Revue musicale - Le nouvel Opéra-Comique Carmen et Fidelio

Revue musicale - Le nouvel Opéra-Comique Carmen et Fidelio
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 447-457).
REVUE MUSICALE

LE NOUVELLE OPÉRA-COMIQUE
CARMEN ET FIDELIO

L’architecture, la sculpture et la peinture ont fait beaucoup pour le nouvel Opéra-Comique. Il faut espérer que ce théâtre, à son tour, fera quelque chose pour la musique. Cela n’est pas impossible. Très riante, très brillante, la salle est aussi très sonore. Je sais même des places d’où l’on voit fort mal et d’où l’on entend bien. La scène est petite. Au premier acte de Carmen, la garde montante et la garde descendante ont quelque peine à éviter une collision. Au dernier tableau, quand les alguazils entrent dans le cirque, la plume de leur chapeau touche la toile de fond et fait trembler la moitié des arènes de Séville. Je ne regrette qu’à demi cette exiguïté de la scène. Elle peut être favorable à des œuvres de petites dimensions et de grande beauté. Il en est heureusement de telles, et beaucoup, dans le répertoire, français ou étranger, qu’un théâtre comme l’Opéra-Comique doit garder ou faire sien. M. Carré les connaît, au moins de nom, puisqu’il nous en promet quelques-unes. Espérons qu’il va nous les donner, ou nous les rendre, toutes.

L’orchestre de l’Opéra-Comique a commencé par être au-dessous de tout : je veux dire qu’on l’avait placé d’abord au-dessous de la scène, et de la salle, dans cette fosse que les Allemands, non sans prétention, nomment « l’abîme mystique. » On a bientôt reconnu l’infériorité de cette situation et l’orchestre a été relevé. Il ne faudrait pas croire que l’invisibilité de l’orchestre soit un article de foi, même de la foi wagnérienne. Ce n’est qu’une pratique ou un procédé particulier et discutable. À Bayreuth, il n’est pas toujours sans inconvénient. À l’Opéra-Comique, il n’avait même pas l’avantage de créer l’illusion, du moins l’illusion pour tous. L’orchestre n’étant pas invisible pour les spectateurs assis de côté, ceux-ci voyaient, du premier étage, du second ou du troisième, deux groupes de personnages faire les uns de la musique symphonique dans le sous-sol, les autres de la musique vocale au rez-de-chaussée. Ainsi l’un et l’autre groupe n’avaient aucunement l’air de coopérer à une commune besogne, et très souvent, en fait, ils n’y coopéraient point. On a rapproché les distances et l’unité de l’exécution et de l’impression y a gagné.

La reprise de Carmen devait être intéressante deux fois : par le début très attendu, très annoncé, de la principale interprète et par le renouvellement de la mise en scène. De l’interprète, on ne saurait dire assez de mal ; de la mise en scène, il y a peu de mal à dire, et beaucoup de bien.

Ce sont des rapports délicats et périlleux, que ceux de la musique avec l’appareil théâtral. Il ne faut donner à la mise en scène des œuvres lyriques ni trop de valeur ni trop peu. S’il est à souhaiter que la figuration matérielle accompagne la figuration musicale et la fortifie, il n’est pas moins à craindre qu’elle la domine et l’écrase. Une ambition trop haute et de faux scrupules ont toujours empêché la reprise d’Armide à l’Opéra. Le chef-d’œuvre de Gluck exigerait, dit-on, une mise en scène ruineuse. Je n’en crois rien et la musique ne coûte pas si cher. Belle, elle crée elle-même son décor, elle fait seule presque tous les frais, surtout ceux de la féerie et de l’enchantement ; laide, ou seulement insignifiante, il n’est pas de machiniste, de décorateur ou de costumier qui puisse rien pour elle. Il faut même, en matière de mise en scène, avoir une certaine peur de la vérité. À force de vouloir en approcher, on s’en éloigne, témoin le dernier décor, modifié, de Carmen. Ce décor, autrefois, représentait une place devant le cirque. En plein air, en plein jour, on y voyait circuler, grouiller la foule et défiler le cortège éclatant. Puis, quand tout le monde était entré, Carmen et José demeuraient seuls, pour le duo final. Tout se passe maintenant à l’intérieur des arènes, dans un couloir et sous des voûtes sombres. Au dehors, dit-on, la scène était invraisemblable et le meurtre impossible, à cause des passans. Mais au contraire, c’est ici qu’il est impossible, dans le voisinage et comme dans le dos de deux spectateurs vivans, assis près de Carmen, à portée de sa voix et presque de sa main. Sans compter que les autres, huit ou dix mille environ, sont figurés sur la toile du fond, et que, voyant ou croyant voir de si près cette foule, on s’étonne de son immobilité et surtout de son silence. Ainsi les divers élémens du spectacle se contredisent. Mais une autre contradiction, plus grave et plus profonde, existe entre le décor ténébreux et l’éblouissante musique. Au dénouement de cet opéra, même à la mort de cette femme, il faut le soleil. Les mélodies, l’orchestration, toute la musique enfin demande, exige ici la lumière, et, pour l’avoir obscurcie, on a sacrifié à de négligeables et d’ailleurs douteuses vraisemblances, la vérité musicale, esthétique, autrement dit, puisque nous sommes au théâtre, la véritable vérité.

