Revue musicale - Les Concerts de la saison
Au milieu des préoccupations vives et diverses que suscitent les grands événemens qui se passent en Italie, on nous permettra de donner un souvenir aux fêtes musicales, aux chants, aux bruits et aux concerts de toute nature qui ont amusé Paris pendant l’hiver de l’année 1859. Des artistes de premier ordre comme M. Vieux temps, des virtuoses distingués tels que M. Hans de Bulow, des violonistes, des pianistes surtout, des chanteurs émérites de tous les pays sont accourus dans la capitale de la France, qui n’a pas cessé, quoi qu’on en ait, d’être la capitale de l’Europe et du monde civilisé. Ne laissons donc pas périmer ce titre d’honneur, qui n’a point été acquis en un jour, et doublions pas le sens attaché à cette belle devise féodale : noblesse oblige.
C’est par les concerts du Conservatoire qu’il nous faut nécessairement commencer. Ils ont inauguré la trente-deuxième année de leur existence, le 9 janvier, par la symphonie en ré de Beethoven. On y a vivement applaudi un chœur agréable de l’Armide de Lulli :
- Voici la charmante retraite
- De la félicité parfaite,
que le public a fait recommencer, et qui ne perdrait rien de sa grâce naïve à être entendu à côté de celui de Gluck. Cette comparaison, que la Société des Concerts a le tort de ne point chercher à établir, ferait ressortir le génie créateur de Lulli sans nuire au chantre vigoureux qui est venu, cent ans après, refaire son œuvre. Après la symphonie en ut de Mozart, la séance s’est terminée par les chœurs d’Une Nuit de Sabbat de Mendelssohn, morceau chaleureux, d’une couleur vraiment fantastique. Le second concert n’a eu de remarquable que la symphonie en la de Beethoven, qui a été exécutée avec une perfection qui devient rare, et par un chœur du Paulus de Mendelssohn, d’un caractère simple et religieux ; mais le troisième concert, qu’on a entendu le 6 février, a été rempli tout entier par la Création du Monde d’Haydn. Je crois que cette grande composition n’avait pas été exécutée à Paris dans son intégrité depuis le fameux concert donné à l’Opéra le 24 décembre 1800, soirée mémorable par le complot de la machine infernale qui faillit tuer le premier consul Bonaparte. On sait dans quelles circonstances Haydn a écrit cette œuvre qui fait époque dans l’histoire de l’art. Lors de son premier voyage à Londres en 1791, le violoniste Salomon communiqua à Haydn les paroles d’une espèce de cantate sur la création du monde qui étaient d’un poète anglais, Lydlei. Haydn emporta ces paroles à Vienne, où elles furent traduites en allemand par le baron Van Swieten, bibliothécaire de l’empereur, homme instruit qui aimait et connaissait la musique. Van Swieten ajouta des airs, des duos et d’autres morceaux d’ensemble, et fournit ainsi au grand musicien un sujet qui convenait à son âme pieuse et sereine. Haydn se mit à l’ouvrage dès l’année 1793, et ne termina son œuvre qu’en 1798, répondant à ceux qui l’excitaient à aller plus vite : « J’y mets le temps, parce que je veux que cela dure. » La Création fut exécutée pour la première fois au palais du prince Schwarzenberg dans le courant de l’année 1799. Haydn conduisait lui-même l’orchestre. L’effet produit fut immense et se répandit promptement dans toute l’Europe. La Création est divisée en trois grandes parties. Les deux premières ont pour sujet les différens épisodes de la création tels à peu près que les rapporte la Bible, et ce thème un peu trop métaphysique a donné lieu à un développement excessif du style descriptif, qui était alors une grande innovation dans l’art musical. La troisième partie a pour sujet l’apparition de l’homme sur la terre, l’expression de ses premières joies et de ses premières douleurs. Aussi cette troisième partie nous a-t-elle paru supérieure aux deux autres, qui renferment, sans contredit, de grandes beautés, mais dont le coloris a été surpassé par les admirables poèmes symphoniques de Beethoven. D’ailleurs la mélodie de Haydn, pleine de grâce et de naturel, a un peu vieilli ; elle n’a ni l’accent pathétique de celle de Gluck, ni l’exquise délicatesse de celle de Mozart. Il faut ajouter encore que, depuis soixante ans, tout le monde a puisé à cette source