Revue politique - Nouvel écrit de M. Guizot



REVUE POLITIQUE

NOUVEL ÉCRIT DE M. GUIZOT.

On a beau vouloir arrêter les affaires, embrouiller toutes les questions, le bon sens public remet peu à peu l’ordre dans les idées, en dépit de toutes les capacités qui s’efforcent de les troubler. Bientôt il ne restera de ces efforts que le sentiment de regret de tous les hommes impartiaux, en voyant tant d’esprit et de talent employés à entraver les affaires, et un si habile déploiement de forces intellectuelles dirigé dans un but si peu digne d’elles.

Il faut se reporter au commencement de la session, quand chacun des chefs de parti qui figurent dans l’opposition bigarrée de la chambre, se croyait à la veille de parvenir au pouvoir, soit en renversant le ministère, soit en le partageant avec lui. D’où vient qu’alors les doctrinaires ne s’étaient pas aperçus que le trône s’écroulait sur ses bases, que le pays était en danger dans les mains qui le gouvernent aujourd’hui, et que le pouvoir assistait à sa propre décomposition, pour nous servir des termes de M. Guizot, dans l’écrit qu’il publie aujourd’hui même. L’amnistie était faite ; la dissolution de la chambre, cette mesure que M. Guizot blâme si fort, était faite aussi. Le ministère avait fait connaître ses vues à l’égard de la conversion ; il avait donné le programme de la session. L’indignation se contenait cependant, et l’on trouvait même de temps en temps des paroles pour défendre la politique de ce cabinet, dont on comptait se faire le tuteur et le gardien. D’où viennent donc aujourd’hui ces cris d’alarme ? Est-ce bien de l’avenir du pays, ou du présent de quelques ambitions inquiètes, qu’il s’agit dans le nouvel écrit de M. Guizot ? Étrange écrit où M. Guizot semble plus blâmer ses amis anciens ou nouveaux qu’il voudrait exalter, que le ministère qu’il attaque violemment !

L’écrit de M. Guizot, si on veut le lire attentivement, et il le mérite sans doute, est, en beaux termes bien philosophiques, tout l’historique de sa situation. Il est évident que M. Guizot avait pris la plume pour démontrer que la politique du ministère est fausse, que ses actes passés et présens sont funestes à la France, et que le pays ne retrouvera sa grandeur, son bien-être et sa prospérité, que le jour où l’on changera de route. Mais, dès le début de sa thèse, M. Guizot dut s’apercevoir qu’il n’avait plus les mains libres comme autrefois, et que ses alliances actuelles, assez étroites, quoique momentanées, le gênaient dans sa marche et l’entravaient à chaque pas. M. Guizot s’est toujours montré épris de la force, nous dirions presque de la brutalité du pouvoir. Toutes les fois qu’il s’est trouvé participer aux affaires, qu’il y a été placé en première ligne ou dans une position moins élevée, M. Guizot n’a jamais trouvé la part du pouvoir assez grande. Depuis 1830 surtout, M. Guizot avait suivi cette ligne de conduite sans interruption. Homme acerbe, entier dans sa politique, passionné dans la discussion, M. Guizot avait déployé toutes les qualités propres à faire face aux partis en fureur ; mais la passion de M. Guizot ayant survécu à la violence des partis, il se trouva qu’il n’était plus en harmonie avec l’esprit de la chambre et l’esprit du pays. Il fallut donc se retirer des affaires, pour y rentrer quand les circonstances seraient plus conformes au caractère politique de M. Guizot, ou quand ce caractère se serait modifié selon les circonstances, et approprié aux nécessités du temps présent.

Ce temps est-il venu ? nous ne le croyons pas. Les amis de M. Guizot se sont transformés, et même avec une souplesse remarquable. M. Duvergier de Hauranne a proclamé, dans un écrit, l’omnipotence parlementaire et la suprématie de la chambre des députés sur les deux autres pouvoirs ; M. Piscatory a déclamé contre la cour et les prétentions du château à traiter cavalièrement la chambre, et l’on a vu le parti doctrinaire passer tout d’un bond vers les idées les plus opposées aux principes de l’école. Mais M. Guizot n’a pu suivre ses jeunes et agiles amis ; il est resté en route, et nous le voyons un peu isolé, rappeler au bercail, par son nouvel écrit, ceux qui se sont égarés dans les rangs de la gauche, où les ont vus arriver, avec un sourire un peu moqueur, M. Thiers, M. Passy et M. Odilon Barrot.