Ailleurs, partout ailleurs qu’en ce dernier tableau, la mise en scène de Carmen est aussi juste que pittoresque. Rien de plus animé, de plus coloré que la taverne de Lillas Pastia au second acte, si ce n’est la rue de Séville, au premier. Ici la vie silencieuse est en harmonie avec la vie sonore ; l’équilibre est parfait et continu entre ce qu’on voit et ce qu’on entend.

Ce qu’on entend est délicieux. Pour la réouverture du théâtre, Carmen s’imposait ; Carmen, l’opéra-comique moderne par excellence ; Carmen, nouveau chef-d’œuvre de notre génie ancien, qui développe ce génie au lieu de le mutiler ou de le contraindre ; Carmen, musique d’autrefois et d’aujourd’hui, peut-être de toujours, qui fait deux parts de sa beauté, l’une pour le souvenir, l’autre pour l’espérance. Dès le prélude, ce partage est sensible. L’introduction de Carmen se compose de trois thèmes éclatans : la fanfare de la course, le refrain du torero et le motif singulier, presque diabolique, de l’héroïne. Dans le passé de l’opéra-comique français, les deux premiers de ces trois thèmes ne sont pas sans précédens. On en citerait d’aussi joyeux, d’aussi populaires ou d’aussi « peuple », que celui de la corrida. Le thème du torero (qui n’est pas le plus original) servira tout à l’heure de refrain à l’air d’Escamillo, descriptif et professionnel comme celui du sous-lieutenant dans la Dame Blanche ou, dans l’Éclair, celui de l’officier de marine. Soit pour le personnage, soit pour le compositeur, la différence ici n’est que de métier. Tout autre est le motif de Carmen. Quatre notes seulement le constituent : quatre notes plusieurs fois répétées, étagées à des hauteurs diverses, et toujours comprises dans un intervalle de quarte, un tétracorde, comme disaient les anciens ; mais ces quatre notes sont entre elles dans un rapport si rude, si étrange et si beau, que personne encore ne l’avait découvert ou ne se l’était permis, et que jamais, avant Bizet, un de nos compositeurs d’opéra-comique n’avait posé d’une seule touche, aussi vigoureuse, un personnage aussi vivant.

L’œuvre tout entière, comme l’introduction, est double. Musique d’amour et musique de mort, cette musique nous paraît, tantôt familière et tantôt inouïe. Micaela sans doute est une figure d’autrefois, sœur plaintive d’Isabelle du Pré aux Clercs, et rêvant comme elle « à la Navarre, à ses montagnes. » Mais Carmen ! Mais José surtout ! À l’Opéra-Comique du moins, l’espèce ou la qualité de leur amour était encore inconnue. On a récemment qualifié de « madrigal » l’aveu du soldat à la bohémienne : La fleur que tu m’avais jetée. Mais dans quel galant couplet, dans quelle « déclaration » de l’ancien répertoire en trouverait-on le modèle ? Est-ce dans Richard Cœur de Lion : « Un bandeau couvre les yeux Du Dieu qui rend amoureux, » ou dans le duo « de la main » de la Dame Blanche ? Serait-ce plutôt dans le Pré aux Clercs et sur les lèvres du sensible, mais respectueux Mergy ? Non, jamais un héros d’opéra-comique ne s’était donné, livré ainsi. Jamais une voix d’homme, jamais un orchestre n’avaient jeté ensemble une plainte aussi tragique, et fait jaillir plus d’amour et de douleur d’un cœur plus désespérément épris.