féconde, et qu’il n’est pas étonnant que beaucoup d’effets si souvent imités nous paraissent aujourd’hui un peu trop familiers. L’exécution de la Création a laissé grandement à désirer. Ni l’orchestre, ni les chœurs n’ont été à la hauteur de la belle conception de Haydn, et excepté M. Stockhausen, qui est un grand artiste et qui a chanté dans la perfection la partie de notre premier père Adam, excepté une toute jeune personne, Mlle Dorus, qui s’est fort bien acquittée du rôle très difficile de l’ange. Gabriel, la Société des Concerts a montré dans cette circonstance plus de bonne volonté que de savoir. Le public a trouvé la séance un peu longue, et nous avons partagé son avis. Dans le programme du quatrième concert, nous n’avons remarqué que le trio des songes de l’opéra de Dardanus de Rameau, morceau curieux qui n’est pas indigne de l’attention de la critique, et les fragmens de la musique d’Egmont de Beethoven, dont nous nous dispenserons de faire l’éloge. Au cinquième concert, on a exécuté la symphonie en si bémol de Beethoven, les fragmens des Ruines d’Athènes, et la séance s’est terminée brillamment par le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn. M. Bonnehée, dont la belle voix de baryton n’est plus qu’un organe forcé et criard, a chanté à ce concert un air d’Anacréon de Grétry : « Laisse en paix le Dieu des combats, » avec tant d’exagération et de mauvais goût, que le public lui a témoigné son mécontentement d’une manière peu équivoque. M. Girard, le chef d’orchestre, en a paru blessé ; le public était dans son droit néanmoins, et il est à regretter qu’il n’en use pas plus souvent. Le septième concert, qui a été fort brillant, a commencé par la symphonie en ut mineur de Beethoven, dont l’exécution a été remarquable par l’ensemble et le fini des détails. Le duo des Nozze di Figaro de Mozart a été chanté ensuite avec grâce et distinction par deux élèves de M. Duprez, Mlle Marie Battu et Marimon, du Théâtre-Lyrique. La séance a fini par la symphonie en sol d’Haydn, ce génie inépuisable qui a tout tiré du néant.
Le neuvième concert, qui s’est donné le 17 avril, a été un événement. Rossini assistait pour la première fois à une séance du Conservatoire depuis son retour à Paris. Le public, averti de la présence du grand maître, s’est levé spontanément après l’Inflammatus, chanté avec plus de force que de sentiment par Mme Gueymard, et s’est mis à applaudir avec enthousiasme le plus grand compositeur dramatique des temps modernes. Après le finale du troisième acte de Moïse, indignement rendu, surtout par les chanteurs, la séance est restée suspendue pendant un quart, d’heure. Les loges, le parterre, l’orchestre et les chanteurs, tout le monde acclamait l’auteur incomparable de tant de chefs-d’œuvre merveilleux, qui pleurait de bonheur. Je n’ai jamais assisté à un pareil spectacle. À la fin du concert, Rossini, donnant le bras à M. Auber, fut accompagné et salué de nouveau par une foule enthousiaste, qui ce jour-là exprimait certainement les sentimens de la postérité.
Ne craignons pas de le redire chaque année, la Société des Concerts a grand besoin de sortir de l’immobilité où elle se complaît, de secouer la torpeur qui accable les membres de son comité. Ses programmes sont toujours composés des mêmes morceaux et des mêmes noms. Elle n’ose rien entreprendre de hardi, elle est inhospitalière pour les artistes distingués qui traversent Paris, et semble rechercher de préférence les chanteurs médiocres pour faire mieux ressortir la partie instrumentale de son exécution. Pendant que l’Allemagne et l’Angleterre font des excursions dans les œuvres des grands maîtres, la Société des Concerts condamne le public parisien à entendre toujours le même psaume de Marcello, les mêmes morceaux de Haendel, qui a fait vingt et quelques oratorios, les mêmes puérilités historiques, comme l’O Filii de Leisring, tandis qu’on ne chante rien de Palestrina, d’Orlando di Lasso, et surtout de Sébastien Bach, dont les cantates religieuses sont des chefs-d’œuvre dont on pourrait tirer un si grand parti. La Société des Concerts est comme le Conservatoire, où elle tient ses séances, une vieille machine dont les ressorts ont besoin d’être renouvelés.
