixième Conférence générale M. Ch. Ed. Guillaume, directeur du Bureau international des Poids et Mesures, présente un tableau impressionnant des progrès réalisés depuis la Conférence de 1913, soit qu’on considère l’extension politique, administrative du système métrique, soit qu’on considère les perfectionnements et déterminations métrologiques nouvellement réalisés dans la fabrication et la surveillance des étalons.

Parmi les rares pays civilisés où le système métrique n’était pas encore obligatoire ou parfaitement organisé, on peut citer le Venezuela où une ordonnance du 9 mars 1914 en a imposé l’emploi, le Canada où une loi a mis en harmonie le système employé avec les résolutions des Conférences des Poids et Mesures. En Chine, un décret de 1914 a donné un important commencement d’exécution à la loi antérieure qui rendait dans ce vaste pays le système métrique obligatoire en principe. Il a été décidé que l’obligation peut être imposée par les ministères les plus directement intéressés aux poids et mesures (agriculture, commerce). Ces ministères ont maintenant la faculté de restreindre l’emploi du système chinois unifié. Celui-ci est un des deux systèmes légaux existant actuellement en Chine et qui tous deux reposent sur les prototypes internationaux du mètre et du kilogramme : c’est le système de mesures fondé sur le « pied » du service des Travaux publics et de la balance du Trésor, et qui dérive du système métrique par l’intermédiaire du « pied » et avec des multiples et sous-multiples décimaux ; l’autre système légal en Chine est le système métrique international des poids et mesures, dont le décret indiqué ci-dessus prépare indubitablement l’adoption exclusive et obligatoire à bref délai. Déjà un décret en a imposé l’emploi dans les chemins de fer dès le 1er janvier de cette année.

L’adoption prochaine et obligatoire du système métrique en Chine ne manquera pas d’avoir des conséquences importantes pour cette réorganisation économique du monde si chère à nos amis anglais. La plus curieuse peut-être des conséquences de cette réforme chinoise est qu’elle ne manquera pas d’entraîner à bref délai l’adoption si tenacement retardée du système métrique par eux. Cela parait paradoxal a priori. C’est pourtant fort simple.

Une des raisons pour lesquelles, — à côté des savants anglais qui depuis longtemps emploient le système métrique, — les commerçants britanniques se sont montrés si réfractaires à ce système est la suivante : les commerçants d’Extrême-Orient, et spécialement de Chine, ont pour principaux fournisseurs les Anglais ; ils ont l’habitude des mesures et des poids usuels dans le Royaume-Uni. Avec le sens pratique avisé qui les caractérise, les commerçants britanniques ont pensé qu’adopter le même système de mesures que les Français, les Allemands, etc., ce serait mettre à égalité, en présence de l’acheteur chinois, des concurrents dangereux pour eux, alors que ces concurrents sont handicapés, mis en posture défavorable par les habitudes dudit commerçant chinois, habitudes qu’il faut donc se bien garder de changer. C’est pourquoi de nombreux commerçants anglais avaient engagé à Pékin une campagne énergique contre la loi rendant obligatoire en Chine le système métrique.

C’est pourquoi aussi le jour où cette obligation y sera effectivement réalisée, un des principaux obstacles à l’adoption du système métrique en Angleterre sera tombé. Ce jour-là on peut s’attendre,— tant est grand et compris même par beaucoup d’Anglais l’avantage de ce système, — à ce que la Chambre des Communes ne se contente pas, pour rejeter le système, d’arguments humoristiques comme celui par lequel M. Lloyd George fit échouer la réforme un jour. Au milieu d’une tempête de rires approbateurs, il s’écria, ou à peu près : « Comment voulez-vous que nous adoptions un système aussi compliqué que le système métrique ? Croyez-vous que l’ouvrier anglais, le jour où il aura envie de boire une pinte de stout, consentira à demander au barman 0,568 litre de bière ? »

Cette boutade où se reconnaît bien l’adroite malice du Premier britannique eut naguère le succès que l’on peut imaginer et la réforme fut rejetée une fois de plus aux Communes. Gageons qu’il en sera autrement lorsque la Chine... car alors l’intérêt britannique dans son sens le plus terre à terre, je veux dire, l’intérêt pécuniaire immédiat des commerçants britanniques, commandera ce qu’il interdisait la veille.