M. Guizot, qui a toujours pris tant de peine pour se mettre en règle vis-à-vis de l’opinion, cherche bien à faire encore quelques pas du côté de ses fugitifs, et s’efforce en même temps de justifier leur démarche. Son écrit est ainsi à la fois une exhortation et une apologie. D’abord, et contrairement à ce qu’avancent les organes du côté gauche, et particulièrement le Constitutionnel, où s’évertue une autre sommité bien faite pour balancer l’autorité de M. Guizot, il nie la prétendue grande lutte constitutionnelle qui se serait élevée entre la couronne et la chambre des députés. Grande lutte, en effet, si elle existait, car ou elle nous replongerait dans l’anarchie, ou elle nous ramènerait au bon plaisir et au gouvernement de la cour.

M. Guizot ne voit rien de tout cela dans ce qui se passe. Il entrevoit, il est vrai, et nous, nous voyons clairement, des velléités vaniteuses, il entend des paroles inconsidérées, mais rien de tout ceci ne lui semble sérieux. Nous sommes, en cela, de l’avis de M. Guizot. La couronne et la chambre des députés ne sont pas aux prises. Il y a toujours eu, dans la chambre, des adversaires de la couronne. Leur langage a été plus ou moins hostile et hautain, selon les circonstances. Les dernières paroles même qui se sont dites dans la chambre, au sujet de la lettre d’un aide-de-camp du roi, y ont souvent retenti, ces pensées se sont présentées déjà sous des formes plus ou moins rudes ; mais elles trouvaient pour les combattre des voix qui se taisent à présent. Des hommes qui restent aujourd’hui immobiles et silencieux sur leurs bancs, s’élançaient alors à la tribune à la moindre apparence d’attaque contre la prérogative royale, et leurs amis ne venaient pas crier à l’envahissement de la cour et à la violation des priviléges de la chambre. Non, il ne peut y avoir de lutte entre les deux pouvoirs, et M. Guizot a raison de déclarer qu’elle n’existe pas ici. Les soutiens actuels de l’omnipotence parlementaire sont de bonne foi sans doute. Ils sont sincères dans leurs paroles, nous n’en doutons pas, et ce n’est pas quand ils s’écrient que le pouvoir s’en va, que l’autorité du trône s’affaiblit, que la prérogative royale est remise dans les mains de ministres qui n’en font pas assez sentir, dans les chambres, l’importance et le poids ; ce n’est pas quand on tient un tel langage qu’on voudrait persuader en même temps au pays que le pouvoir royal en veut aux prérogatives de la chambre, et qu’elle doit se lever en masse pour protester contre les usurpations de ce pouvoir envahissant !

Disons-le donc avec M. Guizot, la lutte constitutionnelle n’est pas sérieuse ; cherchons avec lui, de bonne foi, le mal qui le rend si pensif et si mécontent, et voyons d’abord aux choses, comme dit l’honorable député, en termes peu dignes d’un académicien.

« À l’intérieur, dit M. Guizot, point de question grave à l’ordre du jour. Les plus décidés partisans d’une politique énergique et prévoyante ne réclament aucune mesure nouvelle, les adversaires des lois de septembre en parlent encore mal, mais la plupart seraient bien fâchés de les voir effectivement menacées. Bien peu de ceux qui demandent la réforme électorale en sont vraiment pressés. — Au dehors il n’y a qu’une question, l’intervention en Espagne, et sur celle-là, il est vrai, les opinions diffèrent réellement. Cependant, parmi ceux qui se prononcent pour l’intervention, peu voteraient en sa faveur s’ils croyaient que leur vote dût effectivement l’amener, et parmi ceux qui la repoussent, beaucoup hésiteraient s’ils étaient contraints d’accepter les conséquences, je ne dis pas probables, mais possibles, de leur refus. »