Faut-il rappeler des beautés si connues : à la fin du troisième acte, dans la sierra, l’étreinte, que la musique encore plus que le geste de José, fait terrible et déjà presque meurtrière ? Dans le dernier duo, au début, les deux apostrophes de José : double, croissante, et furieuse adjuration d’amour ? En vérité Carmen est un sommet et domine deux versans de notre histoire musicale. À l’écouter, on se rappelle la vieille chanson :

L’amour, l’amour qu’on aime tant,
Est comme une montagne haute :
On la monte tout en chantant,
On pleure en descendant la côte !

L’amour pendant longtemps n’avait fait que chanter. Carmen est le premier opéra-comique où l’amour pleure ; et quels pleurs amers !

C’est aussi le premier opéra-comique où l’amour tue. Les dénouemens par la mort sont rares dans l’histoire de ce théâtre ou de ce genre musical. On ne les rencontre guère que chez un maître auquel Bizet ressemble surplus d’un point : Hérold, (mort jeune lui aussi, et qui, lui aussi, trouva dans un récit de Mérimée le sujet et l’occasion de son dernier chef-d’œuvre. L’acte final de Carmen, comme celui du Pré aux Clercs, appartient à la mort, et, dans l’un et dans l’autre, la mort, avant de frapper, s’approche et s’annonce de même. Rappelez-vous, pendant le combat de Comminge et de Mergy, que nous ne voyons pas, tout ce que la musique nous fait entendre : le chœur sinistre des archers, le tintement nocturne de l’heure, le petit quatuor peureux, en sourdine, et tant de refrains étouffés, tant de tremblantes ritournelles. Écoutez maintenant, avant l’entrée dans le cirque, le dialogue de Carmen et de l’une des bohémiennes, restée pour l’avertir et la conseiller. Avec autant de discrétion et de finesse, la musique n’a pas moins d’efficacité et de puissance. Furtive, légère comme un signe de la main ou du regard, vive et même gaie en apparence et à la surface, mais au fond sérieuse, effrayante et fatale. Cette mort, dont les apprêts ou les pressentimens sont pareils, ne frappera cependant pas le même coup. Dans le Pré aux Clercs elle garde quelque chose de noble, de lointain et de mystérieux. Au pied du Louvre, descendant le fleuve royal, c’est le cadavre d’un gentilhomme, tué en duel, que nous voyons passer. Que dis-je, nous apercevons une barque, emportant une forme vague et voilée, sous les étoiles de la nuit. Dans Carmen au contraire, et pour la première fois, le sang jaillit sur la scène. Le meurtre, le cadavre, rien ne nous est caché. Et ce meurtre est un meurtre vulgaire, au couteau, ce cadavre est celui d’une fille. Ainsi la mort, comme l’amour, a changé de caractère et, si je puis dire, de degré. Nous les sentons l’un et l’autre plus bas peut-être mais plus près aussi. L’un et l’autre nous touche et nous trouble davantage, et dans le chef-d’œuvre d’aujourd’hui nous croyons reconnaître mieux ce que nous tenons aujourd’hui pour la vie et pour la vérité.

Vraie et vivante, la musique de Carmen ne l’est pas seulement dans « les endroits forts, » mais dans les moindres épisodes et jusque dans le détail, qui n’est jamais indifférent. Toutes les scènes du premier acte, avant que le drame s’engage, sont délicieuses d’aisance, de justesse et de naturel. Le chœur des gamins, les deux chœurs des cigarières, l’arrivée de Micaela, ses propos avec les soldats du poste, tout cela c’est la vie elle-même en musique ; vie légère, agile et mélodieuse, vie moyenne et pour ainsi dire courante, qui n’a rien de supérieur ou de tragique, rien non plus de comique, encore moins de bouffon. Tout cela, c’est très exactement, très fidèlement l’esprit ou l’idéal français, comme le fut, un demi-siècle avant Carmen, le début de la Dame Blanche, comme le sera le début de la Basoche, quelque vingt ans après. Ailleurs encore, au commencement du troisième acte, ou du dernier, soit dans le chœur des contrebandiers traversant la montagne, soit dans l’entr’acte espagnol, si joyeux par le mouvement et le rythme, si inquiet et si triste par le mode, par la plainte du hautbois mêlée au claquement des castagnettes, nous retrouverons la même note, plus sérieuse seulement et plus profonde. Ainsi, derrière les figures ou entre elles, cette musique sait créer la perspective, l’atmosphère ou le clair-obscur ; ainsi le milieu, — j’emploie ce mot, selon l’usage, pour désigner les alentours, — le milieu même, autant que les personnages, est véritable et vivant.