La Société des Jeunes Artistes, dirigée par M. Pasdeloup, qui ordinairement marche d’un pas si léger sur les traces de la Société des Concerts, n’a pas fourni cette année une carrière très brillante. Ses programmes ont manqué de nouveauté et d’intérêt, et l’exécution des œuvres déjà connues a laissé beaucoup à désirer, même en faisant la part de l’inexpérience de ces jeunes conscrits. Au premier concert, qui a été donné le 16 janvier, nous avons entendu avec plaisir le concerto pour violon et grand orchestre de Mendelssohn, exécuté avec talent et bon goût par M. Sainton, violoniste de l’école française établi à Londres depuis quelques années. La seconde séance a été surtout remarquable par le concerto en ut majeur pour piano et grand orchestre de Beethoven, qui a été rendu avec une précision et une grâce infinie par M. Rosenhain, artiste d’un mérite supérieur, dont nous avons bien souvent cité le nom. Compositeur distingué, virtuose sérieux, M. Rosenhain n’a pas toute la réputation qu’il mérite, parce qu’il dédaigne trop ce que d’autres recherchent avec effronterie, les suffrages d’un public digne de son talent. Les séances de musique de chambre, que MM. Alard et Franchomme donnent depuis douze ans dans la salle Pleyel, ont toujours le privilège d’attirer une foule empressée d’amateurs gourmets. C’est une petite succursale de la société du Conservatoire. À la troisième matinée, j’y ai entendu avec plaisir le trio en ré mineur pour piano, violon et violoncelle, de Mendelssohn, dont le scherzo surtout est ravissant. La partie de piano a été rendue avec infiniment d’élégance et de netteté par M. Francis Planté, dont le talent classique grandit chaque année. Au dernier concert, le 27 mars, on a exécuté avec une perfection rare le quatuor en sol mineur pour piano, violon, alto et violoncelle, de Mozart. Je ne dis rien du talent de MM. Alard et Franchomme, dont la réputation, solidement assise, ne rencontre pas de contradicteurs.
Un intérêt particulier s’attache aux séances de MM. Maurin et Chevillard pour l’exécution des quatuors de Beethoven, qui, dans l’œuvre du maître puissant, forment une œuvre à part. À la première matinée, qui a été donnée le 13 janvier, on a débuté par le quatuor en ut dièze mineur, le quatorzième, qui n’est pas un problème pour nous, et qui ne vaut pas toute la peine qu’on se donne pour le comprendre. C’est obscur, rempli de puérilités prétentieuses qui ne sont pas rachetées par quelques élans sublimes qu’on y rencontre, tandis que le quatuor en mi bémol qu’on a exécuté après est admirable d’un bout à l’autre, aussi piquant par les détails que par l’idée générale, qui est belle et parfaitement claire. Les artistes ont rendu cette composition avec un ensemble et une perfection de nuances qu’ils n’avaient pas encore atteints. M. Maurin surtout nous semble avoir acquis une meilleure qualité de son, un son plus pur et plus nourri tout à la fois. Une pianiste allemande, Mlle Falk, a exécuté à cette même séance la sonate appassionnata en fa mineur de Beethoven avec une grande vigueur et un beau style. Toutes les séances de MM. Maurin et Chevillard ont été suivies par un public chaleureux et sympathique qui s’accroît chaque année. C’est à ces belles matinées musicales de MM. Maurin et Chevillard que nous avions le plaisir de rencontrer souvent Ary Scheffer, grand dilettante, dont le sentiment pieux et touchant révèle le goût passionné qu’il avait pour la belle musique.
