Revue musicale - Saint Grégoire et le chant grégorien à propos d’un livre récent

Revue musicale - Saint Grégoire et le chant grégorien à propos d’un livre récent
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 444-456).
REVUE MUSICALE

SAINT GRÉGOIRE ET LE CHANT GRÉGORIEN À PROPOS D’UN LIVRE RÉCENT[1]

Après avoir écrit le titre des pages qui vont suivre, la première chose à faire serait peut-être de le retourner, de renverser les deux termes qui le composent. Tout le monde sait en effet que le chant grégorien a précédé saint Grégoire. Ce chant existait, et depuis longtemps, avant d’être nommé. La même chose devait arriver, de longs siècles après, à la seconde des deux grandes formes de la musique religieuse, au chant qu’on appelle volontiers palestinien. Il s’en faut que la polyphonie vocale ait eu pour maître unique, encore moins pour premier maître, le compositeur de la messe du pape Marcel, du Stabat et des Improperia. Ainsi l’histoire, et même la nature ou l’être de l’un et de l’autre genre dépasse, déborde en quelque sorte le vocable sous lequel ils sont l’un et l’autre communément désignés.

Les origines du chant grégorien et la personnalité du pontife qu’on en peut regarder comme l’ordonnateur, voilà le principal sujet de l’ouvrage très considérable récemment publié par un érudit professeur à l’Institut catholique. Nous ne disons pas le sujet intégral, car il était plus vaste et M. Gastoué l’a rempli tout entier. Il en a traité les dépendances naturelles et la suite nécessaire. Il n’a rien négligé, par exemple, de ce qui regarde les formes de la musique chrétienne, la théorie et les théoriciens de l’art grégorien, enfin le développement et la fixation du répertoire liturgique.

Mais la critique, au moins la nôtre, ne saurait prendre, ou reprendre les choses avec la même ampleur. Il y faudrait l’article, parfois technique, d’un savant pour des savans. Et cet article-là, vous le liriez sans aucun doute ; mais il ne nous appartient pas de l’écrire. C’est pourquoi nous ne souhaitons ici que de résumer d’abord, à propos des origines du chant grégorien, deux ou trois notions historiques, puis de rappeler, devant un nouveau portrait de saint Grégoire, les traits principaux de cette grande figure.


I

Le chant grégorien a trois antécédens. Par leur rencontre et leur mélange, trois élémens l’ont constitué : le premier est hébraïque, le second peut s’appeler gnostique, d’un nom que nous expliquerons tout à l’heure, et le troisième est gréco-romain.

On ne saurait douter qu’à l’origine, les formes du culte chrétien n’aient offert la plus étroite et d’ailleurs la plus naturelle analogie avec celles du culte israélite. L’Évangile d’abord, puis les Actes des apôtres nous attestent l’existence et la persistance aussi de cet inévitable rapport. Après le Christ, et comme il avait fait lui-même, ses premiers disciples montaient au Temple pour prier. Hors de Jérusalem, c’est à la synagogue qu’ils portaient premièrement « la bonne nouvelle. » Entre l’« office » hébraïque et celui des chrétiens une seule différence existait d’abord, mais capitale : après la célébration du culte extérieur qui leur était commun avec les Israélites, les fidèles se réunissaient chez l’un d’entre eux, afin de procéder à l’oblation, à la consécration et à la consommation du pain et du vin, à ce mémorial de la Cène, en quoi l’essence même du sacrifice de la messe consiste encore aujourd’hui.

Peu à peu l’agrégation à la communauté naissante de païens toujours plus nombreux, qui ne pouvaient participer aux rites hébraïques, la scission croissante entre les juifs convertis et les autres, sépara de plus en plus la Synagogue et l’Église. Mais celle-ci n’en continua pas moins d’envelopper en quelque sorte la substance de son office propre, des accessoires anciens : prédications, prières, chant des Psaumes ou d’autres cantiques empruntés à l’Écriture. Et c’est de ce mélange, ou de cette harmonie, où la nouveauté s’unissait avec la tradition et les souvenirs, que la liturgie chrétienne se forma.

