Revue musicale - Mendelssohn et ses oeuvres
Si les meilleures compositions d’un maître sont celles où l’indépendance de son génie se manifeste davantage, les ouvertures de Mendelssohn doivent figurer en tête de son œuvre, et au premier rang parmi ses ouvertures le Songe d’une Nuit d’été et la Grotte de Fingal. Dans la voie de l’oratorio, des psaumes et autres inspirations sacrées, Bach et Haendel l’ont précédé ; ses morceaux de piano, ses lieder portent l’empreinte d’un talent rare, mais ses ouvertures sont vraiment une chose à part. Jamais le pittoresque en musique n’avait encore atteint à ce degré. Mendelssohn ne se contente pas de peindre des sentimens ; il fait des paysages, des marines. Tel adagio n’est point simplement une méditation poétique en présence de l’immensité, mais une sorte de tableau de la vaste plaine liquide qu’il parcourt moins en héros de roman moderne, à la façon de Child-Harold, pour promener sa rêverie et se donner une occasion de s’analyser lui-même, qu’en spectateur désintéressé s’efforçant de rendre ce qu’il contemple : όρόων έπί οϊνοπα πόντον. J’en dirai autant de ce scherzo du Songe d’une Nuit d’été, musique délicieuse, orchestre dont la trame semble tissée avec les rayons de la lune et des étoiles. Et quelle richesse de détails ! quel art incomparable des nuances ! que de perles, de saphirs, de gouttes de rosée sur chaque point de cette frêle et vaporeuse contexture ! Tout le monde a remarqué combien la musique prédispose l’âme au merveilleux et réussit à le rendre en quelque sorte vraisemblable. Endormir la froide raison, éveiller la fantaisie, lui sont des privilèges familiers. Quand Shakspeare, qui devina tout, appelait la musique à son aide, il savait bien ce qu’il faisait, et quel véhicule c’était pour transporter les esprits aux régions de sa pensée. Prenez la Tempête par exemple : quel semis de chansons et de fleurettes musicales n’a-t-il pas éparpillé sur tout ce canevas ! C’est aux accens de la musique qu’Ariel endort Alonso et ses compagnons, et qu’ensuite il les éveille. Stephano entre en chantant, et Caliban termine par des couplets le second acte. Au troisième acte, Ariel joue un air, tandis que chantent Stephano et Trinkulo. Quand les esprits apportent la table où vont s’asseoir Alonso et ses compagnons, « musique ; » quand disparaît Ariel, « musique ; » — « musique » lorsque les étrangers entrent dans le cercle magique de Prospero au bruit d’une symphonie à laquelle aussitôt succède une gaie chanson d’Ariel. Mendelssohn nous semble l’auteur qui a le mieux compris le rôle intermédiaire que Shakspeare assignait à la musique dans ses chefs-d’œuvre[1]. Quand du More de Venise Rossini fait Otello, il remanie, il transforme, recomposé : de même de Vaccaï, de Bellini, de Verdi, de tous ceux qui, pour leurs opéras, se sont inspirés de Roméo et Juliette ou de Macbeth ; mais le procédé de Mendelssohn est tout autre. Sa musique, à lui, s’adapte au drame dont elle emprunte le titre, et, au lieu de refaire Shakspeare, elle se contente de le commenter.
Quoi qu’il en soit, ce symphoniste-dramatiste, cet exquis traducteur musical de la pensée des poètes, en fait d’opéra n’a rien produit de remarquable. Cette muse, qui s’est exercée dans tous les genres et avec succès, n’a donné au théâtre que des productions médiocres, pour ne pas dire absolument nulles. Faut-il conclure à de l’inaptitude ? Je ne le pense pas, attendu que les deux essais auxquels je fais allusion, — le Retour, devenu la Lisbeth du Théâtre-Lyrique, et les Noces de Gamache, — ne sauraient compter. Évidemment un esprit tel que Mendelssohn devait avoir pour la scène sa poétique particulière. Un opéra de Mendelssohn, même ordinaire, aurait toujours offert de quoi éveiller, par un côté, la discussion. Le soin avec lequel, une fois maître de la position, il s’était appliqué à chercher un poème témoignerait au moins d’un vif désir de tenter l’aventure. Ce poème, il croyait l’avoir trouvé dans la Loreley de Geibel, à laquelle il travaillait au moment de sa mort, mais avec une lenteur un peu cousine de l’hésitation, et tout en menant de front la composition d’un nouveau grand oratorio intitulé Christus. Mendelssohn se défiait-il de son génie dramatique ? la tendance vers la musique sacrée dominait-elle chez lui à ce point de le détourner de toute autre inspiration ? ou plutôt ne doit-on pas croire que ce double travail cachait un double jeu, et que l’avisé tacticien se ménageait, en cas de non-réussite de son opéra, de couvrir immédiatement sa défaite par le succès de l’oratorio ? Toujours est-il qu’il avait écrit le premier acte de cette Loreley lorsqu’il mourut, et que ces seuls fragmens dénotent une de ces œuvres qui sont moins des opéras dans le sens français et italien du mot qu’une sorte d’efflorescence jaillissant à un jour donné de tout un grand ensemble musical. Un opéra quelconque de Rossini qui à ses débuts aurait reçu l’accueil fait primitivement à Fidelio serait depuis longtemps mort et enterré. Si Fidelio a survécu, c’est que chez Beethoven tout se tient, c’est qu’il n’y a pas chez lui d’œuvre existant purement et simplement à l’état individuel, et qui, sonate, caprice, lied ou fantaisie, ne plonge ses racines au cœur même du puissant ensemble. Dès lors qu’importe la première impression produite ? Aux beaux jours du rossinisme, quand Fidelio passait pour une partition de bibliothèque, réservée à l’édification de quelques rares initiés, on disait complaisamment de ce splendide second acte : « Ce n’est plus de l’opéra, c’est une symphonie en action ! » Le mot, quoique exagéré, avait du vrai, attendu que, pour bien goûter cet admirable second acte, pour l’apprécier au point de vue d’une critique compétente et sérieuse, il fallait d’abord avoir connu les symphonies. L’opéra, comme toutes les productions, jusqu’aux moindres, de ce plus grand des maîtres, relevant de l’école symphonique, c’était aux symphonies de préparer la voie à l’opéra, et, grâce à cette diffusion de la musique instrumentale de Beethoven, son Fidelio, si l’on savait s’y prendre, réussirait aujourd’hui à Paris, comme il réussit à Londres chaque fois qu’on le donne convenablement exécuté.