Les séances de quatuors instituées il y a quatre ans par MM. Armingaud et Léon Jacquard soutiennent la bonne renommée qu’elles se sont acquise dès l’origine. Le programme, généralement assez varié, nous a présenté à la seconde séance un quatuor pour instrumens à cordes de Robert Schumann, qui ne nous a pas encore réconcilié avec le style pénible et entortillé de ce maître, que l’Allemagne voudrait bien imposer à notre admiration. Il y a pourtant dans ce quatuor quelques parties remarquables, entre autres l’adagio, qui nous a paru ne pas manquer d’un certain sentiment ; mais l’ensemble est d’une grande pauvreté d’idées et d’une harmonie parfois féroce. À la troisième séance, on a exécuté un trio pour piano, violon et violoncelle, de Marschner, qui n’est pas dépourvu d’intérêt, et le beau quatuor en la majeur de Beethoven, que les artistes ont rendu avec chaleur et beaucoup d’ensemble. La quatrième séance a été surtout remarquable par l’exécution d’un quatuor de Schubert en sol majeur, qui n’est pas un chef-d’œuvre, mais d’où il s’exhale quelques accens mélodiques d’un charme tout particulier. En général, les séances de MM. Armingaud et Léon Jacquard, où brille le talent vigoureux du pianiste, M. Lubeck, méritent que la critique ne les perde pas de vue. M. Charles Lebouc, un violoncelliste agréable, aidé de M. Paulin, un chanteur de beaucoup de goût, a donné aussi trois séances de musique classique qu’il serait injuste de passer sous silence. À la seconde soirée, j’y ai entendu un quatuor de Fesca, plein de grâce et de mélodie, qui a été fort bien exécuté, surtout par M. Hermann, qui tenait la partie du premier violon. C’est Mme Mattmann, une artiste d’un talent sérieux et bien connu, qui exécutait la partie de piano aux séances de M. Lebouc. La Société des concerts du Conservatoire, celle des Jeunes Artistes, les séances de quatuors de MM. Alard et Franchomme, Maurin et Chevillard, Armingaud et Jacquard, celles de M. Lebouc et d’autres encore qui se tiennent dans des salons particuliers, prouvent surabondamment que le public parisien n’est pas aussi indifférent à la bonne et grande musique que voudraient le faire croire les compositeurs dédaignés dont il repousse les divagations. Oui, on comprend à Paris et l’on y apprécie les chefs-d’œuvre de Haendel, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Gluck, Rossini, Palestrina ; mais on n’y admet pas encore la musique de l’avenir, qui n’aura cours en Europe que lorsque le goût syncrétique de la grande cité l’aura admise dans son panthéon. Que l’Allemagne se le tienne pour dit.
M. Vieuxtemps a passé l’hiver à Paris. Il a donné quatre séances de quatuors dans la salle Beethoven, passage de l’Opéra, qui ont été suivies par les artistes et les amateurs les plus distingués. On connaît le talent de M. Vieuxtemps ; comme violoniste, il est de premier ordre. Il a la puissance du son, un admirable coup d’archet, un beau style toujours soutenu, une justesse irréprochable et une bravoure qu’aucune difficulté n’arrête. Ses compositions ne sont pas des arrangemens de virtuose, ce sont des œuvres méditées et bien écrites qui survivent à la fête du jour, et qui méritent l’estime des connaisseurs. Dans le quatuor, qui exige avant tout de l’égalité et de la soumission, M. Vieuxtemps nous a paru un peu trop prépondérant, ne s’occupant pas assez de ses partenaires, qui, à la vérité, lui étaient trop inférieurs. Il en est résulté que souvent le premier violon dominait plus que de raison, qu’il absorbait tout l’intérêt du morceau, et que l’harmonie des quatre parties disparaissait sous la sonorité et la bravoure du principal exécutant. C’est un défaut qui a été généralement remarqué, et que M. Vieuxtemps a dû s’entendre reprocher. Néanmoins le succès de l’artiste a été grand dans ces belles séances de quatuors, surtout dans l’exécution de la Chaconne de Bach, morceau piquant, où il faut autant de délicatesse dans la main gauche que de force et d’égalité dans les mouvemens de l’archet. Après les séances de quatuors, M. Vieuxtemps a donné aussi quatre grands concerts avec orchestre dans la salle Herz, qui ont été bien plus intéressans. À la première soirée, qui a eu lieu le 2 février, M. Vieuxtemps a exécuté son grand concerto en ré mineur, qui est une composition remarquable par l’élévation du style et par la manière dont l’artiste a traité la partie instrumentale. L’andante religioso, d’un sentiment profond, est suivi d’un scherzo très original, et le tout est couronné par une marche finale d’un beau caractère. M. Vieuxtemps a exécuté ce concerto avec une puissance de sonorité, une netteté et une assurance remarquables. Son succès a été immense et mérité dans les quatre concerts, tant comme virtuose que comme compositeur, et M. Vieuxtemps a pu, ainsi que M. Rubinstein les années précédentes, dédaigner le silence qu’ont gardé à son égard des écrivains jaloux qui ont perdu toute autorité sur l’opinion publique.
