Revue scientifique - 31 janvier 1847

Anonyme
Revue scientifique - 31 janvier 1847
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 582-588).


REVUE SCIENTIFIQUE

Il y a trois mois, l’annonce d’une nouvelle substance explosive, appelée communément coton-poudre, venait à peine d’éveiller l’attention des chimistes. L’appréciation équitable et sérieuse de cette découverte, d’abord enveloppée de mystère, puis accueillie par d’amères critiques, est aujourd’hui devenue possible, et, en essayant cette appréciation, nous avons à nous féliciter de n’avoir pas voulu nous associer dès l’origine aux oppositions peu motivées parfois qu’a soulevées une invention qui, certes, ne manque pas d’importance ni d’utilité.

La transformation du coton ordinaire en une matière explosive avait à peine été annoncée par M. Schoenbein, que dans presque tous les laboratoires on a cherché le mode de préparation que le chimiste allemand s’est toujours plu à nous laisser ignorer. Grace à ses réticences, la découverte est devenue française, car M. Schoenbein a déclaré que son procédé n’est pas celui qu’ont imaginé nos compatriotes. C’est à M. Morel, ingénieur civil, qu’appartient l’honneur d’avoir le premier en France présenté le coton-poudre aux sociétés savantes. Huit jours seulement après la première annonce de cette découverte, le 12 octobre 1846, il déposait à l’Académie des sciences un paquet cacheté renfermant le mode de préparation dont il avait fait usage. Cependant des recettes sur la préparation du coton-poudre étaient publiées en Allemagne par MM. Otto, de Brunswick, par le docteur Knopp, préparateur au laboratoire de l’université de Leipzig, et par le docteur Bley, à Bernburg ; elles furent livrées à, la connaissance des chimistes français le 26 octobre par l’organe de M. Dumas, et dans la même séance, MM. Pelouze, Piobert et Morin donnaient les résultats de leurs recherches, le premier en rappelant le papier inflammable qu’il avait préparé huit ans auparavant, les seconds en exposant les essais tentés par eux, malgré le vague des renseignemens obtenus jusqu’alors. Dès les premières communications de M. Schoenbein, M. Pelouze avait, à la vérité, appelé l’attention sur des résultats antérieurs qui paraissent se rapprocher de ceux qu’avait obtenus le chimiste allemand. C’est en raisonnant dans l’hypothèse que la poudre-coton n’était autre chose qu’une substance découverte en 1833 par M. Braconnot, de Nancy, que le savant académicien a cherché la préparation du coton-poudre. En conséquence, il a imprégné d’acide nitrique (qu’on appelle vulgairement eau forte) diverses substances végétales : le papier, le coton et le chanvre. Dès-lors, la xyloïdine (c’est le nom donné à la substance du chimiste de Nancy) fut regardée comme la substance explosive par excellence, en raison surtout de l’excessive combustibilité dont elle est douée. M. Pelouze avait déjà constaté que les substances végétales, après avoir été soumises à l’action de l’acide nitrique, prenaient feu à une température qui n’est pas très élevée (à la température de 180 degrés), brûlaient presque sans résidu et avec une grande énergie ; mais il n’avait point songé, comme M. Schoenbein, à les substituer dans les armes à la poudre à canon. Bientôt une nouvelle analyse le conduisit à penser que le coton-poudre n’était pas identique avec la xyloïdine de M. Braconnot. L’étude attentive et comparée de ces substances a prouvé en effet qu’elles ont des propriétés différentes. Aussi les chimistes n’ont-ils pas tardé à désigner par un nom nouveau (celui de pyroxiline) le nouveau composé explosif’ dont nous parlons.

Le mode de préparation du coton-poudre est très simple ; on peut se le procurer de différentes manières. Suivant M. Otto, il suffit de laisser baigner pendant quelques minutes une substance végétale dans l’eau-forte concentrée. Après l’avoir retirée, on la lave immédiatement à grande eau et l’on fait dessécher le produit. Il vaut mieux cependant employer un mélange de deux acides (nitrique et sulfurique) qui sont très communs, et dont on fait un continuel usage dans divers arts. Le produit est d’autant meilleur, que les deux liquides employés sont plus purs ; aussi n’est-il pas indifférent qu’ils soient préalablement dépouillés d’un corps qui affaiblit la puissance de la nouvelle poudre (les chimistes le désignent sous le nom d’acide hypoazotique), et qui se trouve souvent mêlé aux deux premiers. Pour préparer le papier-poudre, on emploie de préférence ce papier assez grand et un peu épais qu’on appelle papier ministre. On doit plonger les feuilles une à une et successivement, pour qu’elles ne se collent point ensemble. Un bain de quelques minutes suffit. Les trois opérations principales qu’il faut effectuer pour avoir une bonne substance explosive sont : l’immersion dans l’acide, le lavage et la dessiccation. Supposons que l’on ait des appareils commodes et convenablement disposés, et l’on concevra quelle prodigieuse quantité de papier-poudre une personne, même peu expérimentée, pourrait fabriquer en peu de temps. Si l’on opère sur le coton, il faut prendre le coton travaillé de préférence au coton brut ; car, dans l’état naturel du coton, chaque brin, chaque poil est revêtu d’une sorte d’épiderme qui offre un certain obstacle à l’action de l’acide. Il faut aussi que la substance qu’on veut rendre explosive soit entièrement plongée dans cet acide. Le lavage, qui a pour objet d’enlever l’acide qui resterait adhérent à la substance végétale, doit être renouvelé à plusieurs reprises avec de l’eau pure et ne demande pas de soins particuliers.

