Revue musicale - Les Maîtres chanteurs de Richard Wagner

Revue musicale - Les Maîtres chanteurs de Richard Wagner
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 454-466).




REVUE MUSICALE



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Théâtre de la Monnaie de Bruxelles : les Maîtres-Chanteurs, comédie musicale en 3 actes et 4 tableaux, poème et musique de Richard Wagner, version française de M. Victor Wilder.


On se demande depuis deux mois entre musiciens : — Avez-vous été à Bruxelles ? comme entre mahométans : — As-tu été à La Mecque ? Il n’y aura pas cette année, paraît-il, de grand jubilé à Bayreuth ; il faut se contenter des petits pèlerinages d’occasion. Le voyage de Bruxelles est agréable ; la ville est hospitalière et le théâtre bon. Les Belges sont fiers de leur Opéra et peuvent l’être. N’est-ce pas d’eux, en ce moment, que nous vient ou nous revient notre musique ? Ils ont entendu avant nous Hérodiade et Sigurd. Comme nous n’entendrons probablement pas après eux les Maîtres-Chanleurs, nous avons voulu les écouter chez eux. Nous l’avons fait avec curiosité, avec bonne volonté. Nous assistions pour la première fois à la représentation d’une œuvre complète de Wagner.

Les Maîtres-Chanteurs ne sont pas un opéra, mais un opéra-comique, ou plutôt une « comédie musicale, » d’après leur titre officiel. Comme Corneille, comme Shakspeare, Wagner a voulu, dit-on, se détendre et s’égayer au moins une fois. Là, comme partout ailleurs, il a été son propre librettiste. L’indissoluble liaison de la parole et de la musique est un des grands points, peut-être la loi capitale du système wagnérien. Nulle collaboration ne pouvait l’assurer ; il fallait l’identité du poète et du musicien. Wagner l’a réalisée. Pour ne pas séparer ce que le dieu a uni, la critique, dans l’examen de l’œuvre entière, doit faire la part égale à la musique et à la poésie.

Un chevalier allemand, Walther de Stolzing, aime une jeune Nurembergeoise, Éva, fille de Pogner. La belle ne sera donnée par son père qu’au vainqueur du concours musical et poétique qui va s’ouvrir. Walther se met aussitôt sur les rangs. Il entre en lutte avec un vieillard ridicule, musicien, et, comme lui, épris d’Éva. Il échoue d’abord, mais grâce à la protection, aux conseils du cordonnier Hans Sachs, le véritable héros de la pièce, il finit par triompher. Il est proclamé maître-chanteur et mari de Mlle  Pogner devant tout le petit commerce de Nuremberg, aux acclamations des boulangers, des fourreurs, des ferblantiers, des étameurs, des épiciers, des tailleurs, des savonniers, des chaussetiers et des chaudronniers.

Voilà la pièce telle que nous l’avons comprise à la représentation : les Maîtres-Chanteurs, ou le Bon savetier. Nous ne sommes plus dans la mythologie de Parsifal ou de la Tétralogie, dans la légende héroïque du Tannhäuser ou de Lohengrin. La chevalerie fait place à la cordonnerie. Maîtres-chanteurs ou maîtres-bottiers ? Nous nous y sommes mépris nous-mêmes, au moins dans le détail. Nous avions vu là plus de savetiers qu’il n’y en a en réalité. Tous les personnages principaux ne sont pas du métier : Pogner est orfèvre et Beckmesser greffier. Le premier acte est le plus terrible. Peut-être ne s’achèverait-il pas sur une scène française ; avant la fin, la salle serait désertée ou le public affolé. En écoutant cet acte, en le voyant, on sent dans sa plénitude l’ennui wagnérien, l’inexorable ennui, comme disait Bossuet. Les premières mesures pourtant sont intéressantes. Quand le rideau se lève sur l’église Sainte-Catherine, les fidèles sont assemblés et prient. Il y a là un choral sonore et franc. Éva est à son banc et Walther la contemple amoureusement. L’orchestre et l’orgue se répondent ; les violoncelles gémissent et se passionnent, tandis que le plain-chant continue. C’est beau, mais c’est court. Éva se lève et le jeune homme l’aborde. Quelle première rencontre ! Une suite de phrases étranglées, de mots notés au hasard, comme un dialogue de hoquets ! Ah ! la rencontre de Faust et de Marguerite, de Juliette et de Roméo !