Cette vie est humaine et elle est intense. Elle anime les personnages, et pour ainsi dire elle les remplit, elle ne les dépasse et ne les déborde pas. L’art de Bizet, comme celui de Mérimée, est bien nôtre ; il l’est par la clarté, par la concision, par l’énergie concentrée et la beauté concrète. Il lui manque le sentiment et l’expression de l’au-delà, de l’infini et du mystère. Avec une plénitude, un éclat qui nous ravit, cette musique est la musique du sujet et des caractères ; elle leur est égale, elle ne leur est pas supérieure. Elle atteint son but ; elle ne se porte pas plus avant ; elle ne s’élève pas plus haut pour se développer et se déployer seule, au-delà, au-dessus d’un objet qu’elle s’est proposé, mais qui ne saurait lui suffire. Cet élan ou cet essor, la musique française en est rarement capable, il appartient à la musique allemande, en ses chefs-d’œuvre, de le donner ou de le fournir, et « nous Talions montrer tout à l’heure. »


« Il faut, disait Doudan, aimer terriblement ses amis pour les voir. » J’avertis ici les profanes, ou même les indifférens, qu’il faut terriblement aimer la musique pour aller voir Fidelio, car ce n’est que de la musique. Le livret (je n’ose dire le poème), est un mélodrame vertueux ; aucune « intrigue » ; pas de décors ni de mise en scène, et, fût-ce à l’Opéra, pas le plus petit ballet. Sujet pénitentiaire et lugubre : pour bleu de l’action, tantôt le greffe ou le préau d’une prison, tantôt la prison même ; comme personnages : le directeur, le geôlier et sa famille, un prisonnier, des prisonniers. On comprend que les officiers français entrés dans Vienne depuis quelques jours aient pris un plaisir médiocre, le 20 novembre 1805, à la « première » de Fidelio. C’est pourtant de la musique héroïque, mais ce n’est pas de la musique militaire.

Encore une fois c’est, avant tout et plus que tout, de la musique. Et cela nous surprend et nous ravit. Il est si rare aujourd’hui qu’un opéra non seulement ne soit que de la musique, mais qu’il en soit un peu. Nos « jeunes maîtres » d’à présent pourraient faire avec Fidelio quelques douzaines de drames lyriques. Mélodies, harmonies, rythmes, timbres, tous les élémens, toutes les formes, toutes les puissances et toutes les beautés des sons surabondent dans le splendide et sombre chef-d’œuvre. Souhaitez-vous de comprendre, ou plutôt de sentir ce que c’est qu’« une idée », autrement dit « une forme musicale précise qui vous saisit à l’instant, sans attendre, et de plus une forme féconde, qui contient en elle tout le morceau qu’elle annonce[1] ? » Alors écoutez cette musique, au hasard ; écoutez commencer, avec quelle douceur, et quelle « longueur de grâce » ! l’adorable trio de la prison. Vous plaît-il d’apprendre comment une idée se développe ? Suivez d’un bout à l’autre l’ouverture, non pas celle de Fidelio, mais une de celles de Léonore, qu’on exécute à l’Opéra-Comique avant le second acte. Elle est, tout autant qu’une symphonie du maître, un prodigieux exemple du développement non pas scolastique, tel qu’est souvent celui de Bach, mais psychologique et passionnel, comme l’est presque toujours le développement beethovenien.

Tout est musical en Fidelio, tout jusqu’à l’action, dont nous croyons trop aujourd’hui qu’elle répugne à la musique. Qu’est-ce que le fameux quatuor « du pistolet, » si ce n’est une action concentrée en quelques mouvemens, presque en deux gestes, l’un de menace et de haine, l’autre de défense et d’héroïsme ? Or Beethoven a su transporter et comme ramasser l’action brève et violente en des figures musicales, c’est-à-dire ordonnées, régulières, presque symétriques, égales pourtant à cette action même, à ce raccourci de drame, par la violence et par la brièveté.