La dessiccation, qui doit être complète et qui ne s’obtient qu’à l’aide de courans d’air chaud, est entourée de dangers. De grandes précautions sont imposées à l’opérateur, car cette chaleur même qui sert à sécher la substance explosive peut, dans certaines circonstances, déterminer l’explosion et produire des accidens graves. C’est ce qui est déjà arrivé plusieurs fois, même à une température peu élevée et dans des circonstances qui ne semblaient admettre aucun accident. Nous ne citerons qu’un seul fait à l’appui de notre assertion. MM. Combes et Flandin avaient placé une demi-livre de coton-poudre sur une claie au-dessus de deux bouches de chaleur d’un poêle ; le thermomètre suspendu au milieu de l’air chauffé ne marquait que 60 à 65 degrés centigrades. Tout à coup une forte explosion se fait entendre : la fenêtre, les portes de la chambre sont brisées ; l’une de ces portes, qui était d’un bois très solide, est arrachée de ses gonds ; les meubles, particulièrement trois corps de bibliothèque adossés à la cloison séparative de la pièce voisine et opposés au poêle, sont renversés ; la cloison même est repoussée d’une manière notable ; enfin trois personnes, qui surveillaient l’opération, ont été blessées. Pour obvier à de pareils accidens et prévenir de plus grands malheurs, on devrait disposer les appareils à dessiccation de telle façon que la chaleur fût uniforme et au-dessous de la température de l’eau bouillante. Le moyen le plus favorable pour atteindre ce but serait d’établir des courans de vapeur libre ou d’eau chaude dans des tubes placés à quelque distance de la nouvelle poudre.

Le coton ainsi transformé diffère peu du coton ordinaire qui n’a pas subi l’action chimique de l’eau-forte ; il est peut-être plus rude au toucher. Inaltérable dans l’eau, il pourrait subir sans avaries de longs voyages sur mer. Quand on l’enflamme, il détonne sans laisser de résidu et sans noircir le papier ordinaire sur lequel il est placé ; le feu ne se communique pas même à la poudre à canon placée sous lui. La grande légèreté en rend le transport facile. La fabrication de cette substance est peu dispendieuse : 240 livres (170 kilogrammes) coûteraient, à part la main-d’œuvre, 317 francs. La nouvelle poudre, préparée avec le papier et surtout avec la pâte de papier, serait beaucoup moins coûteuse encore ; car 200 livres ne s’élèveraient guère qu’au prix de 97 francs. D’ailleurs, le coton explosif étant généralement reconnu comme produisant trois fois plus d’action que la poudre à canon, on conçoit quelle économie résulterait de l’emploi de cette substance.

A tous ces titres, le coton-poudre devait être accueilli avec faveur. Il pourrait être utilisé dans les arts, si jusqu’à présent des inconvéniens manifestes n’en contre-balançaient en partie les avantages. L’emploi de la nouvelle poudre n’est peut-être pas même dénué de certains dangers : des mortiers d’épreuve de fonte et de fer ont été brisés par des charges assez faibles et ont blessé grièvement les personnes qui assistaient à l’expérience. Cela vient de ce que, dans certaines circonstances du moins, le coton-poudre devient fulminant. Cela tient aussi et surtout à la trop rapide combustion de cette substance. La poudre ordinaire, on le sait, peut produire des effets analogues, lorsqu’elle a été trop comprimée. Pour la nouvelle poudre, il faudrait surtout plus de lenteur dans la combustion. Si la chimie atteint ce perfectionnement, elle aura rendu un grand service, et l’on pourra, sans avoir autant à redouter le bris des armes, substituer le coton explosif à la poudre ordinaire. Du reste, M. Piobert ayant démontré qu’en donnant à une masse de poudre la forme d’une sphère, on ralentit l’inflammation, suivant une certaine loi dépendant du diamètre de la sphère, M. Séguier est parti de là pour étudier l’influence du rapprochement des fibres du coton sur la durée de la combustion dans les armes. Il a été constaté que le coton en tissu brûle moins vite que le coton cardé, et qu’il est, par conséquent, préférable. D’ailleurs, l’usage en est plus expéditif. Comme le filage mécanique assigne des poids sensiblement égaux à des longueurs déterminées de fils, on peut couper des étoffes de coton par portions telles, qu’une certaine quantité de ces tissus fasse précisément le poids de la charge jugée nécessaire pour le tir. En préparant à l’avance autant de petits paquets de coton qu’on devrait tirer de coups, on serait dispensé de peser à chaque instant la matière explosive.