Certains restes d’hébraïsme, encore une fois, ne pouvaient ni même ne devaient en être proscrits. Dans les premiers siècles et jusqu’à sa ruine définitive par Adrien, Jérusalem ne fut pas totalement délaissée et maudite. Elle avait son Eglise, dont quinze évêques appartinrent à la nation juive. Par une faveur suprême, par je ne sais quel délai de miséricorde, il semblait que la ville autrefois sainte eût conservé comme un écho de la vocation divine qu’elle avait refusé d’entendre. Or voici comment l’historien définit cette espèce de résonance : « Non seulement, dès ses premières années, la liturgie chrétienne est modelée sur la liturgie primitive et rudimentaire des synagogues (et en partie du Temple), mais encore elle reste tributaire de ses développemens pendant quatre siècles, grâce à l’appoint que lui fournissent, en dehors des recherches des hébraïsans contemporains, les conversions juives. Le chant, partie intégrante de la liturgie, est passé par les mêmes phases. » A l’appui de sa thèse, M. Gastoué rapproche en un tableau d’ensemble certaines parties de l’office matutinal suivant les diverses liturgies : hébraïque, grecque, gallicane, bénédictine, romaine, ambrosienne. Quant à l’office chrétien de la vigile nocturne, l’auteur nous le donne comme un composé de la vigile et du nocturne israélite. Il paraît donc impossible de contester que, dans la Jérusalem nouvelle, jusque dans ses prières et dans sa voix, quelque chose de l’ancienne subsiste éternellement.

On sait de quoi se composait la musique liturgique d’Israël. Ou du moins (car elle ne se transmettait que par le système précaire et périssable de la tradition orale), on en connaît le principe essentiel. Il consistait dans la vocalité et dans la monodie. Le Temple, et le Temple seul, admettait l’emploi de la symphonie. Il est même rapporté que quatre mille instrumentistes et chanteurs, partagés en vingt-quatre sections, étaient attachés au service du sanctuaire. Des instrumens divers, à cordes, à vent et à percussion, pouvaient accompagner le chant. Il est croyable aussi « que ces instrumens devaient faire entendre une ritournelle en certains cas où les chantres se taisaient. » Mais l’office de la synagogue, dont le recueil des Psaumes formait la base, n’était que chanté ; de plus il ne l’était qu’à l’unisson ou à l’octave, autrement dit sans harmonie.

Sur l’exécution, sur la notation, quelques renseignemens sont également parvenus jusqu’à nous. Eusèbe, d’après Philon, fait mention (au IVe siècle) de chants « très variés de rythme et de mélodie, » encore en usage dans la secte juive des Thérapeutes d’Alexandrie. Ils étaient chantés soit par deux chœurs, alternés ou réunis, d’hommes et de femmes, soit par une voix seule à laquelle répondaient toutes les autres voix. Eusèbe a soin d’ajouter que la même pratique était familière à l’Église chrétienne de son temps.

Quant à la notation, elle ne consistait que dans l’adjonction au texte littéraire de signes grammaticaux. Ainsi le chantre lisait les paroles et la musique à la fois. Et de cette musique même, voici quels étaient les principes : adaptation étroite de la phrase musicale à la phrase poétique ; alternance dans le chant de parties mélodiques, ou vocalisées, avec des passages en récit ; enfin soumission de la musique au rythme, et non point à la mesure : en d’autres termes, le partage libre, au bleu de la division rigoureuse du temps.

À ces différens caractères il est impossible de ne pas reconnaître, encore lointain, mais sensible déjà, comme un premier souffle du chant grégorien. Aussi bien quelques fragmens de musique israélite, publiés par des grammairiens du XVIe siècle et par un musicologue du XVIIe, confirment en quelque sorte par le détail les observations d’ensemble. M. Gastoué, qui cite ces formules, y reconnaît la présence de certains « tons » ecclésiastiques, le second et le cinquième. Ce sont, ajoute-t-il, ceux « des trois quarts des répons-graduels de la liturgie romaine, ces extraits de psaumes qui nous viennent précisément en ligne droite de la synagogue. » Ainsi le rapport entre le chant hébraïque et le chant chrétien se fortifie et se resserre davantage. Ainsi la parole du Christ : « Je ne suis pas venu pour abolir la loi, mais pour la compléter, » se trouve, en musique même, accomplie.