Quant aux caractères, aux sentimens, aux âmes enfin, c’est bien par la musique seule qu’elles sont. Avec ce sujet de Fidelio, la poésie, ou la parole, avait fait l’opéra de Gaveaux, puis celui de Paër. Mais la musique a fait l’opéra de Beethoven. Quand Beethoven disait à Paër : « Votre opéra me plaît, je veux le mettre en musique, » il sentait bien que pour animer ces fantoches, pour les changer en créatures immortelles, la vie de la musique bouillonnait en lui. Et dans son œuvre la vie s’est répandue par torrens. Et la musique, admirable ici quand elle se précipite et passe, l’est encore davantage lorsqu’elle se complaît et qu’elle demeure. Que dis-je, demeurer ! Dès qu’elle cesse de marcher ou de courir, elle creuse et elle s’enfonce. À quelle profondeur de tristesse et d’épouvante, dans le duo de Léonore et de Rocco, travaillant ensemble à soulever la dalle funèbre ! Auparavant, dans un autre duo entre les mêmes personnages, une seule réplique de Léonore montre le peu, le rien qu’est la parole auprès d’une semblable musique. Au geôlier qui l’admet, sans la connaître, mais non sans remarquer son trouble, à partager sa triste besogne, Léonore répond, avec embarras et en s’excusant : « Je n’y suis pas encore accoutumée. » Ce n’est pas ici la pauvre, froide et banale parole, c’est la modulation furtive et sublime, c’est la musique enfin, qui fait défaillir le cœur de Léonore et le nôtre, et qui mêle dans cette âme et dans cette voix tant de crainte et d’espérance, tant d’horreur à tant de ravissement.

Le grand air de Léonore est encore une de ces pages « où la parole est vile, » comme dit Berlioz en son Faust, où la musique a toute la valeur et toute la puissance. Cet air est un admirable portrait de femme. Portrait changeant et divers dans une parfaite unité. Portrait en quelque sorte intérieur où l’âme, — et quelle âme ! — est modelée par le son et par le silence même, comme un visage l’est sur la toile par la lumière et l’ombre. Dès la première attaque du récitatif, on sent que de grandes choses vont se dire et qu’un des beaux momens de toute la musique approche. Les deux airs d’Alceste et l’air de Suzanne sous les marronniers, celui d’Agathe à sa fenêtre ; la prière d’Élisabeth dans Tannhaüser, les stances de Sapho, tels sont, avec l’air de Léonore, les plus magnifiques exemplaires d’un genre ou d’un type musical ; voilà les suprêmes sommets où la musique a porté l’âme féminine.

L’air de Léonore est sublime de courage ; il ne l’est pas moins, je ne dirai pas de faiblesse, mais d’attendrissement. Beethoven fait toujours penser au cri de Bossuet. « Loin de nous les héros sans humanité ! » L’héroïsme de cet air est humain ; il l’est à deux reprises par je ne sais quelle détente ou quel manquement du cœur : une fois dans l’adagio, une seconde fois dans l’allegro ; là dans la méditation sereine, ici dans l’emportement et l’enthousiasme. Et comme elle est belle complètement, comme elle enferme en soi toute beauté et toute vérité, cette figure musicale qu’est un grand air classique ! Récitatif, adagio, allegro ; quelle admirable économie de formes, de rythmes et de mouvemens qu’un tel air, puisqu’il manifeste, à leur degré supérieur et tour à tour, les deux états et comme les deux conditions de notre être : la contemplation et l’activité, la pensée sans limite et la volonté sans obstacle.