Bientôt accourt une bande de gamins menée par un grand garçon qui joue avec une boulette de papier attachée au bout d’une ficelle. Voilà qui est allemand, echtdeutsch. C’est David, l’apprenti de Sachs, un sous-bottier, un sous-maître chanteur, amoureux de Madeleine, la nourrice d’Éva. Encore echtdeutsch, le goût des nourrices ! Les gamins disposent la sacristie pour la réunion préparatoire au concours. Ils apportent les bancs, le fauteuil du président, celui des candidats à la maîtrise, et une sorte de guérite bizarre, d’appareil à douches circulaires, fermé de rideaux où doit se cacher le marqueur. Le marqueur est chargé de relever sans pitié dans le chant des concurrens les fautes contre les règles de la prosodie et de la musique, les manquemens aux vieilles lois de la tabulature : leges tabulaturæ. Ces lois, il faut, pour passer maître, que Walther les observe, et l’aimable David les lui explique ainsi :


          D’abord, suivant quels modes
          Faut-il chanter ses vers ?
          Autant d’espèces d’odes,
          Autant de tons divers :
Le bref, le long, le traînard, la tortue,
La plume d’or, l’écritoire d’argent ;
L’azuré, l’écarlate et le vert de laitue,
L’aubépin parfumé, le plumage changeant,
Le tendre, le badin et les roses fleuries,
Le ton galant et le mode amoureux,
Le romarin, la reine des prairies,
Les arcs-en-ciel, le rossignol joyeux,
Le mode anglais, la tige de cannelle.
Les pommes d’or, la fleur de citronelle,
La grenouille, le veau, le gai chardonneret,
          L’ivrogne qui chancelle.
L’alouette des blés, le chien d’arrêt.
          Les plaintes de la tourterelle,
La peau de l’ours, le pélican fidèle,
          Enfin, le cordonnier modèle.


Voilà l’esprit allemand, la gaîté germanique ! Voilà ce qui devait nous plaire. Voilà l’œuvre wagnérienne dont nous étions, en France, le moins éloignés, le moins indignes. Nous l’aimerions, disait-on, comme une fantaisie charmante, comme un sourire, et le sourire d’un homme tel que Wagner est sans prix. Il raille, paraît-il, il raille finement la routine de l’école et le pédantisme classique. Mais le pédant, c’est lui-même : c’est lui qui nous écrase et nous assomme avec le pavé de l’ours.

Wagner homme de théâtre ! Wagner réformateur dramatique ! Mais ce premier acte entier est la négation du théâtre. Ils le sentent, les pauvres enfans qui jouent à saute-mouton dans le fond de la sacristie. Ils n’écoutent pas un mot, pas une note de cette effroyable causerie, et le public voudrait bien en faire autant. Mais voici les maîtres, les maîtres dits chanteurs. Toujours l’ironie, et l’ironie allemande ! Ils prennent place sur les bancs et la conversation de tout à l’heure se généralise : même sujet et même ton. Deux partis se forment : l’un favorable, l’autre hostile à Walther, et l’on regrette amèrement le premier finale de l’Africaine, la délibération du concile. Je vous épargne les détails : la lecture des leges tabulaturæ, les ébats de Beckmesser derrière ses rideaux, la discussion générale, et finalement l’échec du candidat. Signalons seulement l’air que chante Walther : Voici ce qu’avril dit aux bois. Il ne vaut peut-être pas un autre chant analogue, celui de la Walkure, mais il a de l’expression et de la chaleur ; il respire la jeunesse et les ardeurs printanières. Tout le reste est un abominable chaos.