A côté de la Chine, il est un autre géant parmi les nations : la Russie. C’est la Révolution chinoise qui a introduit le système métrique parmi les Célestes. Pareillement c’est la Révolution qui vient de lui donner droit de cité en Russie. C’est d’une Révolution déjà qu’il avait jailli chez nous. Voilà certes un argument, — je n’ose dire le seul, — en faveur des Révolutions. J’espère en tous cas qu’il ne suffira pas à faire haïr le système métrique par ceux qui professent des sentiments « réactionnaires. » Tout cela prouve, pour le moins, qu’à quelque chose malheur est bon.

Donc en Russie, sous l’ancien régime, une loi autorisa en 1900 l’emploi du système métrique. Mais l’obligation n’existait pas.

Lorsqu’en février 1917 éclata la Révolution, la propagande en faveur du système métrique que dirigeait le physicien Egorof s’intensifia. Le 14 septembre 1918 le conseil des commissaires du peuple publiait un décret concernant l’introduction du système métrique décimal et international des poids et mesures.

Le décret fixait au 1er janvier 1922 l’adoption des unités métriques dans les affaires gouvernementales, en même temps que l’interdiction de produire toutes autres mesures ou tous autres poids que ceux représentant des unités métriques. L’emploi obligatoire de ces dernières devait être généralisé à partir du 1er janvier 1924.

En raison de la situation présente de la Russie, ces dates devront être prorogées. La seule confection des poids nécessaires conduirait à utiliser, en effet, 70 000 tonnes de fonte.

Cependant, malgré les difficultés de l’heure, les applications du nouveau système se multiplient. Sur les routes, le long des voies ferrées, les bornes marquant les verstes sont déplacées et on pose à leur place des bornes kilométriques. Dans les chemins de fer les pouds sont remplacés par des kilogrammes. A Reval, on voit passer chaque jour des centaines de bascules métriques destinées aux gares et stations de chemins de fer.

Deux mille séries de poids échantillons sont en construction, ainsi que des types d’étalons de longueur. Ces types sont construits d’après le mètre n° 28 et le kilogramme n° 12 sanctionnés par la première conférence générale des poids et mesures et qui ont été déclarés comme étalons nationaux de la Russie.

Enfin dans la Pologne détachée de la Russie et en Bessarabie, les gouvernements polonais et roumain ont également rendu obligatoire le système métrique qui était déjà appliqué depuis longtemps dans ces pays.

Il est assez curieux que ce soient en somme les pays anglo-saxons qui sont les plus réfractaires à l’emploi obligatoire du système métrique. A côté de l’Angleterre, les États-Unis sont encore en partie dans l’expectative. Cependant une nouvelle loi y est en préparation pour rendre le système métrique décimal seul système légal.

Telle est le bilan des progrès politiques, — si j’ose ainsi parler, — du système métrique.

Au point de vue purement technique, diverses choses intéressantes sont à signaler.

On sait depuis quelques années que le mètre, ou plutôt l’étalon métallique réalisé par les savants de la Révolution conservé aux Archives nationales et dont la copie gardée au Pavillon de Breteuil sert de prototype, est un peu plus court que la dix-millionième partie da quart du méridien terrestre. Cela résulte des mesures goédésiques les plus récentes. La différence est faible, puisque le prototype n’est trop court que d’environ un cinquième de millimètre. La politesse de cette différence fait honneur à l’exactitude des mesures des géodésiens du dix-huitième siècle, mais enfin elle est réelle. Elle est telle que si le mètre est défini de la façon qu’avait fait la Convention, un acheteur de 5 000 mètres de drap n’en reçoit en réalité que 4 999. Il aurait le droit, légitimement, de se dire volé. Je ne sais plus quel humoriste a eu l’idée de calculer quelle somme représentait pour les consommateurs français l’erreur ainsi commise à leur détriment depuis qu’on leur vend des marchandises métrées. Il a trouvé un nombre fantastique de milliards, plus que l’Allemagne ne nous en doit

Il y a d’ailleurs à cela une compensation, car des déterminations faites naguère avec une haute précision ont montré que le prototype métallique du kilogramme, qui sert depuis la Révolution à la fabrication des poids commerciaux, est de 27 milligrammes plus lourd que le kilogramme théorique de la Convention défini comme étant la masse d’un décimètre cube d’eau au maximum de densité. Si donc le consommateur a été lésé pour ce qui se mètre, il a été beaucoup trop généreusement servi pour ce qui concerne toute la marchandise pesée. C’est une belle compensation.