« E pure nostra mamma, » nous disait un jour de la religion juive le Souverain Pontife : « Malgré tout, elle est notre mère. » Mais ce n’est pas seulement dans la liturgie de la religion mère de la nôtre, qu’il faut rechercher les origines du chant chrétien. On les trouverait ailleurs encore, jusque dans le rituel musical de certaines sectes étranges, superstitieuses et grossières, qui remplirent au commencement l’espace demeuré vide entre la vieille orthodoxie hébraïque et le christianisme nouveau. La doctrine, d’ailleurs très mêlée et fort incertaine, de ces groupemens bizarres, comportait un reste de croyance, ou plutôt, tout ce qui restait de la croyance antique à la magie et particulièrement au pouvoir des incantations poétiques et musicales, des formules désignées en général par le mot latin de carmina. La plus fameuse entre les sectes dont nous parlons, la Γνῶσις ou la Science, comme elle s’appelait elle-même, serait dérivée, assurent les historiens, de la théogonie ou de la démiurgie égyptienne. Sur la musique religieuse de l’Égypte nous avons comme renseignement un texte du IIIe siècle avant notre ère : « En Égypte, les prêtres chantent les dieux sur les sept voyelles, en les mettant à la suite l’une de l’autre, et, à la place de l’aulos ou de la cithare, c’est le son de ces lettres qui se fait entendre d’une manière agréable[2]. »

Même référence chez un auteur grec, Nicomaque de Gérase, au siècle suivant : « Les sons de chacune des sept sphères produisent un certain bruit, la première réalisant le premier son, et à ces sons l’on a donné les noms de voyelles… Voilà pourquoi les théurges, lorsqu’ils honorent la divinité, l’invoquent symboliquement avec des clappemens de langue et des sifflemens, avec des sons inarticulés et sans consonnes. » Et M. Gastoué, qui rapporte ces textes, achève ainsi d’analyser la croyance qu’ils nous révèlent : « En résumé, c’est se rendre favorable la divinité que de s’unir aux sons des astres en émettant la voyelle à laquelle ils correspondent ; c’est se rendre favorables les sphères elles-mêmes que l’on fait entrer en vibrations. »

Quoi qu’il en soit de ces rêveries, de ces relations ou de ces conformités imaginaires, nous surprenons ici, dans une formule, dans un rite vocal pratiqué par l’idolâtrie, ou tout au moins par la superstition, le prototype de l’un des élémens principaux du chant chrétien : le mélisme ou la vocalise.

Nul n’ignore quelle en devait être, quand elle passa de l’église au théâtre, surtout au théâtre italien, la fortune d’abord, puis la décadence et la ruine. « Badiner sur les voyelles, » c’est encore ainsi que la définira bien des siècles plus tard le président de Brosses. Notre siècle à nous en a dit trop de mal. Sans doute la vocalise a dégénéré en vain exercice de virtuosité. Mais elle eut sa vertu naguère, et même elle la pourrait recouvrer encore : vertu d’expression quelquefois, vertu le plus souvent de beauté, de beauté musicale pure. Balzac, le Balzac de la Comédie humaine, a très bien discerné cette dernière et quelques pages de Massimilla Doni, par exemple, ne sont pas seulement consacrées à définir « la roulade, » mais, par d’ingénieuses raisons, à la justifier.

On a pu s’étonner, et d’aucuns s’étonnent encore de rencontrer la vocalise dans le plain-chant. Elle y a pourtant sa place et son rôle. Dans cette forme très verbale de la musique, j’entends où la parole est maîtresse, la vocalise représente pour ainsi dire les droits et sauve la liberté de la pure musique. C’est par la vocalise et c’est en elle que le son, que le chant, échappant aux entraves des mots, se répand et se donne carrière. On l’appelle aussi « jubilation. » Elle a pour effet, d’après le sentiment des anciens Pères, « d’exprimer la joie profonde de l’âme perdue en Dieu et, par là même, d’inciter l’élévation de l’âme à Dieu. « C’est un exercice ascétique. » N’avions-nous pas raison tout à l’heure, quand, à l’origine et comme au fond de cette virtuosité devenue à la longue artificielle, nous estimions possible de rencontrer une véritable et très pure vertu ?

