Revue musicale - Les concerts, M. Tchaikovsky, la Messe en ré de Beethoven

Revue musicale - Les concerts, M. Tchaikovsky, la Messe en ré de Beethoven
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 937-944).
REVUE MUSICALE

Les Concerts. — M. Tschaikowsky. — La Messe en de Beethoven au Conservatoire.

On fait maintenant plus de musique, et de meilleure musique, au concert qu’au théâtre. C’est au concert qu’on a le plus d’occasions de connaître ou de retrouver les œuvres d’aujourd’hui et celles d’autrefois.

Les trois grands orchestres de Paris ont continué de coexister sans se nuire ; au contraire, ils se feraient plutôt valoir. M. Lamoureux s’est transporté au Cirque des Champs-Elysées ; le quartier est meilleur que la salle. Nous n’avons pu, à notre très grand regret, entendre le Wallenstein de M. Vincent d’Indy. On en a dit beaucoup de bien, et nous croyons volontiers qu’on a eu raison. Sauf cette œuvre importante, M. Lamoureux n’a joué que son répertoire ordinaire, des essais comme celui de Lohengrin ne sont pas faits, hélas ! pour l’encourager.

M. Colonne nous a donné, ou nous a rendu le Paradis et la Péri de Schumann et Marie-Magdeleine de M. Massenet. Le chef d’orchestre de l’Association artistique a raison d’exécuter ainsi des partitions tout entières, et l’on devrait suivre son exemple. Il est bon de prendre ou de reprendre quelquefois la mesure d’une œuvre on d’un homme. L’épreuve a brillamment réussi à Schumann et à M. Massenet. On se rappelait Marie-Magdeleine aussi exquise, mais peut-être moins vigoureuse. Personnellement, nous regrettons de l’avoir louée ici même il y a peu de mois[1] ; nous aurions aimé la louer encore et rendre hommage en même temps à l’infatigable talent de Mme Krauss. C’est aussi M. Colonne qui nous a présenté un compositeur russe, M. Tschaikowsky. Le musicien du Nord a dû être content de notre accueil ; pendant près d’un mois, Paris n’a fêté que lui. M. Tschaikowsky n’a peut-être pas le talent, je veux dire le genre de talent qu’on lui croyait ; mais il a beaucoup de talent. Je ne trouve chez lui presque rien d’étrange au seulement d’étranger ; rien de slave, comme par exemple chez Chopin ; rien d’aussi essentiellement russe que dans la vie pour le tsar de Glinka. Il est vrai que nous n’avons pas entendu les opéras de M. Tschaikowsky. Mais sa musique d’orchestre ou de chambre, ses lieder, tout cela est le plus souvent pensé, écrit à l’allemande. Ne prenez pas, s’il vous plaît, cette remarque pour un reproche ; en musique, j’aimerais assez qu’on me traitât d’Allemand. M. Tschaikowsky a beaucoup de fantaisie, et, avec ou malgré cela, des tendances classiques. On trouve parfois chez lui une pureté de formes, une netteté de lignes et de coupe qui rappellent les grands maîtres et se fondent, bien loin de jurer, comme on pourrait le craindre, avec une imagination toute moderne. Cette association des contraires est surtout sensible dans le thème et les variations de la troisième suite. Notons ici une Polonaise qui commence très bien, par une phrase des plus heureuses, mais qui bientôt se noie au milieu de développemens démesurés. Même reproche au concerto pour violon. Il débute, lui aussi, par une phrase originale et charmante qui pouvait être la source de tout le morceau ; mais l’idée s’égare vite, et voici venir les tours de force, les acrobaties stériles et tous les affreux prodiges de l’exécution. Ici l’esprit classique manque à M. Tchaikowsky ; ici et ailleurs encore, car le musicien, comme beaucoup d’écrivains se » compatriotes, même des plus grands, ne prend point assez souci de la composition, des proportions, de la mesure ; et ce défaut est grave. M. Renan a mis les artistes de notre époque en garde contre le péril quand il s’est demandé « si l’art ne s’évanouirait pas dans le vague et l’insaisissable, le jour où il voudrait être infini dans ses formes comme il l’est dans les conceptions. » Qui trop embrasse,.. avait déjà dit le vieux proverbe. La Francisca de Rimini, poème symphonique de M. Tschaikowsky, le prouva bien. Le plan d’une symphonie ainsi nommée sera toujours indiqué d’avance, et rigoureusement. Il faut peindre d’abord les horreurs de l’enfer, puis faire venir de loin, comme un couple de colombes, les deux ombres enlacées, les arrêter devant nous, leur laisser juste le temps de nous conter leur faute et leur misère, puis les perdre de nouveau dans la nuit pleine de gémissemens et de sanglots. Ainsi a procédé M. Tschaikowsky, mais dans quelles proportions ! Ce qui fait la merveilleuse beauté de l’épisode dantesque, c’est sa brièveté : il tient en une dizaine de vers. La paraphrase de M. Tschaikowsky pêche au contraire par une longueur démesurée : le morceau dure vingt-cinq minutes. Le début, notamment, est si long qu’on se croit à la fin bien avant l’arrivée de Paolo et de Francesca. Dans cet ensemble excessif abondent, il est vrai, les détails intéressans, les idées distinguées, élégantes, les trouvailles d’harmonie et surtout d’instrumentation. M. Tschaikowsky orchestre à merveille. Il pense quelquefois comme Schumann (plus d’un de ses lieder en témoignerait) ; quelquefois aussi il orchestre comme Mendelssohn, avec la même transparence et la même légèreté. On pourrait lui reprocher seulement de temps en temps un peu trop de violence. En somme, voilà un musicien avec lequel on aimerait à faire plus ample connaissance, nous ne lui disons pas adieu, mais au revoir.