Est-ce bien M. Guizot qui a écrit ces lignes ? Eh quoi ! c’est l’homme qui ne vivait que de foi politique, de principes arrêtés, qui ne voyait dans les faits que l’accomplissement ou la promulgation de ses doctrines, qui vient nous dire, plus longuement et plus explicitement que nous ne pourrions le répéter ici, que rien n’existe, que les convictions sont mortes, et que les principes politiques, les vues qu’on arbore, ne sont que des matières à converser ensemble, un texte pour donner carrière à ses répugnances et à ses petites passions, un moyen de se grouper selon les sympathies du moment ! M. Guizot, qui n’avait pu abandonner ses croyances en la restauration et se rapprocher de la révolution de 1830, qu’en se créant une théorie pour satisfaire son ardeur de principes ; M. Guizot, qui ne s’était rattaché à ce régime qu’en l’élevant au rang de quasi-légitimité, lui à qui il fallait en quelque sorte une révélation politique et qui se l’était donnée ; M. Guizot, qui voulait élever un mur entre les mauvaises passions de la révolution et les saines doctrines, admet tranquillement aujourd’hui que les plus décidés ont au fond du cœur peu d’envie d’être mis à l’épreuve et appelés à répondre de la pratique de leurs discours ! Et ce n’est pas à ses adversaires, à ses ennemis, que M. Guizot applique de telles paroles ! C’est à ses amis, à ses adeptes, à ses alliés actuels ! Ce n’est ni de M. Molé, ni de M. de Montalivet, c’est, et M. Guizot les nomme, c’est de lui-même, de M. Guizot, de M. de Broglie, de M. Barrot, de M. Thiers et de M. Villemain qu’il est question !

Ne nous arrêtons pas à cet étrange accouplement de noms où figure celui de M. Villemain, qu’on ne s’attendait guère à voir en cette affaire. Cherchons seulement la cause de cette abolition générale des consciences politiques, et voyons dans quel dessein, favorable pour eux et pour lui-même, M. Guizot a traité tous ces hommes éminens d’une façon si peu flatteuse. Et il ne faut pas s’y tromper, les paroles de M. Guizot vont loin. Personne ne sait mieux que lui, qu’aux termes de l’école, un principe posé, il est permis d’en déduire toutes les conséquences. Or, ce que dit M. Guizot de la question d’Espagne et de la réforme électorale, on peut le dire d’autres questions moins importantes, et il serait même permis de prêter à M. Guizot cette pensée, que M. Thiers ne tient pas à la conservation de l’amortissement qu’il annonce vouloir défendre ; que M. Barrot ne tient pas à l’abolir, comme il en a exprimé souvent le vœu ; que M. Duchâtel serait bien fâché qu’on le prît au mot sur son projet de conversion, lui qui a combattu si long-temps la conversion ; enfin, que personne ne se soucie d’être appelé, en rien, à répondre de la pratique de ses discours.

En pâlissant ainsi les opinions les plus diverses, les plus contradictoires, il est évident que M. Guizot a voulu les réunir dans une même teinte bien vague, où il serait impossible de les démêler. C’est un nuage, un manteau, jeté sur la coalition. Là-dessous chacun s’agitera à sa manière, et personne n’y verra rien. Là derrière, M. de Broglie et M. Thiers pourront différer à l’aise sur l’intervention en Espagne, M. Duchâtel et M. Barrot sur les lois de septembre, sur la conversion, sur l’amortissement, sur les chemins de fer par l’état ou par les compagnies, sur les sociétés en commandite ; il n’y aura plus de doctrinaires ni de tiers-parti, ni d’extrême gauche ; il n’y aura plus que des partisans de mesures politiques, qu’ils seraient désolés de voir s’accomplir, et des hommes d’état pénétrés de principes dont l’application actuelle leur semblerait funeste. Après cela, osez donc blâmer le ministère de s’opposer à la conversion des rentes par raison d’inopportunité, vous qui proclamez l’inopportunité de votre système tout entier et de vos convictions les plus intimes !