Ce que je viens de dire de Beethoven peut également s’appliquer à Mozart, à Weber, à Spohr, à Mendelssohn, à la plupart des maîtres allemands, lesquels sont avant tout, et quoi qu’ils fassent, des musiciens, et comme tels, quand l’inspiration les y invite, se mettent à composer pour le théâtre, tandis qu’en France, en Italie, on est d’abord compositeur dramatique et musicien par cela seul. Je ne soutiendrai point cependant que le système, avec ses avantages, n’ait aussi ses inconvéniens, car si chez l’Italien n’ayant en vue que le succès et l’applaudissement de la soirée le métier, la routine, prévalent, s’il oublie l’idéal pour ne songer qu’au modèle qu’il imite servilement, au poncif, le musicien allemand écrivant un opéra court d’autres risques : l’artiste chez lui, je l’avoue, est sans reproche ; mais gare à l’esthéticien abstrait, au partitionnaire idéologue !
Un opéra de Mendelssohn nous manque, chose fort regrettable. Cette Loreley eût été son Fidelio ; mais, puisque le malheur veut qu’il ne l’ait point terminée, prenons notre destin en patience, et n’allons pas fouiller dans la poussière des papiers de son enfance pour en exhumer des niaiseries du genre de cette Lisbeth qu’on vient de produire au Théâtre-Lyrique, car c’est pour le coup que nos jeunes compositeurs seraient en droit de se récrier contre ces fameux empiétemens de la muse étrangère et de se pourvoir comme d’abus près du tribunal de l’opinion. Mieux eût valu, puisqu’on était en si belle humeur de sentimentalisme, s’adresser au vieux Weigll et lui demander tout bonnement sa Famille suisse. Il n’y a pas un ouvrage de Danzi, de Reissinger, de Konradin Kreutzer, de Wolfram, pas une partition de maître de chapelle ou de bourgmestre en vacances qui n’eût offert plus d’intérêt à un public de nos jours que cette pauvre berquinade avec son orchestre tout en violons qu’on prendrait pour l’orchestre de la Comédie-Française raclant son petit menuet de Pleyel dans un entr’acte. Si c’est de la sorte que le Théâtre-Lyrique s’imagine honorer d’illustres noms, je me demande comment il s’y prendrait pour les vouer au ridicule. Ce n’est plus le Mendelssohn de l’histoire que vous avez devant les yeux, l’archaïste par excellence cherchant son avenir dans le passé des Bach, des Haendel, le psalmiste des oratorios d’Elias, de Paulus, le romantique ému, transfigurant les créations du fatalisme classique au souffle rédempteur de l’art chrétien moderne, mais une manière d’écolâtre benêt, de philistin transcrivant Haydn et Mozart sur ses cahiers de corrigés ! Et quelle plèbe, juste Dieu ! Le public qui jadis fit les beaux soirs de la Jambe de bois ou la Piété filiale, ce public momifié lui-même trouverait cela assommant. On vous dit : « Si vous voyiez la pièce allemande, c’est encore bien plus ennuyeux, bien plus déplorable… » Jolie consolation en vérité ! Plus ennuyeux, je doute que ce soit possible, mais non certes plus déplorable, car au moins la pièce allemande a son excuse dans la peinture telle quelle de mœurs qui ne sont point les nôtres, dans la naïveté idyllique d’un sentiment que nous pouvons ne pas comprendre, tandis que dans cette Lisbeth une fausse prétention à la littérature remplace toute bonhomie ; ce n’est pas une traduction, c’est une charge, et la pire des charges ou la meilleure, comme on voudra, celle qui se fait sans qu’on y pense. Essayez un peu de porter cet aimable petit chef-d’œuvre aux Bouffes-Parisiens, qu’on l’y représente selon les usages et traditions de l’endroit, et vous verrez quel succès de cascade, quel fou rire vous obtiendrez avec toute cette pleurnicherie I Je ne regrette qu’une chose, c’est de voir un talent tel que Mme Faure-Lefebvre se dépenser à pareils jeux. On sait comme ces rôles de jeune villageoise vont à sa jolie taille, avec quelle intelligence, quel goût elle les habille, les compose, les rend. Dans l’Épreuve de Grétry, vous diriez un Greuze. Ici la fine pointe d’ironie a disparu, à Margot succède Gretchen. Et dans la manière dont elle dit sa romance en sol mineur, que de grâce, de style ! quel charmant dialogue que celui de sa voix avec le violoncelle ! Il n’y a au théâtre œuvre si méchante qui ne se puisse entendre une fois. Je ne conseillerai certes à personne d’aller voir Lisbeth ou la Cinquantaine, mais ceux que leur étoile y conduirait rendront cette étoile moins mauvaise en écoutant chanter Mme Faure, et peut-être aussi en portant attention au morceau symphonique qui relie le deuxième acte au premier. Cet intermède instrumental, qui partout ailleurs chez Mendelssohn passerait inaperçu, tranche ici tellement sur la pauvreté du fond, qu’on se sent presque ravi d’aise à ces quelques mesures de musique pittoresque décrivant le passage de la nuit au jour. Il est évident que tout le monde ferait cela, et M. Félicien David, dans son tableau musical du Désert, a bien autrement traité ce thème ; mais les gens qui éprouvent le besoin de prophétiser après coup, de tirer de faciles horoscopes, ont très judicieusement découvert le futur grand maître dans cet agréable bégaiement symphonique. Pourquoi maintenant le Théâtre-Lyrique ne nous donnerait-il pas les Noces de Gamache, un autre œuf du même panier, pondu par un bambin de seize ans, et dont il parait que les Berlinois de l’époque ne goûtèrent point le régal ? On aurait de la sorte un petit Mendelssohn complet à l’usage des élèves de solfège.