Savez-vous que le Conservatoire se met en frais, qu’il fait plus maintenant que conserver, qu’il révèle ? C’est à lui que nous avons dû l’an dernier la belle symphonie en ut mineur de M. Saint-Saëns ; nous lui devons cette année la messe en ré de Beethoven, sans parler du Ludus pro patria de-Mme Augusta Holmes. Ludus pro patria ! N’allez pas croire à quelque traduction du tableau de M. Puvis de Chavannes. Mme Holmes ne fait pas de la fresque en musique, il s’en faut. Elle n’aime ni le gris, ni la pénombre, ni les lointains vaporeux, ni les contours fuyans. Quelle poigne, et quelle touche virile ! Selon Mme Holmes, poétesse autant que musicienne, il y a trois jeux patriotiques : chanter, aimer et forger. Le second est évidemment le plus séduisant et peut-être celui qui a le mieux inspiré Mme Holmes. Aussi bien on savait ce qu’elle pouvait dire à ce sujet depuis certaine romance fort remarquable, intitulée Éros. Nous l’avons entendue, ou réentendue récemment à Barcelone, chantée à merveille par M. Maurel ; c’est le comble de l’amour, voire de la volupté. Il y a surtout une troisième strophe, Oh ! mais une troisième strophe à faire revenir un mort. — La partie amoureuse de Ludus pro patria n’a pas cette faveur, mais elle a du moins beaucoup de grâce ; le chœur des jeunes gens et des jeunes filles s’appelant dans la forêt est une page charmante, d’un tour et d’un rythme heureux. Le morceau d’orchestre intitulé la Nuit et l’Amour rappelle trop certaines inspirations de Gounod et de M. Massenet : l’adagio du ballet de Faust ou l’adagio analogue du ballet l’Hérodiade (les Phéniciennes, je crois). On a un peu abusé de cette coupe mélodique et de cette instrumentation. Quant aux parties vigoureuses du Ludus pro patria, j’avoue ne les goûter qu’à demi. Tout cela veut être grand et n’est que gros, souvent tapageur et vulgaire. C’est da patriotisme turbulent, qui sent les concours de gymnastique et les bataillons scolaires ; on dirait une allocution de M. Déroulède en musique.