Ce qui fait le danger de l’emploi du coton-poudre dans les armes à feu est un avantage pour l’exploitation des mines. Il faut ici une très grande puissance et une instantanéité très vive dans l’inflammation du corps qui doit, au lieu de produire un effet réglé, briser des rochers. Des essais ont été faits dans une carrière de calcaire grossier, sur le territoire d’Issy. Le nombre en est encore trop restreint pour qu’on puisse émettre à cet égard des conclusions certaines ; mais les résultats obtenus sont satisfaisans, et des blocs énormes ont été fendus dans toute leur épaisseur.

Il est d’autres effets avantageux qu’on pourrait tirer de l’emploi du coton-poudre. De toutes les fabrications, la plus dangereuse, sans aucune espèce de comparaison, et l’une aussi des plus insalubres, est celle des amorces employées aujourd’hui pour les armes à feu. On sait qu’il entre une substance mercurielle (qu’en chimie on appelle le fulminate de mercure) dans les préparations dont on se sert. Il serait bien utile de la remplacer par une autre sans dangers pour les ouvriers. Peut-être la nouvelle poudre est-elle destinée à la solution de ce problème. Les tentatives qui ont été faites reposent sur la propriété qu’a le coton explosif de détonner sous l’influence d’un choc. Cependant toute la matière ne brûle pas, quand elle est placée dans une capsule de cuivre et percutée dans une arme à piston ; la portion qui n’est pas entrée en ignition obstrue la cheminée, et l’inflammation ne se communique point à la charge. Le soufre, le charbon, la poudre à canon, comprimés avec le coton fulminant dans des capsules ordinaires, obvient à cet inconvénient en favorisant la combustion de toute la poudre. Des amorces formées avec un mélange de coton explosif et une faible quantité d’un sel appelé le chlorate de potasse, sont tout aussi vives, tout aussi bonnes que celles dont nous nous servons depuis long temps. D’autres sels métalliques ont, au contraire, la propriété de ralentir la combustion du coton-poudre et de donner à la flamme des colorations favorables aux effets des feux de couleur. Nul doute que cette particularité ne soit un jour mise à profit pour les feux d’artifice.

Les produits de la combustion de la poudre-coton ont été analysés. Quelques-uns d’entre ces produits (principalement la vapeur d’eau ordinaire qui se dégage en grande quantité au moment de l’explosion) paraissent devoir apporter quelques obstacles à l’emploi général et constant de la nouvelle poudre dans les armes à feu. Espérons que les efforts des chimistes parviendront à neutraliser ces fâcheux résultats. La découverte de la nouvelle poudre date à peine de trois mois, et, si l’on songe aux progrès qu’elle a faits dans un laps de temps si court, on peut lui prédire de glorieuses destinées. Un siècle après que la préparation de la poudre à canon fut connue en Europe, elle n’était pas arrivée au degré de perfection que le coton-poudre a atteint en quelques jours. Il a grandi si vite que plusieurs gouvernemens en ont pris ombrage. En Bavière, en Prusse, en Russie, la fabrication en a été soumise aux lois qui régissent celle de la poudre ordinaire. Les gouvernemens ont senti le danger de la préparation si rapide, si facile d’une substance qui pourrait devenir dangereuse entre les mains d’un criminel. Si l’on se rappelle, d’autre part, combien, dans les grandes guerres de la révolution, il était difficile d’avoir du salpêtre ; si l’on se souvient que cette difficulté a failli compromettre alors le succès de nos armes, on verra que le coton-poudre est une garantie de plus donnée aux peuples qui auraient à résister à une soudaine agression, et l’on comprendra que c’est là sans contredit une des plus importantes découvertes dont nous soyons redevables à la chimie moderne.