Soyons sérieux, et ne compromettons pas ainsi par trop de zèle les renommées que nous voulons servir. L’homme que cette fadaise musicale nous représente comme un servile et plat imitateur de l’école viennoise fut celui dont l’œuvre en son ensemble serait au contraire une protestation, une espèce de polémique indirecte contre le maniérisme des faux disciples de Haydn et de Mozart. En prenant Bach, Haendel et Beethoven pour colonnes de son édifice, Mendelssohn faisait surtout œuvre de réaction. A ses idées de production se mêlaient des idées de réforme. Chez lui, le théoricien et le compositeur marchaient toujours de front. C’était un bel esprit, un éclectique, ce que dans le pathos classique on appellerait un réformateur du Parnasse allemand. Enfin Malherbe vint ! Malherbe ici se nomme Mendelssohn. Il vint pour restaurer le passé et fonder l’avenir par l’étude des maîtres. Regarder en arrière, chercher dans ce que d’autres ont produit avant nous aliment à notre propre inspiration, — raffinement, signe des périodes avancées ! Ainsi que Meyerbeer, par la rare culture de son esprit, sa position, sa fortune, Mendelssohn réalisait le type de l’artiste homme du monde, du musicien gentleman. Il savait le grec, le latin, parlait, écrivait toutes les langues vivantes, dessinait, peignait de main de maître. C’était de plus un charmant cavalier, beau valseur, fine lame, et capable de défier à la nage ce Byron auquel il ressemblait par son œil de flamme, son noble front, ses cheveux bien plantés d’un noir brillant. On a de lui des conversations intéressantes sur son art, la façon dont il le pratiquait, des points de vue sur les hommes et sur les choses qui, pour n’être pas toujours irréfutables, témoignent d’une haute raison, d’un fonds sérieux de doctrines. Cela est calme, froid, sensé, trop sensé peut-être, et d’un tour d’esprit qui, souvent spécieux, presque toujours conclut bourgeoisement.
« Un musicien, disait-il un jour, ne doit pas laisser s’écouler vingt-quatre heures sans composer quelque chose. Nulla dies sine lineâ : c’est mon principe. Par malheur, bien peu d’artistes sont capables d’évoquer ainsi la Muse à point nommé, et s’il en a existé quelques-uns doués de ce merveilleux don, j’avoue humblement ne pas être du nombre. N’importe, j’écris toujours, ne fût-ce que pour m’entretenir la main, car de même qu’un virtuose risque de perdre sa dextérité en négligeant son instrument, ainsi par un trop long repos les facultés de l’intelligence s’engourdissent, s’altèrent ; plus d’aisance, plus de liberté : la rouille s’attache aux ressorts. Afin d’éviter cette mésaventure, j’ai pris le parti de composer toujours, quelles que soient d’ailleurs les conditions de verve et d’inspiration où je me trouve. N’allez point croire cependant que je me tienne pour satisfait de tout ce qui sort de ma plume ; à Dieu ne plaise ! La plupart de mes œuvres portent au plus haut degré la marque de cette imperfection, et je suis au contraire le premier à le reconnaître.
« — Mais alors, lui fut-il répondu, pourquoi.les publier, ces œuvres que désapprouve votre conscience de grand artiste ? car vous n’êtes pas de ceux qui ont besoin de travailler pour vivre.
« — C’est possible, mais il y a d’autres motifs que l’argent aux yeux d’un artiste possédant quelque expérience du monde et de la vie.
« — Dites. Je serais bien aise de les entendre de votre bouche.
« — Le monde, hélas ! oublie facilement, — poursuivit-il avec un accent de profonde mélancolie, — et l’unique moyen que nous ayons de combattre l’oubli, c’est de produire constamment, sans relâche. Il faut que le public ait toujours notre nom devant les yeux, sans quoi de plus jeunes surviennent qui s’emparent de son attention ; disparaissez pour quelque temps de l’affiche et des programmes, cessez de tenir en éveil la curiosité par vos ouvrages, et vous êtes un homme oublié, autrement dit un homme mort ! Mieux vaut encore produire, produire infatigablement, à tout prix, dussent parfois vos ouvrages se ressentir de tant de hâte et trahir quelque faiblesse. La chose sans doute pourrait être meilleure ; mais on aura toujours par là fait preuve d’activité, de présence, et le public, s’il trouve que vous n’avez pas complètement réussi, espère pour vous que l’épreuve une autre fois tournera mieux. A un homme auquel on s’intéresse, on pardonne aisément ses inégalités d’humeur, de caractère ; mais de jour en jour éloignez-vous davantage, ne vous montrez plus qu’à de rares intervalles, et vous n’aurez plus affaire qu’à des indifférens qui bientôt ne s’inquiéteront plus même de savoir si vous êtes encore de ce monde ! »
Esprit honnête, délicat, d’un bon sens qui parfois touchait presque à la prud’homie, Mendelssohn, à la plus sérieuse information des secrets du métier, joignait dans ses entretiens des qualités très littéraires. Volontiers néanmoins il se tenait sur la réserve, ce qui ne l’empêchait pas d’émettre par momens le résultat de ses méditations, mais dans l’intimité seulement et en ayant soin d’éviter tout ce qui pouvait donner couleur d’argumentation à ses paroles. Directeur du conservatoire de Leipzig, on voulut créer pour lui à l’université une chaire d’esthétique musicale. Il refusa, aimant mieux composer qu’enseigner. Cependant cette veine critique entrevue par ses amis et qui se faisait jour par intervalles ne devait pas se dépenser en pure perte. Parmi les confidens intimes de ses heures de promenade et de coin du feu, plusieurs ont parlé, quelques-uns ont écrit, et c’est ainsi qu’ont survécu de Mendelssohn certains jugemens sur les hommes et sur les choses qui sont le meilleur commentaire qu’on puisse donner de ses œuvres. Les faiseurs de mémoires ont de notre temps beaucoup abusé de ces dialogues avec les morts illustres dont le désaveu n’est plus à redouter. Cependant l’écrit auquel je viens d’emprunter ma citation se recommande par un sincère accent (de vérité ; sans afficher la prétention de reproduire les propres paroles du maître, l’auteur, qui a beaucoup vu, aimé, pratiqué Mendelssohn, vous donne ses pensées et l’esprit de ses conversations.
