Revue scientifique — 14 juin 1845
Lorsqu’à l’instigation de M. Arago, l’Académie des Sciences se décida, il y a peu d’années, à publier chaque semaine le compte rendu de ses séances, on dut penser que cette publication officielle, dirigée par les secrétaires perpétuels, offrant la substance des communications faites à l’Académie, rendrait inutiles les diverses relations scientifiques qui paraissaient régulièrement dans les feuilles périodiques. C’est là le motif qui porta peu à peu la Revue à cesser de rendre compte à ses lecteurs des séances d’un corps qui rédigeait lui-même le bulletin de ses travaux. Cependant, malgré l’extension donnée sans cesse à ce bulletin, on a vu, dans les derniers temps, non sans quelque surprise, le public chercher de préférence les informations scientifiques dans les journaux quotidiens, et négliger ces comptes rendus authentiques qui semblaient d’abord devoir exclure toute concurrence. Bien plus, depuis quelques semaines, il s’est manifesté des symptômes graves qui prouvent que non-seulement ces comptes rendus sont délaissés par la généralité des lecteurs, mais que même les membres de l’Académie préfèrent d’autres organes de la presse à leur propre journal, lorsqu’ils veulent s’adresser au public. Aussi, sans parler de la Démocratie pacifique, dont on a récemment annoncé que M. Arago et d’autres membres de l’Académie étaient les principaux rédacteurs, et dans laquelle, certes, on ne rend compte des séances de l’Académie des Sciences que d’après leur inspiration, nous avons lu dans le Constitutionnel une espèce de manifeste qu’on attribue à un des membres les plus illustres de l’Institut, et dans lequel il est dit que désormais ce seront des membres de l’Académie qui dirigeront les communications scientifiques que ce journal promet de faire régulièrement au public. Au même instant, le Journal des Débats, profitant de l’absence d’un de ses rédacteurs habituels, à l’éloignement duquel on prétend que M. Arago n’a pas été étranger, confiait à un membre de l’Académie des Sciences la rédaction d’une revue qui paraît devoir embrasser les sciences dans leur généralité. On doit être assuré que ce mouvement ne s’arrêtera pas là. Puisque quelques membres de l’Académie ont cru devoir prendre position dans la presse, leur exemple sera suivi, et l’on verra successivement les académiciens les plus actifs communiquer directement leurs idées au public sans que personne puisse trouver à y redire, pas même M. Arago, qui a long-temps rendu compte, dans les Annales de physique et de chimie, des séances de l’Académie des Sciences, et qui ne craignait même pas de relater dans ces Annales ce qui s’était passé dans les comités secrets.
Nous l’avons dit : ces symptômes sont graves. Ils montrent d’un côté qu’en introduisant le public et les journaux à l’Académie, M. Arago, auquel on doit cette innovation contraire au règlement, s’était flatté vainement de conserver toujours le monopole de ces journaux, qu’il sut diriger si souvent contre ses adversaires. D’autre part, ils indiquent que ces comptes rendus, pour lesquels l’Académie fait tant de sacrifices, ne répondent nullement aux véritables besoins de la science. Au commencement, ces comptes rendus ne devaient être qu’un essai. D’après les promesses de M. Arago, ils ne coûteraient rien à l’Académie, et il fut même annoncé qu’un éditeur se chargerait volontiers de cette entreprise à ses risques et périls. Se fiant à ces belles paroles, l’Académie adopta provisoirement cette proposition ; mais, malgré de vives réclamations, ce provisoire n’a jamais été régularisé, et l’on a marché toujours en avant sans que jamais un règlement, promis à plusieurs reprises, vînt définir nettement le but et les bornes de ces comptes rendus. Autrefois l’Académie publiait régulièrement les travaux de ses membres ; elle faisait paraître dans des volumes à part les mémoires rédigés par des étrangers, et jugés dignes, sur le rapport d’une commission, d’être donnés au public. Actuellement, chaque semaine il paraît un gros cahier in-4o, d’environ une centaine de pages, dans lequel on insère, sans choix et sans critique, les pièces adressées à l’Académie. Parfois des travaux d’un grand mérite y sont à peine indiqués par leur titre, tandis que des écrits indignes de l’attention des savans y sont imprimés en entier ou longuement analysés. Cette publication précoce d’ouvrages renvoyés souvent à l’examen d’une commission est absolument contraire aux précédens de l’Académie, qui a toujours évité, avec raison, de se prononcer sur des écrits déjà soumis au jugement du public.
