Revue scientifique - Alchimie moderne

Charles Nordmann
Revue scientifique - Alchimie moderne
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 456-467).
REVUE SCIENTIFIQUE

ALCHIMIE MODERNE

On ne saurait s’exagérer l’importance des expériences récentes par lesquelles le grand physicien anglais sir Ernest Rutherford a pour la première fois réalisé la désintégration, c’est-à-dire la transmutation, de certains éléments chimiques.

Sir Ernest Rutherford s’était déjà avant ces travaux récents, rendu célèbre par maintes découvertes, notamment par celle de l’émanation du radium, de cette singulière effluve dégagée par celui-ci et qui est elle-même radio-active. Malgré cela, les recherches récentes de Rutherford dont je voudrais aujourd’hui entretenir mes lecteurs ont jusqu’ici passé presque inaperçues sur l’écran éphémère de l’actualité. C’est que celle-ci est femme, et elle ne réserve pas toujours ses sourires... , ni ses trahisons, aux objets qui en sont les plus dignes. Essayons du moins dans notre modeste sphère de réparer ses injustices, en tâchant de montrer ici qu’il n’est point sans doute dans la science expérimentale de ces dernières années de trouvailles plus importantes et plus riches d’avenir que celles auxquelles ont abouti les dernières recherches de Rutherford.

Il vient d’en faire lui-même, — après diverses communications partielles, — un exposé d’ensemble devant la Chemical Society de Londres, puis devant la Société française de Physique. Cet exposé est à la fois si lucide et si complet que je ne saurais mieux faire que de le suivre ici presque pas à pas, en insistant pourtant sur les points qui semblent essentiels, et en passant au contraire un peu vite sur ceux qui ne sont guère de nature à passionner que le cénacle un peu ésotérique des spécialistes.

Mais d’abord quelques remarques et réminiscences s’imposent pour la clarté du sujet. On sait que le caractère essentiel des combinaisons chimiques est le rapport parfaitement net et invariable des poids de leurs éléments constituants. Par exemple dans les différents composés oxygénés de l’azote, on constate qu’un même poids d’azote est uni à des masses d’oxygène qui sont respectivement entre elles comme 1,2,3...

De cette loi des proportions définies trouvée en 1803 par Dalton, celui-ci a donné une explication qui est à la base de toute la théorie chimique moderne. Selon lui, les éléments divers sont formés de petites particules insécables ou atomes qui pour un élément donné sont tous identiques. La combinaison chimique de deux éléments résulte de la réunion de leurs atomes.

Les atomes de la chimie moderne sont donc les particules ultimes au delà desquelles la matière cesse d’être divisible par quelque procédé que ce soit, particules dont les propriétés et en particulier le poids différent d’un élément chimique à l’autre. C’est ainsi qu’on a été amené en chimie à définir les poids atomiques et qu’on a déterminé, par exemple, que l’atome d’oxygène pèse 16 fois plus que celui d’hydrogène.

Pour les chimistes du XIXe siècle, les atomes étaient donc irréductibles les uns aux autres et la transmutation devait leur paraître une rêverie absurde, puisqu’il y avait dans les particules ultimes, insécables et inaltérables des divers éléments une spécificité variable de l’un à l’autre.

Si nous remontons pourtant dans un passé plus lointain encore que ce XIXe siècle déjà si loin de nous, on voit que certains philosophes furent d’un autre avis.