« Vous avez du talent, lui disait un jour Mendelssohn,. pourquoi n’écrivez-vous pas davantage ? » Et notre homme de répondre que s’il ne dit rien, c’est qu’il croit n’avoir rien à dire, que son silence tient beaucoup plus de la résignation que de la paresse, et qu’en dépit de ce talent qu’on se plaît à lui reconnaître il sent très bien que ses ouvrages, quand il les multiplierait par centaines, ne sauraient ouvrir à l’art une voie nouvelle. À ces mots, Mendelssohn réplique par une réfutation pleine de bon sens. « D’abord qu’entendez-vous par cette phrase : ouvrir à l’art des voies nouvelles ? Cela veut-il dire des voies où nul avant nous n’ait mis le pied, et qui nous vont conduire en des pays inconnus, enchantés ? Eh bien ! dès le début, je vous arrête, attendu qu’il ne saurait y avoir de voies nouvelles, par cette raison toute simple qu’il n’y a plus dans l’art de pays nouveaux à découvrir. Les voies nouvelles furent de tout temps l’écueil et la perdition des artistes qui les cherchèrent. En supposant qu’il en existe, qui les découvrira ? Probablement les plus grands génies. En ce cas, veuillez me dire si vous trouvez que Beethoven, ait ouvert une voie inconnue et dont Mozart ne se soit point douté ? Me direz-vous que ce sont des chemins entièrement vierges de toute humaine empreinte que ceux que nous font parcourir les symphonies de Beethoven ? je vous répondrai non, cent fois non ! Entre les premières symphonies de Beethoven et les dernières de Mozart j’ai beau chercher, je ne découvre aucun abîme, pas le moindre, cela se suit et s’enchaîne le plus naturellement du monde ; l’une me plaît, l’autre aussi. Que j’entende aujourd’hui la symphonie en ut mineur de Beethoven, et j’en serai charmé ; que j’entende demain celle en ré mineur de Mozart, et j’en éprouverai le même ravissement ; mais jamais l’idée ne m’est venue, ne me viendra, que Beethoven ait ouvert par là une voie nouvelle. Passons maintenant aux opéras. Qu’est-ce que Fidelio ? Je mentirais peut-être en vous disant que j’admire tout ce qui s’y trouve, ce qui n’empêche pas que je voudrais bien savoir comment vous vous y prendriez pour me citer une partition plus profondément émouvante. Mais, je vous le demande, avisez-vous là un seul morceau, un seul, qui vous ouvre une voie nouvelle ? Quant à moi, je n’en connais point. Que je lise ce chef-d’œuvre ou que je l’entende exécuter, j’y trouve partout et toujours le faire dramatique de Cherubini, non point que Beethoven ait imité servilement le style de l’auteur des Deux Journées, mais tout simplement parce que ce style lui plaisait et qu’il s’y adonnait comme à un modèle qu’on aime à reproduire. » Ici l’interlocuteur de Mendelssohn cherche à l’embarrasser en évoquant à ses yeux la dernière période de Beethoven, en lui citant les derniers quatuors, la neuvième symphonie, et tant d’autres œuvres d’une force, d’une originalité créatrice, telles qu’aucun nom, fût-ce même celui de Mozart, ne se présente à la pensée pour en contester le caractère typique. A quoi le maitre répond avec l’autorité d’une parole longtemps méditée :
« Il se peut qu’à un certain point de vue vous ayez raison. La forme est devenue en effet plus vaste, le style plus travaillé, la pensée plus mélancolique, plus sombre, plus constamment voilée et nuageuse, même alors qu’elle voudrait être sereine, l’instrumentation plus grandiose. On sent que Beethoven a marché plus avant dans les sentiers où il s’était, au début, engagé ; mais si vous me parlez de voie nouvelle, je vous réponds qu’il n’y en a pas trace. Et tenez, soyons francs, les régions où il nous conduit surpassent-elles donc tant en beauté les sites d’autrefois ? En notre âme et conscience d’artiste ressentons-nous, en entendant la neuvième symphonie, une jouissance incomparablement plus haute que celle que les autres nous font éprouver ? Je le nie. Et si l’heure où je l’entends m’est une heure de joie et de bonheur, j’avoue que la symphonie en ut mineur me procure une fête pareille, et que l’émotion qui en résulte est plus pure et plus inaltérée. »
Cette idée d’une filiation ininterrompue dans les intelligences préoccupait Mendelssohn. Il y revient à tout propos dans ses causeries familières ; c’est presque le seul sujet sur lequel il n’admette pas la contradiction, même alors qu’elle cherche à s’appuyer sur des exemples tirés de ses propres œuvres.