La conscience de M. Guizot s’est cependant effrayée des difficultés de cette réunion et des embarras de cet accord sur tant de questions qui composent, à cette heure, l’ensemble des affaires. Voilà pourquoi, après avoir écarté toutes les questions matérielles, les canaux, les chemins de fer, les sociétés commerciales, il a tout réduit à la question de l’intervention et de la réforme électorale. M. Guizot est un homme trop instruit pour ne pas savoir que la question d’Orient n’a jamais été plus délicate ; que la proposition du roi de Hollande, d’accéder aux vingt-quatre articles, et l’aspect que prend la conférence de Londres, peuvent donner lieu, et prochainement, à prendre une résolution décisive. N’en déplaise à sa prévoyance, il n’est pas qu’une question au dehors, comme il le dit ; les questions se pressent au contraire. L’Allemagne est en feu, depuis la frontière du duché de Posen jusqu’aux limites des trois évêchés du Rhin, à deux pas de notre propre frontière. C’est là une question faite, à elle seule, pour reclasser tous les partis que M. Guizot s’efforce de mêler et de confondre. M. Barrot ne peut voir les affaires d’Allemagne comme les voit M. de Broglie, M. Thiers ne peut les envisager comme M. Berryer. Il y a là la question catholique, la question de propagande, et la question du principe de non-intervention, tel qu’il a été fondé en 1830 par M. Molé. M. Guizot aura beau faire, beau cacher de ses mains officieuses les visages de ses amis ; au premier mot qui se prononcera sur ces affaires, chaque physionomie trahira des sentimens opposés, et tout l’édifice construit par M. Guizot tombera en poussière sur la tête de ceux qu’il abrite.

Le mieux serait de dire les choses comme elles sont. Il y a de grandes et de nombreuses affaires en discussion, et les hommes qui sont appelés à les discuter, M. Guizot lui-même, sont meilleurs qu’il ne les fait dans son écrit. Ils sont surtout plus consciencieux, plus convaincus de l’excellence de leurs principes et de la nécessité de les appliquer au plus vite, car chacun compte sur ses vues pour régénérer le pays, qui nous semble en assez bon état cependant. Et la preuve de l’ardeur de chacun de ces hommes à arriver au but qu’il se propose, c’est le courage qu’ils ont eu de se réunir, de surmonter leur aversion les uns pour les autres, le dédain qu’inspirent à chacun d’eux les principes de ses anciens adversaires, aujourd’hui ses amis ; c’est la contrainte où ils vivent, eux habitués à se moquer spirituellement les uns des autres, avec un abandon que, pour notre part, nous avons toujours trouvé peu digne d’hommes d’état. Si M. Thiers ne désirait pas si vivement l’intervention en Espagne, il eût attendu patiemment que le pouvoir vint à lui ; et, au lieu de tendre les mains à M. Guizot, il l’eût reconduit poliment jusqu’au bas de son escalier, comme il l’a fait l’année dernière. Si M. Barrot n’avait l’espérance de rapprocher le moment où il pourra exécuter ses plans de réforme électorale, de suppression de l’amortissement, et autres, il ne se serait pas si courageusement et si péniblement séparé de son parti, qui n’admet pas qu’on puisse rester libéral et devenir ministre. Il en est ainsi de presque tous les hommes de quelque valeur qui figurent dans la coalition. Nous ne leur faisons pas l’injure de croire qu’ils sont venus de si loin les uns aux autres, pour se donner le plaisir de renverser un ministère qui fait bien, ils le savent, les affaires du pays, qui gouverne avec une loyauté qu’ils reconnaissent eux-mêmes, et qui a été heureux jusqu’à ce jour, ils en conviennent, sans avouer, il est vrai, qu’il a été habile ; comme si, dans les grandes affaires, on pouvait être heureux quand on est inhabile !

Non, ce n’est pas même pour être ministres que les chefs de l’opposition se sont coalisés, c’est pour appliquer leurs vues. Loin de leur répugner, la pratique de leurs discours est leur seul but, leur seul mobile. En cela, nous nous empressons de prendre la défense de la coalition contre M. Guizot. Quelles vues l’auraient donc fait naître, si ce n’étaient les idées politiques ? En vérité, ce serait un grand scandale pour le pays et pour l’Europe, que cette immolation des idées, et une véritable nuit des dupes pour ceux qui auraient brûlé leurs titres à la considération publique sur l’autel de l’ambition mesquine et du dévouement sordide à de minces et honteux intérêts !