Au second acte, nous sommes dans une rue de Nuremberg, entre la maison de Pogner et l’échoppe de Sachs. Il y a là encore une heure de musique pénible. Trois interminables dialogues : le premier entre Pogner et sa fille, le second entre Sachs et Éva, le troisième entre Éva et Walther ; nous ne saurions les distinguer. Éva craint que son cher Walther n’échoue au concours définitif comme à l’épreuve préparatoire. Le bon savetier la rassure ; mais elle croit plus prudent de se faire enlever. Heureusement, Sachs l’arrête, et les deux amoureux s’assoient sagement sous un tilleul. Bientôt, on sonne le couvre-feu, complainte lamentable dont la dernière note voudrait être comique et n’est que fausse. Ce couvre-feu, comme celui des Huguenots, auquel il ressemble seulement sous ce rapport, est le signal d’un tapage nocturne. Beckmesser arrive pour chanter sous les fenêtres d’Éva. Ici, nous désarmons, et de grand cœur : cette sérénade est charmante, et le finale qui la suit traité de main de maître. David, l’apprenti, croyant que le greffier en veut à la nourrice, accourt avec un bâton et rosse le vieux. Les cris de Beckmesser attirent toute la rue aux fenêtres. Étudians, bourgeois descendent sur la place et la mêlée devient générale. Le malheureux passe et repasse toujours fustigé, toujours hurlant. La sérénade aussi passe et repasse à travers l’orchestre, toujours vive et toujours moqueuse. Voilà un finale excellent, plein d’entrain et de variété, sans longueur ni lourdeur, voilà du théâtre et de la musique. Comme disait Ingres de Delacroix : « Quand on peut faire si bien, pourquoi faire si mal ? » Pourquoi ? Mais hélas, par principe, par système ; on le dirait du moins. Le beau, dans les Maîtres-Chanteurs, est l’exception ; il confirme la règle, qui est le laid.

Au début du troisième acte, on retrouve le laid, et presque le ridicule. Le jour de la Saint-Crépin, — pardon, de la Saint-Jean, — l’apprenti vient souhaiter la fête à son patron avec un bouquet et un saucisson. Cependant, à des dialogues monotones succède une superbe romance du ténor : L’aube pleurait ses perles dans les roses, un second rayon de printemps dans cette froide partition. La phrase est vibrante, elle a de l’essor, et tout à l’heure le jeune homme devra sa victoire définitive à ce chant vraiment inspiré, Malheureusement, après cet éclat de passion, quelles puérilités encore ! La candeur allemande est parfois trop naïve et trop bourgeoise. Éva, toujours amoureuse, toujours inquiète, ne se plaît qu’auprès de Sachs, son confident. Elle vient le trouver dans sa boutique, avant d’assister au concours, et comme il

l’accueille avec un compliment sur sa parure :


Maître, pas tant de flatterie
Et point de compliment banal ;
Ma robe est peut-être jolie,
Mais mes souliers me vont très mal.

                    SACHS.

Méchans souliers !.. Eh ! chère belle,
Il eût fallu les essayer.

                    ÉVA, avec intention.

Maître, j’ai cru qu’à votre zèle
Sans crainte on pouvait se fier.

                    SACHS, feignant de ne pas comprendre.

Qu’y manque-t-il ? Voyons, il faut
Que je découvre le défaut.

                    ÉVA.

Quand je m’arrête, ce n’est rien ;
Faut-il marcher, ça va moins bien.

                    SACHS.

Allons, mignonne, sur ce banc,
Mets ton joli peton d’enfant.
                    (Elle met son pied sur l’escabeau.)
Te serrent-ils ?

                    ÉVA, hésitant.

                    Ils sont trop larges.

                    SACHS.

Bon ! Tu me fais, je crois, des charges !
Ils vont très bien.

                    ÉVA, même jeu.

                    Ils sont étroits !
Je sens qu’ils m’écrasent les doigts.

                    SACHS, tâtant à gauche.

Ici ?

                    ÉVA, montrant la droite.

Non là !

                    SACHS.

Sous l’empeigne, peut-être ?

                    ÉVA.

Près du talon.

                    SACHS, avec surprise.

                      Que me dis-tu ?


                    ÉVA, impatientée.

                    Mais, maître.
Vous devez bien sentir
Ce qui me fait souffrir.

                    SACHS.

Mais comment sont-ils à la fois
Et trop larges et trop étroits ?


On le voit ; nous ne sommes plus dans la légende ; c’est la nature qui parle ainsi. Ces personnages sont Vivans ; ils sentent, surtout ils souffrent comme nous. Qui n’a connu la torture d’Éva ? Comme on comprend le cri de soulagement qui lui échappe lorsqu’elle a ôté son soulier ! Walther paraît à ce moment. En voyant le cordonnier aux genoux, non, aux pieds de sa bien-aimée, le bon Walther comprend tout de suite. Aucun soupçon ne l’efïleure : la posture de Sachs n’a rien que de professionnel. Ébloui par ce pied déchaussé, le chevalier s’exalte. Il reprend sa romance ; Éva l’écoute en extase. Mais le bon Sachs a forcé la bottine. Éva la remet sans peine, et quand le pauvre artisan, tout ému, lui demande :


Dis-moi, mon cher trésor,
Si tu souffres encor ?


elle éclate en sanglots et se laisse tomber dans les bras de son cordonnier.