A propos de la vocalise ou de la jubilation, M. Gastoué rappelle un passage admirable de saint Augustin. « Celui qui jubile, écrit l’éloquent évêque, ne dit pas des mots : car c’est la voix de l’esprit perdu dans la joie, l’exprimant de tout son pouvoir, mais n’arrivant pas à en définir le sens… Et à qui convient cette jubilation, sinon au Dieu ineffable ? Ineffable, c’est en effet ce qu’on ne peut dire ; or, si tu ne peux le nommer et que tu ne doives le taire, que te reste-t-il, sinon de jubiler, afin que ton cœur se réjouisse sans paroles et que l’immensité de ta joie ne connaisse pas les limites des syllabes[3] ? »

On ne saurait imaginer plus belle apologie de la vocalise, ou, comme dit très bien M. Gastoué, de ce « sens vocalique, » issu matériellement des superstitions égyptiennes ou gnostiques, mais qui devait s’élever si haut au service du Dieu véritable. Et même, en y regardant de plus près, on n’aurait pas de peine à trouver dans le texte de saint Augustin, reconnaissant aux sons la puissance et le privilège de dire l’indicible, non seulement une apologie de la vocalise ecclésiastique, mais la définition et l’éloge de la musique elle-même[4].

Avec ces deux élémens, l’un hébraïque, l’autre gnostique, un troisième et dernier se rencontre à la base et comme à la racine de notre chant liturgique : c’est l’élément gréco-romain. Pas plus que l’architecture, la musique du christianisme naissant ne s’y pouvait soustraire. Jusqu’à quel point elle en a subi l’influence ; tout ce que, dans les parties ou les ordres divers de la musique, dans la mélodie, la rythmique, la métrique, le chant de l’Église primitive a retenu du chant de l’antiquité, on le sait depuis les travaux d’un Gevaert et l’espace nous manquerait ici ne fût-ce que pour le résumer. M. Gastoué lui-même n’a fait qu’indiquer ce rapport ou cette filiation. Pour l’établir, ou plutôt la rappeler, il s’est contenté de signaler certaine ressemblance, allant presque jusqu’à la similitude, entre un couplet de chanson, découvert il y a quelque vingt ans, gravé sur une pierre tombale à Tralles, en Asie Mineure, et l’antienne Hosanna prescrite le jour des Rameaux par la liturgie romaine. Et pour n’être qu’un argument, ou mieux un exemple particulier, cette citation n’en est pas moins propre à nous faire reconnaître, toucher en quelque sorte du doigt la troisième et dernière source d’où le chant grégorien est primitivement dérivé.

Toutes les trois, il est vrai, ne sont point également pures ; ou plutôt, il n’est pas une des trois qui soit d’une parfaite pureté. Mais il semble par là que même aux principes, aux formes de sa musique, le christianisme ait voulu étendre le caractère de la rédemption. Il a véritablement racheté le chant de l’Église nouvelle et de la gentilité, et de la corruption des sectes superstitieuses, et de l’imperfection de l’ancienne Loi. Dans cette opération trois fois salutaire on peut trouver une triple leçon. L’origine hébraïque du chant chrétien confirme, nous le disions plus haut, une parole de Jésus. Son origine gréco-romaine peut passer pour un signe ou pour un mémorial de la vocation des Gentils. Plus suspecte encore, son origine gnostique, ou magique, nous apparaît comme un symbole, dans l’ordre des formes sensibles, de la justification et de la miséricorde. Et puis, et surtout, nous pouvons reconnaître ici la démarche habituelle du génie de l’Église, le don merveilleux et vraiment divin qu’elle a reçu de s’approprier, pour en vivre d’une vie renouvelée et plus riche, les élémens étrangers, contraires même, et dont on aurait pu craindre qu’elle ne risquât de mourir. En tout temps, en toute chose, elle a construit ainsi ses propres édifices avec les ruines que ses victoires avaient faites. C’est bien ici le lieu de rappeler le triomphant exorde de Bossuet : « Nous lisons dans l’histoire sainte que le roi de Samarie, ayant voulu bâtir une forteresse qui tenait en crainte et en alarme toutes les places du roi de Juda, ce prince assembla son peuple et fit un tel effort contre l’ennemi, que non seulement il ruina cette forteresse, mais qu’il en fit servir les matériaux pour construire deux citadelles, par lesquelles il fortifia sa frontière. »