« Votre ouverture du Songe d’une Nuit d’été, lui dit un jour son interlocuteur, dépasse, à mon sens, tout ce que vous avez écrit jusque-là. J’y trouve un caractère d’originalité sans égale et ne saurais à laquelle de vos autres œuvres la comparer. On dirait que vous avez voulu nous ouvrir une voie nouvelle. »
C’était vraiment toucher le point sensible, et la réplique ne se fit pas attendre.
« Avez-vous donc oublié ce que je vous ai dit là-dessus, et que ce mot « ouvrir des voies nouvelles » signifie à mes yeux créer d’après des lois plus hautes que celles dont les grands maîtres qui nous ont précédés ont eu la révélation ? Je n’imagine pas avoir dans mon ouverture inventé la moindre maxime. Tous les ressorts que j’ai mis en usage, vous les trouverez dans l’ouverture de Fidelio. Quant aux idées, c’est autre chose : ce sont les idées de Mendelssohn, et non point les idées de Beethoven, tandis que, je vous le répète, les maximes d’après lesquelles l’auteur de la symphonie en ut mineur et moi nous composons sont les mêmes. Qu’est-ce qu’a voulu Beethoven dans son ouverture de Fidelio ? Résumer dans un cadre musical le tableau-rapide de son drame. Je me suis proposé une tâche pareille. Il a tenté une réforme dans l’ouverture ; il y a mis plus de couleur, d’espace et de lumière, il a imaginé des périodes plus larges. J’ai fait de même ; mais ses périodes, comme les miennes, n’en demeurent au fond pas moins conformes à l’idée ordinaire que l’esprit humain se fait d’une période, et, si minutieusement que vous analysiez mon ouverture, vous n’y trouverez en somme aucun élément musical que Beethoven avant moi n’ait connu et employé… Pardon ! ajouta-t-il en souriant. Il y a l’ophycléide ; mais de bonne foi cela suffit-il pour qu’on se pose comme ayant ouvert à l’art des voies nouvelles ? Beethoven n’a composé comme il a composé que parce que les chefs-d’œuvre de Haydn et de Mozart rayonnaient sur son époque ; les idées politiques de son temps ne furent pour rien dans ses idées musicales. Quelles nouvelles la symphonie en fa et la symphonie en si nous donnent-elles de la révolution française ? Toutes les idées politiques du monde ne nous apprendront rien sur la manière d’employer le hautbois et la clarinette, les flûtes et les cors, d’inventer un thème et de le développer. C’est donc de l’étude des maîtres, de la lecture de leurs partitions, que se dégagent les maximes d’après lesquelles chacun ensuite procède à sa guise et selon la puissance de son génie. Le compositeur n’a rien à démêler avec les idées politiques d’aucun temps ; sa grande et unique affaire à lui, c’est le cœur humain. L’artiste est objectif, il est universel ; il doit savoir avec une égale vérité, une égale inspiration, peindre tous les états de l’âme, tous les sentimens : aujourd’hui la Symphonie héroïque, demain la Symphonie pastorale ; aujourd’hui Hamlet, demain le Songe d’une Nuit d’été ; aujourd’hui Idoménée ou Don Juan, demain les Noces de Figaro ou Cosi fan tutte. S’il interroge le monde et la politique, s’il obéit aux divers points de vue de son temps, il abdique sa liberté, cesse d’être créateur, devient esclave. L’artiste, par ses inspirations, échappe à cette vie grossière, aux intérêts qui s’y débattent, et se réfugie au pur et divin royaume de l’idéal. Supposons un compositeur que la politique passionne ; il lui arrive de mettre en musique une scène d’amour. Quelle réaction l’atmosphère du dehors va-t-elle exercer sur lui à cette heure ? Sera-t-il aristocrate ou démocrate ? évoquera-t-il, pour nous rendre ce riant tableau de grâce et d’innocence, les trésors de haine dont la politique aura dû préventivement gonfler son âme ? Tâchons, au moment où nous écrivons, d’être ce que nous voulons représenter ; soyons cela, et point autre chose. Il se peut que dans telle circonstance notre sujet concorde avec notre manière de voir, il se peut aussi qu’il en diffère. On a beaucoup reproché à Goethe son aristocratie. Admettons que cela fût, je n’en trouve pas trace dans Egmont, où son cœur paraît au contraire ne battre que pour la liberté des peuples. Quelle opinion représentent en politique Iphigénie en Tauride, le Tasse, les Affinités électives ! Supposez à Goethe les convictions que vous voudrez : ce qu’il y a de certain, c’est que ses convictions n’ont influé en rien sur ses œuvres, lesquelles ne relèvent que de sa conscience de grand poète et de grand homme.
« — Comment expliquez-vous alors qu’une idée selon vous si peu sérieuse compte aujourd’hui tant de prosélytes ?
« — Cela vient tout simplement du point de vue exclusif dont on envisage les choses. De ce qu’Auber a écrit la Muette, Beethoven la Symphonie héroïque, Rossini Guillaume Tell, vous en avez conclu qu’il devait y avoir une musique politique et démontré que lesdits compositeurs n’avaient écrit ces œuvres que sous la pression d’une idée dominante et l’influence du temps où ils vivaient ; mais que faites-vous du Maçon et de Fra Diavolo, de Gustave et de l’Ambassadrice, et de cent autres partitions d’Auber ? Oubliez-vous qu’avant Guillaume Tell il y avait le Barbier, Otello, Mosè, le Comte Ory, que sais-je ? Et toutes les œuvres de Beethoven où vous ne découvrirez pas une seule note de politique, et que vous passez sous silence, pour ne me citer jamais que la Symphonie héroïque ! »
Si le raisonnement de Mendelssohn était juste, il en faudrait tirer une conclusion plus large. Du moment que les œuvres de l’artiste dépendent de sa manière d’envisager le monde, rien n’empêche qu’on ne confonde l’art et la politique d’un siècle dans la même pensée, et qu’on n’interroge les idées politiques pour savoir quelle marche prendra la musique. Haendel n’a écrit comme il l’a fait que parce que son temps le voulait ainsi ; Gluck de même, de même Haydn, et Mozart, et les autres, qui tous n’ont fait qu’obéir à l’impulsion d’un siècle et de ses idées politiques dominantes. Le tacticien systématique Mendelssohn n’en trouvait pas moins cette opinion insoutenable.