Allégorie charmante, direz-vous ; prétexte ingénieux d’Éva pour parler de son amour ; de Sachs, pour ménager une entrevue aux deux amans. Mais le prétexte est mal choisi ; l’idée manque de grâce, au moins de grâce française. Nous ne pouvons admettre qu’on fasse ainsi du sentiment à propos… de bottes. Heureusement cette parodie de Cendrillon s’achève par une page qui serait belle partout, et qui semble magnifique ici : un quintette vraiment musical, vocal même, un peu traité dans la meilleure manière italienne. L’idée est large et l’ensemble est d’une superbe envergure. On accueille ce quintette avec joie, presque avec transport. Hélas ! après cet éclair passager, la nuit se fait plus obscure, et ne se dissipe pas. La dernière scène, le concours définitif, est un de ces ensembles plus bruyans que puissans dont Wagner abuse ; une suite de chœurs et de marches. Orchestre sur le théâtre, défilé, rien n’y manque, hormis le génie. Ce finale, au bout de cette œuvre fatigante, porte le dernier coup.

Une pièce plus qu’insipide, une musique souvent plus qu’ennuyeuse, qui parfois intéresse par sa valeur technique et son procédé merveilleux, mais qui n’émeut presque jamais par sa beauté pure ; telle a été sur nous l’impression générale des Maîres-chanteurs.

Vous n’avez compris, nous dira-t-on, ni la pièce, ni la musique ; vous l’avouez vous-même, certains détails vous avaient échappé. C’est vrai; mais depuis la représentation nous avons acheté le livret, nous avons médité les brochures qui doivent servir de « guide à travers la partition. » Les œuvres de cette difficulté ne se livrent pas tout de suite, ni toutes seules : il leur faut un commentaire, une glose. Nous avons tout subi : notices, pièces explicatives et justificatives. Mais il y a des choses qui ne s’expliquent ni ne se justifient. Nos études ultérieures n’ont fait que confirmer notre premier sentiment. Nous savons maintenant les raisons de notre opinion.

Nous n’avions saisi de l’œuvre que le dehors et la forme concrète ; l’essence, l’âme nous avait échappé. Il s’agit bien des amours de Walther et d’Éva ! Wagner n’est pas homme à se contenter d’un anthropomorphisme aussi grossier. Traiter des passions humaines ! Faire des personnages humains, fût-ce des bottiers ! Mettre en musique autre chose que l’idée pure ! Il lui faut l’abstraction, le symbole, la philosophie. Sachez qu’il a trouvé le germe de sa comédie musicale dans un opuscule du xvii intitulé : De sacri Romani imperii libéra civitate Noribergensi Commentatio. Accedit de Germaniæ phonascorum (Meistersinger) origine, præstantia, utililate et institutis, sermone vernaculo Liber. Altdorfii Noricorum, typis impensisque Jodoci Wilhelmi Kohlesii (1697). Apparemment personne en Allemagne n’ignore ce petit livre : il doit être plein de sujets d’opéras comiques.

Ainsi les Maîtres-Chanteurs ne sont pas seulement la pièce assez pauvre que nous avions cru comprendre, et que nous avons racontée, une médiocre apologie de la cordonnerie, l’exégèse de la chaussure. Il paraît qu’ils symbolisent le triomphe de l’inspiration sur la formule, du génie sur la routine. Ils visent à l’allégorie, même à l’autobiographie. Il se pourrait que Walther représentât Wagner lui-même, le génie longtemps méconnu, mais enfin triomphant. La défaite de l’obscurantisme, voilà le sujet de l’opéra : à peu près celui d’Excelsior, le ballet italien, mais plus dissimulé.