II

Nul n’ignore, et M. Gastoué n’a pas eu besoin d’y insister longuement, les caractères généraux du chant ecclésiastique ainsi constitué. Sans doute il ne resta point immobile et rigide. A plus d’une reprise, au cours des quatre premiers siècles, des réactions réciproques vinrent à se produire entre les élémens qui le composaient. L’adoption de la langue grecque par l’Église influa certainement sur les cantilènes hébraïques. Pour de nouveaux textes liturgiques, en grec, des mélodies, grecques aussi, furent créées. Enfin l’introduction du latin, remplaçant le grec à son tour, ne manqua pas d’amener encore des changemens nécessaires. Mais sous les dehors variables, la substance, ou le fond, demeura. Diatonique, purement vocal et monodique, obéissant au rythme plutôt qu’à la mesure, tels sont les signes où le chant grégorien se reconnut toujours et se reconnaît encore aujourd’hui.

« Chant grégorien, » disons-nous et depuis longtemps l’usage universel est en effet de le dire. Non pas, encore une fois, que saint Grégoire ait jamais passé pour le fondateur ou le créateur de ce chant. M. Gastoué nous assure que « le répertoire romain des mélodies ecclésiastiques est formé de pièces dont une importante, sinon la majeure partie, existait avant le VIIe siècle. »

Mais ce répertoire, antérieur au pontife bénédictin, qui devait lui survivre et continuer encore de se développer après lui, la mission ou l’une des missions du grand Pape, envoyé pour tant de grandes choses, fut de l’ordonner et de le codifier. L’« Antiphonaire » est le nom du code grégorien. On a disputé quelquefois au pontife la gloire de son œuvre. Il semble difficile, après l’ouvrage de M. Gastoué, de ne pas la lui reconnaître ou la lui restituer.

L’historien confirme d’abord l’autorité de Jean, le diacre romain, et le biographe en quelque sorte officiel de saint Grégoire, dont il a, dans un texte fameux, rapporté ce qui suit :

« Dans la maison du Seigneur, comme un autre savant Salomon, et à cause de la componction et de la douceur de la musique, le plus zélé des chantres COMPILA très utilement l’antiphonaire « centon ; » il constitua aussi la Schola cantorum, qui chante encore dans la Sainte Église romaine d’après les mêmes principes ; et, avec de nombreux champs, lui donna deux maisons qu’il fit construire, savoir : l’une sous les degrés de la basilique du bienheureux Pierre apôtre, l’autre sous les constructions du patriarcat de Latran, où jusqu’à aujourd’hui l’on conserve, avec la vénération qui leur est due, l’antiphonaire authentique, le lit de repos où il chantait et la férule dont il menaçait les enfans. Il divisa ses donations par séries prescrites, sous peine d’anathème, en vue d’assurer le service quotidien. »

Il faut avouer, et l’on n’a pas manqué de s’en prévaloir, que l’ouvrage de Jean Diacre fut écrit en un temps éloigné (deux siècles et demi) du temps de saint Grégoire. Mais c’est peut-être le cas de dire, ou de répéter, que « le temps ne fait rien à l’affaire, » si l’époque où vivait Jean Diacre fut précisément l’une des plus glorieuses de la Schola Caniorum ; si Jean put connaître les maîtres, les archives et les traditions de cette école ; enfin si la véracité, la conscience et les scrupules du biographe ne nous permettent pas de suspecter son témoignage.