La vérité est que tout ceci ne peut être qu’un paradoxe humoristique, pour deux raisons. D’abord les mesures dans la pratique commerciale ne se font pour ainsi dire jamais avec une précision atteignant le cinq-millième pour les longueurs et le trois-millionième pour les poids, quantités qui représentent les écarts des étalons révolutionnaires par rapport à leur définition théorique. Ensuite et surtout, il y a longtemps que le mètre et le kilogramme ont cessé d’être définis légalement comme le voulait la Convention. Aujourd’hui on dit légalement : le mètre est la longueur à 0° du prototype international déposé au Pavillon de Breteuil ; le kilogramme est la masse du prototype en platine iradié déposé au Pavillon de Breteuil à Sèvres. De la sorte, il n’y a pas d’écart entre la théorie et la pratique.

Mais voici qu’une autre question s’est posée. Les prototypes internationaux de poids et mesures et leur réplique conservée dans chaque pays adhérent au système métrique ne varient-ils pas ? Conservent-ils la même longueur dans ce monde où tout, même la matière en apparence la plus inerte, est en mouvement et en évolution constante ?

Des mesures d’une haute précision ont été réalisées tout récemment dans le dessein de répondre à cette question. On a employé à cet effet les méthodes les plus exactes et notamment l’évaluation du mètre en longueur d’ondes par la méthode de Fizeau et de Michelson dont j’ai récemment entretenu ici-même mes lecteurs.

Le résultat, assez inattendu, de toutes ces déterminations, et qui vient d’être communiqué à la conférence des poids et mesures, a été le suivant.

Les étalons servant de témoins du mètre international n’ont pas depuis trente ans subi de variation appréciable de leur longueur. En revanche, les étalons qui sont d’autres copies de ce mètre et qui servent d’étalon d’usage du Bureau International ont subi depuis trente ans un allongement incontestable et égal à environ quatre dixièmes de microns, c’est-à-dire quatre dix-millièmes de millimètres.

C’est peu. Mais ce peu a suffi pour mettre en émoi tous les métrologistes, émoi qui, communiqué par eux à l’Académie des Sciences, a éveillé des échos prolongés jusqu’au fond des cabarets humoristiques qui ornent les coteaux montmartrois.

On a cherché à expliquer par diverses hypothèses cet allongement de règles métalliques qu’on croyait invariables. La plus plausible, à l’heure actuelle, de ces hypothèses est la suivante : on sait que sur toutes ces copies du mètre international la longueur du mètre est définie par la distance existant entre deux traits parallèles très fins tracés sur deux « mouches » placées dans la règle de platine iradié ; il semble qu’il se soit produit une usure dissymétrique de ces traits, due aux nettoyages nombreux auxquels ces « mouches » ont été soumises, et qui ont nécessité des frottements légers exercés avec une tendance naturelle à les diriger vers les extrémités des règles. L’hypothèse est d’autant plus plausible que les règles sur lesquelles on a constaté cet allongement sont les règles d’usage du bureau, c’est-à-dire celles qui sont de beaucoup le plus fréquemment nettoyées. Quoiqu’il en puisse être, cet allongement intempestif de quelques étalons métriques ne laisse pas, en dépit de sa petitesse, de causer un très grand émoi parmi les métrologistes. Des mesures sérieuses sont envisagées par eux pour surveiller désormais encore plus étroitement que jamais la constance des étalons de mesure et y mettre bon ordre, si elle venait à manifester derechef quelque caprice.

En tout cas, ce phénomène, quelle qu’en soit la cause définitive (adhuc sub judice lis est), suffit à montrer que les règles à traits ne sont pas à l’abri des vicissitudes que l’on croyait naguère exclusivement réservées aux règles à bouts. Les règles étalons à bouts sont des règles métalliques où la longueur du mètre est définie par celle qui sépare les deux extrémités de la règle. Telle est la règle étalon établie par la Convention et déposée aux Archives. On conçoit que la construction des règles à bouts soit plus difficile. Mais on croyait par surcroit que leur longueur devait être plus facilement sujette à variation par suite de l’usure et de déformation des bouts nécessairement soumis à des chocs, contacts et pressions pendant les comparaisons.