Grâce au génie tutélaire de la France, il n’en est rien, et nous verrons, dans chaque discussion qui s’élèvera, les principes dominer les hommes. M. Guizot lui-même nous fournit un exemple de ce genre, au moment où il écrit.

En énumérant tous les torts du cabinet du 15 avril, M. Guizot s’attache surtout à l’amnistie. M. Guizot n’a pas varié là-dessus, et il apporterait dans toutes les coalitions ses répugnances pour la politique de conciliation, ainsi que pour tous les systèmes dont l’âpreté et l’intimidation ne seraient pas la base. M. Guizot parle prophétiquement de l’amnistie, comme de la source d’où doivent sortir tous les maux pour fondre sur la France. Mais l’amnistie n’était-elle pas demandée par toute la gauche modérée, dont plusieurs membres figurent aujourd’hui dans la coalition ? En marchant jusqu’à M. Barrot, M. Guizot ne se trouve-t-il pas en contact amical avec certaines vues politiques qui touchent de bien près à celles de quelques hommes que l’amnistie a couverts d’indulgence ? M. Guizot n’est pas moins intraitable dans cette question. Tout en ne niant pas les effets de l’amnistie, ce qui serait impossible, il en condamne sévèrement le principe. C’est montrer peu de complaisance pour ses nouveaux amis, et ce n’est pas donner l’exemple de cette insouciance sur les choses qu’il admet comme le caractère de l’époque présente. M. Guizot répond ainsi à lui-même. Sa passion et sa rigueur, en ce qui touche à ses principes politiques, réfutent ce qu’il dit du calme et de l’insouciance des autres en ce qui concerne les leurs. C’est ainsi que va le monde. On fait bon marché des opinions et des sympathies de son voisin et l’on obéit aux siennes ; on a de la patience pour les autres, mais on en manque, pour soi ; et autant on a de peine à faire abnégation de ses propres vues, autant il est facile de faire le sacrifice des opinions d’autrui.

Et cependant M. Guizot revendique, pour le cabinet du 6 septembre, dont il faisait partie avec M. Molé, l’amnistie des prisonniers de Ham ! M. Guizot veut bien avoir amnistié les auteurs des ordonnances de juillet, mais il se défend d’avoir jamais participé à l’amnistie des hommes de juillet, égarés par les passions populaires. Qu’en dira M. Odilon Barrot que M. Guizot place, dans sa liste ministérielle, entre lui et M. de Broglie ?

Nous sommes fâchés de trouver moins de bonne foi et de sincérité dans un autre grief de M. Guizot contre le ministère, grief tout personnel à M. Molé. M. Guizot l’accuse d’avoir pris peu de part au procès d’avril, et de s’être retiré de la cour des pairs au moment où elle s’y engageait à fond. M. Guizot sait bien que M. Molé était d’avis de la disjonction des causes, car il ne croyait pas à la possibilité de juger tant d’accusés à la fois. Quand la cour des pairs arrêta que les causes seraient séparées, M. Molé reprit sa place au banc des juges ; ce fut précisément alors que la chambre des pairs s’engagea à fond dans ce procès. Il n’est donc pas juste de dire que les partis purent recevoir, avec joie et comme un succès d’amour-propre, l’amnistie des mains de M. Molé. Les partis l’eussent reçue de M. Guizot, s’il eût voulu l’accorder ; mais en réalité, ils n’ont cru la recevoir que des mains du roi, et la suite l’a fait voir, puisque les fatales et criminelles passions qui s’attaquaient à ses jours semblent avoir été désarmées. Et c’est ici le lieu de parler de l’état de la France, dont M. Guizot fait un tableau qui manque de vérité.