Une fois engagé dans cette voie, on ne s’arrête plus, et les admirateurs de Wagner expliquent à fond l’œuvre du maître : « Les Maîtres-Chanteurs, disent-ils, sont, de toutes les conceptions de Wagner, sinon la plus grandiose par ses proportions, la plus universellement humaine par sa simplicité, la plus profonde par son symbolisme, du moins la plus large, la plus compréhensive par la variété des sentimens et des passions, certainement la plus féconde par la portée de son influence directe… Par les Maîtres-Chanteurs, Wagner a sur son siècle une prise immédiate : dans cette galerie de portraits si individuels, dans cet assemblage de caractères si contrastés, si vivans, les artistes de la génération nouvelle, qui se sentent l’étoffe de poètes-musiciens, trouveront le modèle le moins tyrannique pour leur originalité propre, la formule la plus vaste, la plus souple qui puisse convenir à leurs aspirations personnelles et se prêter aux expériences les plus diverses. J’en suis persuadé, continue M. Camille Benoît[1], en France surtout, l’heure est venue de regarder Wagner en face, d’envisager avec une résolution virile les problèmes qu’il a posés… et résolus. »


Oh ! oh ! oh ! celui-là ne s’attend point du tout !


Les problèmes que Wagner a posés et résolus ! Mais l’on ne parlerait pas autrement de Newton et de l’attraction universelle ! Voilà donc le ton auquel il faut se hausser pour célébrer ce réformateur, ce Messie ! Soit ; envisageons Wagner en face. Vous avez raison : il faut pour cela une résolution virile. Aussi bien, il y a longtemps que cet engouement nous fatigue et que cette idolâtrie nous irrite.

Wagner et ses adeptes ne discutent guère avec leurs contradicteurs ; ils les méprisent. Nulle école n’est plus intolérante, plus dédaigneuse de qui l’attaque ou ne la défend qu’à demi. Wagner est un maître au sens le plus rigoureux du mot. Ses disciples, qui sont ses esclaves, menacent de devenir nos tyrans. Vivant, il en imposait ; mort, on nous l’impose ; mais qu’il soit permis au moins de protester contre ce despotisme posthume[2].

Il ne s’agit pas seulement d’une œuvre, mais d’une idée. Avec Wagner, il faut élargir la discussion. Cet homme est tout d’une pièce, comme ses ouvrages. En lui tout se tient et l’on peut, à propos des Maîtres-Chanteurs, s’expliquer sur l’ensemble du système. Cette partition, au goût de ses dévots, est une des meilleures du maître. Personne ne la récuse comme œuvre de jeunesse ou de décadence. Elle est le fruit du génie wagnérien dans plus sa glorieuse maturité.

Du génie ! Eh oui, Wagner en a eu. Nous le disons bien vite et bien haut, pour n’être accusé ni d’aveuglement ni de parti-pris. Comme le cavalier du chemin de Damas, il a parfois été terrassé par des clartés victorieuses ; il a entendu le cri de la beauté éternelle : Pourqjoi me persécutes-tu ? Parfois, en dépit des combinaisons, des complications, l’idée générale a jailli, spontanée, irrésistible. Elle a tout brisé, le système, la théorie ; et le dieu, longtemps outragé, s’est fait glorieuse justice. Wagner a su être l’égal des plus grands, même par l’inspiration. Certaines pages du Tannhäuser, de Lohengrin, sont peut-être immortelles. Si nous les signalions, sans doute les wagnériens véritables riraient de notre admiration pour celles-là comme de notre indignation contre les autres. Tannhäuser, Lohengrin, du moins ce que nous en aimons, ce n’est pas encore, ou ce n’est plus du vrai Wagner. Le vrai Wagner serait-il, comme le vrai choléra, celui dont on meurt ? L’ouverture du Tannhäuser, le chœur des pèlerins, le septuor du premier acte, la marche, tout cela pourrait être de Meyerbeer. Les moyens matériels sont plus puissans, l’orchestre est plus nombreux et plus divisé, mais il n’y a là ni réforme ni révolution. De même dans Lohengrin, si directement inspiré de l’Euryanthe de Weber, le premier acte, l’interrogatoire d’Elsa, l’arrivée du chevalier au cygne, les préludes d’orchestre, la marche nuptiale, le début du grand duo d’amour, toutes ces beautés-là, qui sont de premier ordre, ne sont pas exclusivement wagnériennes. Elles s’ajoutent aux beautés connues et aimées, elles ne les contredisent pas.

Depuis Tannhäuser et Lohengrin, Wagner a marché. Il a poussé à l’extrême, à l’absurde, les idées dont il s’est entêté. Il a un système, cela dit tout ; un système comme les philosophes. On est wagnérien comme on est hégélien ou spinoziste ; pas épicurien, par exemple ! car cette école est austère, ennemie de la joie et de la grâce. La vérité, voilà, paraît-il, le fond du système. Wagner l’a, dit-on, versée à flots sur la musique dramatique, qui vieillissait dans la routine et la convention.