Une œuvre colossale domine toutes les œuvres entendues cette année et depuis bien des années, c’est la messe en ré de Beethoven. Elle a déjà fait couler des flots d’encre ; elle en fera couler encore. Tant de gens ont voulu la prendre comme terrain de combat, voir en elle ainsi que dans la neuvième symphonie une sorte d’apocalypse, dont ils se réservaient l’intelligence et l’interprétation. La messe en , la neuvième symphonie, les derniers quatuors et les dernières sonates sont le patrimoine exclusif de certaine école qui défend qu’on admire ces œuvres-là, non pas moins, mais autrement qu’elle ne les admire elle-même. On veut établir que dans les dernières productions de Beethoven est forcément la beauté suprême et que le dernier effort du génie en est toujours le dernier terme ; en quoi l’on risque parfois de se tromper. Cela peut être vrai surtout pour les grands hommes morts jeunes : Raphaël, Mozart, parce que leurs dernières œuvres se trouvent être précisément des œuvres de maturité ; mais cela n’est pas vrai, par exemple, pour Michel-Ange : le Jugement dernier, postérieur au plafond de la Sixtine, lui est inférieur aussi. Cela n’est vrai non plus ni pour Corneille, ni pour Goethe, ni pour Hugo. Est-ce vrai pour Beethoven ? On peut en douter. Malgré ses innombrables et sublimes beautés, égales, supérieures si l’on veut, à toutes les autres beautés de Beethoven, la messe en n’a peut-être pas l’absolue perfection de telle ou telle symphonie : la Pastorale, l’Héroïque, le symphonie en ut mineur. Elle pèche par certains défauts, ou plutôt par certains excès, un peu comme le Jugement dernier, dont nous parlions plus haut, ou comme le finale de la symphonie avec chœurs.

On trouve dans la messe des abus de force, des longueurs, des obscurités d’intentions, des duretés et des aspérités vocales, enfin deux fugues, colossales, je le veux bien, mais écrasantes, dont la forme scolastique jure singulièrement avec la liberté du reste de l’œuvre. L’une termine le Gloria, l’autre, le Credo. M. Maurice Bouchor, dans une très intéressante et très enthousiaste brochure consacrée à la messe en , porte aux nues ces deux finales, surtout celui du Credo. « Il vaut mieux, dit-il, l’entendre que d’en parler. » Je ne le pense pas. J’aime encore mieux en parler, ou plutôt en entendre parler par M. Bouchor, sans toutefois être de son avis. « C’est, dit-il, une fugue énorme, une fresque bondée de personnages qui se mettraient tout à coup à chanter comme des possédés (mais possédés par un esprit divin) » ou à souffler dans une multitude d’instrumens extraordinaires… Que pouvait dire de ce merveilleux tumulte Berlioz, ennemi personnel de ce qui fait ma joie, et qui a écrit de si lourdes âneries sur les fugues finales des oratorios enchevêtrant leurs glorieux et interminables Amen ? Cette sorte de gaîté musicale fait périr d’ennui les pauvres hères que l’esprit de la fugue n’a pas éclairés. » — Hélas ! nous sommes de ces pauvres hères. Ne parlez pas de l’esprit de la fugue, de l’esprit qui vivifie, mais plutôt de la lettre qui tue. Les fugues du Gloria et du Credo sont construites, je le sais, selon toutes les règles de l’art ou de la science ; mais ces hurlemens successifs ou simultanés, ces vocalises vociférées, ce fracas mathématique, tout cela m’étourdit, m’anéantit et ne me touche point. In gloria Dei patris ! Non, non, je ne me figure pas Dieu le père dans une pareille gloire ! Entendre auprès de lui certaines mesures à voix nue, presque sans accompagnement, aussi désagréables que certain point d’orgue vocal de la neuvième symphonie ! Entendre ces si bémol tenus avec une cruauté impitoyable, et ces Amen rabâchés durant douze pages ! Ainsi soit-il, dites-vous ! Oh ! non, qu’il n’en soit pas ainsi !