Chef-d’œuvre de musique pure, Fidelio est aussi un chef-d’œuvre allemand. Opéra symphonique, dit-on, et ce n’est pas ce qu’il faut dire ; en grande partie du moins opéra instrumental. La beauté vocale, verbale même, n’y manque pas, et j’en citerais de nombreux exemples ; mais elle y est souvent égalée et quelquefois dominée par la beauté des instrumens. En écoutant Léonore, je doute s’il y a plus d’héroïsme en sa voix ou plus d’amour profond, mystérieux dans l’accompagnement des cors, autres voix étranges et fidèles, qui n’étaient jadis que les voix de la nature ou de la forêt et dont Beethoven a fait des voix humaines. Quand j’entends Florestan captif, son chant, qui répond à celui du hautbois, me paraît y répondre avec trop de rudesse pour ne pas dire de brutalité. Il étouffe, il écrase de ses notes pesantes la mélodie ailée, presque divine, que poursuit le frêle instrument, ravi dans un rêve d’espérance et d’amour. À chaque instant le centre ou le sommet de la beauté musicale se trouve ainsi dans l’orchestre de Fidelio. Ce qui s’entend et ce qui se retient du chœur des prisonniers, ce n’est pas le chœur même : ce sont les accords vraiment libérateurs qui le préparent ; c’est le thème sinueux et montant des bassons, l’aspiration d’abord timide, puis de plus en plus puissante et profonde, d’un air libre et pur. Pendant le duo de Léonore et du geôlier (non celui du cachot, mais celui du préau), la mélodie, ici vraiment continue, infinie, se déroule et se traîne dans l’orchestre, où elle se heurte et se blesse à toutes les aspérités des dissonances et des intervalles chromatiques. L’horreur de la prison est plus terrible et plus tragique peut-être dans le prélude instrumental que dans la plainte même du prisonnier. Enfin s’il y a dans Fidelio une page, une seule, où l’orchestre soit tout, où la voix ne soit rien et ne puisse rien être, c’est l’air, magnifique autant qu’inchantable, de Pizarre, au début du second acte. Ici plus que partout ailleurs, l’idée, comme partout ailleurs mélodique, s’est présentée, imposée à Beethoven sous la forme instrumentale. Il l’a non seulement acceptée, mais subie, parce qu’elle était juste, parce qu’elle était belle, parce qu’elle était nécessaire. Que jamais une voix humaine ne pût la réaliser, cela ne regardait et surtout n’inquiétait pas Beethoven. Une seule chose importe aux Beethoven : c’est leur pensée et non ce que nous en pourrons faire.

Allemand par un des caractères de la musique, Fidelio ne l’est pas moins par le caractère moral. Opéra conjugal comme Orphée, comme Alceste, il ne l’est pas de même. Aussi pur que l’un et que l’autre, il a quelque chose de moins relevé ; l’héroïsme ou le sacrifice n’y est pour ainsi dire pas de la même qualité ou de la même condition. Quand Léonore, sous les vêtemens humbles, presque serviles qui la déguisent, descend les degrés de la prison, je revois, à la clarté du soleil de la Grèce, parmi les lauriers et les marbres, le deuil éclatant du poète de Thrace ; l’épouse cherchée à travers la flamme et retrouvée sur les divins gazons par l’harmonieux époux faisant sonner sa lyre d’or. Gluck n’eut d’Allemand que le nom ; son génie était d’un Italien ou d’un Grec, en un mot, d’un classique. Italien aussi, peut-être plus qu’allemand, l’idéal de Mozart. Spectateurs de Fidelio, souvenez-vous des Noces et d’un adolescent moins pâle, moins austère que celui-ci, qui, tout de bleu vêtu, chantait la romance à Madame. Rappelez-vous même Don Juan, où la mort passe, mais ne fait que passer ; Don Juan, malgré tout, et jusque dans le cimetière, vivant, insouciant et joyeux. Mais il est un chef-d’œuvre de Mozart, d’où Fidelio pourrait bien venir : c’est la Flûte enchantée, le dernier opéra du maître, et le premier où quelque chose de l’âme allemande se soit révélé. Quelque chose de simple, d’ingénu et de populaire, au sens le plus profond du mot. Je songe au célèbre duo de Papageno et de Pamina, duo d’amour ou plutôt dialogue exquis sur l’amour et sa douceur. La musique en est divine et pourtant presque familière. J’allais écrire familiale, car elle est cela aussi. Musique d’infinie tendresse et de pureté infinie. « Nichts edlers sei als Weib und Mann. Rien de plus noble, dit le texte, que l’homme et la femme unis ensemble. » Mais la musique chante : que l’épouse et que l’époux. Voilà peut-être l’origine et comme le premier trait, à peine sensible, de Fidelio. Voilà le sentiment que Beethoven devait étendre, exalter, porter jusqu’à la passion et à l’héroïsme. Encore une fois, nous sommes loin d’Orphée et d’Alceste : sur des hauteurs égales sans doute, mais pourtant différentes, devant un drame non plus royal et presque divin, mais bourgeois. Je me hâte d’ajouter qu’il n’en est pas moins sublime. La vertu de la femme de Florestan est pareille à celle de l’épouse d’Admète, et si l’opéra de Gluck est le chef-d’œuvre antique de la foi conjugale, l’opéra de Beethoven en est le chef-d’œuvre allemand.