Mais d’abord l’art doit exprimer la beauté plus que la vérité. Les deux objets ne sont pas identiques. Le vrai peut être laid et le beau n’être pas vrai. Les chefs-d’œuvre sont-ils autre chose parfois que de sublimes mensonges ? L’art vit de la fiction autant que de la nature. Si vous proscrivez la fiction, il faut supprimer l’art tout entier. La tragédie : fiction, car dans la nature on ne parle pas en vers ; l’opéra : fiction, car dans la nature on ne chante pas, sauf les oiseaux, qui chantent sans paroles. Les marbres de Phidias, les vierges de Raphaël, fictions ! Fictions que ces beautés surhumaines, surnaturelles. Wagner, au fpnd, le sentait et, sous prétexte de détruire, il n’a que changé.

Qu’y a-t-il donc de vrai chez lui ? Ses poèmes ? La Légende du Saint-Graal ou les Règles de la tabulalure ? Il nous parle de vérité ; mais ses livrets sont des énigmes ou des niaiseries, ses héros des pantins. Et son héroïne, l’Éva des Maîtres-Chanleurs ? Je ne crois pas qu’il existe pour une femme un rôle plus ingrat, plus dépourvu de grâce et de tendresse que celui de cette poupée de Nuremberg.

Au moins, disent les wagnériens, on ne niera pas chez Wagner la vérité de l’expression musicale. L’unité de la parole et de la musique va chez lui jusqu’à l’identité. Cette musique se passerait de mots ; sans leur secours, elle exprimerait avec la même précision les plus délicates nuances des idées ou des sentimens. Hélas ! à la représentation des Maîtres-Chanteurs, nous avions pour nous, j’allais dire contre nous, paroles, musique, décor, pantomime et, vous le savez, nous n’avons pas tout compris. Nous pouvons, dites-vous, tout mettre en musique. Mais il y a des choses qui ne se mettent pas en musique : la grammaire, la table des logarithmes ou les leges tabulaturæ.

Enfin, est-ce la vérité que cet autre élément du système wagnérien, la subordination des voix aux instrumens ? Faut-il placer, comme disait Grétry, la statue dans l’orchestre et le piédestal sur la scène ? Faites plus alors : baissez le rideau. Aussi bien vos pièces insipides et vos chants discordans nuisent parfois à l’intérêt de votre accompagnement. Baissez le rideau, fermez le théâtre, ne faites plus que de la musique symphonique. La musique dramatique n’est pas votre affaire, et vous, qui prétendez la renouveler, vous finiriez par la détruire.

Non, votre art n’est pas plus vrai que le nôtre, mais il est plus laid. Cette musique des Maîtres-Chanteurs n’est pas seulement ennuyeuse, elle est laide. Elle manque à toutes les lois du beau tel que nous le comprenons. Une comparaison donnerait peut-être aux gens qui ne sont pas musiciens l’idée d’une partition de Wagner. Qu’ils s’imaginent un livre de trois cents pages. Le livre se divise en trois chapitres, et c’est la seule division. Ni paragraphes, ni ponctuation ; pas un alinéa, pas un point ni une virgule.

Les wagnériens ont raison : on ne peut juger que par l’ensemble une œuvre de leur maître, mais on peut la juger différemment. Des fragmens de Wagner sont parfois sublimes, un opéra tout entier est accablant. Wagner a remplacé les duos, les trios, les ensembles clairs et définis par une déclamation qui semble notée à l’aventure, par une mélopée insaisissable. Il a détruit plus que la formule : la forme elle-même. Deux choses capitales manquent à cette musique : le rythme et la tonalité. L’un et l’autre changent parfois à chaque mesure. De là pour l’oreille et pour l’esprit une inquiétude constante. Il faut de l’inattendu, mais pas à ce point. Presque toujours avec Wagner l’idée tourne court et la phrase aussi. La pensée est hachée et le style haletant. Une heure durant, la mélodie se brise, les cadences se dérobent ; rien ne se développe, rien ne conclut. Comme il est vrai que cette musique ne commence pas, qu’elle ne finit pas non plus, mais qu’elle dure ! Elle dure longtemps, hélas ! Elle est impitoyable ; elle vous tient et vous tenaille. On ne peut fuir l’orchestre déchaîné, les violons dont l’archet mord les cordes, les pesantes gaîtés du basson, les voix tourmentées, torturées, la complication et l’enchevêtrement de cette polyphonie terrible. L’ennui fait place à la fatigue, à la pénible sensation que donne la laideur ; puis vient l’agacement, presque l’exaspération. Mais il faut être patient avec cette musique, parce qu’elle est éternelle : patiens quia æterna.