Il n’est pas vrai que le pays éprouve un malaise, que la foi en ait disparu, que le mal s’accroisse chaque jour, que tout soit sombre autour de nous, et que le pouvoir fortifie l’opposition révolutionnaire systématiquement. Ici le langage de M. Guizot est enveloppé et obscur, non pas que les termes lui manquent, mais parce qu’il sent bien toute la portée de ce qu’il va dire, et qu’il craint d’être trop compris. « Les situations sociales se rapetissent, dit-il ; les intérêts deviennent de plus en plus étroits et inférieurs. Il y a contraste entre la grandeur des choses et la médiocrité des personnes… La politique du gouvernement fait incessamment descendre les sentimens et les idées au niveau des plus étroites situations. On exploite, on seconde même ce qu’il y a de petit, de subalterne, dans notre état social, en repoussant ce qu’il y a d’élevé et de fort. »

Tout à l’heure nous avons vu que M. Guizot étendait un voile sur les dissonances des opinions alliées contre le ministère, à présent nous le voyons tirer un coin de ce voile sur lui-même, et en couvrir la nudité grossière de son orgueil et de son ambition. Quand on examine ce qui se passe autour de nous, les affaires entravées à plaisir, les projets de loi d’utilité publique arrêtés de toutes parts, les vues les plus désintéressées pour le bien du pays, qu’on s’efforce de frapper de stérilité, par une opposition étroite et systématique, il est bien permis de chercher à se rendre compte de ces sublimes élévations au ciel, et de vouloir aller au fond de ces élans philosophiques dont on nous édifie de temps à autre. Eh bien ! qu’on lise un à un tous les mots que nous venons de citer, qu’on les pèse impartialement, et qu’on se demande si la personnalité et le goût de soi-même ne s’y manifestent pas audacieusement, sous la forme pudique des paroles. N’est-ce pas, en d’autres termes, ce qu’on lit ailleurs, sur l’éloignement des affaires où se trouvent quelques capacités qui les ont maniées long-temps ? — C’est en attirant vers le pouvoir, en engageant dans sa cause les esprits élevés, les cœurs fiers, qu’on le relèvera de sa longue faiblesse, dit M. Guizot. — Nommez donc ces esprits élevés et ces ames fières, ayez le courage de vous nommer vous-mêmes ! Dites, une fois pour toutes, que le pouvoir vous est dévolu à jamais, on saura que les circonstances doivent plier devant vous, et puisque vous consentez à retarder la pratique de vos discours, rien ne doit, en effet, retarder votre entrée aux affaires. Vous gouvernerez alors contre vos principes, et en les faisant taire, vous qui êtes adversaire ardent de l’amnistie et de la politique de conciliation, et si cette politique est nécessaire, vous la pratiquerez, contrairement à vos discours ! Vous qui êtes pour l’intervention, vous n’interviendrez pas ! Il est vrai que vous reprochez au ministère actuel de n’avoir pas des opinions assez absolues, que vous lui reprochez son allure indécise ; mais les capacités telles que vous, ne sont pas soumises aux règles qui régissent les simples hommes d’état. Le principal est d’avoir le gouvernement des capacités. Peu importe que leurs actes soient la suite de leurs discours, que les vues élevées en vertu desquelles elles sont des capacités, se réalisent. Les capacités avant tout. C’est tout ce qu’il faut au pays.

Indiquant un remède aussi héroïque, M. Guizot a dû nécessairement voir et montrer le mal en grand. — L’affaiblissement, l’abaissement général du gouvernement et des institutions, — l’affaiblissement, l’abaissement de l’esprit, de la vie et de la moralité politique du pays, — tels sont les symptômes que M. Guizot signale, symptômes déjà effrayans, rien que par l’énormité des mots qu’il emploie pour les décrire. On ne s’attend pas sans doute à voir une discussion politique aussi élevée descendre jusqu’aux faits. Ce n’est pas l’usage de M. Guizot ; mais nous, qui nous complaisons encore dans l’humble terre à terre des affaires, nous serions bien tentés d’opposer à ce tableau, tracé en traits dignes de Rembrandt, une esquisse fidèle de la situation de la France, à l’époque où M. Guizot quitta les affaires, et à l’époque actuelle. Chacun peut la faire, car on n’a pas oublié quelles sombres inquiétudes chargeaient l’horizon, il y a un an, quand la crise du mois d’avril devint la conséquence de tous ces embarras. Aujourd’hui, de l’aveu même de M. Guizot, il n’y a qu’une question au dehors, la question d’Espagne. Nous en voyons plusieurs, nous l’avons dit ; mais quelque obstacle que présentent les affaires extérieures, quelques embarras que M. Guizot et ses amis anciens et récens suscitent au cabinet dans la chambre, il y a loin des difficultés de la conversion, de la loi des chemins de fer, du rejet de la commission des bâtimens publics, aux difficultés des lois d’apanage, du jury, aux terreurs que causaient les attentats contre la personne royale, et à tous les résultats de l’influence de M. Guizot et de sa politique rigoureuse dans les conseils du 6 septembre !