Il est encore une autre partie de la messe qui nous échappe ; c’est la fin : le Dona nobis pacem. Beethoven avait, dit-on, inscrit en tête : Darstellend den innern und aüssern Frieden, expression de la paix intérieure et extérieure. Mais le morceau ne répond point à ce titre, à ce commentaire. Comme le finale de la neuvième symphonie, celui-ci nous déroute. La paix ! la paix ! répète constamment le texte, sans que la musique l’exprime ou la demande. La paix extérieure ! Une fanfare de trompettes, les appels pathétiques des voix, le trémolo de l’orchestre, tout cet épisode, le seul vraiment beau de la péroraison, veut sans doute représenter les menaces de la guerre ; mais bientôt le chœur reprend, sec, monotone, sans onction ni pitié, coupé par une page d’orchestre seul, toute hérissée de trilles inexplicables. On a parlé à ce propos du finale de la symphonie pastorale. Mais qu’on en est loin ici ! C’est dans ce dernier que nous verrions la véritable image de la paix et de la joie, de cette paix et de cette joie universelles que devaient souhaiter pour toute l’humanité l’âme généreuse et la noble pensée de Beethoven. Le voilà, le grand concert d’amour que lui faisait entendre son génie. Quelques paysans, dira-t-on, joyeux de voir finir un orage, et rien de plus. Oh ! si, beaucoup plus : l’univers entier heureux pour l’éternité.

Ces longueurs, ces obscurités de la messe en ré peuvent s’expliquer. Beethoven vieillissait lorsqu’il écrivit son œuvre, et de plus il était sourd. Il avait perdu avec le sens de l’ouïe le contrôle nécessaire de ses créations intérieures. L’homme, a-t-on dit, est une intelligence servie par des organes ; le génie de Beethoven était alors desservi par les siens. Il le sentait bien, le pauvre maître, le jour où, se promenant avec son ami Schindler le long du ruisseau où il avait trouvé l’andante de la symphonie pastorale, il écoutait avidement, hélas ! sans les entendre, les oiseaux d’autrefois.

Mais que les taches de la messe en ré ne nous en cachent point la splendeur ; qu’elles se perdent plutôt dans le rayonnement général d’une œuvre telle, qu’un seul homme a jamais été capable de la concevoir et de l’exécuter !

Kyrie eleison ! Christe eleison ! Seigneur, Christ, ayez pitié ! Que ce début de la messe catholique est significatif ! Comme il indique, dans la conception chrétienne, la souveraineté d’une idée primordiale : celle de notre misère. Beethoven a compris la différence des deux invocations, l’une au Seigneur, au Maître ; l’autre plus tendre, traînée douloureusement sur une sorte de vocalise lente jusqu’aux pieds du Christ, du Dieu fait homme pour les hommes. Tout cet exorde annonce dignement, par ses vastes proportions, par la noblesse de son style, une œuvre grandiose. Tour à tour le chœur et les solistes chantent : de l’ensemble de l’humanité se détachent quelques âmes d’élite, interprètes de la foule des âmes, demandant miséricorde pour elles-mêmes et pour la multitude.