Après M. Vieuxtemps, l’artiste le plus distingué qui se soit fait entendre à Paris cette année, c’est M. Hans de Bulow, gendre de M. Liszt et fils d’un écrivain connu qui a figuré avec honneur dans la seconde école romantique venue après Herder, Schiller et Goethe. M. de Bulow est jeune, intrépide, très éclairé et fort confiant dans la musique de l’avenir. Il a reçu des conseils, je crois bien, de M. Richard Wagner, l’auteur fameux du Lohengrin et du Tannhaüser, ce qui n’empêche pas M. Hans de Bulow d’être un pianiste de talent, dont la réputation nous a paru justement acquise. Il a donné deux concerts dans la salle Pleyel, qui ont été suivis par un public d’élite dont Meyerbeer faisait partie. Au premier concert, M. de Bulow a exécuté d’une manière remarquable un concerto dans le style italien de Bach, qui nous a émerveillé. Cette musique, dont les principaux effets consistent dans le rhythme et dans l’harmonie, convient admirablement au talent sévère de M. de Bulow, qui a plus de force et de précision que de sentiment. C’est pourquoi il a été moins heureux dans quelques morceaux de Chopin, dont il n’a pas très bien compris le style ondoyant et divers, comme dit Montaigne. Au second concert, M. de Bulow a joué successivement et avec un grand succès la sonate pour piano, opéra 101, de Beethoven, un prélude et une fugue de Bach, transcrits pour le piano par M. Liszt. L’artiste a été moins bien inspiré, ce nous semble, dans l’andante-menuet et gigue de Mozart, mais il a retrouvé tous ses avantages dans la Promessa de Rossini, fort bien arrangée pour le piano par M. Liszt. En somme, M. de Bulow n’a qu’à se féliciter de l’accueil qu’il a reçu du public parisien, qui a su apprécier un talent plein de vigueur, d’éclat et d’une singulière netteté d’accent.
M. Emile Prudent, qui, tous les deux ou trois ans, revient sur la brèche avec beaucoup d’intrépidité, a donné deux concerts dans la salle de M. Herz, où il a fait entendre plusieurs de ses agréables compositions, qu’il intitule des noms les plus pittoresques : la Prairie, les Bois, le Printemps, le Chant du Ruisseau, etc. C’est le pianiste élégant, quoique peu original, de la riche bourgeoisie française, qui se pique d’aimer la musique, mais qui n’est pas encore assez avancée pour comprendre la bonne. M. Prudent a été fort applaudi et fort choyé par son public ordinaire, dont il possède toutes les sympathies. M. Louis Lacombe, un autre pianiste français d’un talent réel, a donné aussi un concert dans la salle de M. Herz, où il a exécuté plusieurs de ses compositions, qui ne se distinguent pas précisément par la variété. Que manque-t-il à M. Lacombe pour atteindre le but où tendent ses efforts et ses travaux divers ? Il lui manque l’étincelle, il n’a pas le rayon qui éclaire et vivifie l’artiste. Un pianiste français supérieur aux deux précédens, et qui n’a pas toute la réputation qu’il mérite, c’est M. George Mathias. Son exécution est admirable de délicatesse, de fini, de brio, et de précision sans efforts. Au concert qu’il a donné le 17 avril, M. Mathias a exécuté plusieurs morceaux de Chopin avec une grâce et une élégance dignes de la musique de ce maître exquis. M. Mathias, qui a fait de bonnes études sous la direction de M. Barbereau, un théoricien consommé, compose également des œuvres étendues et distinguées, qu’on voudrait plus originales. Si M. George Mathias se répandait davantage, il ne tarderait pas à être placé au premier rang des pianistes français. Que M. Mathias se garde d’imiter la sauvagerie dédaigneuse de M. Alkan aîné, ce maître des maîtres dans l’art du piano, dont il connaît tous les secrets, et qui cache sous une modestie exagérée un grand savoir.