Patient, nous le sommes ; pas assez, dit-on. Cette musique-là, c’est comme l’équitation. Quand on est tombé de cheval, on remonte et l’on finit par se tenir : affaire d’habitude. On peut s’habituer à tout, mais on ne doit pas s’habituer à certaines choses. Le laid est de ces choses-là, — comme le mal.

Entendre une fois les Maîtres-Chanteurs ne suffit pas pour les connaître à fond, mais cela nous suffit pour ne plus vouloir les entendre. Il n’y a pas là pour nous de secrets à pénétrer, pas de beautés mystérieuses qu’on entrevoit avant de les comprendre. Les ronces et les halliers défendent les abords du palais ; mais ne nous déchirons point inutilement à leurs épines : le palais est vide et l’on n’y trouverait pas la Belle au bois dormant.

À s’obstiner avec les Maîtres-Chanteurs, on ne gagnerait rien. En eux, les belles choses, comme les autres, frappent tout de suite. Pourquoi, si l’œuvre est homogène, pourquoi ne s’impose-t-elle pas dans son ensemble, tout aimable ou tout odieuse ? Pourquoi n’applaudissons-nous pas toujours, comme vous ? Pourquoi, vous-mêmes, applaudir toujours, tantôt avec nous, tantôt contre nous ? Entre le Wagner que nous admirons et celui que nous ne pouvons souffrir, entre l’homme de génie et l’homme de système, il y a plus que de la différence, il y a opposition. Sans comparer Wagner à lui-même, qu’on le compare à des maîtres que nul ne conteste, même ses plus farouches sectaires. Laissons Meyerbeer ; laissons Mozart, qui les ferait sourire ; Rossini, qui les ferait rire ; prenons Gluck. Bien osé qui récuserait celui-là ! Si la beauté musicale et dramatique est dans Orphée et dans Iphigénie, elle n’est pas dans les Maîtres-Chanteurs, ou elle n’y est que rarement. On ne peut admirer sans contradiction des œuvres aussi diverses. Mais, selon les wagnériens, la beauté suprême n’est peut-être, comme Dieu selon Hegel, que la conciliation des contradictoires. Non-seulement ils concilient Wagner et Gluck ; mais, pour eux, l’un procède de l’autre. Wagner tient de Gluck la justesse du sentiment dramatique, la vérité de l’expression. Il a approprié aux temps modernes l’art sublime du vieux maître ; il a été le musicien antique des « pensers nouveaux. »

Ici la discussion devient presque impossible, tant les deux opinions sont éloignées.. Il y a entre Wagner et Gluck un abîme, mais rien ne saurait démontrer qu’il existe, car on ne tombe pas matériellement dans ces abîmes-là. Gluck aime à développer comme un cortège antique de grandes et nobles lignes, Wagner les brise ; Gluck est simple, Wagner, compliqué ; Gluck est lumineux, Wagner obscur. Rappelez-vous d’augustes mélodies : la plainte d’Orphée ou les adieux d’Iphigénie, l’ampleur de ces périodes, la majesté de cette déclamation. Rien de pareil dans Wagner, dans son récitatif inégal et boiteux, dans ses motifs à peine indiqués, jamais achevés.