Avec le Gloria, nous passons de l’homme à Dieu, à sa toute-puissance, qui contraste avec notre faiblesse. Le début est foudroyant, dialogué avec une rapidité et une vigueur superbes. Tout ici crie la force et la royauté divines. Quelle joie dans ces attaques successives ! joie presque guerrière, d’archanges qui portent le casque d’or et le glaive de feu ! In terra pax hominibus ! Aussitôt les cris s’éteignent et la paix descend lentement sur les hommes de bonne volonté. Puis louanges, bénédictions montent vers Dieu à toute volée ; mais, sur les mots Adoramus te plane une subite douceur, une crainte respectueuse. Après un soupçon de fugue s’élève un chant adorable, un chant d’amour et de reconnaissance, premier mouvement de tendresse au cours de cet hymne triomphal. Apres chaque épisode, la gloire, toujours la gloire, reparaît par des explosions soudaines, par de fulgurantes rentrées en ce beau ton de majeur qui domine la messe. La gloire en haut, et en bas la honte ! Toi qui portes les péchés du monde ! Qui tollis ! qui tollis ! Les mots répétés semblent plier sous le fardeau. Miserere, ô miserere, poursuivent les voix, et cette seule interjection ajoutée redouble étrangement l’angoisse de la prière. A travers des modulations admirables, porté par la psalmodie frissonnante des chœurs, le grand mot Miserere passe et repasse lentement. Hélas ! pourquoi faut-il que tant de beautés, et si dramatiques, aboutissent à une fugue aride !

La clé de voûte du gigantesque édifice est le Credo. Nous voici au cœur de l’œuvre, et au cœur de ce grand sujet : la messe catholique. Le Credo commence par une affirmation si fière, qu’on ne saurait discuter une croyance ainsi proclamée. Presque aussitôt se succèdent deux sublimes épisodes, les deux sommets de ce poème et de ce drame qui fut la destinée de Jésus, et les deux pôles de la foi : l’Incarnation et la Rédemption, la Naissance et la Mort de Dieu. Jamais peut-être Beethoven lui-même ne s’est élevé plus haut ; jamais il n’a rien écrit de plus admirable. Qui ne donnerait pour une seule de ces pages toutes les fugues d’hier et celles de demain ! Le voilà, le génie ! Il n’est pas dans les débris du passé, mais dans ces glorieux symptômes de l’avenir, dans ce verbe nouveau qui brûle ici les lèvres du plus grand entre tous les hommes qui aient jamais chanté. L’Incarnatus débute par une sorte de plain-chant étonné. Puis des frissons, comme des rides légères, courent sur l’orchestre, et tout doucement les mêmes paroles reviennent flotter dans l’air. Au-dessus du chant scintillent des trilles de flûtes qui donnent au tableau une grâce mystique. L’auditeur, selon le caprice de son imagination, peut entrevoir ici quelque lointaine adoration de bergers, ou l’ne de ces vierges d’or fin que salue un ange aux cheveux blonds.

L’Homo factus est se chante à pleine voix, sans crainte et sans humilité. Beethoven ne baisse pas la tête comme les fidèles à l’office. Il exprime fièrement la revendication du Christ par L’humanité, la mainmise de l’homme sur l’Homme-Dieu.

La Crucifixus est de la plus grande beauté. Sur des notes déchirantes, portées comme des sanglots, les quatre solistes traînent tour à tour le seul mot : Passus ! Il a souffert. L’orchestre, lui aussi, se traîne, fait avec les voix des dissonances poignantes, et le funèbre lamento aboutit à ces mots : Et sepultus est, murmurés avec horreur. Encore un dernier cri : Passus ! Cette souffrance a été si affreuse, qu’il faut la rappeler, même après qu’elle a cessé par la mort. Mais, cette fois, tout est consommé, et une sombre modulation ferme le divin tombeau.

Voici la résurrection, l’ascension et toutes les promesses de béatitude et de gloire qui terminent le Credo. Voici, après les pages dramatiques et descriptives, les pages dogmatiques et les grands chœurs bondissant d’allégresse. Voici la fameuse fugue Et vitam venturi sæculi. Amen. Beethoven, dit-on, s’est battu avec elle durant des nuits entières. Pendant qu’il la composait, on l’entendait hurler et frapper du pied. Il aurait mieux fait de ne pas provoquer le monstre. Ces pages sont terribles, même à entendre, et par momens tout à fait horribles. Les voix grincent, râpent, raclent les unes contre les autres comme des machines mal ajustées ; c’est de la musique d’engrenages qui vous broie et vous déchire.