Un mot encore avant de quitter ce sujet. Le coton-poudre de M. Schoenbein présente-t-il les mêmes avantages et les mêmes inconvéniens que celui des chimistes français ? Si l’inventeur allemand, au lieu de faire un secret de sa découverte, nous avait communiqué le mode de préparation qu’il emploie, on ne serait point incertain aujourd’hui sur une question dont la solution aurait peut-être déjà profité aux intérêts de la science et des arts.

Nous ne pouvons passer sous silence une autre découverte qui préoccupe en ce moment presque tous les chirurgiens des hôpitaux de Paris, et qui a été l’objet de nombreuses communications au sein des académies des Sciences et de Médecine. On sait à quelles tortures sont condamnes les malheureux qui, frappes d’une maladie incurable, doivent subir des opérations chirurgicales. Il s’agit de les plonger dans un sommeil qui, sans compromettre la vie des malades, émousse la sensibilité générale, et leur épargne ainsi la douleur. Si la science moderne atteint ce but, l’humanité lui devra sans aucun doute un grand bienfait. Ce n’est pas que l’idée d’engourdir la sensibilité des malades soit entièrement neuve. Au XIVe siècle, les chirurgiens eurent recours à l’opium, mais l’emploi de ce médicament présentait trop de dangers, et il fallut y renoncer. Aujourd’hui la substance employée n’a point encore amené d’accidens. C’est l’éther en vapeur que l’on introduit dans les poumons avec l’air qui les pénètre pendant la respiration.

L’action de ce médicament sur l’économie est depuis long-temps connue ; le Traité de Toxicologie du savant doyen de la Faculté de médecine de Paris en fait loi. On sait aussi qu’il provoque chez l’homme tantôt une grande hilarité, tantôt un profond sommeil. Ce qui constitue la découverte dont nous parlons, c’est donc ta nouvelle application et le mode d’introduction du médicament dans nos organes. Nous en sommes redevables à M. Jackson de Boston. À peine ce chimiste avait-il fait connaître les propriétés des vapeurs d’éther qu’un dentiste de la même ville, M. Morton, les employa avec succès sur des malades confiés à ses soins. Dès le mois de novembre dernier, une lettre sous pli cacheté, déposée par M. Élie de Beaumont dans les bureaux de l’Académie des Sciences, garantissait à M. Jackson la priorité de cette découverte que l’on a connue plus tard en France par les journaux américains. La nouvelle en a été accueillie d’abord parmi nous avec une sorte d’incrédulité. Les premières tentatives des chirurgiens français avaient été malheureuses, apparemment à cause de l’imperfection des instrumens ; mais le zèle et l’habileté de nos fabricans ont bientôt aplani les difficultés.

L’appareil se compose d’un flacon large vers le fond et destiné à recevoir l’éther. De la partie supérieure partent deux tubes, l’un qui laisse pénétrer l’air dans le flacon, l’autre qui se termine par une partie évasée et conduit la vapeur d’éther. Or, deux voies sont ouvertes à l’entrée de l’air dans les canaux respiratoires, la bouche et le nez. Il suffit de fermer les narines pour que l’air passe par la bouche, et par conséquent aussi les vapeurs éthérées, si la partie évasée du tube de l’instrument a été appliquée sur les lèvres. Un dernier obstacle se présentait : il fallait imaginer un mécanisme au moyen duquel la vapeur d’éther pût arriver dans la bouche pendant l’inspiration, sans que l’air extérieur y pénétrât ; il fallait aussi que ce mécanisme, en empêchant les gaz chassés de la poitrine pendant l’expiration d’aller dans l’intérieur du flacon, leur offrit une issue au dehors. C’est ce qu’on a obtenu au moyen de deux petites soupapes qui s’élèvent et s’abaissent alternativement pendant les mouvemens d’inspiration et d’expiration.

Dès que les chirurgiens des hôpitaux de Paris ont eu à leur disposition ces appareils, auxquels cependant de grands perfectionnemens doivent encore être apportés, l’efficacité des inspirations d’air éthéré a été reconnue de tous. Aujourd’hui les succès sont très nombreux ; nous ne citerons que les plus remarquables. Il y a quelques jours, M. le docteur Laugier pratiquait à l’hôpital Beaujon une amputation de la cuisse. La jeune fille condamnée à cette mutilation avait été préalablement assoupie par l’éther ; elle ne sentit nullement le tranchant du couteau, et, revenue parmi les hommes, elle s’écria avec étonnement : « Est-ce que ma cuisse a été coupée ? » En quelques instans l’opération avait été terminée, en même temps que cessait l’extase de la jeune fille qui se croyait au ciel, près de Dieu et des anges. — A l’hôpital de la Charité, un malade portait une tumeur de nature cancéreuse ; M. le professeur Velpeau a pu l’extirper et faire le pansement avant que l’ivresse fût dissipée. Et au bout de quatre minutes : « Vous avez pris la meilleure méthode, » dit le malheureux revenu à lui. Il était juge compétent, car il avait déjà subi deux fois la même opération.