Au Ve siècle avant J. -C, certaines écoles philosophiques de la Grèce professaient comme un axiome la simplicité, l’unité nécessaire de tout ce qui existe. Pour concilier cette sorte de monisme avec le changement continuel des êtres que montre l’observation, elles furent amenées à émettre diverses théories où étaient réunies la doctrine de l’invariabilité de l’être et la notion empirique du changement continuel. Ces écoles philosophiques tombèrent d’accord en ceci que l’invariabilité de l’être se borne aux corps élémentaires infiniment petits, invariables et indestructibles, tandis que les changements se ramènent à un déplacement de ces corpuscules entre eux. Mais tandis qu’Empédocle et Anaxagore admettaient la divisibilité indéfinie de la matière, les atomistes et à leur tête Démocrite et Leucippe concevaient le monde comme formé de particules indivisibles, d’atomes d’une même substance fondamentale. « L’existence de l’atome entant que substance susceptible de prendre des formes variées par un nombre illimité de combinaisons suffit à expliquer tous les phénomènes de l’Univers. Tout est formé par des unions et séparations avec mouvement. » Les alchimistes médiévaux, qui, en dépit de leur préoccupation mercantile et pragmatique, firent avancer la chimie par leur talonnante expérience, procédaient plus ou moins consciemment de cette idée. S’ils avaient cru, comme Dalton et les principaux chimistes du siècle dernier, à l’hétérogénéité essentielle, à la spécificité irréductible, à l’indivisibilité des particules ultimes des différents corps, la transmutation leur fût apparue comme un problème absurde a priori.

Pourtant, il y eut naguère quelques savants rebelles au dogme daltonien de la spécificité atomique. Le chimique Prout en particulier remarqua que si le poids de l’atome d’hydrogène est égal à 1 les poids de tous les autres éléments chimiques sont presque exactement des multiples entiers de 1 ou des nombres très voisins de ces multiples entiers. Prout en déduisit que les atomes des différents corps sont formés par l’union d’un certain nombre d’atomes d’hydrogène. L’hydrogène serait donc l’élément primordial et commun de toute matière. C’était là une idée identique à celle de Démocrite et Leucippe dont Lucrèce a été le chantre magnifique.

Mais l’hypothèse de Prout fut considérée comme intenable lorsque les travaux minutieux de Stas eurent établi que certains poids atomiques ne sont pas exactement des multiples entiers de celui de l’hydrogène, et que les petites différences observées ne tenaient pas, comme on l’avait pensé, aux erreurs d’expérience, mais étaient réelles. En particulier pour le chlore, le poids atomique, — ou pour mieux dire la masse atomique, — qu’on observe est 35,5 fois plus grande que celle de l’hydrogène, et ce nombre présente un écart important et réel avec un multiple entier de l’hydrogène. Tout cela fit qu’on ne s’arrêta pas à l’hypothèse de Prout. Nous verrons pourtant qu’il avait raison ou presque, et comment l’existence de poids atomiques fractionnaires s’explique aujourd’hui parfaitement... Mais n’anticipons pas.

D’autres phénomènes d’ailleurs conduisaient irrésistiblement à envisager la divisibilité des divers atomes daltoniens. L’analyse spectrale en particulier montre dans la lumière d’un élément chimique donné des ondes monochromatiques nombreuses correspondant à des vibrations complexes qu’il est difficile d’attribuer à une seule et unique particule atomique.

Il n’était pas jusqu’à l’astronomie qui ne conduisit à des hypothèses analogues. En particulier sir Norman Lockyer, — dont j’ai il y a une douzaine d’années analysé ici les beaux travaux à propos de la température des étoiles [1] — avait remarqué ceci : dans les astres les plus chauds on ne rencontre que les raies de l’hydrogène et de l’hélium à côté d’un nombre restreint des raies d’éléments ayant des poids atomiques faibles ; on trouve dans les spectres des étoiles de température un peu moins élevée les raies de quelques métaux ; enfin dans les étoiles à température exclusivement basse les raies du carbone et des métaux lourds. Lockyer avait cru pouvoir en déduire qu’à mesure que les astres se refroidissent, la matière primitive commune à tous les atomes se condense en éléments à poids atomiques de plus en plus grands.

Les étoiles, selon Lockyer, nous montrent ainsi de véritables transmutations dans le sens même cherché par les alchimistes. Ces idées de Lockyer n’eurent pas à l’époque où elles furent émises la faveur des savants, encroûtés dans le dogme de la spécificité irréductible des divers éléments chimiques. Il no faut jamais être trop en avance sur son temps.

Mais ce qui emporta tout, ce qui balaya l’atomisme daltonien dans ce qu’il avait d’étroit et d’exclusif, ce fut la découverte des corps radioactifs, et des phénomènes connexes. L’étude des transformations radioactives nous lit assister à une série de transmutations spontanées de métaux lourds, — uranium et thorium, — en d’autres plus légers. La plus connue de ces transmutations spontanées est celle qui change continuellement l’émanation, cette effluve gazeuse du radium découverte par Rutherford en hélium. Comment ne pas rappeler à ce propos que le gaz hélium a été découvert par Lockyer dans le soleil bien longtemps avant d’être décelé dans l’air même que nous respirons ?