« Le génie musical de Beethoven, ajoutait-il avec vivacité, n’est point venu au monde pour la première fois en la personne de l’auteur de la symphonie en ut mineur. A diverses reprises et à des époques antérieures, cette inspiration s’était déjà rencontrée, mais pour se trouver en présence d’autres traditions et d’autres modèles. Goethe a dit de tel ou tel célèbre artiste qu’il eût été tout autre s’il fût venu dix ans plus tôt ou dix ans plus tard, ce qui signifie tout simplement que, les idées régnantes dans les arts étant autres, sa nature aurait pu en être modifiée, et l’on s’est servi de cet argument pour confondre de nouveau le monde de l’art et le monde de la politique, pour mettre celui-là sous la dépendance immédiate de celui-ci. Si le génie de Beethoven s’est montré ce que nous le voyons, c’est uniquement en vertu d’une certaine filiation d’idées musicales qui a fait qu’il devait être tel et non autre. Au temps de Haendel, Beethoven n’eût assurément pas été Beethoven. De même de Haydn et de Mozart, qui n’eussent pas été Haydn et Mozart s’ils fussent venus après Beethoven. Et croyez bien que la politique en tout ceci n’entre pour rien, et que ces diverses modifications auraient toujours eu lieu, quel qu’eût été d’ailleurs le régime dominant. Je nie que telle ou telle foi politique, — absolutisme, constitutionalisme, république, — exerce aucune espèce d’influence sur la marche et le progrès de la musique, l’artiste, selon moi, ne se développant que conformément à la période où il apparaît. Supposons qu’à dater d’aujourd’hui, et par une incantation quelconque, la musique fût condamnée à dormir cent ans, comme cette princesse du conte bleu, et supposons en même temps que pendant ce sommeil séculaire de notre art les idées politiques et sociales aient continué de marcher : pensez-vous que la musique, s’éveillant de sa longue léthargie, se trouverait de niveau avec le reste du monde ? Estimez-vous que les chefs-d’œuvre des nouveaux maîtres seraient de cent ans en avant des meilleures partitions de notre époque ? Pas même d’une semelle. Le monde aurait eu beau progresser de toute manière, qu’il ne leur en faudrait pas moins se remettre à étudier nos ouvrages et à renouer le fil interrompu de la tradition ! »
De là, Mendelssohn conclut que le progrès de la musique ne saurait avoir rien de commun avec la marche de la religion, de la philosophie, de la science et de la politique, et qu’on doit n’y voir qu’un art qui naît, grandit et meurt selon ses lois naturelles et spéciales. Et nous qui n’eussions pas demandé mieux que de réclamer en faveur de l’auteur d’Antigone, de Fingal et d’Élie contre cette sotte épithète de spécialiste que ses ennemis lui jettent à la tête comme un pavé !
Il s’appelait Félix, et tout dans sa carrière semble s’arranger pour justifier ce nom d’heureux. Sans jamais avoir frappé de grand coup d’éclat, il se trouva, quand il mourut, que sa gloire était consentie universellement. Qu’avait-il fait pour tant de renom ? Ce qu’en aucun lieu le public ne goûte : des oratorios, des œuvres d’église, des cantates, des symphonies, des quatuors et des sonates, non que les musiciens manquent en Allemagne à ce genre de composition, mais, hélas ! les infortunés qui, par force de vocation, s’y entêtent ont renoncé à toute illusion de gain et de célébrité. Mendelssohn eut cette chance unique, après s’être exercé dans les vieilles formes, de voir le succès lui venir, de commander aux éditeurs, au public. Meyerbeer, pour émouvoir, subjuguer, soulever l’Allemagne, établit à Paris son point d’opérations, son centre d’Archimède. Mendelssohn au contraire reste Allemand, et réussit à convaincre, à passionner son pays. Dédaigneux de la France et de l’Italie, il passe devant Mozart, Haydn, en se contentant de leur ôter son chapeau, et lie commerce avec Haendel et Bach. Il les civilise, les forme aux politesses du jour, les modernise. De ces rudes et grossiers bourgeois du dernier siècle, il fait des gens bien élevés, presque des diplomates, leur apprend à mettre des gants, à se tenir dans un salon, à servir le thé. Toujours élégant, aimable, il ne néglige aucune bien séance ; son art, sans cesser d’être grand, s’approprie aux besoins, aux conditions de notre époque. Exécutée ailleurs que dans un temple, sa musique religieuse intéresse, édifie ; nul ne songe à crier à la profanation. Il sait écrire de la musique de chambre sans être assommant, de la musique de salon sans être frivole. « Tenez, écoutez ceci, nous disait un jour Rossini, s’arrêtant devant son piano pour y jouer debout une phrase d’Haydn, dont il sait par cœur l’œuvre entière, comme il sait tout Mozart et tout Cimarosa. Quelle distinction ! quelle grâce ! Quand ces gens-là modulent, il semble que ce soit une caresse qu’on nous fait, tandis que maintenant c’est comme un coup de poing qu’on vous donne dans le dos. » Mendelssohn connaît sa force, il en règle, en mesure le juste emploi, et jamais ses modulations ne ressemblent à des coups de poing ; ce qui d’ailleurs ne veut pas dire que chez lui, ainsi que chez Haydn, l’inspiration coule de source. Le travail partout se fait sentir. Il compose comme peignait Flandrin, et ce que nous prenons pour du génie n’est souvent que le résultat d’une patience imperturbable, d’un talent hors ligne ; mais la force jeune est absente. Quand on a tant de foi dans le dièze et le bémol, on cesse d’être dominé, entraîné par ce qu’on a trouvé on ne sait où ni comment. Les pourquoi, les comment, son tort est de s’en rendre un compte trop exact, et toute cette sage économie de théoricien réformateur demandant au passé classique des moyens de réaction contre la platitude, la trivialité, le clinquant d’un art banal, ne suffit pas pour tenir lieu des qualités primesautières de l’imagination.