Quel bruit encore à propos de ces motifs ! Comme si Wagner avait inventé la personnification musicale de ses héros ! La persistance d’une idée, son développement, son retour ingénieux ou saisissant, les mille nuances par lesquelles elle peut passer, tout cela était connu. Ici comme toujours, Wagner a exagéré, insisté pesamment. À la fin de chacun de ses opéras se dresse le catalogue raisonné des Leitmotive avec leur justification philosophique. Et quels motifs! Non pas des phrases suivies, clairement saisissables, mais le plus souvent des tronçons, des lambeaux de mélodies qui passent inaperçus, imperceptibles. Il y a, paraît-il, quatorze de ces motifs dans les Maîtres-Chanteurs. Tout finit par être motif : le plus pauvre embryon musical, trois ou quatre notes assemblées au hasard. Le motif de la Saint- Jean n’en a que cinq ; il est tout petit, mais, pour qui sait l’entendre, il vaut le fameux quoi qu’on die. — Ce n’est pas tout ; il y a plusieurs catégories de motifs. Ainsi le motif d’amour de Walther doit se diviser en trois sous-motifs gradués : 1° motif de l’amour naissant ; 2° motif de l’ardeur impatiente ; 3° motif de la passion déclarée. De même, le motif de Sachs poète et musicien, n’est pas le motif de Sachs cordonnier : motif artistique et motif professionnel. Enfin, tout est perdu si l’on ne sépare soigneusement les motifs des développemens. « Les motifs expriment l’essence, la nature spéciale des êtres et des choses ; ils sont d’ordre contemplatif, statique. Les développemens expriment les modifications, les altérations, les transformations morales ou physiques ; ils sont d’ordre actif, dynamique. » Voilà qui dépasse tout! Nous ne pouvons plus suivre. « Lorsque les élèves ne comprennent plus le professeur, a dit Voltaire, et que le professeur ne se comprend plus lui-même, alors c’est de la métaphysique, » — ou de la musique, si la musique est ce que vous dites.

C’est de celle-là pourtant que M. Schuré écrivait naguère : « Cette musique agit sur l’âme sans que la réflexion s’en mêle, pourvu que l’on s’abandonne à l’impression. » Pourquoi faut-il que notre impression soit différente? Nous ne demanderions pas mieux que d’être charmés, émus, transportés comme vous par vos rêves dans les forêts de hêtres séculaires « où le soleil printanier jette ses traînées lumineuses, et qu’agite seulement un léger murmure de la brise. » Tout cela, c’est de la poésie allemande. Nous aussi, nous l’avons sentie, cette poésie. Nous avons entendu l’harmonie de vos grands arbres, respiré le parfum de vos tilleuls et des violettes de vos prairies. Mais ce n’est pas sous le poids des Maîtres-Chanteurs, c’est sur les ailes du Freischütz, ce chef-d’œuvre du vrai musicien de la poésie allemande, de Weber, que vous ne sauriez ni faire oublier ni faire revivre. — Hélas !

 
Meurs, Weber, meurs couché sur ta harpe muette !


Cette Allemagne qu’il avait montrée aussi claire que les yeux de ses jeunes filles, aussi forte que les bras de ses chasseurs, qu’est-elle devenue ? Elle a perdu sa grâce et sa simplicité. De savante, elle s’est faite pédante. Elle se plaît dans le labeur et la peine ; elle n’aime plus que ce qu’elle ne comprend pas. Il faut, dit-on, pour apprécier Wagner, l’entendre dans son pays : dans un théâtre allemand, chanté par des Allemands, devant un public allemand. Faut-il aller jusqu’au bout ? Faut-il se faire Teuton jusqu’aux moelles ?

Il y a parfois entre les peuples des dissidences naturelles de goût et presque des antipathies de tempérament esthétique ; mais la gloire des grands hommes est de les réconcilier dans l’admiration unanime des chefs-d’œuvre universels. La Descente de Croix, de la cathédrale d’Anvers, la Madone de Saint-Sixte, l’Orphée de Gluck, le Freischütz de Weber ne sont ni flamands, ni italiens, ni allemands ; ils sont humains, ou peut-être divins. Mais, à côté du génie universel, gardons et respectons notre génie particulier. Que l’amour ou l’amour-propre national de nos voisins ne les égare pas. Surtout ne nous égarons pas après eux. À les suivre dans leurs ténèbres, nous perdrions nos qualités sans gagner les leurs. Nous avons subi l’invasion matérielle ; ne livrons pas ce que la violence et la conquête no peuvent nous ravir : notre domaine intellectuel et artistique, une part de l’âme et du génie de la France.


C. Bellaigue.
  1. Les Motifs typiques des Maîtres-Chanteurs de Nuremberg, étude pour servir de guide à travers la partition.
  2. L’Allemagne elle-même a protesté parfois. Nous signalons aux wagnériens intransigeans l’article d’un maître de la critique allemande : M. Hanslick. Ils y trouveront bien des réserves, et plus que des réserves parfois. Ils y verront notamment que l’œuvre appartient à la classe des « intéressantes monstruosités musicales. »