L’étude des rayons cathodiques qu’on produit au laboratoire et des analogues que le radium émet spontanément, et qu’on appelle les rayons Bêta, prouva définitivement l’existence, dans tous les atomes quels qu’ils soient, de ces petites planètes infimes et toujours identiques qu’on appelle les électrons. Je n’y insisterai pas, ayant déjà traité ce sujet ici-même.

L’existence des électrons, comme constituants communs à tous les éléments chimiques, a définitivement prouvé que l’atomisme moniste, sous la forme que lui avait donnée l’intuition géniale de Démocrite et de Leucippe, est conforme aux données les plus récentes de la science, à l’encontre de l’atomisme pluraliste de Dalton. Multa renascentur... Ainsi nos conceptions de la matière sont plus proches aujourd’hui de celles de quelques hommes qui vécurent il y a 25 siècles que des idées régnantes il y cinquante ans. « De la modernité de Lucrèce et de l’ancienneté de Dumas, Dalton et Stas, » voilà qui ferait un beau sujet de thèse à soutenir en Sorbonne !


Ces recherches ont conduit à admettre que les atomes des divers éléments sont tous analogues à de petits systèmes solaires en miniature. Ils comportent un astre central qu’on appelle le noyau de l’atonie, et autour duquel circulent, sur des orbites diversement inclinés, un certain nombre de ces planètes infimes que sont les électrons. Ces planètes, ces électrons, chargés d’électricité négative, sont maintenues en équilibre autour du noyau par l’attraction électrique de celui-ci qui est chargé d’électricité positive, de même que les planètes sont maintenues autour du soleil par la gravitation.

Les électrons occupent autour du noyau atomique un espace, qui est de l’ordre de deux dix-millionièmes de millimètre, et qui est naturellement un peu plus grand pour les atomes lourds que pour les plus légers, puisque dans ceux-ci le nombre des électrons planétaires est moindre. Le diamètre du noyau des atomes lourds est de l’ordre de quatre cent-millièmes de millionième, de millimètre. C’est-à-dire que ce diamètre est à peu près 5 000 fois plus petit que celui de l’atome. Dans le cas des atomes légers le noyau est encore plus petit, et pour l’hélium (le plus léger des gaz connus après l’hydrogène), on estime que son diamètre ne dépasse pas cinq trillionièmes de millimètre.

Si un certain nombre d’électrons, possédant chacun la même charge élémentaire d’électricité négative (qu’on appelle c et qui est connue), circulent autour du noyau d’un atome, ce noyau possédera donc, — puisque l’équilibre existe, — une charge d’électricité positive égale à autant de fois la charge négative d’un électron, qu’il y a d’électrons planétaires. La charge électrique du noyau, la charge nucléaire comme on dit, suit une règle très simple indiquée par un jeune physicien anglais, depuis tué aux Dardanelles, Moseley. Je reviendrai sur cette règle à propos des isotopes. Plaçons, par ordre de poids atomiques croissants, tous les éléments chimiques connus. comme l’a fait Mendeléef dans sa célèbre classification. On trouve, comme l’a montré Moseley, que la place d’un élément donné indique exactement le nombre d’électrons qui gravitent dans son atome, ou, — ce qui revient au même, au signe près, — sa charge nucléaire. Ainsi l’hydrogène, l’hélium et le lithium occupent respectivement les trois premiers rangs dans la classification. Cela veut dire que leurs charges nucléaires sont respectivement 1, 2, et 3, ou que 1, 2, et 3 électrons planétaires respectivement gravitent autour de leurs noyaux.

Or, on a constaté depuis longtemps que, par l’action de la décharge électrique, on peut facilement arracher un ou plusieurs électrons extérieurs des atomes. On obtient le même résultat dans certains cas par l’action de la lumière. Ainsi celle-ci, lorsqu’elle tombe sur les métaux qu’on appelle photo-électriques, leur arrache un grand nombre d’électrons qui sont projetés vers l’extérieur sous forme de rayons cathodiques à faible vitesse.