Parmi les femmes artistes qui jouent excellemment du piano à Paris, nous devons citer d’abord Mme Szarvady (Wilhelmine Clauss). Elle a donné trois soirées musicales dans la salle Pleyel, où cette virtuose remarquable a fait briller les qualités de son beau talent, qui semble dédaigner la grâce pour la force, la poésie qui distinguait son jeu pour viser à la profondeur. Quel dommage de gâter ce que la nature avait si bien fait ! Mlle Joséphine Martin, au contraire, est une pianiste française dans la bonne acception du terme. Son jeu brillant, facile, alerte, plein d’étincelles et d’esprit, ne s’en fait pas accroire, comme on dit, et va droit au but. Au concert qu’elle a donné cette année dans la salle Herz, Mlle Joséphine Martin a exécuté avec éclat le concerto de Beethoven en mi bémol, et plusieurs morceaux de sa composition, dont une Danse syriaque, avec orchestre, qui est une fantaisie piquante. Mlle Joséphine Martin possède ce qui est si rare : le diable au corps. Après le jeune Ketterer, cet enfant bien né dont nous avons déjà parlé, et qui joue aussi du piano avec une précision étonnante, la série des concerts publics s’est terminée par celui qu’a donné M. Alexandre Boucher, le vétéran des violonistes et des prestidigitateurs. M. Alexandre Boucher est né dans la bonne ville de Paris en l’an 1770 ! Il a parcouru le monde, a vécu longtemps en Espagne, où il a connu le doux et admirable Boccherini, qui lui a donné des conseils. M. Boucher a été, sous l’empire et pendant la restauration, un violoniste éminemment fantaisiste, et à l’âge de quatre-vingt-dix ans il a conservé presque toute sa verve et son humour. Il a joué d’une manière encore étonnante un fragment d’un concerto de Viotti et surtout une sonate de Hummel pour piano et violon. On ne peut pas mieux finir une longue et brillante carrière.
Nous aurions bien d’autres concerts à citer encore, celui de M. Bessems, un artiste sérieux et honorable, celui de M. Hammer, qui s’essaie avec succès au rôle de chef d’orchestre ; mais, comme dit le maître, il faut savoir se borner. Cependant il existe dans le monde des personnes modestes, des talens véritables, qui, craignant le grand jour et le bruit de la publicité, se contentent de l’approbation discrète d’un petit nombre d’amateurs d’élite : telle est par exemple Mlle Beaumetz, pianiste distinguée par la sobriété du goût et la délicatesse du sentiment. C’est aussi dans un salon du faubourg Saint-Germain que nous avons eu l’occasion d’entendre un opéra-comique en deux actes, les Deux Princesses, dont la musique fraîche, élégante et de bonne humeur, est de M. le comte d’Indy, un dilettante qui a des idées et du savoir. J’y ai particulièrement remarqué un charmant quatuor qui ferait honneur à un maître.
Un événement qui, sous tous les rapports, mérite d’être consigné dans ces annales des dernières fêtes musicales de Paris, c’est le grand festival qui a été donné au Palais de l’Industrie le 18 et le 20 mars par toutes les sociétés chorales de France. Six mille choristes, assure-t-on, appartenant la plupart aux classes ouvrières, se sont réunis sous la présidence d’un artiste infatigable, M. Eugène Delaporte, qui, depuis vingt ans, consacre tous ses efforts à cette propagande de la musique chorale. Je ne veux pas exagérer les résultats obtenus, car je ne me suis jamais fait beaucoup d’illusion sur la puissance de sonorité d’une masse d’instrumens ou de voix qui dépasse certaines limites ; mais ce qu’il faut surtout voir et louer dans cette grande réunion d’hommes accourus de tous les points de la France, c’est la discipline morale qu’elle suppose, un signe de bon augure pour le rapprochement des différentes classes qui composent la société française. L’exécution pourtant de ces six mille voix, bien dirigées par M. Delaporte, n’a pas été indigne du public nombreux qui remplissait le vaste édifice des Champs-Elysées. Le septuor des Huguenots est le morceau qui a produit l’effet le plus saisissant, et les deux séances ont répondu suffisamment à l’attente de l’opinion publique. Il serait à désirer que l’autorité supérieure accordât plus que sa bienveillance à cette institution utile des sociétés orphéoniques, et qu’elle ne laissât pas sans récompense l’artiste plein de zèle et de courage qui en est l’organisateur, M. Eugène Delaporte.