Enfin, nous voyons surabonder en Fidelio ce que tout à l’heure nous n’avons pas trouvé dans Carmen : le caractère ou le sentiment de l’universel et de l’infini. Guyau a très bien dit : « Ce qui ne signifie et ne représente pas autre chose que soi-même n’est pas vraiment poétique. » Entendez que cela n’est pas vraiment, supérieurement beau. Or l’œuvre de Beethoven signifie beaucoup plus que soi-même. Partout la musique y dépasse, y déborde les faits et les personnages. La grande artiste qui chante Léonore a refusé, dit-on, quoique Fidelio se passe en Andalousie, de revêtir le costume espagnol. Elle a eu raison. Elle a compris que Léonore est en dehors, au-dessus de toute vérité particulière et locale, qu’elle est non seulement une héroïne, mais l’héroïsme même. Beethoven a été le musicien par excellence de la passion pure et du sentiment en soi. Fût-ce une seule fois, il n’a pas pu enfermer son génie en des figures humaines ; un tel créateur a créé, malgré lui, plus que ses créatures. Lorsque Rocco le geôlier se plaint d’un maître rigoureux, n’est-ce pas de notre maître à tous, à nous tous qui plions, humbles serviteurs aussi, sous une main divine et parfois lourde de colère ? Quand Léonore, conviée à l’œuvre sépulcrale, s’excuse et se trouble, il semble que sa jeunesse et sa tendresse de femme reculent devant l’horreur encore inconnue, mais déjà pressentie et plainte déjà, de toute la souffrance humaine. Enfin, quand la trompette retentit au dehors, sonnerait-elle aussi fière, aussi triomphale, si elle n’annonçait à tous les prisonniers que nous sommes prisonniers de nos passions et de nos douleurs, que tous un jour nous serons délivrés. L’opéra de la délivrance, quelqu’un a bien nommé Fidelio de ce beau nom. Beethoven, hélas ! Beethoven vivant fut exclu du bienfait dont son chef-d’œuvre est l’éclatant symbole. Ses fers ne sont pas tombés sous la main d’une femme, et « son amante ne vint pas. » Sans foyer sur la terre, comme dit Carlyle de Dante, il a fait son foyer dans son œuvre. Mais nous, comme il nous affranchit ! Il disait lui-même : « Celui qui sentira pleinement ma musique, celui-là sera délivré des misères que les autres hommes traînent après eux. » Tâchons de sentir pleinement le finale de Fidelio pour connaître un instant au moins l’entière, l’universelle délivrance. Les spectateurs pressés profitent de ce finale pour se lever, reprendre leurs manteaux et sortir. Ils en pourraient tirer un meilleur profit, s’ils ne se pressaient pas. Beethoven ici leur donne l’exemple. Il ne se presse pas, lui. Le drame est achevé, mais non pas la musique. Quelque chose encore lui reste à dire, et avec une abondance, une profusion magnifique, elle le dit. Il ne lui suffit pas d’être arrivée et de toucher le but : elle l’étreint avec transport, avec frénésie. Elle se complaît dans l’achèvement d’elle-même, elle s’enivre de sa plénitude et de la perfection consommée de son être. Que nos fins aujourd’hui sont écourtées et pauvres, auprès de cette fin somptueuse et qui ne veut pas finir ! Et nos joies non plus ne sont rien auprès de cette joie. Joie victorieuse, héroïque, et qui rachète toute souffrance ; joie de tous les finales de toutes les symphonies, joie de l’unique finale de cet opéra unique, la joie de Beethoven est toujours celle qui n’entre pas en nous, mais où nous entrons, « quand elle surmonte la capacité de notre âme, qu’elle nous inonde, qu’elle regorge et que nous en sommes absorbés. »


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Gounod (manuscrits inédits).