Mais, me dira-t-on, s’il en est ainsi, on peut donc, par la décharge électrique et la lumière, produire une transformation, une dislocation de l’atome, et le problème de la transmutation est depuis longtemps résolu. Oui et non. Ce qui enlève tout intérêt à l’arrachement de quelques électrons aux atomes par une action lumineuse ou électrique, c’est que cette diminution, cette démolition des atomes est toute temporaire. Il existe en effet en grand nombre, dans les interstices des atomes et des molécules, des électrons libres qui circulent dans le vide interatomique de même que, dans la théorie longtemps classique des comètes, celles-ci sont des astres circulant librement dans le vide interstellaire jusqu’au jour où elles sont captées par notre soleil pour s’être trop approchées de lui. Eh bien ! dans le cas de nos atomes, il se passe quelque chose d’analogue : lorsqu’un électron planétaire externe a été arraché à l’attraction du noyau, celui-ci aussitôt capte un des électrons libres voisins, ce qui rend à l’atome sa structure initiale. Si cette captation a lieu, ce n’est pas seulement, — comme dans le cas du soleil et des comètes, — parce que l’électron capté s’est trouvé imprudemment près du noyau ; c’est surtout parce que le pouvoir attirant de celui-ci n’étant plus neutralisé par le nombre nécessaire d’électrons, il complète ce nombre jusqu’à saturation de son avidité. L’analogie entre le système solaire, ou tout autre système stellaire, et la structure atomique ne se poursuit donc pas sur ce point.

J’emploierai plutôt ici d’autres analogies. Le noyau atomique capte un nombre d’électrons tel que son pouvoir attirant soit neutralisé, de même qu’une certaine quantité d’acide sulfurique mise en présence d’une quantité indéfinie de soude ou de potasse ne se combine qu’à la fraction nécessaire et suffisante pour le saturer, et se recombinerait à une nouvelle fraction si, par procédé quelconque, on lui arrachait une partie de la base déjà combinée.

Les changements que l’on peut produire dans les atomes en agissant sur leurs électrons planétaires ne sont donc pas permanents, Pour y effectuer un changement permanent, il a donc paru, à ceux qui ont médité sur ces problèmes, nécessaire de briser non plus le cortège électronique du noyau atomique, mais le noyau lui-même.

A priori, il semblait possible d’espérer que si on enlevait une ou plusieurs unités à la charge nucléaire, on produirait une altération permanente du noyau, une transmutation durable de l’atome.

On sait, en effet, que la radioactivité, cette transmutation spontanée de certains éléments, est une propriété de leur noyau atomique. Elle se manifeste notamment par l’émission de rayons Alpha et de rayons Bêta. Ces rayons Alpha sont un bombardement intense de petites particules chargées d’électricité positive. Il est aujourd’hui prouvé que ces particules Alpha sont des atomes d’hélium, ou pour mieux dire des noyaux atomiques d’hélium.

Les rayons Bêta sont formés d’électrons très rapides qui proviennent également du noyau des atomes radioactifs.

Les noyaux des atomes lourds contiennent donc des noyaux d’hélium et des électrons (distincts des électrons planétaires). On a été conduit à en conclure que les noyaux de tous les atomes sont formés d’un assemblage extrêmement stable de noyaux d’hydrogène et de noyaux d’hélium et d’électrons. Si, — comme bien des expériences tendent à l’établir, — on admet que le noyau d’hélium est lui-même une unité secondaire formée de quatre noyaux d’hydrogène et de deux électrons, on est amené finalement à penser que les noyaux de tous les atomes sont formés d’un assemblage, en nombre variable, de noyaux d’hydrogène avec addition d’électrons. C’est presque exactement la vieille hypothèse de Prout.