Comme Weber, Meyerbeer, Hérold, il était excellent pianiste, mais sans vouloir tirer honneur ni bénéfice de sa dextérité mécanique. Louer chez lui le virtuose le molestait. S’il s’asseyait au piano, c’était pour rendre l’esprit d’une composition, non pour faire valoir l’élasticité de ses doigts. A l’orgue, même attitude ; vous auriez cru entendre un de ces maîtres des temps passés, un de ces hommes dont la vie s’écoulait dans les combinaisons du contre-point, prodiguant à flots d’improvisations ce que nos modernes ont tant de peine à noter sur le papier. Et le chef d’orchestre que j’allais oublier ! Il avait le tempérament de cet emploi, il en avait le physique : port superbe, regard dominateur, oreille exercée, subtile. Joignez à ces dons une singulière présence d’esprit dans les cas difficiles, une parole aisée, toujours imposante, l’imperturbable expérience du sens intime des chefs-d’œuvre, l’habitude, contractée de bonne heure, de diriger de grandes masses, et vous aurez une idée des splendides effets qu’il obtenait. C’était l’idéal du chef d’orchestre : j’en appelle à tous ceux qui l’ont pu voir à Leipzig conduire l’exécution des symphonies de Beethoven.
SI remarquable d’ailleurs que soit l’œuvre de Mendelssohn, je doute que les Allemands l’eussent adoptée avec cette unanimité de suffrages sans diverses considérations spéciales qui s’y rattachent. Mendelssohn, en s’instituant le chef de l’école du bon sens, ne se contenta pas d’opposer une digue aux fausses doctrines ; il fit mieux, il centralisa le goût musical en Allemagne. On sait quelle fut de tout temps la dispersion intellectuelle de l’autre côté du Rhin. L’idée qu’on a du particularisme politique en Allemagne n’est rien, comparée à ce qui s’y passe en fait de littérature, de musique. Autant de capitales, autant d’écoles. Il y a la musique viennoise, la musique berlinoise, saxonne, wurtembergeoise, hanovrienne, la musique de Leipzig, de Hambourg, de Munich, de Weimar, de Cologne, de Schaumbourg-Lippe et de Lippe-Detmold. Les opéras ont leurs marchés, leurs bourses, et tel chef-d’œuvre peut immortaliser son homme sur la place de Darmstadt ou de Cologne sans que l’Allemagne ait le moindre vent de cette gloire musicale, qui d’ordinaire a son cours entre les frontières d’un état et ne franchit pas les limites d’un fleuve ou d’une formation géologique. Je parle ici de l’opéra ; mais que serait-ce si j’abordais le chapitre de la musique religieuse ! Pas un organiste, pas un chantre qui ne fasse son petit ménage, et, selon sa propre formule et ses goûts particuliers, ne se compose à son usage un répertoire exceptionnel de messes, de mois de Marie, de motets, de préludes. A force de talent, de patience et d’autorité magistrale, le doctrinaire Mendelssohn était parvenu à changer tout cela : il avait reconstitué une sorte d’art national, et le mot de musique allemande cessa pour un temps d’être, comme le saint-empire germanique, une de ces notions qui n’appartiennent plus guère qu’au domaine de l’histoire. Je dis pour un temps, car cette action ne devait pas se prolonger au-delà de son existence. A la mort de l’auteur d’Antigone, de Fingal, de Paulus et du Songe d’une Nuit d’été, recommença la diffusion des langues ; comme dans le magnifique tableau de Kaulbach, chacun de nouveau tira de son côté. Les groupes se reformèrent, on se reprit à localiser l’intelligence entre deux rivières, à se rembucher derrière sa montagne, à refaire en un mot cette topographie particulariste que Mendelssohn de son vivant avait rayée de la carte de la patrie allemande, et dont le moindre tort est de rendre impossibles tout ensemble de doctrine, toute communauté d’efforts et de tendances.
Puisque nous sommes en Allemagne, restons-y pour nous donner un amusant spectacle. Voilà donc M. Richard Wagner installé à Munich. Après tant de pérégrinations ingrates, de courses et d’erreurs à travers le monde, voilà le trop fameux pèlerin joyeusement établi sous le pavillon du roi de Bavière, dont il s’apprête à former la jeunesse au doux art des belles mélodies.
Venimus ad summum fortunœ, pingimus atque
Psallimus.