Aussi bien d’autres ne manquent pas, qui viennent le corroborer. Le pape saint Léon IV a rappelé dans une lettre authentique « la douceur du chant de Grégoire et la manière de chanter et de lire dans l’Église, qu’il ordonna et régla… Toutes les Églises ont reçu avec une telle avidité et un si courageux amour ladite tradition de Grégoire… Ce très saint pape Grégoire, serviteur de Dieu, qui fut illustre prédicateur et sage pasteur, et fit tant pour le salut de l’humanité, édita aussi le chant susdit que nous chantons à l’Église… »

Remontons plus haut. Approchons davantage de Grégoire lui-même. Deux Anglais, du nom de Bède et d’Egbert, l’un simple chroniqueur, mais l’autre archevêque d’York, nous fournissent, un siècle seulement après la conversion de leur pays par les envoyés de Grégoire, des renseignemens précis et précieux. L’historien nous apprend, « à part les progrès continus de la liturgie et du chant romain parmi les églises d’Angleterre, 1° que saint Grégoire envoya des livres liturgiques à ses missionnaires ; 2° que ces missionnaires avaient chanté, à leur débarquement, une antienne de procession qu’on nous cite tout au long ; 3° qu’il y avait parmi eux des élèves de Grégoire qui enseignèrent à divers Anglais le chant romain. »

Quant à l’archevêque Egbert, il fait mention, dans un document canonique, des antiphonaires et missels de saint Grégoire apportés en Angleterre par les missionnaires romains. De plus, il les déclare en tout semblables à ceux que l’on conserve à Rome et que lui-même y a vus.

Il n’est pas jusqu’aux pierres, aux pierres funéraires, qui ne gardent le souvenir et la renommée du pontife musicien. Quarante ans après lui, quand mourra le pape Honorius, on l’appellera « pasteur excellant dans le chant divin, » digne successeur de Grégoire, et c’est le plus bel éloge qui se lira sur son tombeau.

Enfin les circonstances mêmes de la vie de saint Grégoire et les fonctions diverses qu’il occupa jusqu’à son élévation au siège apostolique fournissent aussi leur témoignage. Il s’accorde avec celui des historiens.

Issu d’une famille illustre et fortunée, élevé selon son rang et sa fortune, Grégoire étudia les arts libéraux. Sans doute il éprouva de bonne heure le goût de cette musique, dont jamais rien, fût-ce les épreuves et les angoisses de son pontificat, ne devait lui faire perdre le souci vigilant et passionné. Moine bénédictin et biographe de saint Benoît, il dut étudier à fond, pour écrire la vie du fondateur de son ordre, l’une de toutes les règles monastiques où la musique assurément a la plus grande part. Devenu l’abbé du monastère qu’il avait lui-même établi sur le Cœlius, il se vit confier, à ce titre, la surveillance et la direction générale des offices et de la Schola cantorum, le choix des cantiques et des psaumes, la désignation, parfois peut-être la composition musicale des hymnes, des lectures et des répons.

D’autres occasions, non moins favorables et plus éclatantes, ne manquèrent pas à ses facultés de musicien. Distingué par le pape Pelage II, Grégoire fut envoyé par lui comme « apocrisiaire, » — nous dirions aujourd’hui nonce ou légat, — à Constantinople. La musique, et la musique d’église, y était alors honorée et florissante. Justinien, par mainte ordonnance, en avait réformé les abus et réglé la pratique. Pendant les sept années qu’il habita Byzance et la maison du prélat grec Eulogios, le futur patriarche d’Alexandrie, Grégoire se lia d’une étroite affection avec l’archidiacre Léandre, depuis archevêque de Séville et l’un des premiers musiciens de son temps.