La question se pose donc d’essayer de disloquer les noyaux des atomes. Les forces qui maintiennent les diverses parties du noyau sont, certes, extrêmement puissantes, puisque, par aucun procédé physique ou chimique. ni par les explosions, ni par les hautes températures et les grandes pressions, le XIXe siècle n’a jamais pu modifier un noyau atomique, et que de là même est venue sa croyance en l’indivisibilité des atomes. Il faut donc, pour l’entreprise qui nous intéresse, s’adresser à des sources d’énergie extraordinaires.

Sir William Ramsay, préoccupé de ces questions, il y a quelques années, et peu avant sa mort, comprit rapidement que la plus adéquate au but poursuivi et la plus puissante, ou pour mieux dire la mieux concentrée des sources d’énergie connues était celle des particules Alpha des corps radioactifs.

Il est certain que l’énergie du projectile lancé par une pièce de marine de 380, est infiniment supérieure à celle d’une particule Alpha lancée par le radium (bien que la vitesse initiale de cette particule soit plus de 10 000 fois plus grande que celle de l’obus). Mais si on se propose de bombarder un atome avec l’un et avec l’autre, il est clair que la fraction de l’énergie de l’obus qui atteindra l’atome sera proportionnelle à l’infime fraction de la surface de l’obus qui entre en contact avec cet atome. Et alors le calcul montre immédiatement que l’énergie fournie à l’atome bombardé est bien plus petite dans le cas de l’obus que dans le cas du projectile Alpha. Ce qu’il importe, c’est que l’énergie employée soit très concentrée, et soit tout entière utilisée et projetée sur le noyau de l’atome à bombarder. On peut dans ces conditions faire le calcul suivant :

Les particules α sont lancées par le radium avec une vitesse initiale de 16 000 kilomètres par seconde, donc 20 000 fois plus grande que celle d’une balle de fusil. L’énergie cinétique est, on le sait, proportionnelle au carré de la vitesse. A égalité de masse, les particules Alpha possèdent donc une énergie cinétique 400 millions de fois plus grande qu’une balle de fusil de guerre. C’est bien la source d’énergie la plus concentrée qu’on connaisse. Même les électrons des rayons cathodiques les plus rapides ont une énergie très inférieure à celle des rayons Alpha, car, bien que leur vitesse soit plus grande, leur masse est insuffisante. Et, dans ce dernier calcul, on ne s’étonnera pas que nous ne calculions plus l’énergie à égalité de masse, car, dans le cas d’un électron comme dans le cas d’une particule Alpha projetée sur un noyau atomique, toute l’énergie fournie est utilisable.

Sir William Ramsay fut donc le premier qui essaya de désintégrer des atomes en les bombardant au moyen des particules Alpha. Il espérait déceler les produits de la désintégration par les procédés chimiques ordinaires. Les résultats de ses expériences sur ce point n’ont pas réalisé ses espoirs et furent finalement négatifs.

Il appartenait à Rutherford en utilisant la même méthode initiale, mais singulièrement perfectionnée, d’obtenir enfin le succès. Celui-ci est dû surtout à ce que Rutherford a, pour déceler les produits de la désintégration, substitué aux procédés chimiques de Ramsay un procédé physique infiniment plus sensible comme nous allons voir. Il fit bien car, on le montrera tout à l’heure, les produits des désintégrations réalisées sont en quantités trop faibles pour être décelables aux méthodes les plus délicates de l’analyse purement chimique usuelle.

Voici donc comment a opéré Rutherford ou, pour mieux dire, voici comment on peut schématiser son mode opératoire, les idées qui l’ont guidé et les résultats obtenus :

Considérons d’abord ce qui se passe quand on projette des particules α dans de l’hydrogène. Il ne saurait en ce cas être question d’une rupture du noyau d’hydrogène, puisque celui-ci est l’élément primordial de la particule Alpha elle-même. Qu’arrive-t-il donc, quand un projectile Alpha heurte un noyau d’hydrogène ? Il arrive évidemment que celui-ci (qui est quatre fois plus léger que la particule) reçoit par suite de la collision une impulsion violente qui lui donne une très grande vitesse et un parcours quatre fois plus grand que celui qu’aurait eu la particule Alpha incidente.