Comme après cela le Sanctus est le bienvenu, ce Sanctus calme, psalmodié doucement par des êtres qui vivent dans l’éternel repos ! A la fin de la ritournelle d’orchestre, avant le premier appel : Sanctus ! une même note répétée plusieurs fois, et de la manière la plus simple, donne la sensation d’un immense espace où des milliers de voix se transmettraient à l’infini l’hymne angélique.

Le célèbre Benedictus nous a un peu déçu. On est délicieusement ému d’abord par cette phrase suave du violon solo qui descend peu à peu des hauteurs, par ce rythme de l’accompagnement qui tombe, tombe sans cesse d’une chute régulière et lente ; mais le morceau dure trop. La phrase mélodique, déjà longue par elle-même, s’allonge encore et semble revenir en arrière au lieu d’avancer. Certaines modulations manquent de charme, et puis les voix montent trop, et le violon aussi. Il finit par grincer à des hauteurs périlleuses, où les sonorités perdent tout moelleux, s’amincissent jusqu’à la maigreur et à l’aigreur.

Mais l’une des merveilles de la messe, celle qui la termine pour les profanes encore rebelles comme nous aux beautés du Dona nobis pacum, c’est l’Agnus Dei. Ici Beethoven a développé avec largeur l’idée, le sentiment plutôt du mot : miserere, seulement indiqué dans le Gloria. Ici des pages entières appartiennent à ce grand mot douloureux. Bassons et cors esquissent une lugubre ritournelle ; puis la voix de la basse exhale la première une plainte désolée. Le contralto la reprend, puis le ténor, chacun dans une tonalité différente ; le chant de la femme est le plus déchirant, le plus éperdu. L’orchestre l’enveloppe de grands remous sonores, et la foule supplie tout bas, courbant la tête sous les appels désespérés du soprano. Et cette immense douleur demeure toujours noble et flore, sans colère ni haine ; c’est la douleur de la sonate en ut dièze, la seule que Beethoven ait jamais connue.

Comme cet homme a souffert ! comme il a compris la souffrance de l’humanité ! comme il s’en est chargé pour la porter à Dieu ! La messe en est une œuvre de douleur et de pitié plus encore qu’une œuvre de foi. Le Kyrie, l’Agnus du Gloria, le Crucifixus, le grand Agnus Dei, le dernier Agnus du Dona nobis pacem, autant de cris de misère, autant d’appels à la miséricorde. C’est surtout par cette grande idée de la souffrance, idée fondamentale du christianisme, que la messe est profondément religieuse.

Et maintenant est-elle d’un chrétien au sens strictement orthodoxe ? On sait que non. Beethoven était surtout déiste. Il avait écrit de sa main et gardait toujours près de lui certaines maximes plutôt philosophiques que chrétiennes. Mais qu’importe ? Il n’est pas nécessaire que l’artiste éprouve un état d’âme pour le rendre ; il peut comprendre sans ressentir. L’orthodoxie de la messe, sinon de l’auteur, est du moins hors de cause. Le Credo, par exemple, est assuré comme celui qui sortirait des lèvres d’un confesseur ou d’un martyr. Quant au dogme du Christ et de la Rédemption, le début seul du Benedictus, cette mélodie tendre et compatissante, attesterait chez Beethoven la croyance que jadis quelqu’un vint au nom du Seigneur, et que celui-là promit la fin de toute peine. Dans la pensée du maître, celui-là, qui était-il ? Un homme, le plus grand de tous, ou un Dieu ? Beethoven aurait peut-être dit avec Carlyle, parlant de Jésus : « Le plus grand de tous les héros, c’en est Un, que nous ne nommerons pas. Qu’un silence sacré médite cette matière sacrée. »


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir, dans la Revue du 15 septembre 1887, la Religion dans la musique.