Il semble que ce n’est pas nécessairement le cas.

En particulier un savant suédois, M. Johansson, a établi depuis peu des étalons à faces planes en aciers spéciaux, qui permettent des mesures d’une haute précision et dont la planéité est si parfaite que lorsqu’on en accote deux bout à bout l’adhérence est telle que le bloc ainsi formé exige pour être rompu un effort considérable, et qui atteint 15 kilogs par centimètre carré de surface adhérente.

L’expérience a prouvé que ces étalons calibrés permettent des mesures extrêmement précises. De plus, en utilisant des jeux de ces étalons de calibres un peu différents on peut réaliser des règles composites de longueur très variée. C’est ainsi qu’avec un jeu de 36 étalons calibrés créés par M. Johansson, on construira des calibres composites variant de micron en micron entre 3mm et 203mm.

Il nous reste enfin à signaler que dans le but de satisfaire aux besoins nouveaux de la technique industrielle — auxquelles ne répondaient pas en nombre suffisant les unités définies par la Convention — le Gouvernement et les Chambres (après avis des plus hautes autorités techniques et notamment de M. Violle, rapporteur de ces projets à l’Académie des Sciences), ont par la loi du 2 avril 1919 et le décret du 26 juillet 1919 défini des unités nouvelles. Ce nouveau système d’unités est étroitement dérivé du système métrique conventionnel, mais il a à la base non plus le mètre, le kilogramme et la seconde (M. K. S.), mais le mètre, la tonne et la seconde (M. T. S.) ; la tonne est en effet mieux adaptée que le kilog aux besoins des grandes industries ; elle offre en outre l’avantage d’être très voisine de la tonne anglaise (1 ton=1 016 kg), circonstance qui est de nature à faciliter à nos voisins d’outre-Manche l’adoption du nouveau système. Enfin il y a plus d’homogénéité, de commune mesure entre le mètre et la tonne (masse d’un mètre cube d’eau) qu’entre le mètre et le kilogramme (masse d’un décimètre cube d’eau). Tout cela assure au système M. T. S. d’unités industrielles un brillant et utile avenir.

La place me manque pour exposer, dans leur détail, les noms et valeurs des nouvelles unités géométriques, mécaniques, calorifiques, optiques. Quelques-unes ont des noms un peu étranges. Ainsi dans le système M. T. S. la nouvelle unité de force est le sthène (du grec sthénos, force), force qui en une seconde communique à une masse d’une tonne, une accélération d’un mètre. Le sthène vaut à peu près 102 kilogrammes-poids et dix millions de dynes.

L’unité M. T. S. d’énergie est le Kilojoule ; c’est le travail produit par un sthène dont le point d’application se déplace de un mètre dans la direction de la force ; l’unité M. T. S. de puissance est pratiquement égale au kilowatt des électriciens.

L’unité M. T. S. de pression est la pièze (du grec piezos, pression), qui est la pression, qui, répartie sur 1 m2, produit un effort total de 1 sthène. La pression atmosphérique normale correspond à 1013 hectopiéze, et le kilogramme-poids par centimètre carré vaut 0,98 hectopiéze.

En calorimétrie on a défini, en partant des mêmes unités, la thermie, etc.

Ces noms effrayeront peut-être les misonéistes. Qu’ils se souviennent des doléances que fit entendre, le 14 thermidor, an III, à la Convention, le délégué de la Section de Bonne-Nouvelle, s’agissant du mètre et du kilogramme : « Ces noms, déclama-t-il, nouveaux et inintelligibles au plus grand nombre de citoyens, ne sont pas nécessaires au maintien de la République. »

Ils ont persisté quand même ces noms. Ainsi feront ceux qu’on a donnés aux nouvelles unités industrielles M. T. S., car ils correspondent à des nécessités à la fois théoriques et pratiques.


CHARLES NORDMANN.

  1. Gauthier-Villars, éditeur.