On constate cela au moyen d’un appareil qui a été beaucoup employé par Rutherford. Il consiste en un écran recouvert d’une substance phosphorescente qu’on appelle le sulfure de zinc. Lorsqu’on bombarde un écran de sulfure de zinc avec des particules Alpha, on peut voir dans l’obscurité et à la loupe ou au microscope, chacun des points d’impact des particules marqué par une petite scintillation instantanée du sulfure de zinc. On a même pu en déduire facilement le nombre des particules Alpha émises chaque seconde par les divers corps radioactifs, et les nombres trouvés ont été en parfait accord avec ceux qu’avaient fournis d’autres méthodes. Les noyaux d’hydrogène très rapides produisent le même effet sur l’écran au sulfure de zinc et c’est ainsi qu’on a pu constater leur impulsion par les particules Alpha qui les heurtent.

La première expérience décisive de transmutation de Rutherford, a été la suivante : On fait traverser par les rayons Alpha provenant d’un corps radioactif une certaine épaisseur d’oxygène ou d’acide carbonique secs. Si on remplace ces gaz, sous la même épaisseur, par de l’air, on constate que le nombre des scintillations observées sur l’écran au sulfure de zinc qui limite la couche gazeuse devient trois ou quatre fois plus grand. Cet accroissement est encore accentué si on substitue à l’air de l’azote chimique, ce qui prouve bien que c’est l’action des rayons Alpha sur l’azote de l’air qui produisait l’augmentation précédente des scintillations.

Or en déviant par un champ magnétique les particules qui produisent dans ces conditions les scintillations, on constate que cette déviation est celle qui correspond à des atomes d’hydrogène chargés. Rutherford a été amené à en conclure que chacun de ces atomes d’hydrogène dont l’existence se manifestait dans l’azote, mais non dans l’oxygène ni l’oxyde de carbone, devait être le produit de la désintégration d’un noyau atomique d’azote par suite d’une collision avec une particule Alpha rapide.

Les expériences ultérieures ont entièrement confirmé la justesse de cette manière de voir. On me permettra de ne pas entrer dans le détail des dispositifs expérimentaux récents et merveilleusement ingénieux par lesquels Rutherford et ses élèves ont mené au succès ces étonnantes expériences.

Il me suffira de dire que l’appareil employé est très simple : un tube de laiton de quelques centimètres muni de deux robinets pour amener et enlever le gaz étudié. Près d’une extrémité du tube est placée la source radioactive, près de l’autre l’écran au sulfure de zinc. On peut d’ailleurs au moyen d’écrans de mica absorber les particules produisant la scintillation jusqu’à réduire autant qu’on veut celle-ci et l’annuler même. En substituant alors de l’azote à de l’hydrogène, on voit que les particules d’hydrogène produisent la scintillation, les particules scintillogènes si j’ose dire, ont une pénétration, c’est-à-dire une vitesse bien plus grande, lorsqu’elles proviennent de l’azote que de l’hydrogène. Cela exclut toute possibilité que l’hydrogène dans le premier cas puisse provenir d’impureté de l’azote et soit attribuable à toute autre cause qu’à la désintégration des noyaux d’azote.

Chose curieuse d’ailleurs, — et soit dit en passant, — lorsqu’à une épaisseur donnée d’hydrogène on substitue une lame d’une substance chimique, d’un composé quelconque contenant de l’hydrogène en quantité égale par unité de surface, le nombre des scintillations trouvées est le même. Preuve que les forces nécessaires pour mettre en mouvement les noyaux d’hydrogène sont énormes, quand on les compare aux faibles forces en jeu dans une combinaison chimique, et que celles-ci sont négligeables par rapport aux premières. De cela on se doutait déjà d’après ce que nous avons vu ci-dessus.

Puisque les particules scintillogènes de l’hydrogène ont une pénétration moindre que celles de l’hydrogène de désintégration de l’azote, on peut éliminer les premières en intercalant un écran qui les arrête tout en laissant arriver les secondes jusqu’au sulfure de zinc. Rutherford a alors étudié avec l’aide de cet écran, — qui permet de ne pas s’inquiéter de la pureté des substances employées en ce qui concerne l’hydrogène, — divers autres éléments chimiques, choisis jusqu’ici parmi les plus légers. Les éléments ainsi examinés ont été les suivants : lithium, glucinium, bore, carbone, azote, oxygène, fluor, sodium, magnésium, aluminium, silicium, phosphore.