Rappelé par le Pape et de retour à Rome, Grégoire y fut bientôt investi de l’archidiaconat. Quelque chose de musical se mêlait encore à cette haute fonction. « L’archidiacre avait dans ses attributions la surveillance des cubiculaires, jeunes enfans attachés à la chambre pontificale, parmi lesquels on recrutait les lecteurs et les petits chanteurs, et à lui incombait l’ordonnance pratique de la liturgie, indiquant les cérémonies à faire ou les chants à exécuter. Le diacre ou l’archidiacre avaient de plus dans leur service un rôle musical à remplir : c’était à eux à diriger le chant, à donner le signal des pièces à chanter, enfin à préparer et à exécuter eux-mêmes les plus difficiles de ces pièces, les psaumes placés entre les lectures, c’est-à-dire ce qu’on a nommé depuis répons-graduel et trait. »

Plus d’une épitaphe romaine atteste que les diacres, dont Grégoire était devenu le chef ou le magister, formaient véritablement dans l’Église des IVe et Ve siècles un ordre mélodieux. Il n’est question sur leurs tombeaux que de leur voix ou de leur chant. On lit sur une de ces pierres : « J’ai voulu, en modulant comme le Prophète, psalmodier parmi le peuple et c’est ainsi que j’ai mérité d’arriver au sacerdoce. » Le diacre Redemptus « émettait un chant doux comme le nectar et le miel, célébrant la prophétie par une modulation remplie de paix. » Deusdedit (c’est le nom d’un archidiacre) fut « le premier dans l’ordre des lévites, chanteur du poème de David, » et Sabinus « modulait les psaumes en de riches mélodies, chantant avec des sons variés les paroles saintes. »

Après l’historien de saint Grégoire, ou plutôt d’après lui, nous en avons sans doute assez dit pour « justifier la tradition qui donne au Pontife le titre de « chanteur » et nous a conservé le souvenir de ses élèves, avec le texte des hymnes qu’il a composées. C’est en même temps le moment de sa vie où, ayant eu à s’occuper de la direction générale du chant, de son usage et de ses abus, il était plus apte que d’autres à faire une collection des mélodies liturgiques de l’Église romaine. Si Grégoire a publié, étant pape, le texte authentique de l’Antiphonaire, nous ne doutons pas qu’il ne l’ait préparé lors de ses fonctions monastiques et diaconales, depuis l’année 570 environ, et spécialement entre 585 et 590, temps qui précéda son élévation au siège romain. »

Sur ce siège même, et jusqu’à sa mort, la musique de l’Église demeura l’objet de ses soins et de son zèle. Plusieurs de ses lettres et de ses actes en témoignent. Ce n’est qu’à partir du règne de saint Grégoire qu’il est fait mention dans les documens pontificaux de l’existence et du nom de la Schola cantorum, de son organisation et de sa fonction liturgique. On sait qu’elle devint en quelque sorte l’interprète ou l’instrument privilégié du chant romain, tel que saint Grégoire l’avait défini et sanctionné. De là se répandit et rayonna sur l’Europe la tradition d’une forme d’art et d’un mode de beauté, dont l’Église, durant des siècles, conserva le dépôt et la garde. La musique au moyen âge eut véritablement l’Église pour patronne, pour tutrice, et de cette tutelle et de ce patronage, c’est en saint Grégoire qu’on ne cessera jamais de saluer et de vénérer le fondateur


III

Le livre de M. Gastoué, nous le disions en commençant, est d’un historien et d’un peintre. Le portrait d’une figure insigne y domine et de plus y anime en quelque sorte les documens et les considérations. Cette figure, qu’on avait essayé d’obscurcir, est remise ici devant nous en pleine lumière. Un des plus glorieux parmi les pontifes romains cesse de se voir disputer un des titres, — et non le moindre, — de sa gloire. Et cela vaut mieux ainsi. Ne fût-ce que pour satisfaire en nous je ne sais quel désir inné de synthèse et de personnification ; pour sauver en quelque sorte de l’incertitude et de l’anonyme l’hommage de notre admiration et de notre reconnaissance, il nous plaît de rapporter une grande œuvre au génie d’un seul homme, et que les rayons qu’on nous disait épars finissent par ne former qu’une auréole, autour d’un même front.