La découverte de M. Jackson n’est pas seulement précieuse pour la pratique médicale ; elle l’est aussi pour les physiologistes et les philosophes. M. le professeur Gerdy, le premier, a étudié les phénomènes que détermine sur l’homme sain l’introduction de la vapeur d’éther ; c’est lui-même qu’il a pris pour sujet de ses expériences, bien différent en cela d’un élève de l’école vétérinaire d’Alfort qui n’a pas craint de blesser avec un instrument tranchant un de ses camarades assoupi par les vapeurs d’éther. Pour recevoir dans la poitrine l’air éthéré, on doit respirer largement. A peine le médicament a-t-il pénétré dans les voies aériennes, qu’il produit dans l’arrière-gorge un picotement et bientôt une toux convulsive très fatigante. Il faut une certaine énergie pour vaincre la gêne que causent les premières inhalations. Quelques personnes s’agitent et repoussent avec force la main qui tient appliqué sur leur bouche le pavillon du tube ; mais bientôt l’engourdissement commence, et les inspirations qui suivent se font avec calme et régularité. L’éther absorbé circule avec le sang, versant à la fois dans les membres une douce chaleur et un sommeil agréable. Les pieds et la tête d’abord, puis les jambes et les bras, sont le siège d’un engourdissement très prononcé, qui se propage du côté du cœur ; le corps entier frémit sous l’influence d’un fourmillement, d’un tremblement analogue à celui que communique au doigt une cloche qui résonne. Au bout de quelques instans, la sensibilité générale est éteinte, et c’est alors que le fer du chirurgien peut diviser les tissus sans causer de douleurs. Au milieu de cet anéantissement général, les sens veillent encore. La vue n’est pas sensiblement altérée ; les paupières sont pesantes comme au moment où se fait sentir le besoin du sommeil. L’ouie est quelquefois le siége de bourdonnemens, mais les sens du goût et du toucher conservent leur intégrité. Chez quelques-uns, la pensée est nette, l’intelligence libre ; d’autres perdent complètement la conscience d’eux-mêmes, et tombent dans une sorte d’extase. Beaucoup racontent avoir éprouvé un sentiment de bien-être auquel ils se seraient volontiers abandonnés pour toujours ; un petit nombre accusent une fatigue dont ils sont heureux d’être délivrés à leur réveil ; mais tous ceux qui ont inspiré l’éther conservent un malaise, un embarras général, une migraine qui dure un temps plus ou moins long. M. le professeur Roux a observé du délire et des hallucinations immédiatement après l’introduction de l’éther dans l’économie ; un malade auquel M. Velpeau enlevait une tumeur rêvait du jeu de billard ; un troisième était sous le poids d’un chagrin profond auquel il avait été récemment en proie. Chez d’autres personnes enfin, l’ivresse s’est manifestée sous la forme d’une gaieté folle, accompagnée de longs éclats de rire. Quel que soit l’état dans lequel on se trouve après l’enivrement par l’éther, les phénomènes physiologiques qui l’accompagnent présentent un caractère bien remarquable. D’abord les sons paraissent moins éclatans, puis ils deviennent lointains. Les objets extérieurs semblent aussi s’éloigner peu à peu. Quand l’ivresse commence à se dissiper, les sons, les corps se rapprochent ; ils deviennent plus nets, plus distincts ; l’horizon se dessine, et les rapports naturels avec le monde extérieur sont rétablis. Ce retour à la vie se fait doucement, sans secousses, et non sans un certain charme.

La perte de la sensibilité générale causée par l’inspiration d’un air éthéré est maintenant un fait acquis, incontestable. Il est également vrai que l’ivresse qui en résulte ne présente pas toujours les mêmes caractères. Gaie ou triste, paisible ou agitée, elle est probablement en rapport avec le genre de vie, le caractère des individus. Nous sommes portés à croire qu’une volonté ferme peut neutraliser l’action du médicament. La durée de l’assoupissement, les limites jusqu’où l’on peut le pousser sans danger, sont encore indéterminées. Le nouvel emploi de l’éther n’a pu être encore assez étudié pour qu’on puisse aujourd’hui le présenter comme un moyen qui doit passer dans la pratique générale. Attendons beaucoup du temps et de l’expérience, car la découverte de M. Jackson nous paraît devoir être féconde en heureux résultats.