On a recherché ceux de ces éléments qui, sous l’influence des Alpha, émettent des noyaux d’hydrogène plus pénétrants que ceux qui, dans l’hydrogène même, sont heurtés par ces particules.

On a trouvé ainsi que parmi les corps étudiés ceux qui rentrent dans ce cas sont les suivants : le bore, l’azote, le fluor, le sodium, l’aluminium et le phosphore.

Ainsi il est dès maintenant prouvé que sous l’influence des rayons Alpha, les atomes de ces six éléments chimiques subissent une désintégration. Le produit de cette dislocation consiste en atomes d’hydrogène arrachés au noyau de ces corps et qu’on recueille.

Le cas de l’aluminium est le plus étonnant peut-être. On observe, — et on mesure, — que l’énergie des particules d’hydrogène arrachées à l’atome d’aluminium est plus grande que celle des particules Alpha qui produisent cet arrachement. Il faut donc que, de quelque manière, la dislocation ait mis en liberté une partie de l’énergie interne de l’atome. Et alors nous nous trouvons en présence du premier cas réel de libération artificielle de la formidable énergie intra-atomique. Et alors le problème de l’utilisation de cette source d’énergie, la plus puissante de l’Univers, cesse d’être une chimère.

Il ne faut point s’imaginer d’ailleurs que les quantités de substances libérées par ces désintégrations soient considérables. Elles sont, répétons-le, très inférieures à ce que peuvent mettre en évidence les procédés d’analyse chimique les plus délicats. Seul le procédé physique que nous avons décrit, et où l’on dénombre un à un les atomes, a pu déceler ces quantités infimes.

Un calcul simple nous montrera que ces désintégrations n’ont lieu que sur une échelle infiniment petite. Quand une particule Alpha du radium C traverse l’aluminium, elle traverse les édifices atomiques d’environ cent mille atomes. Mais deux particules seulement sur un million approchent suffisamment près du noyau intérieur pour effectuer la libération d’un atome d’hydrogène. Or, on sait que l’accumulation des particules Alpha provenant d’un gramme de radium, produit seulement 163 millimètres cubes d’hélium par an. Si nous supposions que toutes les particules Alpha d’un gramme de radium soient projetées sur de l’aluminium, la quantité d’hydrogène libérée par la désintégration des atomes d’aluminium serait inférieure à un millième de millimètre cube par an.

« Que nous importe donc, vont s’écrier les pragmatistes, une transmutation qui ne peut s’exercer que sur des quantités aussi petites de matière ? Ce n’est pas encore cela qui remplira nos poches d’or et résoudra la crise des changes. »

On me permettra de leur répondre qu’à côté des problèmes du primum vivere ceux du philosophari ne cesseront jamais de passionner certaines âmes infirmes... ou éminentes ; que d’ailleurs, et si on veut s’abaisser un instant au point de vue utilitaire, on ne sait jamais quelle répercussion aura une petite expérience de physique ; que celle-ci peut en avoir autant que les petits amusements de salon que réalisait Galvani au XVIIIe siècle et d’où a jailli toute l’industrie électrique ; que d’ailleurs maintenant la possibilité, au moins théorique, de déchaîner l’immense énergie intraatomique n’est pas une mince conséquence des admirables expériences de Rutherford.

Quelque chose pourtant fera dans tout ceci aux utilitaires une peine irrémédiable : c’est que la transmutation, telle que la réalise Rutherford, est exactement le contraire de ce qu’avaient rêvé les alchimistes. Leur espoir mercantile avait souhaité la transformation des atomes légers en atomes lourds. Lui nous a montré seulement la possibilité, dès maintenant réalisée, de la transformation inverse.

Mais en quoi la transmutation racinienne de l’or « pur » en plomb « vil » est-elle moins merveilleuse que l’inverse pour les philosophes ? Il est vrai qu’on n’en rencontre pas à chaque coin de rue par le temps qui court.


CHARLES NORDMANN.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1910, les Métamorphoses des étoiles et leur température, par M. Ch. Nordmann.