Heureuse Bavière, Bavaria felix ! Elle avait la peinture et la statuaire, elle avait Cornélius, Kaulbach et Schwanthaler ; mais Gluck manquait encore à son bonheur : on le lui donne. Respectons les illusions généreuses et ne reprochons jamais à un souverain ses excès de zèle en pareille cause ; mieux vaut encore prendre M. Richard Wagner pour un Gluck et pour un Eschyle que de ne connaître ni Eschyle ni Gluck, ce qui parfois s’est vu même chez de puissans monarques. Du reste, si généreuse et si magnanime que soit l’illusion, nous pouvons douter qu’elle se prolonge, car avec l’auteur de Tannhäuser et de Lohengrin ces sortes de commerce généralement durent peu. Combien jusqu’à ce jour son arrogance n’en a-t-elle pas fatigué, de ces couronnes à l’ombre desquelles ce champion fougueux de la démocratie aime à se pavaner dans l’outrecuidance de ce qu’il appelle son art, meine Kunst ! comme il dit en ces manifestes qu’avant de monter en scène il lance aux peuples, car on doit savoir que l’art de M. Wagner n’est point tout simplement l’art musical, mais son art à lui, sa propre chose. « Alors que tout m’abandonnait, un noble cœur n’en battit que plus fort et plus chaudement pour l’idéal de mon art. Ce fut lui qui cria à l’artiste aventuré : Ce que toi tu crées, moi, je le veux, et cette fois la volonté avait don créateur, car c’était la volonté d’un… roi[2] ! » Il s’agissait pour le moment de monter Tristan et Iseult et de préluder par ce jeu de prince à une seconde affaire bien autrement titanique, j’entends la représentation du grand cycle des Niebelungen. C’est principalement de l’histoire de cette partition de Tristan und Isolde et de ses interminables vicissitudes que traite l’encyclique adressée à l’Allemagne et à l’Europe sous forme de lettre à un ami. Au fond, tout ce rabâchage d’une personnalité ivre d’elle-même nous touche médiocrement, n’était pourtant une phrase trop bouffonne pour ne pas être relevée. Parlant de sa campagne de France et de toute une longue année de son existence sottement gaspillée à cette occasion, M. Wagner entame la question de Tannhäuser à l’Opéra, et loin de se plaindre de sa mésaventure, de déplorer la catastrophe, se demande, l’ironie et l’amertume sur les lèvres, s’il ne vaut pas mieux après tout que les choses se soient ainsi passées, « car, dit-il, d’un grand succès, s’il eût été possible, en vérité je n’aurais su qu’en faire ! » C’est l’histoire de ce joueur qui, ne gagnant pas, aime mieux perdre. Réussir à Paris, dans cette capitale de l’empire des Iroquois, voyez un peu quel embarras ! Qu’eût fait d’un succès de ce genre l’auteur de Tannhäuser, de Lohengrin, de Tristan und Isolde ? Ô renard éternel de la fable, qui trouve trop verts et bons pour des goujats ces raisins mûrs et dorés dont les Gluck, les Rossini, les Weber, les Meyerbeer firent de tout temps leurs délices ! Parlez-moi de ce qui vient de se passer à Munich à propos de Tristan et Iseult, à la bonne heure : cette fois, voici des applaudissemens, un succès, qui n’embarrasseront personne, hormis peut-être l’intendant de la chapelle du jeune roi, lequel va voir en fin de compte ce qu’il en coûte pour payer les violons. Si par hasard M. Richard Wagner, ce grand dégoûté, ne savait que faire de ce succès, tous ceux qui ont lu sa lettre à un ami savent du moins comment on l’a fait. « Les représentations, dont trois sont complètement assurées, auront lieu en dehors de tous les usages ordinaires, et seront des représentations modèles ! » Impossible de s’expliquer plus clairement sur le public auquel on s’adresse. Il demeurait donc bien convenu que dans ces trois fameuses représentations tout se passerait entre amis, en famille. Ce sont des intimes qui chantent les principaux rôles : Louis et Malvina Schnorr, appelés tout exprès à Munich pour la circonstance ; c’est un bedeau de la paroisse, M. Hans de Bulow, qui conduit l’orchestre. On avertit par les journaux les gens de bonne volonté, et comme il ne doit y avoir que trois représentations, ce sera bien le diable si, dans toute cette Allemagne wagnérisante, il ne se trouve pas deux cents individus pour venir soutenir le drapeau. On ignore trop ce que peuvent, pour la gloire d’un seul grand homme, deux cents amis dûment groupés et qui manœuvrent sous l’infatigable direction de huit ou dix journalistes jouant du fifre ou du trombone. Ils ne sont que deux cents à peine, et vous croiriez qu’ils sont dix mille. Voyez au théâtre du Châtelet les magnifiques défilés qu’on obtient avec quelques comparses passant et repassant, toujours les mêmes ! Ainsi de ce succès de Tristan und Isolde à Munich. La salle ne désemplissait pas, et quels bravos, quels enthousiasmes, quels trépignemens ! Quels rappels surtout ! Il y en eut pour les amis Schnorr (Ludwig et Malvina), pour l’ami Antoine Mitterwürzer si beau dans Kurwenal, pour l’ami Hans de Bulow, et pour le maestro, le machiniste en chef, Richard Wagner ; mais de toute cette fantasmagorie que resta-t-il après trois jours ? Ce qui reste d’une fusée d’artifice après qu’on l’a tirée. Hélas ! M. Richard Wagner a dit là une chose plus mélancolique qu’il ne pense lui-même : ce sont des représentations modèles, des représentations comme il n’y en a pas, comme il n’y en aura plus, un art sans veille et sans lendemain. De l’agitation, des discours qu’entre compères on échange, du brouhaha, puis rien ! Je me suis souvent demandé ce que pouvaient bien faire et devenir les personnages de. la tragédie classique dans l’intervalle d’une scène à l’autre. Je me fais aujourd’hui la même question au sujet des ouvrages de Richard Wagner. Cette musique-là ne subsiste que d’extraordinaire : tandis que Don Juan, Orphée, le Barbier, les Huguenots, la Muette, Oberon, sont partout chez eux, se laissant vivre honnêtement, tranquillement de la vie de tout le monde, elle, il faut qu’elle s’impose à vous, il lui faut la faveur des rois, le patronage turbulent des journalistes excentriques et des belles dames évaporées. Tristan et Iseult à Munich ou le Tannhäuser à Paris, deux soirées qui, chacune dans son genre, peuvent en effet compter pour des représentations modèles !