La saison des concerts a été close d’une manière très brillante par la séance de musique vocale donnée par M. Duprez au bénéfice de la caisse de secours des anciens élèves de l’école de Choron. M. Duprez, qui est certainement l’élève le plus remarquable sorti de l’école de musique classique fondée en 1816 par Choron, après avoir parcouru avec tant d’éclat la carrière de chanteur dramatique, M. Duprez a fondé à son tour une école spéciale de chant, où il propage avec ardeur les principes de la belle et grande méthode qui a fait sa réputation. Il a groupé autour de lui, rue Rochechouart, un nombre considérable de disciples et de charmantes voix de femmes surtout, qui, par la bonne tenue et le zèle qui les anime, m’ont rappelé les beaux jours de l’école de Choron, qui ne m’a pas vu naître, mais où j’ai reçu la vie, comme dit une vieille chanson. Secondé par Mme Duprez, qui donne à tout ce monde le ton de bonne compagnie qui la distingue, l’artiste éminent se livre à toute sa passion pour l’art qui a fait sa renommée, et dont il s’efforce de restaurer les grandes traditions. On peut sans doute reprocher quelquefois à M. Duprez de trop exiger de l’organe vocal, si fragile de sa nature, et de ne prétendre former que des maréchaux de France, en dédaignant ces détails de pur mécanisme qui soutiennent les faibles, contiennent les superbes et ramènent les égarés, selon la belle parole du psalmiste. M. Duprez ressemble un peu à ces grands capitaines qui aspirent à un but glorieux, sans s’inquiéter de tout ce qu’il en coûtera pour l’atteindre. Quoi qu’il en soit de ces critiques, dont nous nous faisons ici le, rapporteur scrupuleux, les élèves de M. Duprez se distinguent de tous les autres par une qualité rare, qui est le style, par une articulation nette, hardie, et par une belle manière de phraser et d’accentuer la parole.
La séance que M. Duprez a donnée dans la salle de M. Herz, et à laquelle ont pris part cent dix élèves, était divisée en deux parties. Dans la première, nous avons entendu un psaume de Marcello, l’air attribué à Stradella, chanté avec sentiment par le fils de M. Duprez, à qui nous reprocherons pourtant de trop remuer le menton, au lieu de lier les sons au fond de la gorge ; le charmant duo de Clari, qui a été rendu avec grâce et beaucoup d’élégance par Mlles Monrose et Marie Battu. M. Duprez a dit lui-même un cantique : Grâce ! grâce ! que Choron a composé pour lui en 1822, et dans ce morceau plein d’onction, l’artiste a su trouver de beaux accens. Dans la seconde partie, on a particulièrement applaudi l’air des Diamans de la Couronne de M. Auber, chanté par Mlle Marimon avec une bravoure remarquable ; la cavatine de Sémiramis : Bel raggio lusinghiero, que Mlle Battu a dite avec éclat et d’une voix souple et mordante qui a produit un bel effet. La séance s’est terminée par l’Inflammatus du Stabat de Rossini, chanté par six voix de femme avec plus de sonorité et de puissance que de sentiment. Nous sommes peu curieux de pareils tours de force, qui n’ont qu’un mérite purement scolaire. Le public nombreux et choisi qui remplissait la salle a témoigné à M. Duprez la plus vive sympathie pour ses nobles et courageux efforts. L’année, comme on vient de le voir, a été bonne pour la musique classique, qui se répand et pénètre de plus en plus dans l’éducation des classes éclairées, et le public parisien, qui se compose après tout de l’élite de la société française, devient chaque jour plus digne du rôle qu’il remplit en Europe, celui de juge suprême dans les choses de l’art.
P. SCUDO.