On conçoit d’ailleurs qu’une telle publicité accordée gratuitement à toutes les pièces de la correspondance adressée à l’Académie est un appel à l’industrie qui cherche partout des annonces. C’est surtout à ce mélange de bon, de médiocre et de mauvais, à cette invasion de l’industrie dans les sciences, qu’il faut attribuer la résolution prise par quelques savans d’adopter un autre mode de communication avec le public. Comment en serait-il autrement lorsque M. Arago absorbe à lui seul les trois quarts des séances, pour rendre compte des pièces de la correspondance et pour se jeter à cette occasion en d’interminables digressions, tandis que les membres de l’Académie, même quand ils remplissent un devoir en lisant quelque rapport sur des ouvrages qu’on les a chargés d’examiner, sont parfois interrompus par lui, impatient de se mettre en scène au profit des étrangers et souvent à son propre profit. À cet égard, la dernière séance de l’Académie a offert le spectacle le plus étrange. Tous les membres avaient été convoqués à domicile pour la présentation des candidats à une place de correspondant dans la section de mécanique. Cette présentation devait avoir lieu en comité secret. Malheureusement, le neveu de l’empereur Napoléon, qui est actuellement à Paris, assistait à cette réunion, et M. Arago n’a pu résister à l’envie de faire au prince les honneurs de la séance. À défaut de la harangue officielle, M. Arago a cru devoir saisir une occasion telle quelle de présenter au fils de l’ex-roi de Westphalie un exposé de certaines expériences que le savant secrétaire perpétuel a faites il y a plus de vingt ans. Nous ignorons si le rejeton de la famille impériale est fort versé dans la physique, mais il est permis de croire que M. Arago aurait mieux fait les honneurs de l’Académie, s’il avait pu rendre compte de travaux moins anciens. C’est là, du moins, ce que nous avons entendu affirmer par plusieurs académiciens. Quoi qu’il en soit, malgré les réclamations de MM. Cauchy et Dupin, membres de la section de mécanique, cet épisode, suivi de plusieurs autres, s’est tellement prolongé, que le comité secret n’a pu avoir lieu, et qu’il a été renvoyé au jour où un auditoire moins illustre permettrait à M. Arago d’être plus bref. Par une singularité piquante, ces belles improvisations dont on gratifie l’auditoire ne paraissent presque jamais dans les comptes rendus, qui n’ont pas même le mérite de reproduire tout ce qui s’est passé à la séance. Ainsi, lorsque dernièrement, une discussion intéressante a eu lieu à l’Académie à propos de l’astronomie des Arabes, les lecteurs n’ont rien trouvé dans le journal officiel des objections que MM. Arago et Mathieu opposaient aux argumens de M. Biot. Cela prouve qu’on dit parfois des choses qu’on ne voudrait pas imprimer : Verba volant, scripta manent.
Ces comptes rendus si inoffensifs, qui ne devaient rien coûter, sont un gouffre qui menace d’engloutir toutes les ressources de l’Académie. Non-seulement les moyens ordinaires n’y suffisent plus, mais outre l’emploi d’une allocation considérable qu’à son précédent ministère M. de Salvandy avait obtenue pour les publications de l’Académie, on a dû appliquer à cet usage les fonds légués par M. de Monthyon, et il est arrivé que, contrairement à la volonté du donateur et au vœu des commissions, les prix accordés à divers savans ont été réduits, parce que l’argent avait été dépensé pour les comptes rendus. Il va sans dire que les Mémoires de l’Académie ne voient le jour actuellement qu’à de rares intervalles, et que cette belle collection, qui fait tant d’honneur à la France, et dans laquelle ne paraissaient que des travaux dus à de longues méditations, se trouve en partie sacrifiée à un recueil périodique où tout se fait à la hâte, et qui pourrait avoir pour les sciences la même influence pernicieuse qu’a eue pour la littérature le roman-feuilleton. Si l’Académie ne veut pas s’exposer aux plus sérieuses conséquences, il faut qu’elle s’arrête sur la pente où on l’entraîne. Les sociétés savantes les plus célèbres de l’Europe publient un bulletin de leurs travaux, mais ce bulletin, concis et peu étendu, sert aux besoins de la science, et n’offre aucun des inconvéniens attachés aux comptes rendus de l’Académie des Sciences de Paris. Une autre classe de l’Institut, l’Académie des Sciences morales et politiques, fait paraître aussi le compte rendu de ses séances ; mais, grace à l’heureuse direction que donne à cette publication M. Mignet, ce bulletin, si nous sommes bien informés, ne coûte rien à l’Académie. Dans l’état actuel des choses, avec l’extension donnée aux applications des sciences à l’industrie, pour critiquer sévèrement un recueil périodique rédigé par les secrétaires perpétuels de l’Académie des Sciences de Paris, il suffit de dire que ce recueil coûte énormément et ne rapporte presque rien.
Après ce qui précède, chacun comprendra pourquoi la Revue va désormais recommencer périodiquement les communications scientifiques qu’elle adressait autrefois à ses lecteurs.