Et puis, dans une nouvelle étude sur saint Grégoire, nous pouvons, à l’heure où nous sommes, trouver quelque chose d’actuel et de vivant. Le successeur aujourd’hui régnant du Pontife musicien offre avec lui plus d’un trait de ressemblance. Le jour, que nous souhaitons lointain, où l’histoire s’occupera de Pie X, elle le rangera, comme saint Grégoire, parmi les chefs du peuple de Dieu que l’Ecclésiaste a nommés « viros gloriosos et parentes nostros… in peritiâ sud requirentes modos musicos. » Comme l’abbé du Cœlius et l’archidiacre de Rome avant son élévation au trône, le patriarche de Venise, avant la sienne, a préparé cette harmonieuse recherche. Depuis qu’il a ceint la tiare, les plus graves soucis, les angoisses les plus pressantes ne l’en ont pu détourner. Mais il ne s’est pas contenté de rechercher les « modes de la musique. » Il a résolu de les rétablir. Nous gardons l’espoir avec lui qu’à défaut de l’obéissance, qui tarde, la nécessité prochaine, ou déjà présente, secondera sa volonté. Au surplus, pas un élément, pas un titre ne manque au Souverain Pontife pour mener à bien la réforme entreprise, ordonnée, et qui s’accomplira. Le Saint-Père unit à toute l’autorité toute l’expérience. Familier avec la tradition et la doctrine, la pratique même ne lui est point étrangère. Cantorum studiosissimus, pourrait-on l’appeler, comme son illustre et lointain devancier. Il suffit d’avoir entendu le Pape, ne fût-ce que dire la messe, mais la chanter surtout, pour n’oublier jamais tout ce qu’il y a de profond et de plein, d’oratoire et de musical ensemble dans le timbre et le rythme, dans l’accent et les modulations de sa voix. Peu de jours après que le cardinal Sarto fut devenu Pie X, un des premiers pèlerins qu’il daigna recevoir se permettait, parlant musique avec lui, de s’étonner qu’il n’eût pas choisi le nom de Grégoire. Avec une touchante humilité, le Saint-Père s’en excusa ; mais il l’aurait porté dignement.

Autour de saint Grégoire, l’historien de sa vie et de son art, — car on peut vraiment l’appeler sien, — a groupé les idées et les faits suivant une ordonnance harmonieuse et forte. Surtout il a su démêler, sans en dissiper le prestige lointain, le mystère des origines. Historien, c’est bien le titre auquel M. Gastoué semble tenir le plus. Il s’en explique ainsi dès le commencement de son introduction : « Au lieu de s’attacher à une philosophie d’art purement idéaliste, il faut faire abstraction de la spéculation pour s’attacher au fait, à la science pure…

« Prendre pied sur le terrain du fait, c’est se tourner vers l’étude de l’histoire, parce que seule, l’histoire bien comprise, — en art comme en théologie, — peut donner la clé de certains problèmes très complexes ; parce qu’elle est la preuve expérimentale, qu’elle nous permet de remonter plus haut, toujours plus haut, aux origines premières. »

À merveille ; mais à condition aussi, quand l’art est l’objet de l’histoire, que l’histoire ne suffise pas. Sur les bases historiques qu’un livre comme celui que nous avons analysé vient d’établir ou de fortifier, nous souhaitons maintenant que M. Gastoué lui-même, — il en est très capable, — élève bientôt un second ouvrage. Il sera, celui-là, non plus d’histoire ou d’érudition, mais d’esthétique, ce qui veut dire de sentiment. Il remplira le dessein de l’auteur, et son devoir, et notre espérance. En exaltant la beauté du chant grégorien, il en achèvera la connaissance elle-même, car c’est la connaissance artistique surtout dont il est vrai de dire, ou de répéter, qu’elle est stérile quand elle ne se tourne pas en amour.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Les origines du chant romain, — L’antiphonaire grégorien, par M. Amédée Gastoué, professeur de chant grégorien à l’Institut catholique de Paris. — Paris Alph. Picard et fils, 1907.
  2. Démétrius de Phalère.
  3. Saint Augustin, in Psatm., 99, 4 et 32, I, 8.
  4. Peut-être, si le rapprochement de deux « auteurs » si dissemblables ne devait paraître hasardeux, serait-ce ici l’occasion de rappeler une phrase que Dumas fils écrivait naguère à Gounod : « Vous êtes bien heureux, vous autres musiciens. Vous n’êtes pas obligés d’appeler les choses par leur nom. »