Quant aux résultats matériels du présent ministère, nous demandons pardon à M. Guizot de ces prosaïques et vulgaires détails, ils consistent dans une augmentation de recettes pour le premier trimestre de 1838, de 3,971,000 fr. sur celui de 1837, et de 2,144,000 fr. sur celui de 1836. Ainsi la prospérité publique s’élèverait à mesure que s’abaisseraient l’esprit, la vie et la moralité politique du pays. Rendons grâce à Dieu de ce que tous les malheurs ne nous viennent pas à la fois !

Mais comme l’embarras de la situation se fait sentir à chaque passage de ce singulier écrit de M. Guizot, au lieu de conclure en poussant ses amis à renverser cette fatale administration qui fait le malheur de la France, il les engage à se modérer, à ne point faire d’opposition générale, permanente et confondue avec l’opposition, ce qui n’est pas clair ; « point de guerre de chicane, point de refus des moyens nécessaires à la vie du gouvernement. » Il est vrai que les amis de M. Guizot en feront ce qu’ils voudront, et qu’il ne les croit pas très disposés à suivre ses avis ; il se pourrait même qu’ils poussassent l’esprit d’indiscipline jusqu’à tâcher d’entraver encore plus les affaires qu’ils ne le font, si c’est possible, pour faire M. Guizot ministre malgré lui, et l’élever à la hauteur de ses paroles. M. Guizot veut, en outre, que l’opposition ne s’écarte pas du rôle de parti gouvernemental ; il veut régénérer ce parti et lui trace ses règles. Elles consistent dans le désintéressement, dans la nécessité de faire infiniment petite la part de l’homme, de son intérêt et de son ambition personnelle, dans la fidélité aux personnes, dans la froideur et le calme. Nous désirons que la coalition se reconnaisse dans ce portrait, ou qu’elle s’applique à lui ressembler ; alors, à notre tour, nous désirerons son entrée aux affaires.

Enfin, et pour couronner cette œuvre, qui semble d’un bout à l’autre le monologue d’un homme placé dans une situation perplexe, qui n’ose pas dire ce qu’il veut, ni exécuter ce qu’il propose, M. Guizot admet une formation d’un cabinet de droite, ou de gauche, ou même de gauche et de droite, à volonté. Tout lui est bon, tout lui convient, hormis le cabinet actuel ! Et cependant il exhorte ses amis à ne pas le renverser !

M. Guizot a été ministre trois fois ; il a siégé cinq ans dans les conseils du roi ; il est resté un des hommes les plus éminens de la chambre, et c’est pour écrire avec tant de fiel, c’est pour amasser des contradictions si choquantes, qu’il a repris sa plume de journaliste, à l’aide de laquelle il s’est élevé si haut ! De quel droit M. Guizot viendra-t-il désormais reprocher à la presse sa licence, tonner à la tribune contre les boute-feu et les mauvaises passions de la révolution, lui qui n’a pas hésité à exhaler sa froide passion, à se livrer à une colère compassée, sans avoir pour se justifier le spectacle des passions politiques et d’un désordre social ? Le pays est calme, les esprits sont tranquilles, de l’aveu de M. Guizot ; il se plaint même de l’excès d’insouciance qu’il voit autour de lui ; et c’est de sa plume que partent les attaques les plus virulentes qui aient retenti dans la presse depuis un an. Voilà donc l’exemple que nous donnent les capacités qui réclament le pouvoir et la direction de la société, les hommes de talent qui s’indignent de ne pas être ministres, eux qui, descendant à leur ancienne profession de journaliste, ne savent même pas la remplir avec la dignité et la noblesse qui peuvent seules la relever !